Corps de l’article

Le stockage à long terme des déchets nucléaires constitue un des problèmes majeurs les plus difficiles à résoudre et auxquels font face différents pays qui utilisent l’énergie nucléaire. La Finlande est le seul pays qui a réussi à construire un site d’enfouissement de haute activité : le dépôt Onkalo peut être considéré à ce jour comme le plus grand site d’enfouissement en profondeur des déchets nucléaires à long terme. Derrière ce succès, un travail énorme guidé par une approche « long-termiste » radicale a été effectué par un groupe d’experts de différents domaines dirigé par la société de gestion des combustibles nucléaires finlandaise Posiva. Dans son livre Deep Time Reckoning, Vincent Ialenti fournit une étude de cas détaillée du « safety case », où les experts impliqués dans la construction du site d’enfouissement nucléaire démontrent le caractère « long-termiste » du site, sa capacité de résistance et sa longue durée de vie allant jusqu’à plus d’une centaine des millions d’années. L’auteur souligne l’attention de Posiva à la réflexion à long terme et part de ce cas d’étude pour fournir une inspiration et des conseils au monde entier en rapport avec la gestion de notre planète.

Ialenti s’adresse à un large public – instruit, expert et profane – intéressé par la réflexion à long terme. Professeur adjoint de recherche à l’Université George Washington et candidat postdoctoral à l’Université de Colombie-Britannique, cet anthropologue se spécialise dans les questions des ressources énergétiques. Ses intérêts de recherche et ses écrits sont tournés vers les déchets nucléaires, l’anthropologie, le temps profond, la sécurité environnementale, les temporalités accidentelles. Il a passé deux ans en Finlande à enquêter sur le projet de la construction du site nucléaire et sur les experts de la société Posiva (2012-2014).

Ce livre est l’aboutissement de son travail ethnographique de terrain et constitue une réponse à deux crises : une crise écologique, « l’Anthropocène », et une crise intellectuelle, « la déflation de l’expertise ». La première renvoie au fait que l’humanité constitue désormais une force tellurique de la nature opérant des transformations géologiques et écologiques profondes nuisibles sur notre planète. Il nous faut relever ce défi par la réinvention de nos façons de penser et d’agir pour mieux assurer la survie à long terme de la planète. Nous devons être des calculateurs compétents du temps profond. La deuxième renvoie au fait qu’il existe aujourd’hui un scepticisme généralisé envers les connaissances technocratiques, accentuant la méfiance du public envers les experts et leurs découvertes. La déflation de l’expertise a entre autres été renforcée par la non-réalisation des prédictions des experts ainsi que leurs échecs d’anticipation dans différents domaines. Pour contrer ces deux crises, écouter les experts visionnaires « long-termistes » fait partie de la solution. Ialenti critique la vision court-termiste qui caractérise nos sociétés et civilisations d’aujourd’hui par rapport à la question du changement climatique et se positionne en faveur du « long-termisme » dont font preuve les experts du cas du site des déchets nucléaires finlandais qui doit tous nous inspirer.

L’introduction du livre ouvre l’analyse du « safety case » du site d’enfouissement nucléaire Onkalo que les experts ont réussi à établir pour une période allant au-delà des 10 000 années à venir. Elle démontre les particularités de la Finlande, qui est présentée comme un pays avec une culture de confiance publique élevée dans son gouvernement et dans ses experts. Cette particularité culturelle accroît l’acceptabilité sociale et le soutien citoyen dans les projets publics. Elle a grandement contribué à la réussite du projet de construction du site de stockage des déchets nucléaires en Finlande, contrairement à d’autres pays comme les États-Unis qui expérimentent la crise de confiance publique et la déflation alarmante de l’expertise. Ce livre poursuit deux objectifs : 1) encourager les gens à poursuivre eux-mêmes un apprentissage indépendant, inspiré par des experts « long-termistes » ; 2) soutenir les personnes hautement qualifiées, trop souvent ignorées : les experts « long-termistes » déjà parmi nous. Les deux premiers chapitres se concentrent sur le premier objectif, tandis que les chapitres 3 et 4 se concentrent sur le deuxième.

À la fin de chaque chapitre, Ialenti présente des comptes et des exercices de pensée qui nous invitent à réfléchir et à nous exercer sur le long terme afin d’imaginer des mondes lointains pour faire face aux deux crises. Dans le chapitre 1, il montre comment les experts du « safety case » ont utilisé les analogies des paysages et des reliques du passé pour déterminer les futures conditions du site d’enfouissement Onkalo. Les experts ont utilisé plusieurs analogies, notamment un cadavre chinois vieux de 2100 ans, le passé et l’évolution de la calotte glaciaire au Groenland, l’histoire préhistorique du lac Lapparjavi, des clous de fer romains de plus de 2000 ans déterrés en Écosse. Il faut reconnaître la place importante de l’incertitude dans l’application des analogies et l’impossibilité d’atteindre une connaissance parfaite dans le domaine du changement climatique. Dans le chapitre 2, l’auteur nous introduit au fonctionnement interne du « safety case », où nous découvrons comment les experts procèdent à des modélisations et des simulations pour déterminer les événements écologiques et géologiques futurs qui devraient se produire dans des millions d’années en Finlande. Dans l’ensemble, faire des analogies, des modélisations et des simulations est proposé comme moyen efficace de lutte contre les deux crises.

Dans la dernière partie du livre, les chapitres 3 et 4 abordent, d’une part, des aspects liés au calcul du temps profond. Inspiré du cas de la Finlande, voir et analyser les problèmes sous différents angles utilisant les perceptions et les échelles d’autres experts pairs est encouragé pour une vision plus holistique. Ialenti avance une contribution en proposant des mécanismes institutionnels et sociétaux nécessaires pour la promotion du calcul du temps profond et la lutte contre les deux crises. La création d’une institution globale « long-termiste » de calcul du temps profond est souhaitée. D’autre part, la préservation du savoir des experts après leur mort ou leur départ à la retraite est très importante. Dans ce sens, l’approche de la préservation des prédécesseurs est proposée comme solution dans la lutte contre la déflation de l’expertise.

En conclusion, le livre propose deux expériences de pensée importantes pour une vision à long terme : la nécessité d’un programme d’éducation radicalement nouveau et la réorganisation différente d’une société hypothétique future à long terme. De manière générale, le livre est bien écrit et le raisonnement bien structuré. L’auteur fournit d’importants mécanismes « long-termistes » qu’il faut mettre en pratique pour contrer l’Anthropocène comprise comme l’action humaine nuisible sur l’environnement, et la déflation de l’expertise. Ce livre constitue en outre une contribution à la littérature anthropologique en discutant la façon dont les sociétés et les civilisations abordent le temps et l’anthropologie du futur. Les exercices et les réflexions pratiques présentés à la fin de chaque chapitre renforcent la pertinence de l’ouvrage. Ils constituent des points très importants sur lesquels l’auteur s’appuie fortement pour initier les lecteurs au calcul du temps profond.

À côté de ces appréciations, quelques faiblesses doivent être mentionnées. Le livre est très descriptif et s’attarde sur des détails mineurs de l’enquête. L’auteur aurait pu nous épargner certains détails relatifs à la manière de vivre des experts ou leurs activités après le travail, étant donné leur peu de pertinence en rapport avec les objectifs poursuivis dans le livre.

À force de développer sa pensée sur le « long-termisme », l’auteur n’a accordé que peu d’attention aux raisons du court-termisme de l’humanité, bien que plusieurs barrières institutionnelles, technologiques et systémiques sont à relever. Différents auteurs s’intéressant à la question du changement climatique sont d’avis que nos sociétés sont emprisonnées dans un complexe techno-institutionnel basé sur les combustibles fossiles perpétué par une « dépendance au sentier » qui s’étend sur plusieurs années et qui avait été accéléré par la révolution industrielle. Les barrières d’ordre institutionnel peuvent comprendre l’inertie politique que maintiennent les élus en faveur d’une économie fondée sur l’exploitation et les investissements dans les combustibles fossiles ou encore le manque de soutien gouvernemental et industriel aux initiatives d’une transition énergétique verte.

Sur le plan de la technologie, le modèle dominant sur le marché est bâti sur les combustibles fossiles, mais il est peu coûteux et facile à développer, ce qui le rend plus attractif et préférable au modèle de décarbonisation encore peu évolué. Développer des technologies vertes s’avère très coûteux. Dans la plupart des cas, les gouvernements ont accordé plus de subventions de recherche pour les combustibles fossiles qu’ils ne l’ont fait pour le développement des initiatives d’énergies renouvelables. Cet ensemble des facteurs crée des interactions entre eux, renforçant ainsi la carbonisation de nos systèmes sociétaux.

Mises ensemble, toutes ces barrières renforcent d’une manière ou d’une autre la vision court-termiste de nos sociétés au regard de la question du changement climatique.

Néanmoins, ce livre nous interpelle sur le « long-termisme » dont l’humanité a besoin pour penser le futur de la planète.