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Qui de mieux pour traiter de l’éternelle question de la participation citoyenne aux élections que le professeur André Blais (Université de Montréal), expert mondial de longue date en la matière ? Lui et son collègue chercheur Jean-François Daoust nous présentent un court ouvrage à l’objectif clair et invitant : par l’analyse statistique, produire l’explication la plus parcimonieuse possible des taux de participation électorale.

L’ouvrage débute par un chapitre méthodologique. L’hypothèse de départ des auteurs se veut simple : ce sont les motivations individuelles qui permettent le mieux d’expliquer la participation électorale. D’autres facteurs communs dans la littérature comme les ressources et le contexte peuvent jouer, mais ils sont de rang inférieur. Quatre motivations sont retenues : deux d’ordre général, l’intérêt pour la politique et le devoir de citoyen, et deux circonstancielles, l’intérêt pour l’élection en jeu (care) et la facilité à voter. De plus, les deux motivations générales sont présumées constantes durant la vie de l’électeur. Leur modèle complet de régression est composé de ces quatre variables, plus deux démographiques (âge et éducation), et chacune des élections comme effet fixe. Ce modèle est mis à l’épreuve sur un ensemble d’électeurs potentiels à 24 élections au Canada et en Europe, entre 2011 et 2015.

Les chapitres 2 à 6 analysent les facteurs un à un. Le second passe rapidement sur l’âge et l’éducation, pour en démontrer l’importance d’un point de vue quantitatif. Vient ensuite un chapitre par motivation. La motivation « intérêt » (chap. 3) est définie comme un intérêt général envers la politique sur une échelle de 0 à 10 (p. 34). Le devoir (chap. 4) est mesuré en demandant au sondé s’il se sentirait coupable de ne pas aller voter, sur une échelle de 1 à 4 (p. 48-49). Cette motivation diffère de l’intérêt par son aspect moral, elle en appelle à la conscience de l’agent. Le care (chap. 5) est plus précisément formulé comme un intérêt pour le résultat électoral en jeu, de 0 à 10. La facilité à voter (chap. 6) est elle aussi subjective. Au lieu d’une mesure objective des obstacles au vote, ils demandent aux sondés de noter de 1 à 4 leur propre aisance à voter.

À ce point, les résultats préliminaires par régressions partielles montrent que les quatre motivations sont significatives. On remarque une corrélation positive entre intérêt et devoir, et une négative entre devoir et care, car un agent qui vote par devoir ne devrait pas être influencé dans sa décision par les enjeux électoraux (p. 59). Le facteur facilité est moins influent que les trois autres, mais les auteurs notent que la grande majorité des répondants (78 %) ayant répondu « facile » ou « très facile » (p. 67), la variable est délicate à interpréter.

Les chapitres 7 et 8 cherchent respectivement à évaluer la force de l’habitude et du contexte. Expliquer la participation électorale par un geste habituel est presque un lieu commun. Les auteurs insistent sur l’automaticité du vote habituel, autrement dit une insensibilité au contexte (p. 73). S’appuyant sur une revue exhaustive de la littérature quantitative, ils concluent que les effets de l’habitude stricto sensu sont difficiles à démontrer et que, de toute façon, si l’intérêt et le devoir sont conçus comme persistants, ceux-ci deviennent fonctionnellement équivalents tout en étant plus faciles à mesurer puisqu’ils résultent d’une autoévaluation subjective (p. 91). L’ensemble de données à la disposition des auteurs ne permettant pas l’analyse temporelle de long terme, ils recourent à l’âge comme substitut, suivant l’hypothèse que les personnes sont plus susceptibles en vieillissant de développer une habitude à voter. La relation est rejetée, mais si on lit les tableaux de régression, il y a bien une interaction significative négative entre l’âge et l’intérêt (l’effet de la variable intérêt diminue avec l’âge), même si les trois autres interactions sont non significatives (p. 82-83). L’étude du contexte (chap. 8) se fait par une analyse des variances dans un modèle mixte avec les élections comme effets fixes. Le constat est sans équivoque : 94 % de la variance provient des différences entre individus, et 6 % seulement des différences entre élections (p. 93). Une élection ou une autre ne change pratiquement rien.

Dans leur conclusion de l’ouvrage, les auteurs écrivent que ce sont les motivations qui expliquent le mieux la propension à voter et celles-ci présentent une « forte stabilité » (p. 103). La facilité est retenue même si son importance est moindre, mais ils avancent qu’il est de plus en plus facile de voter (p. 104), ce qui semble un peu simpliste comme observation étant donné les controverses en cours aux États-Unis depuis plusieurs années. D’ailleurs, l’analyse aurait gagné en force si elle avait inclus des données américaines. À la toute fin, les auteurs proposent quelques implications politiques de leurs découvertes. Comme les motivations sont importantes, il faut attirer les électeurs en transformant les jours de scrutin en « festivités » (p. 108-109). Ce n’est pas sérieux ; cette section a manifestement été rédigée à la hâte.

Nous avons affaire ici à une analyse strictement quantitative de la participation électorale. Tout repose donc sur les données, les modèles et les hypothèses de départ. Les données s’avèrent d’emblée problématiques par leur temporalité limitée, soit de 2011 à 2015. Cela ne permet pas de différencier les époques. Pourtant, il y a une tendance lourde à la baisse des taux de participation : aux élections fédérales canadiennes, la moyenne des taux était de 74,8 % pour la période 1945 à 1988 et de 64,1 % de 1988 à 2021. Le portrait était essentiellement le même aux législatives françaises : 77,8 % de 1945 à 1986 contre 61,3 % de 1988 à 2017. Non seulement les auteurs n’ont pas les données pour expliquer cette baisse, mais ils ne semblent pas s’y intéresser non plus. Si les motivations sont persistantes, qu’est-ce qui a changé après les années 1980 ? Pour ce qui est des modèles, on aurait aimé plus de détails, notamment des remarques sur les coefficients de détermination souvent faibles, et des tests de type « critères d’information » sur les modèles où l’on ajoute progressivement des variables. Enfin, l’analyse aurait bénéficié de l’inclusion de quelques variables supplémentaires, ne serait-ce que pour démontrer statistiquement leur non-pertinence.

Bien que les auteurs aient cherché à produire le modèle le plus simple possible, on est en droit de se pencher sur la pertinence de certaines hypothèses de départ. La persistance des deux motivations générales est posée, mais elle n’a pas pu être testée dans le cadre d’une étude ponctuelle. Pouvoir distinguer l’intérêt général de l’intérêt spécifique à l’élection (care) dans un si court laps de temps n’est pas du tout évident ; d’ailleurs, l’ouvrage rappelle fréquemment leur corrélation assez forte. Alors, si le devoir est un peu mal défini de l’aveu des auteurs (p. 48-49), si le devoir et le care sont reliés autant conceptuellement que statistiquement à l’intérêt général, et si ni la facilité (subjective) à voter, ni le contexte électoral ne pèsent lourd, il reste le constat suivant : les citoyens qui s’intéressent à la politique votent plus que ceux qui n’y sont pas intéressés.

Le lectorat recherché n’est pas clairement identifiable. Le spécialiste d’études électorales quantitatives n’y trouvera pas vraiment son compte et préférera lire les articles scientifiques des auteurs, là où il trouvera les détails méthodologiques essentiels qui auraient alourdi cet ouvrage. En revanche, le citoyen sans expérience des statistiques avancées pourra sauter les trois quarts de l’ouvrage sans rien perdre, mais parions qu’il sera déçu de la conclusion.