Corps de l’article

L’impact de la traite des fourrures sur les Amérindiens du nord du continent n’a plus à être démontré aujourd’hui. Un nombre élevé de chercheurs se sont penchés sur la question, et plusieurs disciplines ont ainsi été mises à contribution pour documenter les rapports qu’ont pu entretenir marchands et chasseurs. L’un des corollaires de la traite fut l’émergence de familles métisses fortement associées à cette activité, ayant régulièrement servi d’intermédiaires entre les différents acteurs. Parmi les aspects observables de la culture de ces familles figure le rapport au territoire. Ce rapport s’est parfois exprimé par la production de cartes, même si celles-ci ont été peu nombreuses à se rendre jusqu’à nous. La carte dite d’Angus Cameron, datée de 1842, semble en être l’un des rares exemples. Elle permet de mieux comprendre une certaine conception de l’espace associée au commerce des fourrures, tout en offrant la possibilité de localiser plusieurs postes de traite qui causaient problème jusqu’à maintenant.

À ce propos, le rapport remis par l’archéologue Christian Roy (2009) au ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine, qui faisait le bilan de la situation de l’archéologie des postes de traite au Québec, nous force à constater que beaucoup de travail reste à faire : aucun poste de la région des sources de l’Outaouais ne figure sur la liste de l’ISAQ (Inventaire des sites archéologiques du Québec) fournie dans le rapport. Considérant que la première étape de la phase préparatoire à la fouille d’un ancien poste de traite est bien sûr la recherche en archives, qui permet de « mieux connaître le potentiel théorique du site, sa chronologie et ses occupants et, d’autre part, d’identifier des marqueurs au sol » (Roy 2009 : 45), il semble que plusieurs obstacles se présentent aujourd’hui en ce qui concerne la localisation éventuelle de postes sur l’Outaouais supérieure. La carte donnée en annexe 1 du rapport Roy, par exemple, provient des Archives de la Hudson’s Bay Company (HBCA) et propose des localisations parfois erronées (Cawassieamica), ou pouvant parfois porter à confusion (Désert). Même si la carte des Archives de la HBC ne se veut qu’un outil de repérage géographique approximatif des postes, pour le bénéfice des chercheurs, son utilisation en tant que carte-synthèse est symptomatique des lacunes à corriger pour la région qui nous intéresse.

Nous visons avec cet article un double objectif : premièrement, présenter une carte inédite et son potentiel interprétatif relié à la traite des fourrures d’une région assez peu documentée à cet égard, l’Outaouais supérieure ; deuxièmement, établir une nouvelle synthèse des localisations de postes de traite et des routes de commerce sur la rivière des Outaouais, en amont du réservoir Decelles inclusivement, ainsi que dans la région environnante, pour la période allant de 1760 à 1870. Notre démarche s’appuie à la fois sur l’analyse de la carte de Cameron et de plusieurs autres sources archivistiques, mais aussi sur l’interprétation du patrimoine naturel, par l’entremise de deux enquêtes de terrain. Notre utilisation d’une pluralité de types de documents historiques (la carte, le texte, le paysage), en n’accordant pas nécessairement la priorité absolue aux documents écrits, s’inscrit ici dans ce que Roland Viau (2015 : 31-39) considère comme une démarche ethnohistorique faisant un document potentiel de tout ce qui entoure le chercheur. À l’instar d’autres historiens qui se sont aventurés il y a plusieurs décennies dans la recherche ethnohistorique, nous adoptons la perspective de la frontière, où l’importance est accordée à l’interaction entre deux ou plusieurs cultures (Axtell 1979 : 2-3), incarnée ici par la dynamique territoriale entre Algonquiens, Métis, Écossais et Canadiens français. Cette frontière est ici comprise « à la fois comme un espace géographique et comme la juxtaposition de deux espaces sociaux » (Havard 2003 : 44).

Figure 1

La carte d’Angus Cameron

La carte d’Angus Cameron

Elle est volontairement inversée ici, afin d’être vue en position Nord-Sud.

Source : HBCA, H4-MB1-OS1-5 (E.41/43), 1842

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La carte de Cameron et les cartes autochtones

La cartographie autochtone a étonnamment été longtemps négligée en tant que matériau utile à l’étude des cultures, et ce autant en archéologie qu’en histoire ou en anthropologie. Ces cartes, même produites pendant la période historique, peuvent pourtant révéler des sites et des routes pouvant remonter à la période d’avant le contact (Woodward et Lewis 1998). Très peu de cartes « purement » autochtones et dépourvues d’influences européennes ont survécu, et celles relevant du contact entre les deux univers culturels sont, pour certains, difficiles à juger quant à leur représentativité autochtone (ibid.). Ainsi, la cartographie métissée, voire métisse, a pu être sous-estimée par plusieurs chercheurs. À une plus grande échelle, la perception de ce manque d’authenticité culturelle est potentiellement au centre du peu d’intérêt que les études métisses ont pu susciter, particulièrement au sein des études autochtones ou encore en anthropologie (Gagnon 2009 : 298).

Figure 2

Fac-similé de la carte de Cameron, réalisé par l’auteur

Fac-similé de la carte de Cameron, réalisé par l’auteur

Les deux encadrés réfèrent aux agrandissements qui apparaissent aux figures 3 et 4.

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Du fait de la grande dépendance que la Hudson’s Bay Company (HBC) a longtemps entretenu envers les connaissances géographiques des autochtones, les archives associées à cette compagnie contiennent plusieurs cartes autochtones, ou encore dressées d’après des cartes autochtones. Ces dernières sont plus nombreuses que les premières et ont été produites par des employés de la HBC (Beattie 1986 : 166). Conservée aux Archives de la HBC, à Winnipeg[1], la carte de Cameron est un document exceptionnel, et les données qui peuvent en être tirées dépassent largement le cadre de cet article. À notre connaissance, seule l’historienne Elaine A. Mitchell (1977) a déjà travaillé sur ce document. Le titre donné par les archivistes est « Une carte indienne du District de Temiscaming, 1842 » (HBCA, E.41/43, notre trad.[2]). L’attribution de la paternité du document au traiteur de fourrures Angus Cameron semble venir de Mitchell (1977), qui ne fournit pas d’explication en ce sens. L’examen de l’original, auquel nous n’avons pas encore eu accès, permettrait peut-être de découvrir des inscriptions révélatrices au verso. D’une dimension d’environ 107 x 97 cm, la carte a été microfilmée par les HBCA. L’examen de cette copie permet de discerner différents tons de gris dans les traits de crayon, laissant deviner que des ajouts ont été faits au fil du temps. La carte est d’ailleurs composée de plusieurs parties cousues entre elles (fig. 1).

Afin de pouvoir travailler efficacement sur le document, qui contient des inscriptions parfois très difficiles à déchiffrer, nous avons réalisé un fac-similé de la carte, en respectant les moindres détails et en transcrivant, dans la mesure du possible, les toponymes (fig. 2). Un exemplaire de ce fac-similé a été déposé à Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Rouyn-Noranda, sous la cote P166,S2, carte 393. La carte a pour objet le district de Témiscamingue de la HBC en 1842, mais couvre un territoire plus large. Elle inclut le cours de l’Outaouais depuis Mattawa jusqu’à sa source, deux routes de canot se rendant au poste d’Abitibi (sur le lac du même nom), au moins une route de canot vers celui de Waswanipi, le cours des rivières Matabitchuan et Montréal à l’ouest du lac Témiscamingue, les lacs Temagami et Nipissing, la route d’eau jusqu’à Matawagamingue (lac Mattagami, Ontario). Finalement, les toponymes sont algonquiens, anglais et français.

L’attribution de la carte au seul Angus Cameron est problématique en soi. Le fait qu’elle soit qualifiée « d’indienne » suggère qu’elle a pu être réalisée par Cameron en empruntant des conventions cartographiques amérindiennes, ou au contraire qu’elle a pu être dessinée par des autochtones pour le compte du traiteur. Angus Cameron (1782 ?-1876) était membre d’une famille fortement engagée dans la traite de Témiscamingue de la fin du xviiie siècle à la fin du xixe. En 1842, il était Chief Factor au sein de la HBC et dirigeait le district de Témiscamingue. À cette époque, cette région se voyait progressivement exposée à la compétition grandissante d’exploitants forestiers et de traiteurs indépendants, même si la grande compagnie était toujours largement dominante dans le commerce pelletier (Mitchell 1977). Cameron quitta définitivement le Canada en 1843, emportant vraisemblablement en Écosse la carte qui nous intéresse ici.

Plusieurs indices nous laissent croire qu’Angus Cameron n’est pas, ou du moins pas le seul, créateur de la carte. Le père jésuite Dominique du Ranquet, de passage à Témiscamingue, rencontrait en 1843 le commis John McKay, qui pourrait bien en être le principal maître d’oeuvre :

Le commis, qui fait presque toutes les affaires du poste, monsieur McKay, est un homme de mérite dans sa charge. […] Il nous a témoigné beaucoup de bienveillance, il a fait présent à monsieur Moreau d’un calumet en pierre admirablement travaillé et comme il m’entendait faire beaucoup de questions sur le pays, il me promit une carte de l’Ottawa qu’il ferait lui-même. Il a au suprême degré le génie de toutes les industries sauvages : la chasse, la pêche, la fabrique de canots, des calumets, des cartes des lacs et rivières etc.

Ouellet et Dionne 2000 : 170-171

Ce John McKay (1800?-1856), fils métis du traiteur Donald McKay, fut commis, interprète et maître de poste dans cette région jusqu’à sa retraite en 1847 (Mitchell 1977 ; HBCA 1999). Sa contribution, principale ou secondaire, à la réalisation de la carte de Cameron nous est suggérée par le géologue William E. Logan dans son exploration de 1845. De passage au Fort Témiscamingue, il relatait :

[M. Siveright nous a permis] de copier un croquis de 200 milles du cours principal de l’Ottawa, de sa source jusqu’au lac Temiscamang, où notre propre relevé s’arrêtait ; étant la production conjointe de M. Cameron et M. McKay, messieurs dont la connaissance approfondie de l’intérieur rend leur tracé d’une grande valeur. […] Dans les croquis de ce monsieur [McKay] je suis disposé à accorder une grande confiance. Il semble posséder une mémoire remarquablement précise et une facilité de tracé dans la représentation de faits géographiques.

Logan 1847, cité dans Smith et Dyck 2007 : 160

Le journal de Logan précise que la carte qu’il a consultée au poste n’était pas à l’échelle mais montrait dans quelles directions l’eau coule, de même que des distances chiffrées (Smith et Dyck 2007 : 160), ce qui n’apparaît pas dans la carte de Cameron. Les témoignages de du Ranquet et de Logan permettent d’envisager que McKay ait produit non pas une seule, mais plusieurs cartes de la même région à cette époque, parfois conjointement avec Cameron. La carte de 1842 qui nous est parvenue est ainsi imprégnée d’influences algonquiennes dans la façon de représenter le territoire, comme nous aurons l’occasion de le voir, tout en ayant été conçue par et pour les traiteurs de fourrures. Puisqu’il s’avère peu probable que McKay ait parcouru lui-même l’ensemble du territoire couvert par la carte, son travail a peut-être requis une certaine forme de compilation de cartes autochtones.

Précisons, avant de poursuivre, que John McKay vit probablement le jour en amont de la rivière Montréal, où son père était posté lors de sa naissance (Mitchell 1977 : 236). Entré au service des traiteurs dès les années 1810, il épousa (devant l’Église) en 1836 une femme autochtone de la région, Elizabeth Mettawaben. Après avoir quitté le service de la HBC en 1847, McKay s’installa avec sa famille métisse un peu en aval du Fort Témiscamingue. Ses liens étroits de parenté et d’amitié, autant avec les Algonquins qu’avec les familles métisses du bassin de l’Outaouais, sont amplement attestés (HBCA 1999 ; Inksetter 2015 : 195-196 ; StoneCircle Consulting et Know History 2014 : 75, 131).

Il suffit d’un premier regard pour constater que la carte de Cameron n’est pas à l’échelle et que, malgré une certaine concordance avec une carte moderne de la même région, d’importantes distorsions semblent a priori relever de lacunes techniques[3]. L’étude de notre document cartographique ne saurait donc se poursuivre sans au préalable identifier un certain nombre de caractéristiques pouvant la biaiser. Lori Podolsky Norland (2004 : 149) appelle, à l’instar de H. Taylor et de J.B. Harley, à laisser un peu de côté l’obsession de la description physique des cartes pour plutôt lire entre les lignes du document, afin d’accéder aux buts réels recherchés dans la production de celles-ci. La description physique d’une carte ne doit pas nous faire oublier que « l’usage de couleurs, la dissimulation de certains détails, et le soulignement d’autres détails, la disposition des continents, la projection choisie, par exemple, peuvent être délibérément manipulés afin de faire adhérer le lecteur à la vision du monde du cartographe » (ibid. : 149). De son côté, Theodore Binnema (2001) nous met en garde face à notre incapacité à déchiffrer les cartes autochtones, qui ne doit pas être interprétée comme découlant d’un manque de rigueur de celles-ci, mais plutôt d’une incompréhension de leur « syntaxe ». Il mentionne en guise d’analogie l’histoire de ce guide cri qui avait de la difficulté à s’orienter avec une carte topographique moderne, puisqu’elle n’indiquait pas ses propres repères, mais plutôt une foule d’éléments insignifiants à ses yeux. Binnema ajoute que, comme les sociétés autochtones (des plaines du Nord en ce qui le concerne) ont laissé relativement peu de documents écrits, les cartes autochtones, comme celle d’Old Swan qu’il a étudiée, doivent être traitées comme de véritables trésors qui peuvent nous informer sur des détails autrement inaccessibles de la culture de leurs créateurs (Binnema 2001 : 219). Il ajoute ceci :

Nous devons assumer que les autres sociétés ont imaginé des styles cartographiques sophistiqués que les membres de la communauté comprenaient facilement même si les lecteurs occidentaux modernes les trouvent déconcertants.

ibid. : 208

C’est grâce à cette vigilance et cette souplesse d’interprétation – nécessaires – que la carte de Cameron permet d’entrevoir le bassin supérieur de l’Outaouais d’une façon nouvelle. Nous nous attarderons maintenant à localiser les postes de traite du secteur, en suivant un ordre chronologique et en nous basant principalement sur la carte de Cameron, bien qu’en certains cas elle ne soit qu’accessoire.

Figure 3

Agrandissement d’une section de la carte de Cameron, d’après le fac-similé

Agrandissement d’une section de la carte de Cameron, d’après le fac-similé

Les noms entre crochets sont des ajouts de l’auteur pour identifier les toponymes modernes ou insérer des précisions.

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Le poste de Nammewash

Un poste de traite s’est assurément trouvé à un endroit nommé Nammewash à une époque assez ancienne. Jusqu’à maintenant, aucune mention n’a été trouvée concernant ce poste dans les sources secondaires. Nous pouvons par contre attester sa présence à la fin du xviiie siècle, grâce à de rares indices. Deux contrats de voyageurs ont été signés en juin 1787 pour le compte du traiteur indépendant Eustache Trottier Desrivières Beaubien, basé au Lac des Deux-Montagnes. Ces engagés devaient livrer des marchandises à « Tibi Tibi ou Naminwache » (SHSB 2010 : Contrat d’Ignace Larocque, 1787-06-21), qui font sans l’ombre d’un doute référence aux postes d’Abitibi et de Nammewash. Le voyageur Pierre Larocque devait même hiverner dans l’un des postes (ibid. : Contrat de Pierre Larocque, 1787-06-20).

L’année suivante, en 1788, on trouve de nouveau le nom de Nammewash associé à la traite des fourrures dans le bassin supérieur de l’Outaouais. Le bourgeois James Grant, à Témiscamingue, écrivait le 6 octobre à son commis Aeneas Cameron : « Laplante et L’Écuirer sont partis en haut des Rapides après nos adversaires pour s’efforcer d’apprendre combien de Canots etc. vont à Nammewash G.[rand] Lac etc. » (HBCA, E.41/2, fo 6). La poursuite ici évoquée se rapporte probablement aux hommes de Desrivières qui remontaient la rivière des Quinze (une section de l’Outaouais, juste en amont du lac Témiscamingue) pour se rendre à Nammewash et au Grand Lac[4], cités ici dans un même contexte et dans une même direction.

La carte de Cameron montre bien un lac nommé « Na mau wash », en aval du Grand Lac, mais ne signale pas la présence d’un poste de traite, ancien ou récent, à cet endroit (fig. 3). À la même époque, le missionnaire Dominique du Ranquet décrivait un lac portant le nom de « Mamewache », dans le même secteur. Il précisait que les Canadiens (les voyageurs au service de la HBC) le nommaient « lac des Éturgeons » (Ouellet et Dionne 2000 : 222). En passant à cet endroit, il ne fit mention d’aucun bâtiment. Ainsi, le poste avait sans doute été abandonné depuis assez longtemps déjà. Le lac Nammewash peut facilement être associé au lac Decelles. La Commission de toponymie du Québec traduit le toponyme algonquin « Namawash » par le mot « esturgeon » (Commission de toponymie du Québec 1999 : 103, 108). La construction du barrage de Rapide-7 en 1941 (id. 2015), qui allait inonder la région du lac Decelles, a peut-être entraîné la submersion du site du poste, bien qu’il soit impossible, sans l’apport de nouveaux éléments, de connaître l’endroit précis où il se trouvait.

Le poste du Grand Lac

On a considéré jusqu’à maintenant que le poste de traite anciennement situé sur le site du village algonquin de Kitcisakik, au Grand lac Victoria, datait du Régime français. Mitchell (1977 : 12) considère la chose comme plausible, sans toutefois avoir d’autres preuves que le nom français de l’établissement. Depuis, cette hypothèse a été reprise, entre autres par Viau (1995 : 140). Laflamme (2002 : 59) est quant à lui plus prudent et n’identifie qu’une série de lieux mentionnés dans les archives coloniales françaises pour décrire l’étendue du commerce français. Pour le début du xviiie siècle, le lac Michicanabiscongue est cité comme lieu de traite français, en lien avec les postes de Témiscamingue et Abitibi. Il s’agit de toute évidence du lieu-dit de La Barrière, ou Mitcikanabikong, au nord du réservoir Cabonga. C’est apparemment l’endroit mentionné par Laflamme qui se rapprocherait le plus de Kitcisakik.

Figure 4

Agrandissement d’une deuxième section de la carte de Cameron, d’après le fac-similé

Agrandissement d’une deuxième section de la carte de Cameron, d’après le fac-similé

Les noms entre crochets sont des ajouts de l’auteur pour identifier les toponymes modernes ou insérer des précisions

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La question de l’ancienneté du poste du Grand Lac au-delà de l’année 1788 (la plus ancienne mention trouvée – HBCA, E.41/2, fo 6) demeure pour l’instant purement spéculative. En effet, l’argument de Mitchell reposant sur la présence d’un toponyme français est plutôt faible. Une toponymie française pourrait avoir été appliquée par des voyageurs canadiens après 1760, ou encore avoir été utilisée antérieurement comme référence au plan d’eau ou à un site de rassemblement estival algonquin.

La localisation précise du poste est encore plus problématique. Mitchell (1977 : 91) assume que, en l’absence d’informations contraires, le poste était situé (peut-être même depuis le Régime français) sur le site actuel du village de Kitcisakik, à l’est du Grand lac Victoria et à l’embouchure de l’Outaouais. Du côté des sources primaires, le missionnaire Hippolyte Moreau écrivait en 1839 :

[Le Grand Lac] n’est pas aussi grand, que l’indique son nom ; cela vient, disent les Bourgeois d’une erreur dans la traduction des mots kiki saking qui, suivant eux, voudraient dire large entrée. […] Ce poste de la société [de la HBC] est bien situé à l’extrémité Est, sur la rive Nord.

Moreau 1841 : 21

Il s’agit, parmi un grand nombre de sources primaires consultées, de la plus ancienne mention précisant la localisation du poste sur le site actuel de Kitcisakik. La carte de Cameron contient, quant à elle, la plus ancienne représentation cartographique connue du poste à ce même endroit (fig. 4). Un indice laisse croire, toutefois, que le poste du Grand Lac n’a peut-être pas toujours été sur cette presqu’île. Alexander Shirreff, le fils d’un entrepreneur forestier de l’Outaouais inférieure (Allen 2011 : 11), décrivait en 1831 la région du Grand Lac, qu’il n’avait lui-même jamais visitée :

Au nord du Lac des Écorces à une ou deux journées, est le grand réservoir de l’Ottawa, appelé, par les traiteurs, le Grand Lac, qui, d’après tous les comptes rendus, doit être de la moitié de la taille du lac Ontario. – Il y eût pendant de nombreuses années un établissement de traite sur la côte sud du Grand Lac, qui est par conséquent bien connu de plusieurs reliés à la traite.

Shirreff 1831 : 268

La possibilité que le poste ait été construit d’abord sur la rive sud, puis déménagé sur la rive nord, est donc envisageable, tout comme la présence de plusieurs postes appartenant à des intérêts rivaux.

Le poste du Lac à la Truite

Cet établissement est relativement bien représenté dans la littérature, mais demeure mystérieux quant à sa localisation précise et son historique. Il aurait été fondé en 1821 par John McRae, anciennement de la North West Company, au moment même où cette compagnie fusionnait avec la HBC (Mitchell 1977 : 120). Deux ans plus tard, le commis Leslie McFarlane Bryson, alors en charge du Lac à la Truite, mentionnait pourtant dans un rapport officiel : « […] les habitations sont médiocres, étant construites avec les matériaux des anciennes maisons qui étaient autrefois à cet endroit » (HBCA, B.221/e/1, fo 1). En se fiant à ses commentaires, on peut supposer que ces maisons devaient dater d’au moins 1800, pour être qualifiées d’« anciennes ». Elles faisaient probablement partie d’un poste de traite abandonné depuis une période de temps plus ou moins longue avant sa réouverture par McRae en 1821. Comme le poste du Lac à la Truite a été définitivement fermé par la HBC en 1851 (Mitchell 1977 : 193-194), le site témoigne probablement des activités de la traite sur au moins un demi-siècle.

La localisation du poste a déjà causé quelques problèmes aux historiens (cf. Ratelle 1987 : carte 9 ; Riopel [s.d.] : 30). Pourtant, Mitchell (1977 : 121) avait déjà correctement localisé le poste, grâce à la carte de Cameron. Sur ce dernier document, on y voit assez bien un « Trout Lake » inscrit à côté d’un lac aisément identifiable, correspondant à l’actuel lac des Augustines (parfois aussi appelé Stramond). La croix sur la carte précise même l’emplacement sur une pointe (fig. 4 et 5).

Figure 5

Schéma comparatif de la localisation du poste du Lac à la Truite

Schéma comparatif de la localisation du poste du Lac à la Truite

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L’abbé Moreau, dans son même voyage de 1839, donnait une belle description de l’occupation des lieux :

Le Fort de la Compagnie [de la Baie d’Hudson] est construit vers le milieu, sur une pointe qui s’avance en face d’une jolie petite île ; c’est là un lieu de sépulture pour plusieurs sauvages. Deux petites maisons et deux hangars aussi petits composent le poste de la société, en cet endroit.

Moreau 1841 : 23

L’arpenteur Henry O’Sullivan, en 1894, faisait encore état du poste de traite, plus de quarante ans après son abandon :

[N]ous arrivons au grand lac à la Truite, superbe nappe d’eau dont le corps principal a de deux à quatre milles de diamètre avec plusieurs grandes baies dont l’une mesure environ quatre milles de longueur.

Ici, la Compagnie de la baie d’Hudson avait jadis un poste de commerce à l’endroit indiqué sur le plan.

ministère des Terres et Forêts 1908 : 154

Nous n’avons pas été en mesure de retrouver ce plan, mais il pourrait à coup sûr ajouter en précision quant à la localisation donnée par la carte de Cameron.

Le poste de Cawassieamica

Cet avant-poste de la HBC est le plus énigmatique du secteur. Il n’est mentionné dans la littérature, à notre connaissance, que par Mitchell (1977) et Roy (2009), ce dernier le citant dans une liste de postes de traite provenant des Archives de la HBC. L’établissement aurait été fondé en 1842 par Savard St-Denis, un employé de la HBC, afin d’éloigner les chasseurs autochtones des traiteurs indépendants de l’Outaouais inférieure et du Saint-Maurice (Mitchell 1977 : 193-194). Un document d’archives peut peut-être permettre de repousser cette date d’au moins deux ans. À la fin d’un livre de comptes de la HBC provenant du Lac à la Truite, on peut lire les « Rentrées de Cawassiamica [sic] Ot. 40 » (HBCA, B.221/d/1). Cet « Outfit 40 » fait référence à la saison de traite 1840-1841. La liste des fourrures recueillies pourrait d’ailleurs permettre d’évaluer le nombre de chasseurs qui commerçaient à cet endroit cette année-là. Il existe par contre une possibilité que cette mention de 1840-1841 ne concerne qu’une collecte ponctuelle de fourrures en un lieu stratégique, et non l’établissement de bâtiments servant à la traite.

Mitchell éprouve bien des difficultés à localiser l’établissement :

La carte indienne d’Angus Cameron montre son emplacement sur un lac sis au nord-est des sources des rivières Coulonge et Noire, mais les réservoirs modernes ont tellement changé la configuration naturelle du pays qu’il fut impossible de l’identifier.

Mitchell 1977 : 194

La seule localisation proposée demeure celle des Archives de la HBC. Leurs archivistes situent Cawassieamica approximativement sur la rive ouest de l’actuel réservoir Baskatong (HBCA, s.d.). Depuis, cette information a été reprise par Roy (2009 : 82 ; 2015 : 169).

En observant bien la carte de Cameron, le poste de « Cawassiamica » pose effectivement problème (fig. 4). La seule forme du plan d’eau ne permet pas de l’associer facilement à un lac sur une carte moderne. Une croix marque encore ici l’emplacement exact de l’établissement sur une pointe du nord du lac. Et c’est encore l’arpenteur O’Sullivan qui nous vient en aide. Dans un rapport d’exploration daté de 1895 (ministère des Terres et Forêts 1908 : 106), il confirme par sa description détaillée des lieux que le lac aujourd’hui nommé Poulter se nommait à son époque le lac Awasheameka, soit un toponyme très près de celui utilisé par la HBC : Cawassieamica. O’Sullivan ne mentionne pas de restes de bâtiments de la HBC, qui avaient été abandonnés en 1851 (Mitchell 1977 : 193-194).

La Commission de toponymie du Québec donne deux variantes toponymiques pour le lac Poulter : « Waceamika » (lac brillant) et « Wacheamika » (le fond du lac est clair) [Commission de toponymie du Québec 1999 : 136]. Notre enquête de terrain faite à l’été 2014 renforce la localisation proposée ici. La configuration du site est en effet très propice à l’établissement d’un poste de traite. La pointe correspondant à la croix sur la carte de Cameron est constituée d’un promontoire élevé de plusieurs mètres au-dessus de l’eau, qui donne une bonne vue autant sur le lac Poulter que sur la rivière des Rapides. Une petite baie abritée des vents dominants d’ouest est facilement accessible par une pente douce et rocheuse, qui pourrait avoir facilité l’arrivée de canots d’écorce de bonne dimension. Le poste aurait été situé à l’emplacement même d’un site réservé aujourd’hui aux activités de canot-camping de la Sépaq (fig. 6).

Le poste de Kakabonga

En 1851, la HBC fondait l’avant-poste de Kakabonga (aussi nommé Kakebaugan, ou Kakebaagino), pour remplacer les deux établissements de Cawassieamica et du Lac à la Truite. La principale raison était de pouvoir acheminer des provisions, en tant que marchandise de traite, aux Amérindiens du Lac à la Truite ; chose que la navigation en canots d’écorce de la compagnie rendait alors trop dispendieuse, en raison des difficultés de la route (Mitchell 1977 : 193-194).

Figure 6

Schéma comparatif de la localisation du poste de Cawassieamica

Schéma comparatif de la localisation du poste de Cawassieamica

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Ratelle (1987 : carte 9) indique un poste nommé « Kakibaagino » à l’extrémité sud du réservoir Cabonga. Il s’était peut-être inspiré d’une carte du Gouvernement du Canada (1974) représentant les « Postes de la traite canadienne des fourrures » de 1600 à 1870, et qui donne une information similaire. Mitchell, quant à elle, avance ceci : « à partir d’une lettre de St-Denis (son premier gérant) nous sommes en mesure de l’identifier comme étant le lac de l’Écorce moderne, au sud-est du réservoir Cabonga » (Mitchell 1977 : 194). Un piège guettait ici Mitchell. Les imbroglios toponymiques, telles les fausses équivalences, forment en effet un obstacle à considérer dans la localisation des postes de traite. À titre d’exemples, citons les cas du Desert’s Post/Rivière Désert et de Hunter’s Lodge/Hunter’s Point, qui sont deux fausses équivalences en pays algonquin (Marcotte 2013). En jetant un coup d’oeil sur la lettre mentionnée par Mitchell, on serait tenté de suivre celle-ci dans ses explications. Dans cette lettre, datée du 8 février 1853, dictée par St-Denis à la Rivière Désert, et destinée au gouverneur de la HBC, on peut lire : « Je ne voudrais être envoyé à aucun autre poste que celui que j’ai laissé au Lac des Cors[5] ou au Grand Lac » (HBCA, D.5/36, fo 213).

Examinons maintenant ce que disent les cartes et les récits d’époque. La carte de Cameron, créée près de dix ans avant la fondation de Kakabonga, ne représente que le lac, nommé ici « Ka Keepaugan La [Lake ?] ». Vraisemblablement, il semble correspondre bien plus à celui qui s’appelait autrefois le lac Cabonga (avant la création du réservoir du même nom) qu’au lac de l’Écorce actuel (fig. 4). Tournons-nous ensuite vers O’Sullivan, qui nous apporte une précieuse description des lieux en 1894 :

À l’extrémité nord [du lac Kakabonga], les collines sont bien boisées […]. La vieille chapelle catholique romaine, et le poste de la H. B. Cie, sont maintenant abandonnés et en ruines ; la rivière Kakabonga se jette dans le lac à peu de distance au nord du vieux poste.

ministère des Terres et Forêts 1908 : 159

L’avant-poste était donc situé au nord-est du lac Cabonga, et non au sud (fig. 9). Comment alors expliquer la lettre de St-Denis, qui prétend, en 1853, avoir tout juste quitté le lac de l’Écorce, lettre qui sert d’argument crédible à Mitchell ? Le missionnaire du Ranquet nous permet de considérer, grâce à son journal de 1843, une piste de solution :

En arrivant sur un lac dont je ne sais plus le nom (j’ai laissé à Montréal des cartes de ces rivières et de ces lacs tracés sur l’écorce par des sauvages). J’y avais inscrit le nom des lieux plus remarquables, le nom sauvage, le seul que je pusse avoir. Les voyageurs canadiens ont bien aussi les leurs, mais aucun des nôtres qui sût les dire.

Ouellet et Dionne 2000 : 220, nous soulignons

Ainsi, le fait que St-Denis ait peut-être appliqué le toponyme français de « Lac d’Écorce » à un réseau de lacs incluant le Cabonga et possiblement le lac de l’Écorce actuel, pourrait s’expliquer par l’appropriation par les voyageurs canadiens de toponymes locaux, souvent traduits des langues algonquiennes, mais à l’évidence pas toujours linguistiquement ou géographiquement équivalents. En effet, le toponyme Cabonga est aujourd’hui traduit par l’expression « entièrement bloqué par le sable » (Commission de toponymie du Québec 1999 : 46) et ne fait pas référence à l’écorce. Les engagés francophones de la HBC, dont St-Denis, ont peut-être traduit un toponyme algonquin se rapportant au lac de l’Écorce actuel, puis appliqué ce premier toponyme à l’ensemble du réseau de lacs au nord, jusqu’au Cabonga. À l’inverse, ils ont peut-être eux-mêmes créé ce toponyme (lac de l’Écorce), dont les aléas de la cartographie n’auraient conservé la trace que dans la partie sud du même réseau de lacs.

Le poste de Nescutia

Cet avant-poste de la HBC, encore très peu connu, n’est documenté que par les Archives de la HBC. Les quelques informations qui s’y rattachent nous permettent de savoir que Nescutia a été fondé vers 1860 et qu’il a fermé ses portes vers 1878 (AM-KADD, s.d.). Les seuls documents directement reliés à cet établissement qui nous sont connus sont des livres comptables (HBCA, B.144/d/1-7). La localisation précise du poste est possible grâce à une description écrite et une carte, toutes deux produites par O’Sullivan. Lors de son exploration de 1895, et arrivant du sud, il écrivait :

Un portage d’environ trente chaînes nous conduit de ce lac [anonyme] à une des baies du lac Nichkotea, laquelle a plus de six milles de long sur un quart à trois-quarts de mille de large et est réunie à la partie principale du lac par une passe étroite située en face d’un ancien poste abandonné de la Compagnie de la baie d’Hudson.

ministère des Terres et Forêts 1908 : 108

La carte issue de son carnet d’arpentage montre bien la pointe sur laquelle se trouvait le poste (fig. 7).

Figure 7

Localisation du poste de Nescutia, d’après une carte de Henry O’Sullivan

Localisation du poste de Nescutia, d’après une carte de Henry O’Sullivan

Notez que puisque la carte se présentait le nord en bas, elle a été volontairement inversée ici ; la flèche est un ajout de l’auteur.

Source : BAnQ-Québec 1893-1895

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Après avoir survolé les localisations des établissements de traite des fourrures de l’Outaouais supérieure, voyons maintenant comment la circulation sur ce même territoire peut être mieux comprise en nous penchant à nouveau sur la carte de Cameron.

La route Témiscamingue – Grand Lac

Une ancienne route commerciale, utilisée entre autres par les Hurons du xviie siècle et connue comme étant le « chemin à main gauche », reliait le lac Témiscamingue à la source de l’Outaouais, pour se poursuivre jusqu’à Tadoussac (Chamberland et al. 2004 : 76). Les traiteurs français, puis canadiens, ont certes utilisé une route similaire pour se rendre dans le secteur du Grand Lac. Le père de Bellefeuille écrivait en 1837 :

Vers le tiers de la longueur de ce lac [des Quinze], notre guide nous fit observer à notre droite une Baie par où l’on prend le chemin qui conduit au poste appelé Grand Lac, où je pense aller l’année prochaine en revenant d’Abitibi.

Bellefeuille 1840 : 48-49

La carte de Cameron montre, en plus du cours principal de l’Outaouais, un autre chemin nommé « Short route to G. L. [Grand Lac] », qui suit une chaîne de lacs (fig. 3). Cette route de canot était probablement plus facile, du moins à l’aller, puisqu’au retour les canots pouvaient descendre le courant de l’Outaouais. Nous observons une correspondance avec ces plans d’eau : lac Témiscamingue / lac des Quinze / lac Simard / rivière Winneway / lac Winawiash / portage / lac du Vieillard / lac Obikickikak / lac des Cinq Portages / lac Cawasachouane / Grand lac Victoria (fig. 3 et 9).

La route Abitibi – Grand Lac

Nous savons déjà qu’une route commerciale fut empruntée par les canots de la HBC entre les postes du Grand Lac et d’Abitibi, de 1830 à 1863 (Mitchell 1977 : 153, 219). La brigade du Grand Lac, dont l’équipage était toujours composé d’une majorité de voyageurs autochtones recrutés localement[6], devait livrer les fourrures du Grand Lac et de ses avant-postes au dépôt de Moose Factory, à la baie James, en passant nécessairement par le lac Abitibi. Cette route, quelle qu’elle soit, a fort probablement été calquée sur une autre, plus ancienne, et fréquentée par les Algonquins à une époque antérieure, puisque les traiteurs cherchaient naturellement à utiliser les voies navigables les plus faciles. Quelques historiens ont tenté de reconstituer ce trajet, à notre avis sans succès (Charron 1951 : 223 ; Chénier 1980 : 28 ; Martineau 1990 : 24-25 ; Riopel, s.d. : 13-14).

Afin de reconstituer l’itinéraire Abitibi – Grand Lac, passons d’abord à travers les quelques récits faisant mention de ce trajet. Les trois descriptions trouvées proviennent toutes de comptes rendus missionnaires (1838, 1843 et 1844) et sont donc contemporaines de la carte de Cameron. Le père de Bellefeuille, dans son journal manuscrit, ne semble pas décrire les caractéristiques topographiques en suivant un ordre chronologique. Il débute simplement en écrivant « [qu’ils firent] ce voyage en gagnant dans l’Est par des détours sans fin » (BAnQ-AT 1838 : fo 8), en partant d’Abitibi. En compilant les éléments marquants du trajet, on obtient cette suite disparate : grand nombre de lacs et rivières ; vingt-cinq portages ou rapides en tout ; rapide de l’Ours (difficile) ; Grande Dalle (chute très haute) ; Petite Dalle (rapides) ; petite rivière étroite où l’on tire les branches pour avancer ; une hauteur des terres au vingt-quatrième portage ; le vingt-cinquième portage près du Grand Lac ; neuf jours de voyage (BAnQ-AT 1838 : fo 8-9). Le père du Ranquet, en 1843, est beaucoup plus précis et semble respecter la chronologie. Nous retenons de lui la synthèse suivante, toujours à partir d’Abitibi : lac Akotockaming (Duparquet) ; fourche pour Témiscamingue ou Grand Lac ; prend la route de l’ouest [sic] ; petite rivière ; portage des Fraises ; rivière si étroite qu’on passe entre les branches ; lac plein d’îles ; portage au bout du lac ; petite rivière jusqu’à l’Outaouais ; rapide des Érables ; rapide de l’Ours ; Grandes Dalles ; lac Mamewache (Decelles) ; Petites Dalles ; quitte l’Outaouais ; remonte et descend plusieurs fois petites rivières et lacs ; descend un long rapide étroit pour aboutir au Grand Lac ; dix jours de voyage (Ouellet et Dionne 2000 : 214-224). Finalement, le père Laverlochère donne cette suite d’éléments en 1844 : lac des Îles (Duparquet) ; route vers Témiscamingue à droite (il prend donc la fourche vers le Grand Lac à gauche, soit l’est) ; petite rivière ; trois portages ; roche d’un arpent et quatrième portage ; deux petits lacs ; portage des Fraises ; succession de petits lacs et rivières jusqu’à l’Outaouais ; rivière des Outaouais ; portage de l’Ours ; cinq portages ; Les Dalles ; neuf portages ; quitte l’Outaouais ; quelques lacs ; Grand Lac ; cinq jours de voyage (Archives administratives O.M.I. 1844 : 15-16).

Figure 8

Photographie de la « Roche du Pécan » évoquée par du Ranquet en 1843

Photographie de la « Roche du Pécan » évoquée par du Ranquet en 1843
Photo : G. Marcotte, 2013

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Malgré le manque flagrant de connaissances géographiques (voire le manque de sens de l’orientation) des missionnaires de l’époque, qui ne disposaient souvent d’aucune carte, il est tout de même possible de résoudre le problème. Attaquons-nous d’abord à la première section du trajet, celle menant jusqu’à l’Outaouais. En quittant le lac Abitibi, on arrive au sud au lac Duparquet. En 1822, le traiteur de fourrures Joseph Beioley confirmait dans un journal de voyage, tenu avec grande rigueur, la présence d’une fourche vers l’est : « Ce Lac [Duparquet, ici nommé Muttwaigumming] s’étend dans chaque direction – et par l’Une vers l’Est je suis informé que M. Alexr. Mc.Donald se rendit au Grand Lac l’été dernier » (HBCA, B.135/a/124, fo 21). En observant une carte de la région, on se rend compte que trois rivières à l’est et au sud-est du lac Duparquet peuvent mener à des terres en direction du Grand Lac : un ruisseau anonyme menant au lac Dugros, la rivière D’Alembert, puis la rivière Mouilleuse. Au sud-ouest, la rivière Kanasuta constitue la voie menant à Témiscamingue et est déjà bien documentée. Puisque la carte de Cameron n’est pas très précise concernant cette portion de la route, d’autres indices s’avèrent ici nécessaires pour permettre de trancher. C’est le récit de du Ranquet qui constitue la clé. En prenant la fourche menant au Grand Lac[7], sur le lac Duparquet, il note :

En quittant le lac, on entre dans une petite rivière tortueuse, d’eau dormante, si étroite qu’en plusieurs endroits elle était entièrement barrée par des arbres renversés. Ceux qui avaient passé avant nous s’étaient ouvert avec la hache un passage de la largeur d’un canot. […] Deux gros rochers noirs, qui sortent de l’eau, s’appellent la roche du Pécan et celle de l’Orignal.

Ouellet et Dionne 2000 : 216-217

Grâce à une visite sur le terrain à l’été 2013, nous avons pu confirmer que la rivière empruntée était celle, anonyme, qui mène au lac Dugros. Nous avons pu photographier le premier gros rocher noir, évoquant un pécan qui regarde vers la gauche, et qui se trouve en effet à la suite d’un long trajet sinueux d’eau dormante (fig. 3 et 8). La carte d’Obalski (BAnQ-AT 1907) indique à ce sujet, le long de cette rivière, qu’il s’agit de la « Canoe Route to Abittibi », venant, il faut le déduire, des terres du Sud-Est. En remontant ce cours d’eau, on arrive à la ligne de partage des eaux et on entre sur le ruisseau Destor. Le ruisseau sur lequel il fallait se hisser à l’aide des branches est probablement situé dans ce secteur. Le courant mène ensuite au lac Dufresnoy, celui que du Ranquet jugeait rempli d’îles. La suite peut être assez facilement reconstituée en utilisant la carte de Cameron. Celle-ci représente à deux endroits distincts le lac Duparquet, visiblement pour accommoder la représentation graphique qui n’est pas à l’échelle. Au sud du lac Duparquet (celui dessiné à droite), et au sud de la hauteur des terres, on aperçoit le lac Dufresnoy coulant vers ce qui à coup sûr représente le lac Kinojévis et la baie Caron, qui ont la particularité de former un grand « v » évasé. L’inscription « Route to Abitibie » est encore là présente. De là, la rivière des Outaouais est vite atteinte (fig. 3 et 9).

Pour la suite de l’itinéraire, on peut synthétiser les caractéristiques du terrain décrites par nos trois informateurs : à partir de l’Outaouais, il faut quitter cette rivière, passer une hauteur des terres, puis franchir un rapide (en descendant selon du Ranquet) pour aboutir au Grand Lac. À partir de la carte de Cameron, nous proposons le trajet suivant : rivière des Outaouais / lac Decelles / rapides Twin (il s’agit peut-être des Petites Dalles de l’époque) / fourche au sud vers le lac Bend / remontée du courant jusqu’au lac Flammarion / portage à une hauteur des terres / lac Poiré (qui ne porte peut-être pas par coïncidence le nom du missionnaire de cette région de 1839 à 1842, cf. Marcotte 2014) / descente du courant jusqu’au lac Cawasachouane, qui mène à la rivière des Outaouais, tout près d’une section du Grand lac Victoria (fig. 3 et 9).

La route Grand Lac – Lac à la Truite

Le poste du Lac à la Truite, à partir du Grand Lac, pouvait selon Beioley être atteint en six jours. Un portage à partir de l’Outaouais y menait. Le retour pouvait ensuite se faire en quatre jours (HBCA, B.135/a/124, fo 38). L’arpenteur O’Sullivan mentionnait trois possibilités pour accéder au lac à la Truite. Deux d’entre elles consistaient à portager directement à partir de l’Outaouais pour aboutir dans le lac. Il précisait, par contre, que la HBC utilisait la troisième voie, afin d’éviter les nombreux rapides précédant ces deux premiers accès. Selon lui, les canots de la compagnie empruntaient le ruisseau Bear (qu’il nomme la rivière de la Graisse d’Ours) jusqu’à sa source, où un court portage mène au lac Clatouche qui, lui, mène directement au lac à la Truite. Il qualifiait par ailleurs le ruisseau Bear d’excellent cours d’eau pour le canot (ministère des Terres et Forêts 1908 : 154-155). La carte de Cameron représente justement au sud-ouest du lac à la Truite un passage qui semble être le réseau décrit par O’Sullivan (fig. 4 et 9).

La route Grand Lac – Nescutia et Cawassieamica

O’Sullivan décrivait en 1895 une route de canot reliant le lac Nichcotéa et le poste du Grand Lac. Il est assez facile de suivre le trajet : portage de 16 chaînes vers un étang au nord (lac Myon) / portage de 33 chaînes / lac Kanimina-Wayawagidjiwok (Canimina) / lac Kanikito-Gamanu (Camitogama) / lac au Bouleau (aujourd’hui sous le réservoir Dozois) [ministère des Terres et Forêts 1908 : 106-110]. De là, le courant mène directement au Grand Lac. Voilà pour l’époque 1860-1878.

Pour la période précédente, où Cawassieamica était en opération, soit de 1840 (?) à 1851, la section sud du parcours était bien sûr différente. Selon la carte de Cameron, le trajet à partir de Cawassieamica semble être une chaîne de petits lacs au nord-ouest du lac Poulter. Cette chaîne semble à son tour donner accès à ce qu’il nous paraît être les lacs Nizard, Grand et Nichcotéa. De là, le trajet aurait pu être le même que celui mentionné plus haut (fig. 4 et 9).

La route Rivière Désert – Grand Lac

La communication commerciale sur une base régulière entre le Grand Lac et le poste de Rivière Désert[8] (Maniwaki) débuta en 1845 (Mitchell 1977 : 190-191). Plusieurs routes ont été utilisées pour rallier les deux comptoirs, comme l’écrivait James Cameron : « Les routes vers les terres des Indiens [du Grand Lac et du Lac à la Truite] à partir de Rivière Désert sont si nombreuses » (HBCA, D.5/28, fo 601b). Les différents traiteurs n’appréciaient d’ailleurs aucune de celles-ci, les jugeant trop difficiles pour les grands canots d’écorce. Pour Hector McKenzie, il s’agissait d’une « façon fastidieuse et détournée d’expédier les articles lourds tels que le blé d’Inde, les pois et la farine » (Mitchell 1977 : 223). Deux routes au moins nous apparaissent comme certaines : 1) la voie rivière Désert / région du lac Jean-Péré / lac Poulter / etc. jusqu’au Grand Lac ; 2) la voie rivière Gatineau / lac Baskatong / rivière Gens-de-Terre / lac Cabonga / etc. jusqu’au Grand Lac (fig. 9).

Examinons d’abord la première voie. Alexander Shirreff prétendait en 1831 que des canots pouvaient se rendre aux sources de l’Outaouais en remontant la rivière Désert, via le lac de l’Écorce, et ce très facilement, contrairement aux opinions des traiteurs mentionnées plus haut. Il se basait sur le témoignage d’un homme ayant accompli le voyage (Shirreff 1831 : 268). La carte de Cameron nous montre la tête d’une rivière non identifiée tout près de Cawassieamica, au sud-est, et pourrait bien correspondre à la rivière Désert (fig. 4). Un aller-retour effectué par Savard St-Denis et sa brigade de voyageurs algonquins en 1849, entre le Grand Lac et Rivière Désert, via Cawassieamica, prit 18 jours, ce qui pourrait témoigner de la difficulté de cette route (HBCA, B.82/a/1, 6 au 24 août 1849).

La deuxième voie semble avoir été plus rapide. Elle fut principalement utilisée à l’époque de l’avant-poste de Kakabonga (ouvert en 1851), mais était déjà connue sous le nom de route de « la Barrière » (HBCA, B.134/c/1, fo 188) depuis nombre d’années. Kakabonga avait d’ailleurs été établi « à l’endroit le plus central » (HBCA, D.5/28, fo 601b) parmi les diverses routes de canot possibles. Du Ranquet, en 1843, passa par la Gens-de-Terre pour se rendre du lac Cabonga (qu’il nommait lac des Écorces) jusqu’à Rivière Désert sur la Gatineau. Il mentionna une quinzaine de portages sur un trajet difficile à la sortie du lac des Écorces. Une fois arrivé sur la Gatineau, il mit deux jours à atteindre Rivière Désert, ce qui démontre qu’il était arrivé du nord, via le Baskatong (Ouellet et Dionne 2000 : 237-239). Cette route est peut-être aussi représentée sur la carte de Cameron. La mention « 15 Carying Places », soit quinze portages, apparaît entre les extrémités sud des lacs « Ka Keepaugan La » (Cabonga) et « Ka nu quar ush ca [?] » (qui semble être le lac Rapide) [fig. 4]. Cette mention de quinze portages ou rapides coïncide étrangement avec le récit de du Ranquet, de même qu’avec un récit plus tardif (Latulipe 1902 : 42-43). Si ce trajet était bien celui qu’avaient suivi les canots de la HBC à partir 1851, on peut présumer de sa plus grande navigabilité, puisque les canots de la compagnie semblent avoir fait l’aller-retour Grand Lac – Rivière Désert en seulement huit jours en 1853 (HBCA, B.82/a/3, 18 au 26 septembre 1853).

La route du Saint-Maurice

Le concept d’une « chaîne d’anneaux liquides » permettant le passage d’une source de rivière à une autre dans cette région du Québec, remontant à un texte d’Arthur Buies de 1889 (Chamberland et al. 2004 : 65-66), est particulièrement bien illustré sur la carte de Cameron. Celle-ci nous montre, aux sources de l’Outaouais, à partir du lac « Ka pe me che gama » (qui correspond sans doute aujourd’hui au lac Capimitchigama), une « St Maurice River » partant du bras nord du lac (fig. 4). On serait tenté de croire à une mauvaise représentation cartographique de la part de l’auteur du document, reflétant peut-être un manque de connaissances de ce secteur. Nous croyons qu’il n’en est rien. Référons-nous à ce titre à une étude similaire portant sur un territoire plus à l’ouest :

Les Cris de la région de la baie d’Hudson avaient aussi d’intéressantes conventions toponymiques, conventions que les traiteurs de fourrures ont adoptées. Ainsi, d’anciens traiteurs de la HBC avaient des noms séparés pour les différentes portions de la rivière Hayes. D’un autre côté, deux rivières coulant en directions opposées mais séparées seulement par un court portage pouvaient porter le même nom.

Binnema 2001 : 223-224

Figure 9

Carte-synthèse représentant les postes et routes de traite des sources de l’Outaouais, de 1760 à 1870

Carte-synthèse représentant les postes et routes de traite des sources de l’Outaouais, de 1760 à 1870

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L’exposé de Binnema, qui réfère à un article de Pentland (1975), cadre parfaitement avec la carte de Cameron, qui est la production d’un ou de plusieurs traiteurs de fourrures longtemps en contact avec des Algonquiens, mais fort probablement aussi d’un Métis imprégné de ces conventions toponymiques. La « St Maurice River » représentée ici est vraisemblablement le chemin de canot permettant d’atteindre un affluent du « véritable » Saint-Maurice, ou plutôt une branche de la Gatineau menant à son tour au Saint-Maurice.

Une cartographie métisse de l’Outaouais supérieure

Après avoir mis à jour les données permettant de localiser théoriquement les postes de traite et les routes de commerce qui les relient sur l’Outaouais supérieure, voyons maintenant comment la carte de Cameron, dans son ensemble, peut être considérée comme une carte métisse, fort probablement issue d’un individu à cheval entre deux sociétés et qui exprime à travers une création cartographique l’essence de sa dualité socioculturelle. La carte, interprétée en tant que construction sociale (Woodward et Lewis 1998), peut se prêter à une déconstruction qui mène à la découverte de plusieurs couches de sens superposées. C’est en lisant à rebours le document que l’on accède aux couches plus anciennes (Norland 2004 : 147).

La carte de Cameron est à la fois instrument de pouvoir colonial et expression autochtone du territoire. Au moins trois couches peuvent en être dégagées pour mener de l’un à l’autre. Au départ, il faut se rappeler que la carte représente le district de Témiscamingue. Cette représentation est celle d’une entreprise capitaliste du xixe siècle, bien implantée dans cette région. Il y a d’ailleurs de fortes chances que la carte ait été exposée aux visiteurs du Fort Témiscamingue avant qu’Angus Cameron ne l’apporte en Écosse. Une fois rendue en Europe, parmi les souvenirs du Chief Factor, c’est d’abord et avant tout la représentation spatiale de l’étendue de son commerce qui devient la raison d’être du document. Hors contexte, ce dernier devient encore plus une marque symbolique de pouvoir. Au centre de la carte figure le poste de Témiscamingue. C’est le centre administratif du district, et c’est aussi le territoire en mains propres des traiteurs, ou du moins perçu comme tel par ces derniers. Le territoire de l’auteur (ou du commanditaire) du document, mis au centre d’une carte couvrant un espace plus étendu, est l’expression de son ethnocentricité, tout comme les symboles représentés sont porteurs de valeurs (ibid. : 150-151). À ce propos, remarquons que les croix dessinées sur la carte sont surtout rattachées à des lieux jugés importants pour la traite (« Temiscaming », « Cawassiamica », « Trout Lake », « G[rand] Lake ») ou associés à la rencontre des prêtres missionnaires (« The Priest’s Station », qui est la mission de Kanikwanakak [Marcotte 2014 : 65]). Cette utilisation exclusive de symboles représentant des réalités géographiques associées aux lieux occupés par la HBC ou par les missionnaires est en accord avec le principe d’ordre social inscrit dans les cartes (Harley 1989, dans Norland 2004 : 151-152). L’absence de tels symboles – ici des croix – qui auraient pu localiser des lieux associés de près aux chasseurs autochtones (stations de pêche, lieux de sépultures, etc.) est partie prenante de cette première couche de sens. Ce sont les « silences cartographiques » (Rivard 2002 : 17) relevant de celle-ci.

La deuxième couche perceptible concerne la présence francophone dans le district de Témiscamingue. Les quelques toponymes français qui figurent sur la carte en sont les seuls vestiges, et témoignent de l’ancienneté du commerce pelletier dans cette région. La carte de Cameron n’en compte que six : « round Lac », « Tripe de roche lake », « Riviere du moin [Dumoine] », « Les Quaize Portage [sic] », « La Barrière » et « St Maurice River ». À l’époque de la création de la carte de Cameron, les employés canadiens français ou métis francophones étaient encore dominants au sein de la HBC dans la région (Marcotte, à paraître), et leurs pratiques toponymiques de tradition orale étaient probablement beaucoup plus importantes que ce que la carte laisse croire ; les exemples fournis plus haut dans cet article témoignent de leur usage maintenu pendant la période britannique (« Grandes Dalles », « lac d’Écorce », « rapide de l’Ours », etc.). Relégués au rang de canoteurs et de journaliers, les Canadiens français étaient en 1842 largement dominés par les traiteurs britanniques et ce rôle de second plan transparaît sur la carte.

Finalement, c’est la dernière couche, celle se rapportant aux conventions cartographiques autochtones, qui font de la carte de Cameron un objet digne d’intérêt pour l’étude du passé plus lointain des Algonquiens. John McKay, l’auteur principal présumé du document, était considéré comme maîtrisant les « industries sauvages » (Ouellet et Dionne 2000 : 171) spécifiquement associées à la production de cartes, lesquelles doivent ici être considérées comme autochtones, ou à tout le moins perçues comme telles par un observateur de l’époque. Plusieurs conventions cartographiques autochtones peuvent en effet être observées sur la carte de Cameron. Les toponymes algonquiens, qui sont les plus nombreux sur le document, en sont l’exemple le plus frappant, mais non exclusif. Ainsi, la conception de routes de canot comprenant des cours d’eau appartenant à des bassins distincts, mais en tant qu’entités hydrographiques unifiées, peut être relevée à plusieurs endroits. Mis à part l’exemple présenté pour la route menant à la rivière Saint-Maurice, on observe aussi cette convention à au moins trois reprises, sans toutefois qu’une marque toponymique vienne en confirmer l’usage. Sur la route de canot reliant directement, du sud au nord, le poste de Témiscamingue à celui d’Abitibi, le changement de bassin hydrographique (de celui du Saint-Laurent à celui de la baie d’Hudson) n’est pas représenté par le symbole utilisé ailleurs sur la même carte pour référer à la ligne de partage des eaux (une suite de montagnes schématisées). Plus à l’est, les changements de rivière comprenant une hauteur des terres (à l’intérieur du même bassin hydrographique, toutefois), entre les lacs Flammarion et Poiré (cf. la section concernant la route Abitibi – Grand Lac), ainsi que la « Short route to [Grand Lac] » (fig. 3), sont représentés graphiquement en tant que cours d’eau continus. Puisque d’autres routes sont représentées dans leur discontinuité hydrographique (cf. la route se rendant à Cawassieamica, fig. 4), on pourrait avancer que celles qui sont fréquentées plus intensivement et/ou à l’usage plus ancien bénéficieraient d’une représentation cartographique particulière. Enfin, notons que les distorsions de l’orientation et de l’échelle de la carte (selon nos propres standards), sont des caractéristiques observées ailleurs, entre autres dans les cartes recueillies par Peter Fidler dans les Prairies du début du xixe siècle (Beattie 1986 : 175). Tout comme ces dernières, la carte de Cameron répond plutôt aux besoins de déplacement, fournissant les renseignements les plus pertinents pour entreprendre un voyage en terrain inconnu : emplacement des postes de traite, des missions catholiques, des rapides, de certaines hauteurs des terres importantes ; relevé des toponymes en usage, etc.).

La carte de Cameron n’est pas, à notre avis, une carte coloniale, catégorie bien décrite par Étienne Rivard (2002). Elle n’est pas non plus une « véritable » carte amérindienne, du moins au sens où l’entendent plusieurs chercheurs (Woodward et Lewis 1998). Elle relève plutôt d’une production associée à un individu qui, de par son appartenance à une double réalité socioculturelle, a intégré des conventions cartographiques provenant de deux groupes distincts, en en faisant la marque de sa territorialité métisse (Rivard 2002 : 12). Bien que reconnaissant la production de cartes par les Métis du Nord-Ouest, généralement exécutées à la requête des autorités coloniales, Rivard (2002 : 23-24) présente cette cartographie métisse comme ayant été vite intégrée à la cartographie coloniale, en ne retenant qu’une partie des connaissances géographiques largement orales des Métis. La carte de Cameron s’inscrit ici dans un autre ordre, puisque McKay était partie prenante d’une certaine forme de pouvoir colonial (bien relative il faut le souligner), en étant employé comme commis par la HBC. Il a su intégrer le « génie des industries sauvages », duquel il était lui-même l’héritier, aux exigences du capitalisme marchand et de l’ordre social colonial.

Conclusion

Cette étude nous a permis de constater que des lacunes importantes subsistaient encore dans la représentation spatiale des activités reliées à la traite des fourrures aux sources de l’Outaouais. Une mise à jour s’imposait, et l’interprétation de la carte de Cameron, combinée à d’autres types de documents, ouvre la voie à une recherche davantage ciblée dans cette région. Le potentiel ethnohistorique riche des routes et des sites relevés dans l’article, tant du point de vue matériel, oral, qu’archivistique, peut assurément contribuer à une connaissance plus approfondie des sociétés algonquiennes ayant fréquenté ces lieux pendant le Régime britannique ; mais nous pensons surtout ici à la petite population permanente des postes de traite qui, du moins à partir des années 1820, était surtout constituée de familles métisses[9], et dont les interventions archéologiques pourraient contribuer à documenter le mode de vie. Nous espérons à ce titre avoir suscité l’intérêt des archéologues pour ce secteur.

Les couches successivement dévoilées de la carte de Cameron témoignent de l’enchevêtrement culturel entre Canadiens français, Écossais, Métis de tous horizons et Algonquiens, qui s’exprime ici à travers la représentation spatiale des sources de l’Outaouais. Sur un plan plus symbolique, le cartographe présumé et sa carte se confondent : tout comme celle-ci représente une série de points de rencontre entre chasseurs et traiteurs, au carrefour de routes d’eau, la naissance au sens stricte du Métis est issue de la rencontre de trajectoires individuelles autochtones et allochtones au coeur du territoire. Le fameux tracé de John McKay pourrait ainsi servir à mieux saisir l’univers de son auteur et de ses semblables.