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Parmi les multiples dimensions de la pandémie de COVID‑19, celle concernant la circulation de la désinformation et des « théories du complot » (TC) a indéniablement occupé une place centrale dans les préoccupations gouvernementales, la couverture médiatique et le champ scientifique depuis le début de la crise. À preuve, l’effet de mode autour de l’usage, fort peu critique mais très performatif, de la notion d’« infodémie » dans le discours public (Simon et Camargo 2021). Tedros Adhanom Ghebreyesus (OMS 2021), directeur général de l’Organisation mondiale de la santé, affirmait ainsi que « les fausses nouvelles se propagent plus rapidement et plus facilement que ce virus et sont tout aussi dangereuses ». De leur côté, la Fondation Jean Jaurès et Conspiracy Watch ont parlé à ce propos de « l’épidémie dans l’épidémie » (Reichstadt et Fourquet 2020).

Dans les faits, l’hypothèse d’un essor considérable des TC dans le temps fait débat dans le champ scientifique (Uscinski et al. 2022), tout comme certaines études qui tempèrent fortement la démonstration de leur viralité au sein de l’écosystème informationnel (Allen et al. 2020). Il n’en reste pas moins qu’une partie de la population mondiale, peut-être minoritaire mais non négligeable, est exposée et adhère à ces « théories ». À cet égard, les réseaux socionumériques sont souvent pointés du doigt. Selon certaines études, de 20 à 25 % des publications sur Facebook et Twitter concernant la COVID‑19 étaient fausses (Brin et al. 2021), avec des différences entre les plateformes, selon le type d’interactions que leur ergonomie favorise (Cinelli et al. 2020 ; Theocharis et al. 2021). Il importe d’ailleurs de distinguer l’exposition de l’adhésion (Reichstadt et Fourquet 2020). La métaphore virale atteint, à cet égard, une autre limite (Anderson 2021) : être exposé à un contenu ne signifie pas qu’on y adhère automatiquement, et Sylvain Delouvée (2015) d’ajouter, faisant référence aux dynamiques de rumeurs, qu’on peut même répéter sans nécessairement croire.

En tout état de cause, si l’on craignait déjà de vivre dans un univers de post-vérité (McIntyre 2018 ; Macnamara 2020), il faut bien admettre que dans le contexte de la COVID‑19, la crainte était exacerbée par le risque que de fausses croyances puissent justifier, voire induire, la délinquance par rapport aux mesures sanitaires, ce que nombre d’études ont par la suite confirmé (Barua et al. 2020 ; Bertin, Nera et Delouvée 2020 ; Bierwiaczonek, Kunst et Pich 2020 ; Freeman et al. 2020 ; Maftei et Holman 2020 ; Romer et Jamieson 2020 ; Allington et al. 2021). Ce contexte particulier de panique épistémique met en lumière une autre difficulté associée à l’étude du conspirationnisme, à savoir la forte connotation péjorative, voire stigmatisante, du terme lui-même et son usage intensif dans l’espace public, visant aussi parfois à disqualifier des prises de parole critiques. Cela a parfois conduit à des amalgames et à une confusion entre, d’une part, la pensée conspirationniste et, d’autre part, la contestation, légitime sous plusieurs aspects, de certaines mesures sanitaires, la seconde étant largement perçue comme résultant de la première. Si les deux ont souvent été liées dans le contexte de la pandémie, elles n’en demeurent pas moins distinctes.

Le conspirationnisme peut ainsi être défini comme une forme de pensée selon laquelle la plupart des événements s’expliquent par l’existence d’une conspiration menée en secret par une élite qui poursuit des intérêts malveillants (Dentith 2014 ; Mahl, Schäfer et Zeng 2022). Dans le cas de la COVID‑19, la « conspiration[2] » que supposent ces « théories » peut mener à croire que les élites auraient volontairement créé le virus ou fait croire à son existence, l’auraient diffusé, ou auraient profité de la pandémie pour instaurer un contrôle strict des populations, par le biais par exemple de la technologie 5G (Shahsavari et al. 2020). Ce type de croyance fait partie d’un registre très étendu, nous plaçant face à un ensemble de « théories » foisonnantes et protéiformes (Madisson et Ventsel 2021).

Plus largement, le conspirationnisme est une pensée riche et complexe liée à une certaine perception du pouvoir. Sa terminaison en « ‑isme » interpelle la notion d’idéologie, « une doctrine, une morale, une vision de la société » (Dieguez et Delouvée 2021, 13). Il recèle à la fois un caractère épistémologique sur le secret (et par extension, une méthode réputée fiable de révélation) (Dentith et Orr 2018), un caractère politique lié à la question du pouvoir (et à une vision négative de celui-ci) (Giry 2015), et enfin une désapprobation morale de l’action qu’il interprète comme une menace (Leone, Giacomantonio et Lauriola 2019).

Si les TC les plus extravagantes, telle celle suggérant que la terre est plate, s’imposent à l’esprit lorsque vient le temps d’appréhender le phénomène, le conspirationnisme couvre un champ beaucoup plus large qu’il convient d’appréhender avec subtilité. On peut, en effet, exprimer différents degrés d’adhésion au conspirationnisme, selon notamment les niveaux de doute et de conviction : soupçonner que des dynamiques importantes demeurent cachées derrière un événement, ou contester ouvertement la version officielle des autorités quant à cet événement, comprend des éléments que l’on peut associer aux caractéristiques d’une vision conspirationniste modérée. Dans certains contextes et cas, ces modes de pensée peuvent se généraliser. Le point de bascule est atteint lorsque l’extrapolation de ce doute mène à refuser toutes ces explications « officielles », et même à rejeter le sens commun en bloc, et remettre en question la réalité elle-même dans laquelle on croit vivre (Franks et al. 2017).

L’usage et l’idée mêmes d’une notion de « conspirationnisme modéré » peuvent susciter l’étonnement, voire une certaine gêne, en particulier en raison de la connotation négative et disqualifiante du mot. Comme le souligne une partie de la littérature critique citée précédemment, ce terme ne recouvrerait-il pas des postures qualitativement très différentes, à savoir, d’un côté, la pensée conspirationniste « légère » et, de l’autre, des formes de défiance et des postures critiques justifiées de manière rigoureuse ? Dans les faits, cette contradiction théorique apparente ne semble pas insurmontable. La pensée complotiste n’est pas tranchée ou binaire. Il n’y a pas une séparation nette entre être ou ne pas être complotiste. Par ailleurs, la variable centrale de cette étude est l’adhésion au conspirationnisme et non les attitudes de défiance, la participation politique ou les modalités de l’action politique. Il ne s’agit donc pas de savoir si les attitudes de défiance sont du complotisme, mais de voir si et dans quelle mesure l’adhésion plus ou moins forte au complotisme est corrélée à des attitudes de défiance. On peut donc être critique sans adhérer au conspirationnisme ou en y adhérant un peu. Tout comme chez l’adhérant conspirationniste convaincu, certaines postures critiques peuvent être tout à fait justifiées alors que d’autres, pas du tout. Le point de rupture, on l’a dit, réside en une généralisation de la pensée conspirationniste en tant qu’explication globalisante et systématique. Elle s’apparente en cela à une forme d’extrémisme, distincte d’un conspirationnisme ordinaire ciblé sur des critiques politiques concrètes et potentiellement constructives.

Durant la pandémie de COVID‑19 au Québec, les études portant sur l’action d’influenceurs conspirationnistes ont montré que ceux-ci étaient plutôt issus d’une coalition de mouvements libertaires, conservateurs, religieux, survivalistes et New Age (Carignan et al. 2022 ; Geoffroy, Boily et Nadeau 2022). Dans le discours de ces leaders, les fausses croyances concernant la pandémie s’articulaient autour d’une vision conspirationniste du monde qui visait à s’insurger contre l’ingérence soudaine et indue du gouvernement dans la vie quotidienne des populations (Carignan et al. 2022).

Au-delà des modes de circulation de discours à connotation conspirationniste, il est essentiel de mieux comprendre les facteurs qui peuvent mener à l’adhésion à de telles « théories », comme le sentiment d’impuissance (Biddlestone, Green et Douglas 2020), l’optimisme ou le pessimisme (Jovančević et Milićević 2020), la santé psychologique (De Coninck et al. 2021), le soutien aux mesures sanitaires (Dubé et al. 2020) ou la sympathie à l’égard de la violence (Levinsson et al. 2021 ; Miconi et al. 2022b). C’est dans cette perspective que s’inscrit la présente recherche qui explore les facteurs psychosociologiques favorisant l’adhésion au conspirationnisme. Ce faisant, elle entend apporter sa modeste contribution à une littérature abondante et parfois contradictoire sur la question (van Mulukom et al. 2022).

D’abord, notre recherche documente le phénomène au Québec auprès d’un échantillon appréciable et représentatif de 2000 répondants âgés de quatorze ans et plus. La situation au Québec pourra ainsi être mise en perspective avec les résultats d’autres recherches ailleurs dans le monde. Ensuite, la littérature a identifié un grand nombre de variables corrélées à la pensée conspirationniste, montrant bien la complexité du phénomène. Cela soulève le défi d’intégrer cette multiplicité de variables dans un cadre théorique cohérent. C’est à cet effort que l’on souhaite également contribuer, en analysant le positionnement de variables diverses les unes par rapport aux autres. Ainsi, plutôt que d’espérer rapporter ces effets à un seul type de variable, nous souhaitons contribuer au développement d’une approche multifactorielle du phénomène. Nous avons, à cette fin, extrait de la littérature les regroupements de variables dont nous proposons une synthèse, les désignant comme « vecteurs d’adhésion ».

Cet article procède en trois temps. Il s’agira d’abord de faire un survol de quelques principales approches visant à expliquer l’adhésion au conspirationnisme. Nous nous intéresserons ensuite aux diverses propositions de catégorisation des facteurs d’adhésion afin d’en proposer une synthèse qui sera confrontée aux données de notre sondage. Au terme de cet exercice, nous serons en mesure de contribuer à caractériser les vecteurs d’adhésion au conspirationnisme qui sont à l’oeuvre au Québec et de proposer des pistes pour les recherches futures.

Modèles explicatifs du conspirationnisme

La mise en cause d’un défaut de raisonnement est l’une des explications fréquemment données concernant l’énigme de l’adhésion à des croyances marginales. Cette vision explicative dominante a donné lieu à trois grands types d’approches concurrentes.

La première, fondatrice, est celle de Richard Hofstadter (1964, 43), qui traite d’un « style paranoïaque » incarné à la fois dans une vision du monde et dans un mode d’expression. Cette paranoïa est de nature politique, concernant un groupe plutôt que l’individu, mais partage avec la paranoïa clinique le fait d’être « exagérément suspicieux et agressif » et de « verser dans une forme d’expression grandiloquente et apocalyptique ». L’ambivalence de cette analogie entre paranoïa clinique et paranoïa politique tend à aborder l’adhésion en termes psychopathologiques, décrivant le conspirationnisme comme une forme de délire (Butter, Knight et Albert 2015), ou du moins d’obsession pathologique (Dieguez et Delouvée 2021).

Même si finalement fort peu de chercheurs souscrivent à une telle approche psychopathologique du conspirationnisme, il demeure de bon ton dans la littérature de s’en dissocier et de lui préférer d’autres approches. Représentatifs d’un second courant de pensée, Cass R. Sunstein et Adrian Vermeule (2009) posent plutôt que le conspirationnisme est la résultante d’une « défaillance épistémologique », reprenant l’expression de Russell Hardin (2002) qui l’associe à la pensée politique extrémiste portée par une connaissance faible et biaisée d’un sujet. Le conspirationnisme, sorte d’information bon marché, aurait alors pour fonction de réduire le doute en situation de déficit d’informations fiables (Marchlewska, Cichocka et Kossowska 2018), pouvant parfois paradoxalement découler d’une surabondance d’informations qui outrepasse les processus visant à trier et jauger cette information (Bronner 2013). Ce déficit de connaissances peut découler autant de situations de crise, d’inégalités informationnelles que de situations de polarisation entre les groupes (Sunstein et Vermeule 2009).

La troisième approche représentée par Joseph E. Uscinsky et Joseph M. Parent (2014) conteste cette idée que le conspirationnisme offre des réponses simples en cas d’incertitude et rappelle que certaines théories sont beaucoup plus complexes, voire alambiquées, que les explications officielles. Pour ces auteurs, il n’y a pas de facilité à adhérer au conspirationnisme, et la nature de cet effort est intrinsèquement politique. Ils expliquent ainsi l’adhésion au conspirationnisme comme une « réaction aux asymétries politiques perçues », faisant du conspirationnisme une stratégie de réponse des groupes vulnérables face à une situation de menace. En ce sens, elle serait, selon leur formule provocatrice, propre aux « perdants » (losers) (ibid.), c’est-à-dire liée à une perception de pouvoir politique injustement asymétrique.

Ainsi résumées grossièrement, ces trois approches ont été élaborées en se contestant l’une et l’autre et, par conséquent, pourraient apparaître incompatibles. Or, elles sont toutes trois plausibles et en partie révélatrices de la complexité du phénomène. Ainsi, plutôt que de chercher un motif unique et ultime d’adhésion au conspirationnisme, nous soutenons que ces trois approches peuvent être considérées comme l’ébauche d’autant de vecteurs distincts et complémentaires d’adhésion au conspirationnisme, présents simultanément et pouvant interagir sur des échelles différentes. Ainsi, si (1) l’approche fondatrice de Hofstadter s’intéresse à des facteurs psychopathologiques, dans lesquels prédominent les variables de bien-être psychologique que nous associerons aux motifs existentiels d’adhésion au conspirationnisme liés au besoin de contrôle, (2) Sunstein et Vermeule s’intéressent plutôt à la question de l’épistémologie sociale et de la cognition collective, interpellant les motifs épistémologiques d’adhésion, et au besoin de faire sens, et (3) Uscinki, à ses implications idéologiques ou partisanes, et à l’identité de groupe, faisant référence au besoin d’appartenance.

On remarque d’ailleurs dans la littérature de nombreuses variantes de cette proposition de tripartition des vecteurs d’adhésion au conspirationnisme (tableau 1). Les trois catégories de facteurs décrivent l’adhésion comme le résultat d’un « raisonnement motivé » (Kunda 1990), processus motivationnel visant à répondre à des besoins idéologiques et psychologiques (Miller, Saunders et Farhart 2016)[3]. On peut attester de l’effet de l’un ou l’autre de ces vecteurs en les jumelant chacun à une multiplicité de variables qui ont pu être associées à l’adhésion au conspirationnisme dans la littérature, tel que relaté par exemple dans la revue d’Andreas Goreis et Martin Voracek (2019).

Tableau 1

Dénomination des vecteurs d’adhésion au conspirationnisme dans la littérature

(recensés pour cette publication)

Dénomination des vecteurs d’adhésion au conspirationnisme dans la littérature

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Dans cette logique, le besoin de faire sens est lié à des motifs épistémologiques d’adhésion au conspirationnisme qui concernent la compréhension du monde. Ils visent à rendre intelligible un phénomène étrange, inattendu ou inquiétant (Sunstein et Vermeule 2009). Face à cette quête d’explications, la simplicité de la réponse, sa cohérence interne, sa correspondance à l’intuition sont les caractéristiques des théories du complot qui sont mises à profit (Marchlewska et al. 2018). Ces motifs proviennent davantage de personnes qui favorisent les raisonnements plus intuitifs qu’analytiques et combinant superstition, pensée symbolique et magique, croyances paranormales et spirituelles, qui peuvent à leur tour être liés au pessimisme, à l’anxiété et à la méfiance envers les inconnus (Oliver et Wood 2018). Ils sont associés à une recherche active de réponses, toutes sources confondues, ainsi qu’à des visions holistiques du monde propres aux croyances religieuses, y compris leurs manifestations contemporaines liées, par exemple, à la santé naturelle (Geoffroy, Boily et Nadeau 2022).

Le besoin de contrôle interpelle les motivations existentielles d’adhésion au conspirationnisme, qui concerne le sentiment de perdre prise sur sa propre vie. Il se trouve ainsi parfois lié à une faible estime de soi et les motifs d’adhésion découlant de cette catégorie apporteraient à l’individu un sentiment de sécurité et de contrôle sur la situation, et peuvent en ce sens être associés au sentiment de dépression ou d’anxiété (De Coninck et al. 2021) et de perte de sens (Miconi et al. 2022a). La précarité préalable qui active cette motivation peut avoir différentes sources (politiques, économiques, culturelles, etc.) et est ressentie de manière relative (comparaison avec les autres) et dynamique (sensibilité aux variations) (Gurr 1970). Si elle prend racine dans des conditions individuelles, cette sphère peut appeler des réponses politiques, encourager une participation politique contestataire (Imhoff, Dieterle et Lamberty 2021) ou se rapporter à un sentiment d’efficacité politique (Beaumont 2010).

Alors que le sentiment de menace est individuel dans le besoin de contrôle, il devient collectif dans les motifs identitaires qui supportent le besoin d’appartenance. Se référant ici au volet identitaire de l’action politique, le complotisme se trouve lié à l’orientation politique (Enders et Smallpage 2019), aux indicateurs classiques de « right wing autoritarism » et de « social dominance orientation » (Imhoff et Bruder 2014), et au narcissisme de groupe (Biddlestone et al. 2021). Ainsi, le conspirationnisme contribue à la radicalisation, transforme la peur en colère en lui fournissant une cible d’action (Jolley et Paterson 2020), et entre en résonance avec les croyances rigides liées à l’extrémisme idéologique (van Prooijen, Krouwel et Pollet 2015). Il peut être associé à la perception du groupe et au sentiment d’appartenance et de soutien social, comme aux dynamiques de confiance ou de méfiance (Breakwell et Jaspal 2021).

Ces trois vecteurs généraux d’adhésion au conspirationnisme peuvent opérer de manière relativement indépendante, mais ils peuvent aussi interagir entre eux et agir de manière cumulative. En d’autres termes, imputer les problèmes sociaux à une élite malveillante peut correspondre, tout à la fois, mais à des degrés divers, à ces trois ensembles motivationnels. Ainsi, le conspirationnisme rend intelligible un phénomène social, par essence complexe, de façon à donner prise sur le réel et agir collectivement face à une menace. Ces trois vecteurs expliquent tous que le conspirationnisme a d’autant plus de chances de s’exprimer dans un moment de crise, ou du moins de grande confusion et auprès de populations éprouvant différents niveaux d’insécurité (van Prooijen et Douglas 2017).

Méthodologie

Dans le but d’explorer cette configuration de facteurs d’adhésion au conspirationnisme au Québec, la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents (UNESCO-PREV) a mandaté la firme Léger pour effectuer un sondage, du 19 mai au 6 juin 2021, auprès de 4500 Canadiens de 14 ans et plus, dont 2000 répondants en provenance du Québec.

L’objectif central de ce sondage visait à mesurer le degré d’adhésion de la population générale à la pensée conspirationniste et d’y associer certaines variables afin de dégager des vecteurs d’adhésion. Le niveau d’adhésion au conspirationnisme y est mesuré grâce à l’échelle conçue par Robert Brotherton, Christopher C. French et Alan D. Pickering (2013), composée de quinze énoncés qui s’articulent autour de cinq facettes distinctes du conspirationnisme : le contrôle de l’information, la malfaisance des gouvernements, les conspirations internationales, les menaces à la santé et la liberté, et finalement les conspirations surnaturelles[4]. L’adhésion à chaque énoncé est évaluée sur une échelle à cinq niveaux (certainement vrai, probablement vrai, indécis, probablement pas vrai, certainement pas vrai). Nous avons complété cette mesure d’adhésion par une deuxième série d’énoncés faisant référence à des théories du complot spécifiques (comme celle concernant le 11 septembre 2001 ou le mouvement QAnon), notamment liées à la COVID‑19 (effets du 5G ou dangers connus de la vaccination). L’addition de tous ces niveaux d’adhésion permet d’attribuer à chaque répondant un indicateur d’adhésion au conspirationnisme.

Cet indicateur permet de distinguer trois sous-groupes selon leur niveau d’adhésion au conspirationnisme afin d’effectuer certaines comparaisons (tableau 2) :

Tableau 2

Niveaux d’adhésion au conspirationnisme

Niveaux d’adhésion au conspirationnisme

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Cette échelle d’adhésion peut être mise en relation avec un certain nombre de variables afin de mesurer plusieurs facteurs associés à l’adhésion au conspirationniste. Certaines variables sociodémographiques usuelles (sexe, âge, langue maternelle, revenu, niveau d’éducation) ont été incluses dans le questionnaire. Bien que certaines de ces variables soient considérées comme significativement liées à l’adhésion au conspirationnisme dans de nombreuses études, notons que la littérature dans son ensemble fait état de résultats souvent contradictoires et fortement contextuels d’un pays à l’autre (van Mulukom et al. 2022).

Une autre série de variables de nature politique, sociale et psychologique a également été incluse dans le questionnaire et peut être liée à l’un ou l’autre des trois vecteurs d’adhésion au conspirationnisme (motifs épistémologiques, existentiels ou identitaires). Cette classification ne constitue qu’une hypothèse préliminaire et il appartiendra à l’analyse factorielle de montrer si ces variables sont effectivement interreliées de cette façon auprès de nos répondants.

Cette étude incluait d’abord quatre variables pouvant être rapportées aux motivations existentielles d’adhésion au conspirationnisme. Ces variables pouvaient soit concerner directement le bien-être, soit s’élargir aux actions individuelles envisagées afin d’avoir prise sur son existence :

  • La détresse psychologique perçue était mesurée suivant Leonard Derogatis et ses collègues (1974) par autodéclaration d’intensité de 25 signes d’anxiété ou de dépression sur une échelle de quatre niveaux (pas du tout, un peu, beaucoup, énormément). Nous avons combiné l’ensemble des réponses pour en faire un indicateur « Détresse ».

  • Nous avons testé deux échelles pour mesurer la perception de la violence. La sympathy for violent radicalization scale (SyfoR) (Bhui, Warfa et Jones 2014) et la radicalism intention scale (RIS) (Moskalenko et McCauley 2009). La SyfoR mesure la sympathie face aux actes violents d’autrui selon le prétexte (protéger la famille, la justice sociale, le groupe d’appartenance, etc.), alors que la RIS interpelle plus directement l’ouverture à commettre des violences politiques. Ces deux mesures étant fortement corrélées, nous les avons combinées dans un indicateur générique « Violence ».

  • La participation électorale à chacun des paliers (fédéral, provincial et municipal) était déclarée selon quatre niveaux (toujours, habituellement, rarement, jamais). Nous avons ainsi pu calculer un indicateur « Élections » en faisant la moyenne des scores aux trois paliers de gouvernement.

  • Nous avons aussi conçu une question pour mesurer l’accord avec les mesures sanitaires entourant la gestion de la pandémie de COVID‑19 sur une échelle à quatre niveaux (totalement en désaccord, plutôt en désaccord, plutôt d’accord, et totalement en accord). La moyenne de ces scores nous a fourni l’indicateur « Mesures sanitaires ».

D’autres variables étaient plutôt liées aux motifs épistémologiques d’adhésion au conspirationnisme, dans la mesure où elles contribuent à fournir des informations aux répondants et à donner un sens à ces informations :

  • Nous avons mesuré la consommation médiatique en demandant aux répondants la fréquence à laquelle ils consommaient les différents médias (moins d’une fois par semaine, quelques fois par semaine, et tous les jours ou presque). Télévision, radio et quotidien (imprimé ou en ligne) nous ont fourni l’indicateur « MédiasTrad », alors que nous avons regroupé les réseaux socionumériques traditionnels ou alternatifs sous « MédiasSoc ».

  • Nous avons évalué l’importance des convictions religieuses grâce à la question « Quelle est l’importance des convictions religieuses sur la façon dont vous vivez votre vie ? », à laquelle les répondants choisissaient entre très importante, assez importante, peu importante, ou pas importante du tout. Cette question unique nous a donné la variable « Religion ».

  • Une variable supplémentaire a été constituée par le jugement sur l’efficacité d’un ensemble de huit pratiques liées aux médecines alternatives, allant de l’acupuncture à l’homéopathie. Un score général de croyance à ces médecines naturelles a été calculé dans la variable « MedNat ».

Le vecteur d’adhésion liée aux motifs identitaires était couvert par deux dernières variables qui se rapportent à la satisfaction par rapport aux liens sociaux ainsi que le rapport aux institutions collectives qui incarnent la communauté politique :

  • Nous avons mesuré le soutien social perçu en nous servant de l’échelle d’Anders Hjern et Olle Jeppsson (2005). Nous avons ainsi classé huit énoncés positifs sur le fait de se sentir entouré sur une échelle à sept niveaux (fortement en désaccord, en désaccord, quelque peu en désaccord, neutre, etc.) Encore une fois, une moyenne nous a fourni un indicateur quantitatif « Soutien ».

  • Nous avons par ailleurs conçu une question pour mesurer la confiance accordée à certaines institutions et certaines parties de la population sur une échelle de 1 (pas du tout confiance) à 10 (tout à fait confiance). Les répondants jugeaient 17 items (médias, scientifiques, démocratie, trois paliers de gouvernement, etc.). Si certains acteurs et institutions (notamment politiques et médiatiques) ont reçu des niveaux de confiance bien inférieurs à d’autres (scientifiques, par exemple), les résultats ont montré une relative cohérence d’ensemble de ces niveaux de confiance avec l’adhésion au conspirationnisme. Forts de ce constat et pour la clarté du propos, nous avons donc choisi de les regrouper dans un seul ensemble et calculé un indicateur « Confiance » en faisant la moyenne de ces scores pour chaque répondant.

Résultats et discussion

L’analyse de ces données procédera en quatre temps. Après avoir détaillé les éléments qui ont permis de concevoir l’indicateur d’adhésion au conspirationnisme, nous décrirons brièvement les variations sociodémographiques de cette adhésion. Nous analyserons ensuite le lien avec les variables psychosociales et politiques afin de voir lesquelles sont davantage liées au conspirationnisme (matrice de corrélation), mais aussi comment elles se positionnent entre elles (analyse par composantes).

Mesure de l’adhésion à la pensée conspirationniste

Comme évoqué précédemment, les 26 énoncés qui ont servi à mesurer l’adhésion au conspirationnisme sont de différentes natures. Les niveaux d’adhésion mesurés sont analogues à ceux de l’étude sur la désinformation menée par l’Institut du Nouveau Monde en 2019 (Caron-Malenfant et Huot 2020). Cela permet de décrire l’adhésion à ces différentes facettes du conspirationnisme avant d’aborder l’explication de cette adhésion. Nous reprenons, pour ce faire, les trois catégories de répondants selon leur score obtenu à l’indicateur d’adhésion au conspirationnisme.

Tableau 3

Appui aux énoncés (probablement ou certainement vrai) selon le niveau général d’adhésion

Appui aux énoncés (probablement ou certainement vrai) selon le niveau général d’adhésion

Tableau 3 (suite)

Appui aux énoncés (probablement ou certainement vrai) selon le niveau général d’adhésion

Note : Les niveaux d’adhésion des adhérents convaincus et modérés sont tous significativement supérieurs. Ceux des non-adhérents sont tous significativement inférieurs.

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On remarque que les énoncés génériques (A à E) mesurant les cinq facettes du conspirationnisme de Brotherton sont beaucoup plus populaires que les énoncés plus spécifiques. Deux énoncés généraux (A1 et A2) reçoivent d’ailleurs l’adhésion d’une majorité de la population. Ces deux énoncés appartiennent au « contrôle de l’information » qui est la facette du conspirationnisme la plus plébiscitée chez la population en général (A : 45 % en moyenne). Suivent la « conspiration mondiale » (B : 29 %) puis, dans des proportions semblables, des « malversations gouvernementales » (C : 25 %) et des « menaces à la santé et aux libertés » (D : 24 %). La facette du conspirationnisme la moins populaire concerne les « phénomènes extraterrestres », à laquelle adhère tout de même une proportion appréciable de la population (E : 29 %).

L’ordre d’adhésion aux différentes dimensions du conspirationnisme est relativement le même chez les adhérents convaincus et modérés. On note toutefois des écarts parfois substantiels (près de 30 points) pour certains énoncés (B2, B3, C2, C3, D2, D3, E2, E3) qui poussent la logique et l’ampleur de la conspiration plus loin. C’est d’ailleurs aussi par rapport à ces énoncés que les écarts sont les plus grands entre les adhérents modérés et le reste de la population.

Le ratio entre adhérents et non-adhérents est beaucoup plus élevé pour les énoncés spécifiques (G) et ceux concernant la COVID‑19 (F). En particulier, l’écart est considérable (entre 50 et 90 points) entre les adhérents convaincus et les non-adhérents. Cela démontre donc un clivage entre la pensée conventionnelle et la pensée conspirationniste dans le contexte de la COVID‑19. Si le conspirationnisme sanitaire demeure relativement marginal dans la population en général, l’adhésion aux énoncés spécifiques liés à la pandémie est beaucoup plus élevée chez les répondants qui affichent une plus grande adhésion générale au conspirationnisme. Ainsi, bien que le spectre de l’adhésion à l’une ou l’autre des facettes du conspirationnisme soit très variable, le conspirationnisme spécifiquement sanitaire est réservé à la frange d’adhérents plus convaincus qui ont tendance à présenter des scores élevés sur l’ensemble des facettes de l’adhésion au conspirationnisme. Afin d’approfondir la compréhension de cette adhésion, plusieurs variables d’ordre sociodémographique, psychologique, social et politique ont été étudiées dans le cadre de cette recherche. Les principaux résultats sont présentés dans la section suivante.

Les variables sociodémographiques

Bien qu’elle établisse un lien entre certaines variables sociodémographiques et l’adhésion à la pensée conspirationniste, la littérature fait état de résultats parfois contradictoires et fortement contextuels sur ces questions (van Mulukom et al. 2022). Par exemple, les variations observées concernant l’effet de l’âge et du genre sur l’adhésion semblent indiquer qu’elles interagissent de façon complexe avec d’autres variables psychologiques et sociales. Voyons les résultats obtenus pour ces variables au Québec.

Tableau 4

Répartition des niveaux d’adhésion par sous-groupe démographique au Québec

Répartition des niveaux d’adhésion par sous-groupe démographique au Québec

Tableau 4 (suite)

Répartition des niveaux d’adhésion par sous-groupe démographique au Québec

+ Différence significativement supérieure

– Différence significativement inférieure

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Les résultats concernant la variable du sexe montrent que les hommes sont surreprésentés parmi les adhérents convaincus, mais pas chez les modérés. Cela donne un effet général incertain, conforme à la littérature (van Mulukom et al. 2022).

On observe toutefois des différences significatives selon la langue. La langue maternelle française est significativement associée à un niveau plus faible d’adhésion au conspirationnisme. Les personnes se déclarant anglophones ou autres sont, en revanche, surreprésentées par rapport à celles se déclarant francophones. Assurément, il ne s’agit pas ici d’un lien de causalité, mais d’une corrélation entre l’adhésion et cette variable qui interagit avec un ensemble d’autres variables.

Les résultats établissent également un lien avec l’âge. Si l’on observe que toutes les tranches d’âge sont touchées, les 45-54 ans sont les plus surreprésentés parmi les adhérents convaincus. On observe, en revanche, une chute sensible à partir de 55 ans. Les études trouvent généralement une baisse de l’adhésion avec l’âge (ibid.), qui n’est visible ici qu’au niveau de la baisse marquée de l’adhésion dès 55 ans.

Un faible niveau de scolarité est souvent pointé du doigt dans l’adhésion au conspirationnisme, une relation que confirment habituellement les études (ibid.). Nos résultats indiquent que les niveaux d’éducation primaire et secondaire sont surreprésentés chez les adhérents convaincus, mais seulement à 43 % contre 33 % dans la population. Cette relation est somme toute modeste, et 17 % des adhérents convaincus possèdent tout de même un diplôme universitaire (contre 24 % dans la population). Le même genre d’association modérée existe avec la variable revenu, 18 % des adhérents convaincus ayant en effet des revenus de plus de 100 000 $ (contre 25 % de la population).

On remarque donc que bien qu’il existe quelques relations significatives, elles demeurent faibles. Les indicateurs sociodémographiques ont un lien plutôt modéré avec l’adhésion au conspirationnisme qui pourrait s’exprimer davantage par le biais de variables psychologiques, sociales et politiques.

Les variables politiques et psychosociales

Nous avons testé plusieurs autres variables pour voir si elles sont associées au conspirationnisme. Ces variables peuvent toutes être rapportées de manière préliminaire à l’un ou l’autre des trois vecteurs généraux d’adhésion au conspirationnisme suggérés par la littérature : les motifs épistémologiques (besoin de comprendre), existentiels (besoin de contrôle) ou identitaires (besoin d’appartenance). Toutes se sont trouvées significativement associées à l’adhésion au conspirationnisme, comme le montre le tableau des corrélations avec des niveaux d’associations de moyen à élevé, allant de 0,16 à 0,38.

Tableau 5

Coefficients de corrélation des variables avec l’adhésion au conspirationnisme

(par ordre décroissant de corrélation)

Coefficients de corrélation des variables avec l’adhésion au conspirationnisme

Tableau 5 (suite)

Coefficients de corrélation des variables avec l’adhésion au conspirationnisme

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On voit dans le tableau 5 que les variables les plus associées à l’adhésion au conspirationnisme sont la confiance et l’appui aux mesures sanitaires qui ont une relation négative, et la sympathie à l’égard de la violence qui présente une relation positive. Les variables liées au besoin de contrôle (motifs existentiels) prédominent donc ici.

Dans une moindre mesure, déclarer des signes de détresse psychologique, une place importante des croyances religieuses, une utilisation plus fréquente des réseaux socionumériques ou la croyance aux médecines alternatives sont toutes des variables liées à l’adhésion à la pensée conspirationniste, alors que la participation électorale et la consommation des médias traditionnels sont liées à des niveaux d’adhésion plus bas, interpellant surtout les motifs épistémologiques d’adhésion au conspirationnisme.

En toute fin de liste se trouvent les variables sociodémographiques dont l’effet déjà décrit est moins déterminant, ainsi que la question du soutien social qui joue quelque peu en défaveur d’une adhésion au conspirationnisme. Combiné avec la confiance qui paraît en tête de liste, l’effet du vecteur identitaire d’adhésion auprès de nos répondants demeure à ce point-ci imprévisible.

L’analyse par composantes principales

En dernier lieu, il s’agit de voir parmi les variables lesquelles ont tendance à « varier ensemble », portrait que nous fournira une analyse par composantes principales. Celle-ci dégage, à partir des variations de l’ensemble, différentes dimensions qui expliquent chacune une partie de la variance globale du modèle. Ainsi, chaque dimension peut faire l’objet d’une interprétation en termes de phénomènes plus généraux résumant l’effet de plusieurs variables. Nous commenterons d’abord le graphique illustrant les deux premières dimensions du modèle, puis le second graphique qui confronte la première dimension avec la troisième. Nous pouvons annoncer d’emblée que la dimension 1 présentera des similitudes importantes avec le besoin de contrôle (existentiel), la dimension 2 avec le besoin d’appartenance (identité), et la dimension 3 avec le besoin de savoir (épistémologique), ce qui tend à confirmer notre catégorisation de départ.

Graphique 1

Analyse par composantes des variables principales

(dimensions 1 et 2)

Analyse par composantes des variables principales

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L’axe horizontal du graphique 1 oppose directement, d’un côté, les variables d’adhésion au conspirationnisme, de sympathie à l’égard de la violence et de détresse psychologique et, de l’autre côté, l’appui aux mesures sanitaires, à la participation électorale, à la confiance envers les institutions et à la consultation des médias traditionnels. On peut donc dire de cet axe qu’il exprime un rapport général à la politique, conflictuel jusqu’à l’extrémisme à droite du graphique, et plus conventionnel jusqu’au conformisme à gauche. Les variables de cette composante interpellent le vecteur d’adhésion lié au besoin de contrôle, caractérisé par la détresse psychologique et la sympathie à l’égard de la violence. Elles montrent aussi que le contentement d’un tel besoin de contrôle peut être associé à un sentiment citoyen vécu positivement et que, à l’inverse, un besoin criant de contrôle peut être associé à un extrémisme, potentiellement violent. On note finalement le positionnement très fort de l’adhésion au complotisme sur cet axe, ce qui confirme que la polarité exprimée par cet axe est bien liée à l’adhésion au conspirationnisme.

La seconde dimension dégagée par l’analyse par composantes, représentée sur l’axe vertical, est moins facile à interpréter. En plus de la confiance qui était aussi liée avec la citoyenneté positive de la première dimension, nous y trouvons les variables de fréquence d’usage des réseaux socionumériques et la croyance en l’efficacité de la médecine non traditionnelle. Le positionnement relativement fort du soutien social sur cet axe peut laisser supposer que l’on est ici en présence du vecteur identitaire d’adhésion. Les réseaux socionumériques pourraient jouer en ce sens un rôle positif dans cette dimension par les relations sociales qu’ils permettent d’entretenir. De façon plus étonnante, cette composante est corrélée positivement à la croyance aux médecines alternatives et négativement à l’importance des croyances religieuses. Cette dimension n’est pas non plus significativement liée à la pensée conspirationniste, ce qui semble indiquer que l’effet de ce vecteur d’adhésion agit faiblement chez nos répondants québécois pris dans leur ensemble.

La troisième et dernière dimension produite par l’analyse par composantes peut être visualisée sur le graphique 2 qui la combine avec la première dimension.

Graphique 2

Analyse par composantes des variables principales

(dimensions 1 et 3)

Analyse par composantes des variables principales

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Cette troisième dimension (illustrée verticalement) met à l’avant-plan la religion et la consommation de médias, tant sociaux (Facebook, Twitter, etc.) que traditionnels (télévision, radio, etc.), ce qui semble bien correspondre à l’esprit du vecteur d’adhésion au conspirationnisme lié au besoin de savoir et de comprendre. Un fort soutien social serait lié négativement avec cette dimension, ce qui peut laisser penser que les besoins épistémologiques seraient donc particulièrement présents en situation d’isolement social. Le positionnement de la variable d’adhésion au conspirationnisme sur cette dimension indique qu’elle est bel et bien un vecteur d’adhésion au conspirationnisme, moins significatif que le besoin de contrôle[5], mais davantage que le besoin d’appartenance.

En résumé, nous avons associé chacune des trois dimensions produites par l’analyse par composantes aux trois vecteurs généraux d’adhésion au conspirationnisme posés comme hypothèse de départ (épistémologique, existentiel, identitaire) qui leur ressemblaient le plus, comme le montre le tableau 6.

Tableau 6

Composantes avec les variables qui leur sont les plus caractéristiques

Composantes avec les variables qui leur sont les plus caractéristiques

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Il en ressort que les deux vecteurs les plus effectifs en matière d’adhésion au conspirationnisme dans ce modèle (tableau 6) sont représentés par les dimensions 1 (besoin de contrôle) et 3 (besoin de comprendre), et qu’on peut donc tenter d’interpréter la matrice des quatre postures possibles qu’ils offrent ensemble.

Tableau 7

Interprétation des dimensions 1 et 3

Interprétation des dimensions 1 et 3

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Quoique très schématique, le tableau 7 illustre bien les différentes conceptions politiques pertinentes à l’étude du conspirationnisme en combinant de manière dichotomique la présence ou l’absence de besoin de contrôle (vecteur majeur d’adhésion au conspirationnisme) et le besoin de comprendre (vecteur secondaire d’adhésion). Le besoin de comprendre élevé (ligne du haut) semble un prérequis à l’opposition entre un rapport au politique soit conflictuel (et donc associé à l’extrémisme), soit conventionnel (et lié à la citoyenneté). Mais une deuxième dynamique apparaît lorsque le besoin de comprendre est faible (ligne du bas), l’individu recherche et reçoit peu d’informations, est très peu actif politiquement et est peu engagé dans la sphère publique ; c’est en quelque sorte de la « majorité silencieuse » dont il s’agit ici. Deux sous-configurations sont alors supposées par notre modèle. Lorsque le détachement à l’égard de la chose publique est associé à une bonne santé mentale, il semble mettre à contribution des relations sociales de proximité (soutien social) et mener à un esprit communautaire. Lorsque le besoin de contrôle est criant chez cette population moins prompte à l’engagement politique, elle se trouve apparentée pour plusieurs à un certain cynisme politique (Cappella et Jamieson 1997) associé à un sentiment de méfiance, un respect moindre des règles sanitaires et un taux d’abstention élevé. Défini à partir de ces variables, le cynisme politique se trouve ainsi lié à l’adhésion au conspirationnisme, dans une mesure moindre que la posture extrémiste certes, mais il y a certainement des vases communicants entre les deux postures. On peut supposer un moment d’insatisfaction tel que l’on finit par tenter de s’informer afin de reprendre le contrôle de la situation. On fait « ses recherches », comme le dit l’expression consacrée, faisant du cynisme et de la méfiance un possible prélude à l’engagement plus affirmé envers des mouvements conspirationnistes ou extrémistes.

Ce portrait de l’adhésion au conspirationnisme ne doit pas faire oublier que ces ensembles ne constituent ici que des idéaux types, donc quelque peu caricaturaux. Au niveau normatif, si l’on pourrait dire que le conspirationnisme correspond à des besoins de contrôle trop bas ou trop élevés, cela ne signifie pas que le conformisme soit plus sain pour la démocratie que certaines formes de pensée radicale. Par ailleurs, cet article ne discutait pas non plus des enjeux politiques plus globaux associés à l’adhésion au conspirationnisme ni des griefs légitimes et des facteurs systémiques qui y président, à commencer par la responsabilité des institutions démocratiques et de celles et ceux qui les représentent. De la même manière, on ne saurait utiliser la notion de « complotisme », aussi heuristique soit-elle, sans demeurer conscient de sa charge normative et performative sans risquer de disqualifier ou d’invisibiliser des prises de parole critiques, pourtant rigoureuses, qui méritent d’être entendues. Somme toute, on ne saurait dépolitiser la question du conspirationnisme sans passer à côté d’une partie centrale de l’explication du phénomène et des solutions pour y remédier.

Conclusion

Nos résultats laissent entrevoir la potentielle cohérence des trois vecteurs d’adhésion au conspirationnisme et sont une humble contribution à la « modélisation générale » de la question de l’adhésion au conspirationnisme (Goreis et Voracek 2019). Le conspirationnisme s’y révèle comme un phénomène multifactoriel, lié à des dynamiques psychosociologiques de trois ordres : les motifs existentiels, liés au besoin de contrôle, les motifs épistémologiques, liés au besoin de comprendre, et identitaires, liés au besoin d’appartenance. Dans le cadre de cette étude, le conspirationnisme au Québec se trouve surtout lié au besoin de contrôle, davantage prégnant chez les individus qui éprouvent des difficultés psychologiques et manquent de soutien social. Il est aussi lié au besoin de comprendre, par la consommation active de médias traditionnels ou la présence sur les réseaux socionumériques, et à l’importance des convictions religieuses. Il n’est toutefois pas significativement lié au besoin d’appartenance et semble donc peu affecté par des tensions identitaires ingroup-outgroup, du moins à l’échelle macrosociale québécoise et dans le contexte de cette étude. Des analyses plus fines pourront être menées auprès de groupes marginalisés pour lesquels ces tensions risquent d’être plus vives, mais elles ne sont pas apparues significatives ici.

Ce portrait doit être complété ou nuancé par le fait que la variable la plus significativement corrélée à l’adhésion au conspirationnisme est celle de la confiance envers les institutions et certains groupes de citoyens. Sans revenir à une explication monocausale dont nous souhaitions nous éloigner, nous pouvons supposer que cette variable transcende en quelque sorte les trois vecteurs d’adhésion, qu’elle catalyse du moins les tensions induites par l’un ou l’autre des facteurs : on perd confiance envers les institutions politiques comme régulatrices de notre rapport à l’autre et au monde (besoin de contrôle), on rejette les principales sources épistémologiques institutionnelles (besoin de comprendre) et on se méfie des groupes différents du nôtre (besoin d’appartenance). Des analyses supplémentaires devront être menées pour lier plus finement la confiance sociale, politique et épistémologique aux dynamiques d’extrémisme et de conspirationnisme. D’autres travaux pourraient aussi être réalisés suivant la piste que nous avons sommairement évoquée, soit celle de vases communicants entre cynisme politique et conspirationnisme. D’autres concepts analogues, comme la désaffection politique, le sentiment d’efficacité politique ou l’anomie, pourraient servir à étayer le terreau dans lequel la pensée conspirationniste croît le mieux, et de quels troubles politiques profonds elle peut être vue comme le symptôme.