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Alors que Dune vient d’être adapté une nouvelle fois au cinéma, c’est au tour des sciences sociales de se (re)pencher sur l’oeuvre phare de Frank Herbert publiée en 1965. Dans cet ouvrage collectif dirigé par Isabelle Lacroix, politologues, sociologues, philosophes, mais aussi théologiens, ingénieurs ou encore physiciens se rassemblent pour faire dialoguer fiction et réalité. De leur propre aveu, il s’agit d’utiliser la science-fiction comme un « laboratoire » pour explorer des préoccupations contemporaines. Le choix de l’oeuvre de Herbert n’est donc pas anodin puisqu’il s’agit d’un terrain fertile pour des réflexions sur notre rapport en tant que société à l’environnement, à la religion, à la technologie, au pouvoir politique, au féminisme ou encore à l’émancipation. Autant de thématiques que les auteurs décortiquent afin de comprendre l’héritage de Dune et sa pertinence pour penser le devenir de nos sociétés.

Le premier chapitre de Sami Aoun s’attelle à décrypter les inspirations de Frank Herbert. L’auteur a abondamment puisé dans le contexte scientifique et culturel ainsi que les événements politiques qu’il a lui-même vécus pour écrire Dune. À titre d’exemple, la mémoire collective et la notion de « prescience » seraient directement inspirées par le grand intérêt de Herbert pour la psychanalyse de Carl Jung. D’autres inspirations filmographiques ou tirées de la science-fiction sont également décelables dans la trame narrative déroulée par Herbert. L’auteur a été fortement influencé par plusieurs événements de la Guerre froide (crise des missiles de Cuba, montée du panarabisme, etc.). Les difficultés de cohabitation entre les deux grandes familles rivales (Atréides et Harkonnen) ne sont pas sans rappeler le caractère conflictuel des relations au Moyen-Orient à la suite de la chute de l’Empire ottoman et des interventions européennes. La multiplicité des inspirations de cette oeuvre se ressent fortement dans la terminologie utilisée, qui emprunte au bouddhisme, à l’islam, aux cultures berbères ou encore amazighes. Inspiré par les tensions religieuses qui lui sont contemporaines, Herbert décrit le fait religieux comme un instrument de rassemblement et de solidarité, mais qui peut également mener au repli identitaire et au fanatisme. L’omniprésence du lien entre politique et religieux nous permet d’explorer la résonance et l’attractivité de certains discours religieux, particulièrement dans le contexte des mouvances messianiques religieuses actuelles.

Dune est porteur de messages écologistes forts. Le deuxième chapitre de Corinne Gendron et René Audet vise à faciliter la compréhension du monde de Dune – et particulièrement la planète Arrakis – comme un écosystème dynamique, où biocénose et biotope interagissent de manière complexe. Ainsi, la rareté de l’eau rend les conditions de vie extrêmement rudes mais s’avère être une condition préalable à la production de l’Épice, qui est une grande source de prospérité économique et permet la prescience. Le parallèle entre la Compagnie des Honnêtes Ober Marchands – la corporation toute puissante qui gère les échanges d’Épice dans le monde de Dune – et l’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP) – qui contrôle les prix du pétrole – s’impose comme une évidence. Ce chapitre est particulièrement intéressant puisqu’il nous remémore que les configurations sociales sont elles aussi déterminées par l’environnement. Surtout, Herbert développe une « écologie des conséquences » qui nous rappelle que si l’être humain peut transformer les écosystèmes, les systèmes sociaux, eux, sont loin de pouvoir s’adapter au même rythme.

Le troisième chapitre, rédigé par Sara Teinturier et David Koussens, explore plus en profondeur les liens entre politique et religion, abordés brièvement dans le premier chapitre. La religion dans Dune relève plutôt du syncrétisme religieux. Selon les auteurs de ce chapitre, Herbert fait écho à la sécularisation croissante de la société américaine et à la croyance que la religion s’oppose à la modernité et à la science. Il produit ainsi une réflexion originale sur le lien mortifère entre religion et politique. Dans Dune, le personnage du Messie (Paul, Leto II) devient rapidement un anti-héros, voire un dictateur, lorsqu’il accède au pouvoir politique. De même, l’ordre religieux des Bene Gesserit, inspiré des Jésuites et possédant une influence politique considérable, utilise la religion pour implanter des croyances dans des mondes qualifiés de primitifs et rejette en réalité toute croyance religieuse.

Le quatrième chapitre de Jonathan Genest et Jacques Beauvais est celui qui illustre le plus le potentiel de la science-fiction comme expérience de pensée servant à questionner la réalité de notre monde. Herbert bâtit un monde (novum) qui permet d’explorer les incidences des nouvelles technologies et de s’interroger sur l’avenir de l’espèce humaine. Puisant son inspiration dans les débats contemporains sur la génétique, l’informatique et l’intelligence artificielle, ou encore les technologies militaires, Dune est un monde dans lequel la technologie suscite une grande méfiance. Ce sont les technologies génétiques, visant notamment l’amélioration de l’espèce humaine, qui les remplacent. En toile de fond, les protagonistes font face à un problème pernicieux : réaliser le « Sentier d’Or » qui permettrait d’éviter le déclin d’une humanité jugée tour à tour « léthargique » ou « surspécialisée » (p. 119). Évitant de faire l’éloge de l’innovation et du progrès à tout prix, Dune suggère plutôt que l’innovation est un outil d’adaptation, mais jamais une fin en soi. Au terme du cycle de Dune, Herbert souligne plutôt l’importance du dialogue, du débat et de l’interdisciplinarité – une conclusion qui résonne avec la situation actuelle et les défis auxquels nous devons faire face en tant que société.

Au chapitre cinq, Tristan Rivard propose de nous intéresser à l’équilibre politique précaire de Dune, maintenu seulement grâce aux échanges commerciaux de l’Épice, une denrée incontournable pour la réalisation des voyages spatiaux. On constate ainsi un assujettissement du politique aux nécessités économiques. Dune explore la thématique du changement de régime politique – d’un « tripode économique » à une « dualité politico-religieuse », qui se transforme ensuite en une « unité totalitaire » qui disparaîtra pour donner naissance à des « multiplicités écologiques » (p. 134). Le bouleversement du statu quo et des rapports de pouvoir passe alors par la mobilisation du sacré et une violence refondatrice. Dune invite à une réflexion sur le rapport entre le politique et le sacré, la verticalité et l’horizontalité des relations politiques et les rapports de pouvoir au sein des régimes politiques. Quelle est alors la meilleure forme politique pour mettre en oeuvre des transformations socioculturelles propices au développement civilisationnel et à la résolution des problèmes environnementaux ? Herbert propose une réponse ambiguë qui nous amène à « redouter l’État centralisé et sympathiser avec un tyran millénaire omniscient » (p. 159). Faisant écho aux rhétoriques des régimes totalitaires, la réalisation du Sentier d’Or sert de justification à la tyrannie et à la violence d’État, un mal nécessaire pour poursuivre une trajectoire civilisationnelle rédemptrice (p. 151).

Dans le sixième et dernier chapitre rédigé par la directrice de l’ouvrage, il est question de la place des femmes dans ce récit. Contrairement à certaines analyses de Dune, Isabelle Lacroix estime que l’oeuvre demeure un récit féministe, qui dépeint des personnages complexes. Dans un monde dominé par les hommes, des modèles féminins variés font usage de leur pouvoir « selon leur lecture personnelle des situations et non pas uniquement selon les attentes de leur genre » (p. 178). À travers l’opposition puis l’union des deux groupes féminins que sont le Bene Gesserit et les Honorées Matriarches, ces femmes seraient « ultimement responsables de choisir la voie à suivre pour l’humanité » (p. 187). L’auteure va jusqu’à suggérer qu’en mettant l’accent sur le pouvoir, Dune ferait abstraction de la question du genre. Une telle affirmation mériterait toutefois d’être davantage étayée.

En guise de conclusion, Isabelle Lacroix invite les lecteurs à lire Dune comme un récit d’émancipation, qui pose la question des rapports de pouvoir et de la résilience humaine. En filigrane, Dune nous amène à nous questionner sur ce qu’est l’humanité et les forces qui la font se mouvoir. Les auteurs nous enjoignent également à appréhender cette humanité dans toute sa complexité, suivant différents angles d’analyse. Pour le monde scientifique, cela se traduit par une invitation à la multidisciplinarité.

L’atout de cet ouvrage est de faire dialoguer le monde de Dune avec, d’une part, les inspirations de Frank Herbert ancrées dans le contexte culturel, politique et religieux des années 1950 et 1960 et, d’autre part, les préoccupations contemporaines des lecteurs au XXIe siècle. Ces univers ont en commun la présence d’un système dans lequel s’imbriquent structures politiques, sociales, économiques, religieuses ou encore environnementales. C’est en cela que cette oeuvre de science-fiction peut nous aider à porter un regard critique sur les dynamiques complexes du monde actuel. Enfin, il faut reconnaître que pour apprécier la lecture de cet ouvrage collectif, il demeure nécessaire de bien connaître l’oeuvre de Herbert pour comprendre les nombreuses références qui jonchent le texte. Pour les connaisseurs de l’oeuvre, cette analyse fouillée invite à une seconde lecture de Dune et accomplit le but recherché : nous permettre à notre tour d’utiliser la science-fiction comme un laboratoire pour réfléchir sur le monde qui nous entoure.