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Différentes mesures devront être mises en place afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) et combattre les changements climatiques au Canada. Des plafonds pour les émissions de méthane, des standards d’éco-efficience énergétique et la réduction du gaspillage alimentaire sont des exemples de mesures qui permettront une réduction considérable des émissions de GES. À de telles mesures s’ajoute un élément central de la lutte contre les changements climatiques : la tarification du carbone. Cette dernière fournit un incitatif aux ménages et aux industries pour mener la transition vers une économie verte. Cette tarification a pour objectif d’amener les agents à modifier leurs comportements : lorsque les produits à forte intensité carbone deviendront plus chers, les agents seront amenés à trouver des solutions de rechange, à réduire leur usage ou en optimiser l’utilisation (Kameyama et Kawamoto 2016).

Il est aujourd’hui nécessaire de mettre un prix sur le carbone afin d’orienter l’ensemble de l’économie vers une production et une consommation plus vertes. Tant qu’il sera gratuit de polluer, c’est-à-dire tant que les agents n’auront pas à internaliser leurs externalités négatives, les agents économiques auront peu d’incitatifs à réduire leurs émissions. De 2020 jusqu’à 2025, les décideurs politiques et économiques devront s’assurer que le combat contre les changements climatiques n’est pas perdu. Par conséquent, ils ont l’obligation de donner un signal clair pour la transition énergétique durant cette période, y compris un support accru à la tarification du carbone.

Cet article répond à la question suivante : comment devrait-on distribuer les revenus générés par la tarification du carbone au Québec et au Canada ? Par exemple, devrait-on les distribuer directement aux citoyens ou les utiliser pour faciliter la transition énergétique ? Quels principes devraient orienter l’utilisation des fonds générés par la tarification du carbone ? En réponse, cet article ciblera les principales mesures qui garantiraient une utilisation optimale des revenus au Québec et au Canada, en tenant compte des spécificités régionales. Pour ce faire, il met de l’avant une grille d’analyse basée sur trois variables : l’équité économique, l’acceptabilité sociale et la réduction des GES.

Cet article vise ainsi à souligner l’importance de ces trois variables dans la conception des politiques de tarification du carbone. Les trois premières sections proposent un encadrement normatif de la tarification du carbone, basé sur ces trois variables, en insistant sur son articulation politique au Québec et au Canada. Ces sections exposent le rôle de ces variables dans l’analyse et le design des politiques de tarification du carbone. La première section introduit la notion d’équité, qui sera donnée par une considération des groupes les plus affectés par la tarification du carbone, en particulier les ménages et les travailleurs qui subiront davantage l’impact de ces politiques. La notion d’acceptabilité sociale est introduite à la section suivante. Celle-ci est présentée comme un critère prioritaire : la formulation des politiques de tarification du carbone doit en premier lieu être sensible à l’acceptabilité sociale dans la région où ces mesures seront implantées. Vient ensuite la discussion de la notion de réduction des GES. Cette section présente la tarification du carbone comme mesure nécessaire, mais non suffisante à la lutte climatique. Ses conséquences potentielles sur la réduction des GES seront discutées à la lumière de l’évolution du prix du carbone et de son agencement avec d’autres politiques.

Ce cadre théorique sera appliqué aux sections subséquentes où la discussion sur l’utilisation des revenus sera guidée par un emploi concret des trois variables. Dans les quatre sections subséquentes, les sections centrales de l’article, les principales options pour l’utilisation des revenus de la tarification du carbone seront passées en revue. Une grille d’analyse basée sur les trois variables – l’équité économique, l’acceptabilité sociale et la réduction des GES – est employée systématiquement afin de cibler les mesures qui garantiraient une utilisation optimale des revenus au Québec et au Canada. Les deux premières sections discutent du Canada et les deux suivantes, du Québec, selon la même logique : comment ces juridictions intègrent-elles les trois variables et dans quelle mesure pourraient-elles optimiser l’utilisation des revenus de la tarification en tenant compte de ces trois variables.

La visée de cette recherche est d’abord normative. Or, cette analyse normative est guidée par des considérations descriptives et empiriques, mises en exergue par une analyse qualitative de la littérature (articles scientifiques, rapports gouvernementaux, rapports d’organisations). Autrement dit, des considérations empiriques importantes sont insérées dans un raisonnement normatif, permettant ainsi de montrer comment modéliser la tarification du carbone de manière juste, tout en assurant le soutien politique pour cette mesure dans ces différents contextes politiques. Des recommandations claires seront formulées afin d’interpeler les décideurs politiques et la communauté scientifique.

La tarification du carbone et l’équité

Les deux principaux instruments pour la tarification du carbone sont (Stiglitz 2006 ; Weitzman 2014) : la taxe carbone (également appelée « leviers et dividendes » du carbone dans certains contextes, en vigueur en Colombie-Britannique) et le système de plafonnement et d’échange (aussi connu comme « cap-and-trade » ou « bourse du carbone », en vigueur au Québec).

Ces deux systèmes ont trois caractéristiques communes. D’abord, ils sont efficaces économiquement, car ils permettent de réduire les émissions à faible coût (Olmstead et Stavins 2010 ; Bowen 2011 ; Séguin, Webster et Chaloux 2019). Ensuite, ils sont efficaces administrativement, car ils ne nécessitent pas un contrôle central permanent (Aldy et Stavins 2011 ; de Lassus Saint-Genies 2017), bien que le marché du carbone requière l’imposition d’un plafond et la mise aux enchères de permis (pour une excellente revue des sources gouvernementales et juridiques sur le sujet, voir Chaloux 2017). Enfin, ils génèrent des revenus qui peuvent être utilisés de nombreuses manières (Carattini et al. 2017 ; Klenert et al. 2018).

Bien que la tarification du carbone ait été mise de l’avant comme un instrument permettant la réduction des gaz à effet de serre (GES) depuis les années 1970, c’est surtout depuis la décennie 2000 que de grandes juridictions ont mis en place de tels systèmes. Citons à ce propos l’Union européenne (avec le « système d’échange de quotas d’émission de l’UE » – SEQE-UE), certains États du nord-est des États-Unis (avec la « Regional Greenhouse Gas Initiative » – RGGI), le Québec, la Nouvelle-Écosse, la Colombie-Britannique et la Californie (avec la « Western Climate Initiative » – WCI), ou encore la Suède. En Australie et en Alberta, des systèmes de tarification similaires ont été mis en place avant d’être suspendus. À partir de ces différentes expériences de tarification du carbone, il est possible d’en brosser un portrait rigoureux afin d’optimiser son application. Bien que ces exemples internationaux fournissent d’importantes leçons, cet article se concentrera exclusivement sur les cas du Québec et du Canada.

La mise en oeuvre optimale de la tarification du carbone, y compris ses conséquences sur l’équité, dépend : (a) du choix du type d’instrument (leviers et dividendes versus système de plafonnement et d’échange), en incluant la manière selon laquelle cet instrument prendra en compte les industries vulnérables ; (b) de l’utilisation des revenus, qui permettent notamment de répondre aux priorités des provinces en termes d’investissements.

Les considérations d’équité seront ici données par une analyse de politique normative pour évaluer l’effet de ces mesures sur les ménages les plus affectés par la tarification, les industries vulnérables et l’emploi. Ce raisonnement s’insère dans le cadre théorique de cet article, lequel s’approprie la « expected value theory » (EVT) ou « expected utility theory » (EUT), notamment mise de l’avant par John Broome (2012). Suivant cette théorie, il est généralement nécessaire de connaître les préférences individuelles pour juger de l’incidence des différentes politiques. Néanmoins, il est également possible d’utiliser cette théorie simplement pour estimer la valeur de différentes politiques publiques (ibid.). Une avenue particulière sera ainsi évaluée selon l’utilité moyenne de ses résultats potentiels. Cet article utilisera donc les trois variables (équité, acceptabilité et réduction des GES) pour juger de la valeur des politiques de tarification du carbone et des différentes solutions alternatives disponibles pour l’utilisation de ses revenus. En particulier, ces variables donnent un contenu plus concret à la notion d’utilité.

La EVT n’est pas toujours applicable en pratique, mais, lorsqu’elle l’est, elle fournit un cadre adéquat pour juger de l’effet futur de politiques (ibid., 120-129). Cette théorie soutient que le devoir des gouvernements en mettant en place de telles mesures est d’améliorer, ou du moins de ne pas diminuer les perspectives de bien-être des agents qui en subiront les conséquences (ibid., 126). Dans cette perspective, on examine la distribution des coûts et bénéfices d’une politique ou d’un ensemble de politiques au sein d’une population donnée, et non pas l’adéquation de ces politiques avec une théorie de la justice prédéterminée – par exemple, il n’est pas nécessaire de faire référence à la Théorie de la justice de John Rawls (1999) pour évaluer l’aspect équitable de la tarification du carbone (Gajevic Sayegh 2019a). Néanmoins, il est possible de considérer que l’analyse des effets distributifs d’une politique est de nature conséquentialiste, avec l’importante précision qu’une attention particulière doit être accordée aux agents les plus affectés par la politique.

Du point de vue de l’équité, cette valeur sera donnée par un concept normatif, celui de la justice climatique, qui réfère à la distribution des risques, devoirs et bénéfices entre individus ou groupes dans la mise en place de politiques climatiques (Gajevic Sayegh 2019b ; 2020). Autrement dit, il est possible d’estimer l’aspect équitable de différentes politiques en examinant comment les répercussions de celles-ci seront distribuées entre différentes populations.

L’équité économique dans le cadre de cet article renvoie donc à des questions très pragmatiques comme l’incidence sur le revenu des ménages et sur l’emploi dans les secteurs affectés. Afin d’introduire l’analyse normative au sujet de l’équité, tout en exemplifiant sa fondation empirique, il est important de déconstruire deux mythes sur la tarification du carbone au Canada. La déconstruction de ces mythes et, par conséquent, l’élucidation des conséquences des politiques de tarification du carbone, exemplifient ainsi le travail de la EVT.

D’abord, il est faux de dire que la tarification du carbone coûtera nécessairement cher aux familles canadiennes. Les redevances de la tarification seront supérieures à son coût pour 70 % des familles vivant dans une province soumise au plan fédéral (connu comme la solution « filet de sécurité »). Seulement 20 % des ménages les plus riches payeront plus que ce qu’ils recevront en retour. En effet, si les outils sont bien conçus, la tarification du carbone n’imposera pas nécessairement un fardeau aux ménages (Rausch, Metcalf et Reilly 2011). Le plan fédéral contient également d’autres mesures afin de s’assurer que les grandes familles, les familles monoparentales et les familles en milieu rural bénéficient de retours un peu plus grands comparativement, afin qu’elles ne soient pas disproportionnellement affectées (Gouvernement du Canada 2018). En tout, 89-90 % de l’argent amassé est retourné aux familles avec le plan fédéral. Les questions d’équité doivent faire partie des considérations guidant la tarification du carbone (Dissou et Siddiqui 2014 ; Beck et al. 2015 ; Goulder et al. 2018). Cet exemple canadien montre qu’il est possible de formuler les politiques de tarification du carbone en tenant compte des considérations d’équité et que l’équité est au coeur du plan fédéral actuel (ce qui est également le cas par exemple pour la taxe carbone en place en Colombie-Britannique depuis 2008).

Il est important de noter que les foyers à faibles et moyens revenus dépensent une plus grande proportion de leurs revenus en énergies fossiles, tandis que les foyers les plus riches dépensent davantage en énergies fossiles dans l’absolu (CEC 2016 ; Klenert et Mattauch 2016 ; Wang et al. 2016). Avec le plan canadien, vu que toutes les familles reçoivent la même somme, les rabais couvrent plus que le coût initial de la tarification du carbone pour les foyers à faibles et moyens revenus.

Le deuxième mythe qu’il est important de déconstruire, du point de vue de l’équité, est que la tarification du carbone affectera négativement l’emploi au Canada. Le Québec a connu une croissance de l’emploi pendant quatre années consécutives (2015-2018), période pendant laquelle la tarification de carbone a été en vigueur (Direction de l’analyse et de l’information sur le marché du travail d’Emploi-Québec 2019). Les études conduites en Colombie-Britannique indiquent une augmentation de 2 % de l’emploi entre 2008 et 2013, suivant l’introduction de la taxe carbone. Parmi ceux et celles qui ont perdu leur emploi dans les secteurs des énergies fossiles, bon nombre en ont trouvé un autre dans le secteur des services, dont la santé (Yamazaki 2017). Les études subséquentes montrent, d’une part, qu’il n’y a aucun changement au niveau de l’emploi (Azevedo, Wolff et Yamazaki 2018) et, d’autre part, que les travailleurs les moins instruits sont les plus affectés (Yip 2018). D’autres études démontrent que la tarification du carbone n’a pas affecté l’emploi aux États-Unis ou au Royaume-Uni (Martin, De Preux et Wagner 2014 ; Taylor 2015 ; Hafstead et Williams III 2018 ; Hafstead, Williams III et Chen 2018), mais le prix du carbone n’était pas suffisamment élevé dans ces juridictions pour en apprécier réellement l’incidence.

Cet exemple canadien suggère qu’il est raisonnable de croire que la tarification du carbone puisse être implantée à grande échelle, tout en assurant l’équité envers les ménages et les travailleurs les plus affectés par cette politique. Autrement dit, l’équité est une considération centrale du plan fédéral de tarification du carbone.

La question de l’acceptabilité politique

Pour poursuivre cette réflexion normative sur la tarification du carbone, nous proposons dans cet article de contextualiser les considérations sur l’équité à la lumière de la variable de l’acceptabilité politique. L’idée que l’acceptabilité politique doit jouer un rôle d’encadrement normatif est ici mise de l’avant. La formulation des politiques de tarification du carbone doit – dans la considération même des répercussions de celles-ci sur l’industrie, les ménages et dans la réduction des GES – accorder une importance de premier plan à l’acceptabilité politique de ces politiques dans le contexte où elles seront mises en place.

Un soutien politique fort est nécessaire afin que cette mesure soit mise en place et maintenue à long terme. « Lessons about equity and efficiency from traditional economic analyses are of little value if carbon pricing cannot be implemented » (Klenert et al. 2018). Les leçons des sciences comportementales et des sciences politiques s’avèrent déterminantes dans le processus visant à identifier l’utilisation optimale des revenus selon les contextes politiques (Baranzini, Caliskan et Carattini 2014 ; Carattini et al. 2017 ; Rafaty 2018), notamment au Québec et Canada. La confiance envers les institutions, les indices de corruption et l’importance des industries fossiles dans l’économie des juridictions concernées sont autant de facteurs devant être pris en compte lors de la mise en place de la tarification du carbone ; ils seront explorés en deuxième partie (Carattini et al. 2017 ; Klenert et al. 2018). Des études récentes expliquent comment modéliser la tarification du carbone afin d’accroître le soutien politique envers cette mesure dans différents contextes politiques.

Nous donnerons priorité dans cet article à la notion d’acceptabilité politique. Les notions d’équité et de réduction des GES peuvent être vues comme secondaires à l’acceptabilité politique. Par contre, cette prise de position n’empêche pas que l’équité et la réduction des GES contribuent à l’acceptabilité politique de la tarification du carbone. En effet, dans certains contextes, il est possible de croire que ce sont précisément ces considérations qui permettent d’accroître l’acceptabilité politique de la tarification du carbone. La prise de position qui priorise l’acceptabilité politique requiert que les considérations d’équité ou de réduction des GES soient écartées lorsqu’elles fragilisent l’acceptabilité politique. Autrement, elles seront considérées dans la détermination de la distribution optimale des revenus.

Par exemple, il est possible d’observer que le Québec jouit d’un contexte politique favorable pour exploiter au mieux la tarification du carbone et ainsi assurer une réelle transition vers une économie verte (Chaloux 2017 ; Houle et Lachapelle 2019). Cela s’explique en partie par la faible présence d’industries fossiles dans la province, ainsi que par une croyance forte au phénomène des changements climatiques (Lachapelle, Borick et Rabe 2012). Les contrastes et les similarités entre le cas du Québec et celui des autres provinces canadiennes éclairent grandement la compréhension des débats autour de la tarification du carbone au Canada. La grille d’analyse basée sur trois variables – l’acceptabilité politique, l’équité économique et la réduction des GES – est utilisée ici pour cibler les principales mesures qui permettent de trouver une solution optimale pour l’utilisation des revenus issus de la tarification carbone au Québec et au Canada.

La tarification du carbone et la réduction des GES

Concernant la réduction des GES, pour des raisons empiriques et normatives, nous exposons l’importance de viser le point optimal entre réduction des GES et faisabilité politique dans l’implantation d’une politique. D’une part, cela nécessite l’adoption d’une approche de type portfolio, c’est-à-dire l’inclusion de la tarification du carbone comme une mesure parmi d’autres pour atteindre des cibles de réduction des émissions dans une juridiction donnée. D’autre part, cela exige pour les gouvernements une prise de conscience de l’importance d’augmenter le prix du carbone à travers le temps afin de donner le meilleur signal possible aux différents acteurs économiques concernés.

La tarification du carbone à elle seule ne permettra pas de résoudre la crise climatique. Comme mentionné précédemment, la mise en place de plafonds pour les émissions de méthane, de standards d’éco-efficience énergétique et d’une réduction du gaspillage alimentaire permettront une réduction considérable des émissions de GES, de manière complémentaire, mais plus directe que la tarification du carbone (Hawken 2017 ; IPCC 2018).

La tarification du carbone doit donc être abordée comme une condition nécessaire mais non suffisante dans la lutte contre les changements climatiques. En ce sens, cette tarification ne doit pas être vue comme une solution miracle. Il est important que cette mesure ne devienne pas un cheval de Troie, comme dans les premières phases de mise en oeuvre du SEQE-UE, où le marché du carbone avait été en partie façonné pour accommoder les pollueurs (Markard et Rosenbloomb 2019). Mais il est également important qu’elle ne soit pas présentée comme une « licorne magique », une mesure suffisante (Baker III et al. 2017). Le prix sur les émissions de GES ne sera pas pour longtemps, et ne sera peut-être jamais, assez élevé pour assurer à lui seul les réductions de GES nécessaires, essentiellement pour des raisons d’acceptabilité politique. La taxe carbone ou les systèmes de plafonnement et d’échange peuvent par analogie être qualifiés d’« ânes travaillants » : les ânes effectuent un travail difficile, ne sont pas très populaires, mais ne demandent pas beaucoup d’entretien et sont nécessaires au bon fonctionnement de la ferme.

La tarification du carbone accomplit un travail de profondeur qui touche plusieurs secteurs de l’économie. C’est un travail nécessaire, qui donne un signal fort, tout en fonctionnant en arrière-plan. Cette mesure n’est pas une solution miracle, mais doit demeurer en place suffisamment longtemps pour accomplir la lourde tâche de changer les comportements économiques, tout en demandant peu d’entretien.

Considérant l’atteinte des cibles de GES, il est important de définir les objectifs à atteindre d’un point de vue scientifique. En 2018, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC-IPCC) a rapporté que pour limiter l’augmentation de la température à 1,5 ˚C, les émissions de GES doivent être coupées de 45 % d’ici 2030 par rapport au niveau de 2010 (IPCC 2018). À plus long terme, l’objectif est d’atteindre le « zéro net » d’émission de GES en 2050 (ibid.). Appelons celle-ci la « cible zéro net ». Cette cible explique les étapes intermédiaires de 2020 et 2030. Le changement est d’une telle ampleur que l’atteinte des cibles intermédiaires se dresse en impératif autant que l’atteinte des cibles finales.

Examinons de plus près le cas canadien (fig. 1).

Figure 1

Projection pour la réduction des GES au Canada

Projection pour la réduction des GES au Canada
Source : ECCC 2018 Scenarios of Canadian Emissions to 2020 and 2030 (ECCC 2018 : fig. 4)

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Les cibles de réduction des GES dans le cadre de l’Accord de Paris étaient, d’ici 2030, de 30 % par rapport au niveau de 2005, ce qui signifie qu’il faut ramener les émissions canadiennes à 517 mégatonnes (Mt) de dioxyde de carbone (CO2). Le gouvernement fédéral a récemment reconnu qu’avec le plan actuel en place – qui comprend un prix sur le carbone à travers le pays –, les émissions seront de 583 Mt en 2030. Cet écart est important et, qui plus est, ne suffit pas pour placer les émissions nationales sur la trajectoire pour atteindre la « cible zéro net ». Le plan « Un environnement sain et une économie saine » (ci-après ESES) vise des réductions de 32 à 40 % par rapport aux niveaux de 2005. La nouvelle cible Canadienne est de 40-45% de réductions d’ici 2030, par rapport aux niveaux de 2005.

Dans quelle mesure la tarification du carbone pourrait-elle donc contribuer à l’atteinte de telles cibles ? Dans un premier temps, il est important de mentionner que si la tarification du carbone ne suffit pas à atteindre les cibles de réduction des GES, elle permet au moins d’arrêter leur croissance. Même un faible prix permet d’arrêter la croissance des GES (Murray et Rivers 2015). Arrêter la croissance des émissions constitue un premier pas, une étape qui aurait déjà dû être franchie à l’échelle mondiale il y a plusieurs années. Pour des provinces comme l’Alberta et la Saskatchewan, ce premier pas reste encore à faire. L’exemple de la Colombie-Britannique permet d’observer en quoi consiste ce travail d’arrière-plan. Depuis 2008, le prix de la taxe carbone est passé de 10 $ la tonne à 35 $ dix ans plus tard. Durant cette période, la consommation d’essence et de gaz naturel a diminué de 7 % (Lawley et Thivierge 2016 ; Xiang et Lawley 2018). Plus globalement dans la province, entre 2009 et 2016, l’économie a crû de 20 % alors que les émissions ont augmenté de 7 % (Statistique Canada 2019a ; 2019b). La tarification du carbone a ralenti l’augmentation des émissions dans un contexte de croissance économique (Murray et Rivers 2015).

Il est à noter que la tarification du carbone fonctionne mieux à long terme, notamment car elle encourage l’innovation (Dechezleprêtre et Sato 2014 ; Popp 2016) et que les innovations ont un effet cumulatif et permettent de trouver des manières de couper les émissions à bas coût.

Sachant que la tarification du carbone est un outil qui permet d’accroître progressivement les objectifs de réduction des GES selon ce qu’il est possible de faire dans un contexte politique donné, une idée centrale véhiculée dans cet article est de viser le point optimal entre réduction des GES et faisabilité politique, afin de donner le meilleur signal possible aux différents acteurs économiques concernés. Le prix initial du carbone est important, tout comme le soutien politique, afin de garantir que cette politique demeure en place à long terme. Puisque seulement 20 % des émissions globales sont couvertes par la tarification du carbone et que dans la plupart des cas le prix de la tonne de carbone est inférieur à 40 $ US, l’expansion de la couverture ainsi que l’augmentation du prix de la tonne dépendent d’un soutien politique accru.

Dans le plan pancanadien, la tarification du carbone a commencé avec un prix de 20 $ la tonne qui doit augmenter de 10 $ par année, pour atteindre 50 $ en 2022. Le nouveau plan ESES annoncé en 2020 par le gouvernement de Justin Trudeau prévoit une augmentation de 15 $ par année après 2022, et ce, jusqu’en 2030, lorsque le prix s’élèvera à 170 $ la tonne[1].

Afin de comprendre si le plan du gouvernement est suffisant, comparons-le avec trois autres estimations différentes par rapport au prix du carbone. Premièrement, selon la Carbon Price Leadership Coalition (CPLC 2016), un prix de 40-80 $ US par tonne de CO2 en 2020 et de 50-100 $ US en 2030 est requis pour atteindre les cibles de l’Accord de Paris.

Deuxièmement, le directeur parlementaire du budget (DPB), Yves Giroux, a estimé qu’il faudrait hausser le prix du carbone. Il recommande un prix de 50 $ en 2022, qui devrait augmenter jusqu’à atteindre 102 $ en 2030 (Bureau du directeur parlementaire du budget 2019). Cette taxe devrait s’appliquer à toutes les provinces qui n’ont pas mis un prix sur le carbone et n’ont pas un plan de lutte contre les changements climatiques jugé suffisant. Une taxe de 102 $ représente une augmentation de 0,23 $ par litre d’essence. Toutefois, il ne faut pas oublier une autre variable concernant les écarts et l’évolution du prix du carbone : la croissance économique. Si le produit intérieur brut (PIB) du Canada devait croître plus rapidement que prévu et que cette croissance économique entraînait une augmentation supplémentaire des émissions de GES, le DPB estime que la taxe carbone devrait en conséquence être plus élevée et atteindre plutôt 138 $ la tonne.

Troisièmement, le GIEC a estimé que le prix de la tonne de CO2 devrait être de 184 $ en 2030 afin d’envoyer un signal suffisamment fort au marché. Ce prix pour la tonne de carbone est celui qui est nécessaire pour atteindre la « cible zéro net » vue plus haut. Ce n’est qu’en 2020 dans le plan ESES que le gouvernement fédéral canadien a proposé une tarification qui approche cette valeur (170 $ la tonne de CO2 en 2030).

À la suite de l’analyse qui précède, nous formulons une série de recommandations.

Recommandation 1 : Que les juridictions qui ont mis en place une taxe carbone, y compris le système fédéral de tarification du carbone, maintiennent la révision à la hausse de la tarification du carbone après 2022, en gardant comme seuil de référence minimal le tarif proposé par le plan fédéral « Un environnement sain et une économie saine » (ESES) de 2020.

Si une telle tarification contribue significativement à l’atteinte des cibles climatiques, il n’est pas garanti qu’elle jouira d’un support politique suffisant. Les réactions politiques au Canada – en particulier celle du Parti conservateur qui en 2020 promettait d’abolir la taxe carbone au fédéral – laissent entendre que la tarification du carbone et les politiques climatiques seront encore un enjeu électoral au Canada pour quelques années. Autrement dit, le support politique et social autour de ces mesures importantes devra encore être consolidé. Les sections qui suivent discutent des trois variables introduites dans ce qui précède (équité, acceptabilité politique et réduction des GES), et ce, dans les contextes du Québec et du Canada.

L’utilisation des revenus de la tarification du carbone au Canada

Cette section explique comment les différentes approches à la tarification du carbone au Canada tiennent compte des trois variables (la section suivante explore dans quelle mesure le Canada pourrait mieux utiliser les revenus de la tarification). L’idée de mettre un prix sur le carbone pour réduire les émissions de GES n’est que le premier chapitre de l’histoire de la tarification du carbone. L’utilisation des revenus joue au rôle tout aussi important, autant pour garantir le soutien à la mesure que pour accélérer la transition vers une société plus verte. Les redevances à la population, le soutien aux industries et aux travailleurs, les incitatifs à l’innovation et les investissements dans les technologies vertes et les infrastructures durables sont toutes des approches actuellement considérées par les différentes provinces canadiennes. La distribution optimale des revenus nécessite de tenir compte des contextes particuliers de chaque province. Nous passerons en revue les différents défis auxquels font face certaines provinces clés du Canada en identifiant le rôle que peut jouer la distribution des revenus pour soutenir la tarification du carbone et propulser le Canada dans la construction d’une économie verte. Les recommandations suivantes illustreront la contribution d’un cadre théorique qui agence nos trois variables d’analyse.

Au Canada, les provinces qui ont un système de tarification du carbone utilisent leurs revenus de manières différentes. De surcroît, la solution « backstop » (ou filet de sécurité) du fédéral impose une autre répartition encore. Les provinces qui n’auront pas de solution en place se verront imposer la solution fédérale[2]. La figure 2 détaille les différentes distributions de revenus utilisées par trois provinces canadiennes et les juxtapose au système fédéral.

Figure 2

L’utilisation des revenus de la tarification du carbone au Canada

L’utilisation des revenus de la tarification du carbone au Canada
Source : CEC (2019) « How Are Governments Recycling Carbon Pricing Revenues? » À noter que l’Alberta a depuis abandonné son système de tarification du carbone

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Présentement, l’approche fédérale s’applique en totalité ou en partie en Ontario, en Saskatchewan, au Manitoba, au Nouveau-Brunswick, au Yukon, aux Territoires du Nord-Ouest, au Nunavut et en Alberta. L’Ontario, l’Alberta, la Saskatchewan, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick ne s’étant pas volontairement engagés à mettre en place la solution fédérale, ou tout autre système de tarification du carbone, ne retiendront pas le contrôle sur les revenus de la tarification. Les systèmes de la Colombie-Britannique, du Québec, de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve ayant été jugés suffisamment solides, ils maintiendront leurs propres politiques de tarification et de redistribution.

Ces différentes juridictions combinent équité, acceptabilité et réduction des GES de diverses manières. Avec l’approche fédérale, l’équité est priorisée : près de 90 % des fonds générés par la tarification du carbone sont reversés aux ménages de la province où ces fonds ont été collectés. Le gouvernement fédéral a choisi de distribuer les 10 % des fonds restants de trois manières : (a) aux petites et moyennes entreprises (PME), (b) aux municipalités, écoles, universités et hôpitaux, (c) aux communautés excentrées.

La Colombie-Britannique et le Québec utilisent leurs revenus de manière bien différente (Houle et Lachapelle 2019). La Colombie-Britannique favorise également l’équité en reversant l’entièreté des fonds générés aux ménages (sous la forme de crédits d’impôt aux ménages situés en milieu rural ou aux ménages à faibles revenus, mais aussi en primes médicales et en réductions d’impôts sur le revenu) et aux entreprises (sous la forme de crédits d’impôt, notamment pour les PME).

Le Québec quant à lui utilise près de 60 % des revenus de la tarification du carbone pour investir dans les transports en commun et les infrastructures (Séguin, Webster et Chaloux 2019). L’autre partie des sommes sert à investir dans des véhicules et des bâtiments plus verts, dans des stratégies d’adaptation et de conservation, dans l’industrie, l’agriculture, ainsi qu’en recherche et développement.

Avant le changement de gouvernement, passant du Nouveau Parti démocratique au Parti conservateur uni en 2019, l’Alberta utilisait ses fonds pour reverser les redevances à la population, mais aussi pour diversifier son économie, notamment en soutenant une transition sans charbon et pour des programmes d’efficacité énergétique. Près de 30 % des revenus étaient redonnés à la population et 11 % aux entreprises (voir fig. 2).

En d’autres termes, ces juridictions ont des priorités différentes pour l’utilisation des revenus, ce qui s’explique en partie par les priorités des provinces et en partie par l’acceptabilité politique de la tarification du carbone. Le Québec n’utilise pas de mécanisme de redistribution directe à la population. L’appui au marché du carbone dans la province (68 %) et à l’augmentation des taxes sur les combustibles fossiles (58 %) est supérieur aux moyennes canadiennes (de 58 % et 54 % respectivement), tout comme le niveau de croyance aux changements climatiques (89 % contre 83 % pour la moyenne fédérale)[3]. Cet appui aux mesures donne une latitude à la province et fait en sorte que les politiques de tarification du carbone ont moins à chercher l’acceptabilité politique. Il est possible de croire pour le moment qu’elle a moins besoin de tenir compte des agents les plus affectés par des politiques distributives. La province cherche donc davantage à décupler la diminution des émissions de GES. Le fédéral, quant à lui, mise sur la simplicité et l’équité. Au niveau fédéral, il est nécessaire de bâtir un soutien accru à la tarification du carbone, ce qui ne permet pas au gouvernement d’avoir accès à un plus large éventail de possibilités pour l’utilisation des revenus. La Colombie-Britannique quant à elle priorise l’équité dans la transition et la compétitivité.

En ce qui concerne la réduction des GES, considérons l’exemple de la Colombie-Britannique pour illustrer un propos plus général. Depuis 2018, la province n’est plus tenue d’avoir une politique à revenu neutre. Autrement dit, la province ne doit plus redonner l’entièreté des revenus à la population et aux industries, et peut désormais investir les revenus de la tarification du carbone pour accélérer la décarbonisation. La Commission de l’écofiscalité du Canada se demande, tout en sachant qu’une réponse est difficile à donner, si de tels investissements remplaceraient des investissements qui auraient déjà eu lieu. Cette question « d’addition » est pertinente.

Cette question ne devrait par ailleurs troubler le législateur que dans la mesure où une province est incapable d’avoir une vision d’ensemble sur ses propres actions climatiques. Une détermination du nombre de tonnes de GES que chaque mesure pourra réduire permet au législateur de solutionner cette problématique.

Recommandation 2 : Que la réflexion portant sur l’utilisation des revenus de la tarification du carbone et sur les mesures supplémentaires requises pour la lutte contre les changements climatiques se fasse en amont, afin d’éviter le problème « d’addition ».

Si les provinces et le Canada veulent effectivement combattre les changements climatiques, les cibles d’émission sont clairement données par le GIEC : le niveau d’émission de GES doit en 2030 être de 45 % inférieur à celui de 2010. Si la tarification du carbone permet d’atteindre une partie de cet objectif, que les fonds générés permettent d’en atteindre une autre, mais qu’une province ou un pays n’arrive toujours pas à atteindre ces cibles, d’autres mesures seront requises. Si les provinces pensent affecter les revenus du carbone pour réduire leurs émissions de GES, les calculs budgétaires doivent se faire en amont pour favoriser l’atteinte de cibles à long terme.

Quelles sont les principales options disponibles au Canada pour l’utilisation des revenus ?

Cette section explore dans quelle mesure le Canada pourrait mieux utiliser les revenus de la tarification du carbone en tenant compte des trois variables. Les particularités provinciales du Canada doivent être prises en compte dans l’utilisation des revenus de la tarification. À l’échelle du pays, le problème est le suivant : vu que l’acceptabilité sociale canadienne en matière de tarification du carbone n’est pas encore assez forte, comment forger un consensus pour qu’une telle tarification puisse être mise en place à long terme ? Plus précisément, comment la distribution des revenus de la tarification du carbone peut-elle servir cette fin tout en permettant de réaliser les objectifs climatiques canadiens ?

Alors qu’au Québec il est possible de discuter plus facilement de l’utilisation des revenus de la tarification du carbone pour financer la transition énergétique, dans d’autres provinces canadiennes une attention particulière doit être accordée à l’acceptabilité politique. Parmi les éléments propres à l’acceptabilité politique, notons : la confiance envers les politiciens, la perception de la corruption, ainsi que la concentration des coûts et la diffusion des bénéfices de la tarification du carbone (Olson 1965 ; Baranzini, Caliskan et Carattini 2014 ; Carattini et al. 2017 ; Rafaty 2018). De plus, certaines caractéristiques des grands États fédéraux, qui sont également de grands pollueurs, méritent une attention particulière (Lachapelle, Borick et Rabe 2012 ; Chaloux 2016).

Ainsi, au Canada, certaines données clés doivent moduler le débat. D’abord, le Canada est bien placé dans le palmarès mondial de confiance envers les politiciens (12e sur 41 des principales économies mondiales, devant plusieurs pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques / OCDE, selon le World Competitiveness Report) (OECD 2021). Aussi, le pays a un des meilleurs scores au monde en termes de perception de la corruption. Toutefois, bien que 80 % des Canadiens et Canadiennes croient que les changements climatiques sont réels, on observe d’importantes différences régionales. Autrement dit, même si le Canada bénéficie d’un contexte généralement favorable à l’échelle mondiale, la tarification du carbone peut être un sujet polarisant et son soutien populaire n’est pas assuré.

Il est central ici de noter une corrélation : la croyance aux changements climatiques est inversement corrélée avec les taux d’émission de GES des provinces (Lachapelle, Borick et Rabe 2012). Plus une province émet de GES par habitant, moins la population a tendance à croire aux changements climatiques. Ces données sont importantes pour la modélisation de la tarification du carbone au Canada.

On remarque en outre qu’il n’y a pas de solution « one-size-fits-all » pour le Canada. Cela s’explique notamment par la présence ou non d’industries fossiles et le taux d’émission de GES par habitant dans les différentes provinces. Cette information est liée à l’importante notion de la concentration des coûts et des bénéfices. Dans des provinces comme l’Alberta et la Saskatchewan, on observe une grande concentration des coûts et une diffusion des bénéfices dans la tarification du carbone.

Les économies de ces provinces sont très sensibles aux industries dites à « fortes émissions et exposées au commerce » (FEEC) qui représentent une partie importante du PIB provincial (autour de 18 % comparativement à 12 % pour la plupart des autres provinces. Ces industries sont responsables de 10 % des émissions de GES du Canada (13 % si l’on ajoute les raffineries).

Toutes ces données sont pertinentes pour déterminer l’utilisation optimale des ressources selon les provinces. En règle générale, les études montrent que les coûts disproportionnés auxquels feront face les ménages aux revenus modestes et les industries vulnérables peuvent être résolus par une politique bien conçue.

Il est donc souhaitable que les provinces (a) utilisent leurs revenus pour traiter des questions d’équité et de compétitivité autour de la tarification du carbone, (b) misent sur la communication et la rigueur dans la définition des objectifs visés par l’utilisation des revenus, et ce, (c) en utilisant un portfolio d’approches qui reflètent leurs priorités et (d) en faisant un examen périodique de l’utilisation des revenus (CEC 2016). La Commission d’écofiscalité du Canada (CEC) a compilé les priorités pour cinq provinces canadiennes (tab. 1).

Tableau 1

Quelques priorités quant à l’utilisation des revenus pour cinq provinces canadiennes

Quelques priorités quant à l’utilisation des revenus pour cinq provinces canadiennes
Source : CEC, 2016

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Contrairement à l’avis de la CEC, nous préconisons dans cet article d’exclure de la grille d’analyse pour l’utilisation de revenus : la réduction de la dette et la réduction d’impôts. Ces questions fiscales devraient être dissociées des discussions sur la tarification du carbone. Premièrement, il y a un coût d’opportunité à poursuivre des options fiscales si générales lorsque des options directement en lien avec la lutte contre les changements climatiques pourraient être choisies. Le peu de temps disponible pour régler la crise climatique devrait être un facteur qui pèse davantage sur ce coût d’opportunité. Deuxièmement, la réduction de la dette ne présente pas de lien clair avec la tarification du carbone et la réduction des impôts n’offre pas le même bénéfice que des transferts aux ménages, qui constituent une solution directement attribuable à la tarification du carbone. Cette distance peut entraîner un amoindrissement du soutien politique à cette mesure. Ainsi, nous considérons uniquement des investissements en infrastructures qui contribuent à l’économie verte, pour les mêmes raisons d’acceptabilité politique et de réduction des GES.

En incluant les priorités pour les provinces identifiées dans le tableau 1 (à l’exception de la réduction de la dette et de la réduction d’impôts), et en utilisant la grille d’analyse basée sur les trois facteurs – acceptabilité politique, diminution accrue des GES et équité économique –, nous soutenons que les principales options pour les provinces sont les suivantes [le croisement avec les options du tableau 1 est indiqué entre crochets] :

  1. les dividendes pour la population en général [option 1] ;

  2. des mesures de soutien pour faciliter la transition énergétique pour les ménages à plus faibles revenus ;

  3. des mesures et des dividendes (conditionnels et inconditionnels) pour les compagnies et les industries [option 6] ;

  4. de l’assistance aux employés pour la transition vers des emplois durables ;

  5. des dépenses vertes en infrastructures et technologies [options 3 et 4].

Les mesures de types (1), (3) et (5) sont déjà largement utilisées au Canada. Les mesures de type (3) doivent envisager sérieusement la possibilité de support conditionnel aux industries de manière à favoriser des investissements qui accélèrent la transition vers une économie verte. Les nouvelles mesures proposées dans cet article sont celles de types (2) et (4).

Les mesures de type (2) correspondent à des programmes ciblant les ménages à faibles revenus. Ces mesures ont pour but de faciliter la transition énergétique pour ces ménages, par exemple en subventionnant des programmes visant une meilleure isolation domestique et l’éco-efficience. La notion de ménages à plus faibles revenus doit être comprise dans le sens qui combine de manière optimale équité et acceptabilité politique. Par exemple, des mesures de soutien pour des rénovations vertes peuvent s’adresser au 80 % des ménages à plus faibles revenus, si l’idée de cibler ces derniers aide la population qui a le plus grand besoin de support dans la transition tout en maintenant l’acceptabilité sociale de cette mesure, c’est-à-dire en ne diminuant pas son acceptabilité sociale avec des subventions aux ménages les plus fortunés. Cette solution plus précise permettrait de combiner équité, réduction des GES et acceptabilité politique.

Les mesures de type (4) devraient être considérées par les provinces qui possèdent des industries fossiles et des industries à « fortes émissions et exposées au commerce » (FEEC). Tandis que des mesures de type (3) peuvent tenir compte des besoins de l’industrie, celles de type (4) sont particulièrement sensibles aux travailleurs de ces industries. Des programmes de formation et de soutien (salaires, déménagement) aux travailleurs qui se dirigeront vers les secteurs renouvelables combinent également équité économique, réduction des GES et acceptabilité politique.

Comme mentionné, la Colombie-Britannique a choisi un portfolio basé sur les options (1) et (3) et, n’ayant plus l’obligation d’être neutre sur le plan des revenus, pourrait inclure des mesures de type (2), (4) ou (5).

Le Québec mise sur des mesures de types (5) et (3) par le biais d’investissements, de subventions et d’autres incitatifs visant la réduction des GES. La province continuera dans cette direction à condition que les gouvernements présents et futurs ne fragilisent pas le soutien politique à la tarification du carbone.

Comme mentionné, les émissions de GES dans le secteur industriel québécois ont diminué de 26,4 % depuis 1990 à cause de fermetures, de gains en efficacité énergétique et de nouveaux procédés moins émetteurs de GES. Depuis 2013, la tarification du carbone a contribué à cette diminution. Les mesures de type (4) pourraient être pertinentes à l’avenir si des emplois dans ces industries venaient à être affectés, considérant que bon nombre de ces industries sont de type FEEC. Ce genre de mesures, favorisé à l’échelle canadienne, n’est pas encore priorisé par le Québec. Les PME n’étant pas directement couvertes par le système de plafonnement et d’échange, elles ne subissent l’influence de la tarification que de manière indirecte, tout comme les consommateurs, en raison des variations du prix des carburants et d’autres biens. Tout indique que sur le plan macroéconomique, la tarification du carbone ne nuit ni à la croissance économique, ni à l’emploi, ni à la performance industrielle du Québec (Houle et Lachapelle 2019).

La solution fédérale, quant à elle, est basée sur la solution (1), mais inclut des provisions de type (2) pour certains types de foyers et de type (3) à travers les incitatifs créés par son système de tarification.

L’Alberta, la Saskatchewan et l’Ontario sont initialement soumises à l’approche fédérale, mais bénéficieraient à l’avenir d’un portfolio qui comporte une combinaison de ces mesures. Dans un premier temps, la solution fédérale – misant surtout sur (1) et (3) – devrait permettre d’augmenter l’acceptabilité politique de la tarification du carbone. Dans un deuxième temps, surtout dans un souci de diversifier les économies de l’Alberta et de la Saskatchewan et d’accélérer la décarbonisation du Canada, des mesures de types (2), (4) et (5) pourraient être incorporées.

Recommandation 3. La prise en charge des employés des industries fossiles est une priorité politique, économique et environnementale. Il est souhaitable que de nouvelles opportunités de formation et de transition professionnelle soient offertes aux travailleurs des secteurs pétrolier et gazier. Des programmes de formation et de soutien (salaires, déménagement) aux travailleurs qui se dirigeront vers les secteurs renouvelables pourraient également combiner équité économique, réduction des GES et acceptabilité politique.

Des emplois vont disparaître, mais plusieurs autres seront créés (Dunsky Energy Consulting 2018 ; Clean Energy Canada 2019), au Canada et ailleurs. Il est crucial de prendre soin des travailleurs qui perdront leur emploi dans la transition. La tension entre le maintien des emplois dans l’industrie fossile et la transition vers une économie verte ne peut être résolue qu’en soutenant la création d’emplois durables.

Au Royaume-Uni, de nouvelles formations ont récemment permis aux travailleurs des secteurs gazier et pétrolier de trouver un emploi dans la production d’énergie éolienne. Une situation qui contraste fortement avec celle des travailleurs du charbon britanniques qui avaient massivement perdu leur emploi dans les années 1980 et n’avaient pas bénéficié d’un tel accompagnement. Les tensions sociales étaient considérables à l’époque et, encore aujourd’hui, le pays paie les importants coûts sociaux liés au chômage. Ces exemples soulignent le contraste entre une transition durable et une transition où les travailleurs sont laissés à l’abandon.

Au Québec, il faudra évaluer l’incidence de la tarification du carbone sur les emplois dans deux secteurs : l’agriculture et l’industrie. La diminution des émissions de GES au Québec – passant aussi par les secteurs des transports, du bâtiment et des déchets – pourrait être associée à une création d’emplois dans lesdits secteurs. Les deux prochaines sections suivent la même logique que les deux précédentes, mais cette fois-ci pour le Québec : comment la province intègre-t-elle les trois variables et dans quelle mesure pourrait-elle optimiser l’utilisation des revenus de la tarification en suivant ces variables ?

Le Québec, la WCI et les revenus du carbone

La Western Climate Initiative (WCI), marché d’échange de quotas d’émission entre le Québec et la Californie, est en vigueur depuis 2014. Les décideurs au Québec ont passé cinq ans à étudier d’autres marchés du carbone avant d’ouvrir celui de la province, et sept années de collaboration ont été nécessaires pour que le Québec et la Californie lient leurs marchés (de Lassus Saint-Genies 2017). Les décisions mises en place permettent aujourd’hui de cueillir les fruits de ce marché, tout en limitant les émissions de GES. Cette section montre que la WCI génère des revenus pour le Québec, que le marché permet un contrôle des émissions et que les régulations en place assurent la stabilité du marché.

La WCI aide le Québec à réduire ses émissions et favorise la transition vers une économie plus verte du fait de l’incitatif créé. Les changements générés par la tarification du carbone sont nécessaires : ils internalisent les externalités négatives, ce qui est un moyen nécessaire afin de rediriger une économie entière vers la décarbonisation. Avec ce même mécanisme, les émissions de GES de la province diminueront dans le futur. Le plafond du nombre de permis accordés est réduit chaque année.

Au Québec, la plupart des achats sont effectués par quelque 150 compagnies obligées par la loi d’acheter un crédit par tonne de CO2 émis. Le marché du carbone couvre environ 80 % des émissions de GES de la province. Il inclut les secteurs suivants : les établissements industriels qui émettent plus de 25 000 tonnes de CO2eq (équivalent en dioxyde de carbone), les producteurs et importateurs d’électricité qui en émettent aussi plus de 25 000 tonnes, et les distributeurs de carburant et de combustibles fossiles utilisés au Québec (essence, diesel, propane, gaz naturel, mazout de chauffage).

En 2019, le Québec a déjà dépassé le palier des 3,4 M$ CA générés par la tarification du carbone depuis sa mise en place (Séguin, Webster et Chaloux 2019). Ces sommes sont intégralement versées à un fonds destiné à diminuer les émissions de la province, le Fonds d’électrification et changements climatiques, anciennement le Fonds vert. Son marché du carbone, lié à celui de la Californie, émet des crédits d’émission qui sont vendus aux enchères. Par exemple, lors d’une enchère en février 2019, 215 M$ ont été amassés par la vente de crédits de carbone. Les crédits ont été vendus à 20,82 $ chacun pour l’année en cours. En mai 2019, 256 M$ ont été amassés et versés au Fonds d’électrification. Le prix de vente de chaque unité était à ce moment de 23,42 $, soit environ 10 $ de plus que lorsque la WCI a été lancée en 2014. Chaque crédit représente une tonne de CO2.

Malgré le départ de l’Ontario de la WCI, le marché est demeuré stable (Cloarec et Purdon 2018). L’offre de crédits n’a pas excédé la demande, ce qui a non seulement étonné les observateurs, mais a permis de comprendre la raison du bon fonctionnement de la WCI. Le marché carbone européen a longtemps souffert des bas prix du carbone causés par un excès de l’offre de crédits (même si cela a été réglé depuis). La WCI n’a pas souffert d’un problème similaire. Cela s’explique par deux raisons principales. D’abord, le Québec et la Californie se sont donné le pouvoir de fixer un prix minimal pour chaque unité d’émission (équivalente à une tonne de CO2). Ensuite, la province et l’État se sont aussi donné le pouvoir d’enlever du marché les unités non vendues pour s’assurer que l’offre n’excède pas la demande. Ces deux éléments de conception des politiques publiques expliquent le succès relatif de la WCI. Or, le surplus d’unités d’émissions observable au Québec (causé par une estimation trop élevée du plafond d’émissions en 2012) nous laisse croire que l’efficacité du marché est quelque peu compromise et suggère que le gouvernement devrait enlever des unités du marché.

En revanche, concernant la réduction des GES, une étude récente du Fonds monétaire international (FMI-IMF) montre que les bourses de carbone sont en pratique de 30 % à 60 % moins efficaces pour réduire les émissions de GES que les taxes carbone : elles rapportent 50 % à 70 % moins de revenus (IMF 2019). Cela s’explique notamment par le fait que les marchés du carbone s’appliquent généralement à une portion plus petite de l’économie. En outre, leurs coûts de gestion sont souvent plus élevés. Par ailleurs, d’autres mesures de lutte contre les changements climatiques peuvent diminuer le prix des crédits vendus aux enchères.

Ces conclusions, bien qu’obtenues à partir de données théoriques, sont pertinentes pour les autres provinces au Canada. L’étude du FMI suggère que des bourses de carbone au Canada seraient 60 % moins efficaces pour réduire les émissions de GES et rapporteraient 85 % moins de revenus qu’une taxe carbone comme celle en place en Colombie-Britannique.

Il faut noter en revanche que le système québécois de plafonnement et d’échange de droits d’émission (SPEDE) s’applique à 80 % de l’économie au Québec, contrairement à 70 % pour la taxe carbone en Colombie-Britannique. Alors que le FMI suggère que la taxe carbone est plus facile à mettre en place, qu’elle génère plus de revenus et qu’elle envoie un signal plus clair, l’expérience du Québec montre que lorsqu’il est bien conçu, le marché du carbone contribue au ralentissement des émissions et génère des revenus importants.

Finalement, pour un enjeu qui concerne les trois variables, notons que dans la mise en oeuvre de la WCI, le Québec a opté pour donner gratuitement des permis d’émission aux émetteurs industriels qui font face à la concurrence nationale ou internationale. En principe, ce choix permet d’éviter les « fuites de carbone » (ou carbon leakage), c’est-à-dire la délocalisation d’entreprises vers des juridictions sans tarification du carbone. Ces compagnies sont dites à « fortes émissions et exposées au commerce » (FEEC) ; parmi elles, Agropur, Alcoa, Arcelormittal, Bridgestone, Cascades, Énergie Valero, Lafarge, Rio Tinto Alcan et Transcanada Énergie (MELCC 2021).

Bien que ce choix diminue les revenus du gouvernement, le fait de donner ces permis d’émission n’a pas a priori d’incidence sur le total des émissions de GES. Aussi, de 2015 jusqu’à 2023, le nombre d’unités allouées gratuitement diminuera d’environ 1 à 2 % par année, ce qui fournira un incitatif à ces entreprises pour diminuer davantage leurs émissions. Ce modèle semble être une des méthodes utilisées au Québec afin de combiner la compétitivité des entreprises locales avec la lutte contre les changements climatiques.

Une question qui mérite d’être soulevée est de savoir si la vulnérabilité de toutes ces entreprises importe à la société de la même manière, au sens où certaines entreprises feront partie de l’économie verte de l’avenir tandis que d’autres non. Les secteurs pétrolier et gazier devront diminuer presque entièrement leurs activités dans un futur proche, ce qui nécessite au moins que les compagnies énergétiques qui ont investi dans ces secteurs devront les acheminer vers des secteurs plus verts. Par conséquent, l’allocation gratuite aux industries fossiles, comme pour les compagnies Valero ou Transcanada, ne devrait-elle pas être conditionnelle à un acheminement marqué de leurs investissements vers des secteurs non polluants afin d’accélérer la transition vers une économie verte ?

Recommandation 4 : Il est important d’évaluer la possibilité de rendre conditionnelle l’allocation gratuite de permis d’émission aux industries, telles que les industries pétrolières et gazières, qui ne composeront pas l’économie verte des prochaines décennies.

Cette recommandation témoigne de l’importance de faire appel à un cadre normatif qui agence les trois variables d’analyse que sont, rappelons-le, l’acceptabilité politique, l’équité et la réduction des GES. L’évaluation de cette conditionnalité pourrait contribuer à consolider l’acceptabilité politique des systèmes comme le SPEDE, tout en fournissant un incitatif à l’accélération de la décarbonisation. L’évaluation des différentes dispositions des systèmes de tarification du carbone, comme la taxe carbone et les marchés d’échange, à la lumière de ce cadre normatif, permettrait d’optimiser ces systèmes et d’assurer leur pérennité malgré les changements de gouvernement.

L’atteinte des cibles de manière juste et socialement acceptable au Québec

Le Québec avait, en 2012, dépassé sa première cible de réduction des émissions de GES : la province a coupé de 8 % ses émissions par rapport au niveau de 1990 (2 % de plus que l’objectif initial de 6 %)[4]. Pour 2020, le Québec s’est donné pour objectif de réduire de 20 % ses émissions, toujours par rapport au niveau de 1990. Or, l’inventaire québécois des émissions de GES publié en 2020, qui couvre les émissions jusqu’en 2018, affiche une réduction de seulement 6 % des GES par rapport à 1990 (Direction générale de la réglementation carbone et des données d’émission 2020). Le nouveau bilan indique une réduction des émissions dans le secteur industriel, le secteur des déchets et celui du chauffage industriel, résidentiel et institutionnel. Une augmentation a été observée dans les secteurs des transports, de l’électricité et de l’agriculture.

Entre 1990 et 2018, période durant laquelle on a observé cette réduction de 6 % des GES, le Québec a connu une hausse de 71,3 % de son PIB, tandis que sa population a augmenté de 20,1 % (MELCC 2020). Une diminution des émissions accompagnée d’une croissance économique révèle un scénario politique favorable pour la province. Notons toutefois que les émissions de GES dans le secteur industriel au Québec ont nettement diminué depuis les années 1990 (26,4 %), à la fois à cause de fermetures, de gains en efficacité énergétique et de nouveaux procédés moins émetteurs.

Face à ce scénario, il est légitime de se questionner sur l’efficacité du SPEDE québécois. Si le système fonctionne bien – avec un plafond d’émission qui diminue chaque année et un prix des crédits d’émission qui augmente, comme prévu dans les deux cas –, le Québec demeure incapable d’atteindre ses cibles. Cela ne peut pas nécessairement être imputé au SPEDE. Présentement, le mécanisme fonctionne bien et les problèmes observés dans le marché de carbone européen (SEQE-UE) ont été évités avec la WCI en Amérique du Nord. Les questionnements au sujet du SPEDE devraient donc concerner (a) l’abaissement supplémentaire du plafond et l’augmentation des coûts d’émission (qui s’observeront sur toute la chaîne de consommation) ; (b) les allocations gratuites d’émission ; (c) l’incidence de (a) et (b) sur l’économie et l’acceptabilité politique du SPEDE. Il est très important de noter néanmoins, comme le Plan pour une économie verte (PEV) de 2020 et ses lacunes l’ont mis en évidence, qu’une série de mesures – concernant notamment l’électrification des transports, l’écofiscalité et la productivité énergétique – doit complémenter la tarification du carbone et peut être tout aussi imputable du manque de synergie nécessaire pour l’atteinte des cibles. Cela dit, cet article se concentre sur les mesures relatives à la tarification du carbone.

Si les efforts du secteur industriel et ses importantes réductions méritent d’être salués, l’augmentation constante des émissions dans le secteur des transports indique que l’effet du marché du carbone dans ce secteur devra se faire sentir davantage. En effet, il est possible de prévoir qu’avec l’augmentation du prix des crédits d’émission et la baisse du plafond, il y aurait des répercussions sur le prix de l’essence, qui passerait de 0,05 $ le litre, en 2021, à 0,20, 0,30 ou 0,40 $ le litre dans les années subséquentes. L’effet sur les ménages se ferait alors sentir.

Cette augmentation mettrait en évidence l’importance de considérer conjointement les variables de l’acceptabilité politique, de l’équité et de la diminution des GES. En effet, si l’augmentation des prix des crédits d’émission se fait sentir à la pompe dans les stations-services, l’acceptabilité politique du marché du carbone risque d’être affectée. Cette augmentation est pourtant nécessaire pour que le Québec atteigne ses cibles. Il faudra donc présenter à la population un plan qui démontre comment les revenus de la tarification du carbone contribuent à la société québécoise, notamment en termes de création d’emplois et d’attraction d’investissements, étant donné que les revenus du SPEDE ne payent pas de dividendes à la population.

Concernant la réduction des GES, nous devons nous demander comment utiliser le système de tarification du carbone pour en faire davantage. En ce sens, une première idée dans le contexte de la tarification du carbone est de monter le prix pour une unité d’émission (comme couvert plus haut). Ce raisonnement s’applique aux provinces qui utilisent la taxe carbone et la solution fédérale.

Or, avec un marché du carbone comme celui du Québec, ce qui importe est moins le prix que le plafond (ou le nombre de permis). C’est moins en augmentant le prix de base qu’en diminuant le nombre de permis d’émission que le système de tarification du carbone diminuera les émissions de GES de la province. La WCI a été conçue pour réduire en 2020 les émissions de 15 % par rapport à 2005. L’objectif du Québec était d’atteindre en 2020 la cible de 20 % de réduction des émissions de GES par rapport à 1990, qui étaient alors de 86,5 Mt CO2eq. En 2016 elles étaient de 78,6Mt CO2, soit une diminution de 9,1 % (Direction générale de la réglementation carbone et des données d’émission 2018). Notons que l’année de référence pour les cibles du Québec est 1990, tandis que le dernier rapport du GIEC utilisait 2010, année où elles étaient de 81,2 Mt CO2eq. Pour arriver à une réduction de 45 % de GES en 2030 par rapport à 2010, une diminution de 36,53 Mt CO2eq est nécessaire pour atteindre la cible de 44,66 Mt CO2eq (ce qui signifie une réduction de 51,6 % par rapport au niveau de 1990). Sachant que le Québec n’a pas atteint pas ses cibles de 2020 de 20 % (Direction générale de la réglementation carbone et des données d’émission 2020), une réduction considérable devra être réalisée pendant la décennie suivante. Le gouvernement a annoncé lors de sa présentation du Plan pour une économie verte du Québec que 42 % des mesures pour l’atteinte des cibles de réduction de 37,5 % en 2030 par rapport à 1990 ont été identifiées dans ledit PEV. Le plan prévoit des mises à jour annuelles afin d’ajuster ses actions au vu du progrès réalisé[5].

Recommandation 5 : Que le Québec bonifie chaque année son Plan pour une économie verte, afin que les mesures permettent d’atteindre les cibles de réduction mises de l’avant par le GIEC, soit une réduction de 45 % en 2030 par rapport au niveau de 2010 et des émissions zéro net en 2050.

Recommandation 6 : Que lors des prochains inventaires d’émission de GES de la province, une évaluation soit faite pour savoir dans quelle mesure le plafond annuel d’émission diminue à un rythme adéquat, tant par rapport aux cibles de l’Accord de Paris que celles du GIEC. Dans le cas où ce deuxième objectif ne serait pas en voie d’être atteint, le gouvernement devrait veiller à ce que le plafond diminue plus rapidement.

Dans un contexte où la province n’atteint pas ses cibles, il est primordial, à la fois pour accroître le soutien politique du marché du carbone et pour réduire davantage les émissions de GES du Québec, que le nouveau fonds soit géré à partir de principes directeurs visant la mise en oeuvre d’une économie verte. Notons que le Conseil de gestion du Fonds vert, maintenant aboli, avait été créé lorsque les dépenses insensées du Fonds vert ont été révélées. Les exemples dénombrés en 2016 – comme 800 000 $ versés à Air Canada pour l’installation d’ailettes, ou 2,3 M$ pour le remplacement d’un avion d’Air Inuit, ou encore les 6 M$ versés à Ultramar-Valero pour la construction d’un oléoduc (Lecavalier 2016) – ont montré que le Fonds vert était utilisé pour combler le manque des ministères plutôt que pour remplir sa mission de diminuer les émissions de GES de la province. Depuis, plusieurs journalistes et experts ont dénoncé le manque de transparence dans la gestion des fonds. Par conséquent, un critère pertinent pour l’utilisation des fonds générés par la tarification du carbone est l’estimation du montant dépensé par tonne de CO2eq coupée.

Recommandation 7 : Que le Québec s’assure d’utiliser les fonds générés par la tarification du carbone pour décupler la réduction des GES visant la décarbonisation. Pour ce faire, une estimation du coût par tonne de CO2eq coupée doit être faite pour chaque dépense du fonds.

Cette recommandation souligne également l’avantage de faire appel à un cadre normatif qui comprend les trois variables (acceptabilité politique, équité et réduction des GES). L’estimation du coût par tonne de CO2eq coupée est un facteur qui permet de guider l’attribution des fonds générés par la tarification du carbone. Or, il est possible de croire qu’à différents moments de la transition énergétique, des réductions coûteuses soient autorisées dans l’optique d’augmenter l’acceptabilité politique de certaines mesures. Par exemple, vu que le nouveau PEV prévoit l’interdiction de la vente de véhicules neufs à essence après 2035, les subventions pour l’achat de véhicules électriques en vigueur présentement (au fédéral et au provincial, de 5000 $ et 8000 $ respectivement) contribuent à l’acceptabilité politique de l’interdiction. De plus, en stimulant le marché des véhicules électriques avec de telles subventions et en considérant l’interdiction de 2035, la production de ces véhicules électriques augmentera et leur prix diminuera, favorisant du coup l’équité d’accès à ces véhicules. Les mesures en vue d’accélérer la transition sont nombreuses. Un cadre normatif combinant acceptabilité, équité et réduction des GES permettrait d’optimiser l’utilisation des fonds dans l’optique d’accélérer la transition.

Il faut toutefois souligner que l’abolition du Conseil de gestion du Fonds vert ainsi que de Transition énergétique Québec et leur rapatriement respectif par le ministère de l’Environnement et le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles n’ont pas de base scientifique rigoureuse. Aucune étude ne montre que cette manière de procéder soit garante de transparence, d’efficacité et de meilleure gestion des fonds. Au contraire, cette décision risque d’accroître l’opacité de la gestion des fonds et l’opacité des processus décisionnels risque de diminuer l’acceptabilité politique de la tarification du carbone au Québec (VGQ 2016). Ce recul serait grandement dommageable pour la réputation de la tarification du carbone comme politique climatique, tout comme pour les perspectives de la construction d’une économie verte.

Recommandation 8 : Que la gouvernance de l’utilisation des revenus de la tarification du carbone au Québec soit pensée à la lumière des variables de l’acceptabilité politique, de la réduction des GES et de l’équité.

La transparence dans la gestion et l’utilisation des fonds facilitera l’acceptabilité politique de la tarification du carbone au Québec pour la prochaine décennie. Cette acceptabilité est donc un facteur important dans le choix du système de gouvernance pour la tarification du carbone. Outre les procédures transparentes favorisant l’acceptabilité, l’attribution des revenus visant la réduction des GES et l’équité pourrait également favoriser l’acceptabilité politique de la tarification. Il est possible de croire qu’avec une agence indépendante des ministères, à l’abri de l’ingérence politique et mandatée pour utiliser les revenus de la tarification du carbone dans le but de diminuer les émissions de GES de la province, le Québec aura la possibilité de devenir un exemple mondial en matière de construction d’une économie verte.

Conclusion

Cet article a démontré l’importance d’intégrer un cadre d’analyse basé sur les notions d’acceptabilité politique, d’équité et de réduction des GES afin d’augmenter le support pour la tarification du carbone au Québec et au Canada, ainsi que de distribuer ses revenus de manière optimale. La tarification du carbone jouera un rôle central dans la décarbonisation de l’économie canadienne, dans la mesure où ces variables sont sérieusement prises en compte par les décideurs politiques et au sein des systèmes de gouvernance.

La tarification du carbone subira les tests que plusieurs politiques ont subis par le passé. Lorsque des critiques s’élèveront sur les dysfonctionnements de certaines de ses facettes (comme sur la gestion du Fonds vert au Québec), les responsables politiques et la société civile devront apporter leur soutien à la mesure et trouver des moyens adéquats pour l’améliorer. Il sera important d’éviter que les acteurs politiques puissent exploiter d’éventuelles défaillances dans ces mesures à des fins électorales.

Le Québec en particulier devra faire preuve de leadership au sein de la fédération canadienne. Le gouvernement fédéral actuel a besoin de soutien pour mettre en place, maintenir et étendre la tarification du carbone dans toutes les juridictions du pays où de telles politiques n’existent pas. La dimension constitutionnelle de cette question étant réglée, les dimensions morale et politique se révèlent.

Le Québec doit consolider son rôle de chef de file en matière de tarification du carbone. Un rôle qui s’étend désormais au-delà de son territoire. Un rôle délicat, mais qui pourrait ouvrir la voie à d’autres projets de coopération en matière d’action climatique, comme des accords pour l’hydro-électricité ou la connexion intermétropolitaine de réseaux ferroviaires.