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Cela fait maintenant trente-sept ans que les Naskapis de Kawawachikamach ont signé la Convention du Nord-Est québécois (CNEQ) et que leur programme d’aide pour la chasse, la pêche et le piégeage (ci-après nommé « programme d’aide pour la chasse ») aide et soutient ceux qui n’ont pas les moyens de pratiquer des activités de subsistance traditionnelles, en plus d’approvisionner les membres de la communauté en gibier et en poisson. Dans quelle situation se trouvent-ils ? La modernité a-t-elle bouleversé leur mode de vie traditionnel ou ont-ils été en mesure de s’y adapter ? Leur programme d’aide pour la chasse leur a-t-il permis de continuer de pratiquer leurs activités de subsistance traditionnelles ? Son fonctionnement et ses activités ont-ils changé au cours des années ? Est-il toujours un élément clé de leur stratégie identitaire ? Étant donné que la Nation naskapie de Kawawachikamach (NNK) veut entamer prochainement des discussions avec le gouvernement du Québec afin de renégocier certains aspects de son programme[1], le moment semble opportun pour répondre à ces questions. Pour y parvenir, je vais dresser le portrait du programme d’aide pour la chasse des Naskapis en me basant sur les sources écrites disponibles ainsi que sur des données ethnographiques provenant de douze entrevues individuelles semi-dirigées et d’observations réalisées au printemps 2008 lors de mon terrain de maîtrise (Marquis 2009). Cet exercice me permettra de démontrer que le programme est un élément clé de leur stratégie identitaire, notamment parce qu’il leur permet de continuer de pratiquer des activités traditionnelles qui sont centrales à leur identité culturelle.

Le processus de sédentarisation et les transformations socio-économiques

Lors des premières années de leur sédentarisation[2], les Naskapis étaient dans une situation précaire et difficile, vivant dans des cabanes surpeuplées, sans eau courante ni électricité ni installations sanitaires, et ce, même si certains d’entre eux participaient au travail salarié, principalement dans le secteur minier. Arrivés dans la région de Schefferville en juin 1956, les Naskapis se sont d’abord installés à Knob Lake, mais à peine un an plus tard, les autorités municipales les ont déménagés au lac John, endroit qu’ils ont partagé avec un groupe d’Innus de 1957 à 1971. Puis, de 1972 à 1983, ils ont cohabité avec les Innus à Matimekosh (voir carte). Dans les années 1970, ils connaissaient un faible taux d’emploi et dépendaient de manière croissante des paiements de transfert, situation qui s’est poursuivie au-delà de la signature de la CNEQ et qui s’est vue renforcée par la fermeture des mines de la Iron Ore Company of Canada ainsi que par l’achèvement de la phase 1 du complexe La Grande et de la construction de leur communauté actuelle, Kawawachikamach, en 1983-1984. En 1983, 79 % des revenus des Naskapis proviennent des paiements de transfert, le taux de chômage est élevé (à plus de 70 % en été, pouvant même dépasser 90 % en hiver), le pourcentage d’emplois saisonniers est important (46 des 65 emplois répertoriés) et les sources de revenu stables se font rares : la Corporation de construction naskapie ainsi que la Société de relogement des Naskapis fournissaient la majeure partie des emplois au niveau local. À la fin des années 1980, les Naskapis vivaient dans un contexte de grande pauvreté : leur revenu personnel moyen était bien inférieur à la moyenne canadienne et se situait parmi les plus bas chez les nations autochtones du Canada. Par ailleurs, la majeure partie de leur revenu était consacrée aux biens et services essentiels.

Étant donné le coût onéreux de leurs activités de subsistance traditionnelles (déplacements sur de grandes distances, équipement dispendieux, etc.) de même que la position de leur nouveau lieu d’établissement – à l’extrémité sud de leur territoire ancestral – et les changements survenus quant à leur structure économique, plusieurs d’entre eux ont alors délaissé peu à peu la pratique de ces activités, et les célébrations se sont faites de plus en plus rares. Les adultes n’étaient donc plus en mesure de transmettre leurs savoirs à leurs enfants, et ceux-ci n’avaient alors que peu d’occasions pour pratiquer ces activités et apprendre ce qu’est la vie dans le bois. En bref, les Naskapis constataient l’érosion de leur culture et de leur identité, et c’est dans ce contexte qu’ils ont signé la CNEQ le 31 janvier 1978.

Semblable à la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ), la CNEQ représente un ensemble complexe de lois qui a affecté la vie des Naskapis de plusieurs façons. Ces conventions avaient comme principaux objectifs de favoriser la participation des peuples autochtones à la gestion de leurs propres affaires, de rehausser leur niveau de vie et la qualité des services publics, de favoriser leur participation dans le développement économique du Nord québécois et de protéger leur identité traditionnelle. En cédant leurs droits ancestraux, les Naskapis ont, entre autres avantages, reçu des compensations financières et des garanties en matière d’exploitation de la faune, dont un programme d’aide pour la chasse.

Fonctionnement du programme d’aide pour la chasse

Le programme d’aide pour la chasse des Naskapis est en vigueur depuis novembre 1978 et il a pour objectif de

fournir un revenu, des prestations et autres mesures d’incitation aux Naskapi du Québec qui veulent s’adonner aux activités d’exploitation de la faune, comme mode de vie ou au profit des Naskapi du Québec qui habitent la communauté naskapi dont il est question au chapitre 20[3] »

Québec 1978, art. 19.1

D’une part, le programme cherche à promouvoir et à encourager le mode de vie traditionnel naskapi en allégeant le fardeau économique de leurs activités de subsistance traditionnelles. D’autre part, il vise à rendre accessible une quantité suffisante de poisson et de gibier – principalement de viande de caribou[4] – aux membres de la communauté afin de satisfaire leurs besoins alimentaires et assurer ainsi leur sécurité alimentaire.

Administration du programme

Le programme d’aide pour la chasse est administré directement et uniquement par les Naskapis, ce qui leur laisse une marge d’autonomie singulière quant à sa gestion et à l’utilisation des subventions provinciales. Dans la CNEQ, il a d’ailleurs été prévu que ce soit le Conseil de bande qui administre le programme et qui établisse les règlements de régie jusqu’à ce que l’Administration locale naskapie des terres de la catégorie IB-N, c’est-à-dire le village naskapi de Kawawachikamach, soit mise en place. Par la suite, le village naskapi a constitué un comité local pour administrer le programme par l’intermédiaire de son conseil.

Le Comité du programme d’aide pour la chasse, la pêche et le piégeage est constitué d’au moins quatre bénéficiaires[5] naskapis – habituellement des chasseurs – élus au cours d’une assemblée ordinaire ou extraordinaire du village naskapi et d’un membre du Conseil nommé par celui-ci. Parmi eux, un président et un administrateur doivent être élus par les membres du Comité. Tous les membres du Comité possèdent un droit de vote, sauf le président qui dispose d’une seconde voix prépondérante dans le cas d’égalité des voix, et toutes les décisions et recommandations doivent être prises par consensus ou selon la majorité des voix. En plus d’assister le Conseil et de faire respecter les règlements du programme, les membres du Comité sont tenus de verser aux participants du programme au moins 80 % du montant consenti annuellement par le gouvernement du Québec, sous forme d’allocations, et de ne pas en investir plus de 20 % en équipements de chasse, de réfrigération ou d’autre nature[6]. En outre, ils doivent consacrer 50 % du montant annuel à des activités reliées à l’exploitation du caribou, et c’est eux qui ont la responsabilité de la planification des activités du programme et de donner les instructions aux participants en ce qui a trait à la distribution de la viande et des sous-produits. Bref, bien que les membres du Comité puissent établir des règles de procédure dans le cadre de leurs fonctions, c’est la NNK qui administre le programme, qui en établit les règlements (lesquels doivent être approuvés par le ministre responsable du gouvernement du Québec pour entrer en vigueur) et qui doit respecter les modalités de vérification de sa gestion en produisant chaque année un rapport détaillé de ses activités et de l’utilisation du montant annuel accordé.

Conditions d’admissibilité et de préférence

Dans les premières années du programme, il n’y avait pas de conditions d’admissibilité spécifiques pour y participer, si ce n’est que d’être un Naskapi du Québec qui veut s’adonner à des activités d’exploitation de la faune comme mode de vie ou au profit des Naskapis du Québec qui habitent la communauté naskapie. Dans l’éventualité où le nombre de Naskapis désirant participer au programme excéderait les fonds disponibles, une préférence pouvait être donnée à ceux qui étaient sans emploi permanent depuis trois mois et avaient reçu moins de 4000 $ en salaire dans les douze mois précédant leur participation au programme. Aujourd’hui, une préférence est accordée aux Naskapis ayant été sans emploi permanent à temps plein au cours des trois derniers mois et ayant gagné moins de 10 000 $ en salaire, toujours au cours des douze mois précédant leur participation au programme. De plus, les participants doivent désormais être des bénéficiaires naskapis désirant s’adonner à des activités d’exploitation de la faune, soit comme mode de vie, soit au profit de bénéficiaires naskapis résidant sur le territoire, être âgés de 18 ans et plus et ne pas bénéficier d’un programme similaire. Concrètement, cela signifie que le support apporté aux Naskapis n’est pas seulement réservé à ceux qui sont sans emploi et qui n’ont qu’un faible revenu annuel, mais qu’il est accessible à tous les bénéficiaires naskapis âgés de plus de 18 ans, incluant ceux vivant hors territoire, à condition qu’ils partagent leurs prises avec les résidents du territoire. En 2015, sur 1325 bénéficiaires naskapis, 874 étaient âgés de 18 ans et plus, et étaient donc admissibles pour participer au programme (tab. 1).

Tableau 1

Nombre total des bénéficiaires naskapis de tout âge par rapport à ceux qui ont 18 ans et plus

Nombre total des bénéficiaires naskapis de tout âge par rapport à ceux qui ont 18 ans et plus
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Chaque année se termine au 31 décembre.

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Cette liste inclut les Naskapis vivant à Kawawachikamach, hors de la communauté et hors du territoire.

Source : Données provenant de la NNK, 13 avril 2016

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Montants consentis pour le programme

Pour la première année-programme[7], un montant de 60 000 $ a été consenti aux Naskapis pour leur programme d’aide pour la chasse, lequel est indexé annuellement selon la hausse du coût de la vie d’après l’indice des prix à la consommation (IPC) pour l’agglomération urbaine de Québec (tab. 2). Les montants ainsi obtenus servent à payer le carburant des participants, à défrayer les coûts d’entretien et de réparation de l’équipement mis à leur disposition, à leur fournir un transport (location de camionnettes et d’avions), des munitions, de l’équipement et des provisions, en plus d’une allocation. Lors de mon séjour à Kawawachikamach, les personnes que j’ai interviewées s’accordaient pour dire que les montants consentis par le gouvernement du Québec dans le cadre du programme ne sont pas suffisants pour aider adéquatement les Naskapis qui veulent s’adonner à des activités d’exploitation de la faune et pour encourager convenablement la pratique d’un mode de vie traditionnel au sein de la communauté. Pour appuyer leurs dires, ces personnes ont d’abord souligné que l’indexation des montants consentis ne devrait pas s’effectuer d’après l’IPC pour l’agglomération urbaine de Québec, car le coût de la vie dans le Nord québécois est considérablement plus élevé que celui du « Sud »[8]. Elles ont par la suite mentionné que l’indexation des montants consentis ne prend pas en considération l’augmentation de la population au sein de la communauté. À cet égard, la NNK a connu depuis la signature de la CNEQ un boum démographique important s’illustrant par une augmentation de la population de 343 % en 35 ans, passant ainsi de 375 Naskapis en 1979 (174,24 $ par Naskapi) [Peat, Marwick et ass. 1979] à 1288 Naskapis en 2014 (163,17 $ par Naskapi, équivalant à 57 $ en dollar constant de 1979, selon l’inflation [Statistique Canada 2015]). Cela explique pourquoi les allocations allouées aux participants diminuent depuis des années et suffisent à peine à combler les dépenses qu’exigent les activités auxquelles ils participent. En 2015, les participants au programme recevaient entre 55 $ et 75 $ par jour d’activité, comparativement à 35 $ en 1980, en plus d’un supplément de 5 $ s’ils devaient utiliser leur propre matériel, et d’un remboursement de leurs frais de transport (Gagnon 1980 : 101), ce qui était considérablement plus élevé que le montant qu’ils reçoivent aujourd’hui (55 $ équivalant à 19,95 $ en dollar constant de 1980 selon l’inflation [Statistique Canada 2015]). Cela explique aussi pourquoi les membres du Comité sont contraints de limiter la durée de leurs activités, leur fréquence ainsi que le nombre de participants qui y prennent part, faute de fonds disponibles année après année, et pourquoi nombre de projets sont mis sur la glace depuis des années (centre culturel, congélateur communautaire, accès au territoire ancestral, commercialisation de la viande de caribou, programmes éducatifs, etc.). Un Naskapi résume ainsi ce que plusieurs autres pensent : « Je crois qu’il devrait y avoir plus d’argent d’injecté dans le programme parce qu’il nous permet de garder notre tradition de chasser et de pêcher… les traditions de notre communauté. » (Marquis 2009 : 96, notre trad.)

Tableau 2

Montants consentis par le gouvernement du Québec pour le programme d’aide pour la chasse, la pêche et le piégeage des Naskapis, de 1978 à 2014

Montants consentis par le gouvernement du Québec pour le programme d’aide pour la chasse, la pêche et le piégeage des Naskapis, de 1978 à 2014
Source : Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, 30 octobre 2014

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Activités et contributions du programme d’aide pour la chasse

Le tableau 3 fait un survol des activités et des contributions du programme d’aide pour la chasse des Naskapis. Un examen attentif permet de constater que les membres du Comité ont approuvé quatre grands types d’activités depuis ses débuts, soit la chasse à la bernache du Canada, la pêche sur glace, le piégeage et la chasse au caribou.

Les premières années du programme d’aide pour la chasse (1978-1989)

Au début du programme, il semble que les activités avaient comme principal objectif de subvenir aux besoins alimentaires des membres de la communauté et qu’il s’agissait en fait essentiellement d’activités de subsistance (voir à ce sujet Gagnon 1980 ; Meredith et Müller-Wille 1982). Les activités de chasse – à l’exception de la chasse au caribou –, de pêche et de piégeage étaient libres et avaient lieu près de Matimekosh. Le programme comptait peu de participants, et les membres du Comité embauchaient seulement une quinzaine de chasseurs. Les participants étaient des chasseurs solitaires ou regroupés en équipes ou encore des familles entières qui partaient chasser, pêcher et piéger lorsqu’ils le voulaient. À cette époque, il s’agissait de chasseurs actifs qui avaient pour objectif de ramener le plus de gibier et de poisson aux membres de la communauté afin de combler leurs besoins alimentaires. La nourriture ainsi rapportée le jour même se composait principalement de poissons, de lagopèdes et de caribous. À cet effet, 956 poissons de toutes espèces ont été pêchés, et 474 lagopèdes furent abattus par les participants lors des trois premières années du programme. Le piégeage était aussi une activité importante à ses débuts, comme en fait foi le nombre de martres (22), renards (17), castors (14) et loutres (8) qui ont été capturés par les participants durant ces années.

Quant aux expéditions de chasse au caribou, elles étaient organisées par les membres du Comité et pouvaient durer d’une semaine à deux mois, ou même plus longtemps parfois, principalement de la fin de l’été jusqu’au début de l’hiver. Les expéditions étaient composées de chasseurs expérimentés et de jeunes apprentis et elles pouvaient compter jusqu’à une quinzaine de participants, mais il est arrivé qu’elles aient été composées d’une ou deux familles seulement. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, il y avait peu de caribous près de Schefferville (Wilkinson et Geoffroy 1989 : 225). Bien que quelques caribous puissent avoir été abattus près de Matimekosh, les expéditions de chasse au caribou organisées par les membres du Comité se déroulaient principalement sur le territoire ancestral des Naskapis, lequel se situe dans la région de l’intérieur de la péninsule du Québec-Labrador, soit aux alentours de l’ancien Fort McKenzie et du lac de la Hutte-Sauvage (voir carte). À cette époque, les moyens de communication entre les chasseurs, la technologie pour repérer les caribous et les moyens de transport n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. Les participants n’avaient accès qu’à quelques postes émetteurs-récepteurs, ils se servaient de cartes, de jumelles et de vols aériens pour repérer les caribous et identifier leurs parcours migratoires et ils chassaient surtout en raquette l’hiver, et à pied ou en canot l’été, car peu d’entre eux possédaient une camionnette ou une motoneige. Les déplacements sur les terrains de chasse éloignés se faisaient alors en avion (hydravion à flotteurs ou à skis), lequel pouvait amener huit à dix participants avec leur équipement, ou ramener huit à dix carcasses de caribou par voyage. Une fois sur place, les chasseurs ou les familles se scindaient en petits groupes et s’établissaient dans plusieurs camps dispersés sur un large territoire. Pendant que quelques chasseurs partaient au repérage et à la chasse au caribou, les autres en profitaient pour chasser, pêcher et piéger d’autres animaux. Durant les trois premières années du programme, 331 caribous ont été tués par les participants. Tout en restant sur les terrains de chasse, les chasseurs pouvaient expédier par avion une grande quantité de nourriture au village. L’un des Naskapis se rappelle d’ailleurs cette époque :

Je me rappelle lorsque j’ai été à la chasse au caribou avec mon père. Nous sommes partis de Schefferville en avion du mois d’octobre à décembre pour chasser, pêcher et poser des pièges, et le programme d’aide pour la chasse nous a aidés avec la nourriture et tout était payé pendant ces deux mois. À cette époque, il n’y avait pas de motoneiges et nous devions marcher beaucoup en raquettes. Deux mois plus tard, nous sommes revenus avec plein de lagopèdes, de poissons et de fourrures. Les membres du Comité ont pris ce que nous avions et l’ont donné aux membres de la communauté. Que du plaisir pendant ces deux mois ! Je ne pensais pas à Schefferville ni à boire lorsque nous étions là-bas.

Entrevue de terrain 2008, notre trad.

Lieux fréquentés par les Naskapis aux xixe, xxe et xxie siècles

Lieux fréquentés par les Naskapis aux xixe, xxe et xxie siècles

Carte bonifiée d’après Lévesque, Rains et Juriew 2001 : 73

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Au milieu des années 1980, les caribous du troupeau de la rivière George ont commencé à être de plus en plus présents dans la région de Schefferville (Robbins 1988 : 9 ; Wilkinson et Geoffroy 1989 : 145, 226-227, 239). Peu à peu, les expéditions en avion ont fait place à celles en camionnette et en motoneige, et les membres du Comité ont délaissé le territoire ancestral naskapi car il était plus rentable d’aller chasser les caribous près de Kawawachikamach. À partir de ce moment, la majorité des chasses au caribou organisées par les membres du Comité avait ainsi principalement lieu dans le secteur du lac Greenbush (voir carte), et ce, de la fin de l’été jusqu’au début de l’hiver.

Structuration du programme (1990-2004)

À partir des années 1990, le programme devient de plus en plus structuré. Les membres du Comité organisent désormais l’ensemble des activités, lesquelles suivent alors le cycle annuel des animaux, que ce soit le passage des oiseaux migrateurs ou des caribous. Afin d’être le plus rentables possible, les activités sont regroupées en quatre activités saisonnières, soit la chasse à la bernache, la pêche sur glace, le piégeage et la chasse au caribou.

Les activités de chasse à la bernache, de pêche sur glace et de piégeage avaient principalement lieu aux camps de chasse familiaux des Naskapis situés sur les abords du bras d’Iron Arm (Kaachikayach) du lac Attikamagen au Labrador et s’échelonnaient sur plusieurs journées. De plus, elles comptaient de nombreux participants, dont des chasseurs actifs et semi-actifs. Si les chasseurs actifs étaient surtout des hommes mariés et des veuves qui partaient pour de longues périodes de temps sur les territoires de chasse éloignés pour ramener le plus de gibier et de poisson aux membres de la communauté dans le but de répondre à leurs besoins alimentaires, les chasseurs semi-actifs étaient plutôt des participants – principalement des mères monoparentales et des hommes célibataires – qui préféraient rester aux camps de chasse familiaux pour le simple plaisir de se retrouver en famille et entre amis et de camper, passer du temps de qualité dans le bois, pratiquer le mode de vie traditionnel basé sur les activités de chasse, de pêche et de piégeage et en apprendre davantage sur ce mode de vie. À ce titre, les membres du Comité encourageaient alors les aînés à amener des jeunes avec eux afin de leur transmettre leurs savoirs et leurs connaissances. La structuration du programme en activités saisonnières et l’arrivée de chasseurs semi-actifs constituent des changements significatifs dans l’histoire du programme car ils concrétisent chez les Naskapis cette volonté de pratiquer un mode de vie traditionnel en communauté. Les Naskapis ont donc décidé de promouvoir et d’encourager leur mode de vie traditionnel en donnant accès au programme au plus grand nombre de personnes, et ce, le plus longtemps possible. Ainsi, les activités de chasse à la bernache, de pêche sur glace et de piégeage n’étaient plus uniquement des activités de subsistance, elles devenaient aussi éducatives.

Tableau 3

Activités et contributions du programme d’aide pour la chasse, la pêche et le piégeage des Naskapis par année-programme de 1978 à 2014*

Activités et contributions du programme d’aide pour la chasse, la pêche et le piégeage des Naskapis par année-programme de 1978 à 2014*

* Pour les trois premières années-programme, j’ai utilisé les données de Meredith et Müller-Wille (1982). Il est à noter que, même si la CNEQ fut signée le 31 janvier 1978 et que le programme d’aide pour la chasse a débuté officiellement en novembre 1978, Meredith et Müller-Wille ont enregistré des données pour les mois de janvier, d’avril et d’août 1978, ce qui laisse croire que les membres du Comité ont emprunté pour financer les activités qui ont eu lieu avant novembre 1978. Il faut aussi souligner que leur étude s’est terminée en décembre 1980. Pour les années-programme 1986-1987 à 2013-2014, j’ai consulté des documents d’archives non publiés de la NNK et les rapports annuels du programme. Malheureusement, malgré de nombreuses recherches, ceux de 1978-1979 à 1990-1991 ainsi que ceux de 1993-1994 et de 1994-1995 demeurent introuvables. Ce tableau est donc incomplet et approximatif puisqu’il manque des données pour quelques années-programme et que les documents que j’ai consultés n’indiquent pas de façon détaillée et uniforme les activités qui ont eu lieu chaque année. Toutefois, il donne une vision d’ensemble des activités et contributions du programme d’aide pour la chasse depuis son implantation.

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Cette activité fait partie de celles qui ont été approuvées pour l’année-programme 2010-2011.

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De 1995 à 2004, l’activité de la pêche sur glace fut pratiquée deux fois par année, dont une fois à l’automne et l’autre fois en hiver, jumelée au piégeage, et elle durait près d’une semaine en moyenne dans les deux cas. Elle comptait en moyenne 129 participants à l’automne et 73 en hiver et, tout comme le piégeage, elle fut pratiquée chaque année pendant cette période. Il est à noter que l’activité de pêche sur glace automnale fut jumelée à la chasse au caribou à sept occasions, et à la chasse à la bernache une seule fois. Lorsque la pêche sur glace fut combinée à la chasse au caribou, les participants furent invités à tuer des caribous s’ils en avaient l’opportunité. De 1990 à 2004, les membres du Comité organisèrent une activité de chasse à la bernache chaque année, principalement au cours des mois d’avril et de mai, réunissant alors 153 participants en moyenne durant environ une semaine. Il s’agissait donc de l’activité qui comptait le plus de participants, et ce, année après année. La chasse à la bernache était aussi l’activité du programme qui mobilisait le plus les membres de la communauté, et la semaine qui lui était consacrée était couramment appelée le goose break par les Naskapis, car les membres du Comité la faisaient débuter en même temps que la semaine de congé que l’école accordait aux jeunes pour y participer[9]. Plusieurs adultes prenaient aussi congé à cette occasion, ce qui permettait à l’ensemble de la communauté de se retrouver aux camps de chasse familiaux pour pratiquer des activités de chasse, de pêche et de piégeage en famille et en apprendre davantage sur le mode de vie traditionnel naskapi. On y retrouvait donc des Naskapis de toutes les générations ainsi que des chasseurs qui chassaient à l’aide du programme et d’autres avec leurs propres moyens.

En ce qui a trait aux expéditions de chasse au caribou, la tendance observée à la fin des années 1980 s’est perpétuée dans les années 1990 et au début des années 2000. Ainsi, elles avaient toujours lieu près de Kawawachikamach, principalement dans le secteur du lac Greenbush, où les caribous étaient présents en grand nombre, et les participants s’y rendaient en camionnette et en motoneige. Durant ces quinze années, les membres du Comité organisèrent sept chasses au caribou, avec une moyenne de 18 participants. Si, d’une part, il y avait à peu près le même nombre de participants lors de ces expéditions qu’au début du programme, d’autre part, elles duraient beaucoup moins longtemps qu’auparavant. Pour cette période, en se basant sur les valeurs maximales du tableau 3, on constate qu’elles ont duré en moyenne trois jours, ce qui contraste grandement avec les premières années du programme. Ce phénomène s’explique principalement par le fait que les participants n’avaient plus à parcourir de longues distances pour se rendre sur leur territoire ancestral et qu’ils avaient désormais accès à des moyens de communication modernes, à des outils de repérage technologiques, tels que la télémétrie satellitaire et les colliers radio-émetteurs, ainsi qu’à des moyens de transport plus puissants et résistants qu’autrefois, ce qui leur permettait d’organiser des expéditions de chasse plus efficientes et moins coûteuses. De plus, les autres activités du programme gagnaient en importance et accaparaient une part considérable des montants annuels consentis par le gouvernement du Québec.

Restructuration du programme (2005-2014)

L’augmentation constante du nombre de participants força les Naskapis à restructurer de façon encore plus significative leur programme d’aide pour la chasse au milieu des années 2000. Pour répondre aux nombreuses demandes de participation, ils délaissèrent alors l’activité du piégeage et regroupèrent la chasse à la bernache et la pêche sur glace en une seule activité, appelée chasse printanière (spring hunt) par les membres de la communauté, pour permettre à un nombre encore plus grand de personnes de pratiquer en communauté un mode de vie traditionnel, et ce, le plus longtemps possible.

Tout comme pour les activités de chasse à la bernache, de pêche sur glace et de piégeage pratiquées dans les années 1990 et au début des années 2000, la chasse printanière avait habituellement lieu à Iron Arm, s’échelonnait sur plusieurs journées et comptait de nombreux participants, dont des chasseurs actifs et semi-actifs – les premiers étant toujours ceux qui partaient durant de longues périodes de temps sur les territoires de chasse éloignés afin de ramener le plus de gibier et de poisson aux membres de la communauté, et les seconds étant ceux qui préféraient rester aux camps de chasse familiaux pour pratiquer le mode de vie traditionnel basé sur la pratique d’activités de chasse, de pêche et de piégeage et parfaire leurs connaissances sur ce mode de vie. De plus, les membres du Comité font toujours coïncider cette activité avec la semaine de congé scolaire, et plusieurs Naskapis prennent congé pour y participer, laquelle se termine habituellement par un festin où tous les membres de la communauté y sont invités.

De nos jours, la chasse printanière compte 229 participants en moyenne et dure généralement dix jours. Il ne fait donc aucun doute qu’il s’agit de l’activité du programme qui compte maintenant le plus grand nombre de participants. À ce titre, plus d’un bénéficiaire naskapi adulte sur trois y a participé en 2014-2015. Si elle est l’activité du programme qui compte le plus grand nombre de participants chaque année depuis les dix dernières années, elle est aussi celle qui est la plus dispendieuse. À titre d’exemple, 250 bénéficiaires naskapis participant à dix jours de chasse printanière peuvent représenter une dépense pouvant se chiffrer jusqu’à 162 500 $, et ce, seulement en allocations. Ce montant est énorme lorsqu’on sait que les Naskapis ont reçu un montant de 212 472 $ du gouvernement du Québec pour leur programme en 2014-2015. Il est alors facile de comprendre pourquoi les Naskapis en sont venus à regrouper les activités de chasse à la bernache et de pêche sur glace en une seule activité et à délaisser l’activité du piégeage.

Les membres du Comité ont aussi organisé au moins une expédition de chasse au caribou chaque année depuis la dernière moitié des années 2000, sauf en 2008-2009, principalement de la fin de l’été jusqu’au début du printemps. L’objectif premier de cette activité n’a pas changé au fil des ans. Il s’agit encore avant tout d’une activité d’entraide et de solidarité dont l’objectif est de rapporter le plus de gibier et de poisson aux membres de la communauté afin de les redistribuer à ceux qui ne peuvent s’en procurer par eux-mêmes et qui sont dans le besoin, dont les aînés, les mères monoparentales[10] ainsi que les veufs et veuves. Les expéditions de chasse au caribou organisées par les membres du Comité sont toujours composées de chasseurs expérimentés et de jeunes apprentis et comptent sensiblement le même nombre de participants qu’au commencement du programme. En effet, de 2005 à 2014, elles ont compté en moyenne 17 participants par activité. Pour cette même période, elles ont généralement duré cinq jours, ce qui correspond à une légère augmentation comparativement à celles qui avaient lieu dans les années 1990 et au début des années 2000. Cette tendance s’explique par le fait que le troupeau de caribous de la rivière George est en déclin et que les bêtes sont de moins en moins présentes près de Schefferville. Ainsi, le troupeau est passé de 823 375 têtes en 1993 à 14 200 têtes en 2014, ce qui équivaut à un déclin de l’ordre de 98 % en seulement 21 ans (Québec, s.d.[b]). Tout récemment, cette réalité a même forcé les membres du Comité à financer des expéditions afin que les participants puissent aller chasser les caribous du troupeau de la rivière aux Feuilles, en territoire cri. Depuis quelques années, les membres du Comité n’organisent donc qu’une seule activité de chasse au caribou par année et consacrent moins de 50 % du montant annuel à des activités reliées à l’exploitation du caribou, et ce, principalement parce qu’ils veulent minimiser la capture de caribous du troupeau de la rivière George. Signalons, par exemple, qu’en 2013-2014, 78 % du montant annuel a été alloué à la chasse printanière (NNK 2013-2014 : 85-86). Malgré l’état du troupeau de caribous de la rivière George, les membres du Comité continuent tout de même d’organiser des expéditions de chasse au caribou parce que celles-ci sont hautement significatives pour les Naskapis sur le plan culturel, et aussi parce qu’il s’agit de la source de nourriture la plus appréciée par les membres de la communauté et qu’il s’agit là de l’activité du programme pouvant fournir la plus grande quantité de viande sauvage par personne par jour à faible coût. À titre d’exemple, 226 caribous ont été abattus par les participants du programme en 2012 et 2013, ce qui équivaut à 43 392 livres de viande comestible une fois l’apport en protéines corrigé[11].

La chasse au caribou est l’activité du programme qui représente le plus gros risque économique pour les membres du Comité, car plusieurs facteurs peuvent contribuer à en faire un échec (rareté du caribou, changements dans leurs parcours migratoires, mauvaises conditions climatiques, distance à parcourir, entretien et réparation des camps de chasse, coût du carburant, etc.). De nos jours, chaque expédition de chasse au caribou coûte au programme de 20 000 $ à 30 000 $. Pour que chacune d’elles puisse satisfaire les besoins alimentaires en gibier des membres de la communauté en plus d’être rentable économiquement, les participants doivent abattre de 30 à 40 caribous, ce qui équivaut à environ 4800 livres de viande comestible et à 5,35 livres par habitant (897 Naskapis vivant à Kawawachikamach au 31 mars 2015) [NNK 2014-2015 : 1]. Cependant, ce ne sont pas tous les Naskapis vivant à Kawawachikamach qui ont besoin du programme pour pratiquer des activités de subsistance traditionnelles et pour combler leurs besoins alimentaires et ceux de leur famille. En effet, plusieurs adultes sont salariés et ont les moyens de se procurer du gibier et du poisson par eux-mêmes pour nourrir les membres de leur famille, ce qui fait nécessairement augmenter le nombre de livres de viande de caribou par habitant pour ceux qui en ont besoin.

Enfin, le programme s’emploie de plus en plus à promouvoir le mode de vie traditionnel naskapi dans la communauté depuis les deux dernières années. Ainsi, les membres du Comité ont investi une somme de 2000 $ dans le concours de pêche qui s’est tenu en septembre 2013, 10 000 $ dans le voyage culturel en motoneige pour les jeunes qui s’est tenu en mars 2014, et 12 000 $ dans celui de mars 2015. Lors de cette dernière activité, un aîné et sept adultes ont enseigné à quinze jeunes comment vivre selon le mode de vie traditionnel pendant la totalité de leur relâche scolaire, lesquels ont notamment mangé de la nourriture traditionnelle en plus de se pratiquer à chasser et pêcher, ce qui démontre leur implication et leur désir d’apprendre. De plus, ils ont participé à la distribution de la nourriture dans la communauté en partageant leurs prises avec les aînés et en contribuant au festin communautaire organisé à la fin de leur activité pour souligner leur participation. Ce changement est aussi significatif dans l’histoire du programme car il confirme le désir de plus en plus marqué des Naskapis de prioriser le mode de vie traditionnel en communauté.

Le programme d’aide pour la chasse est-il toujours un élément clé de la stratégie identitaire des Naskapis ?

Pour chercher des éléments de réponse à cette question, il est utile de revenir sur l’expérience des Cris et des Inuits, qui est à la fois semblable et différente de celle des Naskapis. À ce sujet, Gagnon (1980), Duhaime (1990), Simard (1995) et Martin (2005) se sont intéressés au programme de sécurité du revenu des chasseurs et trappeurs cris ainsi qu’au programme d’aide aux Inuits pour leurs activités de chasse, de pêche et de piégeage. Il est à noter que ces programmes tiennent compte des spécificités culturelles des nations autochtones bénéficiaires des conventions et que l’objectif recherché ainsi que leur administration diffèrent d’un programme à l’autre. D’un côté, le programme cri vise à « fournir une garantie de revenu, des prestations et autres mesures d’incitation aux Cris de se consacrer aux activités d’exploitation de la faune comme mode de vie » (Québec 1976). De l’autre, le programme inuit a pour but de « favoriser, d’encourager, de perpétuer, comme mode de vie, les activités de chasse, de pêche et de piégeage des bénéficiaires et d’assurer, aux communautés inuit, un approvisionnement en produits provenant de ces activités » (Québec 2000 [1983]).

En 1980, Jo Ann Gagnon soutenait que les mécanismes fondamentaux de survie des nations autochtones conventionnées ne leur appartiennent plus et que leurs cultures, pratiques et institutions sont réduites au rang de survivances, de résistances et de manifestations folkloriques plus ou moins marginales par la société dominante. Elle prévoyait alors que l’économie traditionnelle des autochtones allait devenir de plus en plus marginale et qu’elle allait s’intégrer en bloc aux schèmes économiques modernes, qu’on assisterait à l’émergence et à la reproduction des valeurs et pratiques propres à la société nord-américaine contemporaine chez ces nations autochtones, et que le développement des ressources naturelles grugerait et morcellerait progressivement leur territoire en plus de sonner le glas de leur mode de vie.

Dix ans plus tard, Gérard Duhaime faisait la démonstration que le programme des Inuits est une création de l’État, ce qui implique qu’il intègre les phénomènes régulateurs de l’action qui dominent la société québécoise en général, lesquels marquent du même coup l’identité des Inuits du Grand Nord. En présentant les similitudes et les différences entre le programme d’aide aux Inuits et l’économie de la traite, Duhaime révélait le caractère éminemment moderne de la chasse quand elle s›insère dans le programme et soulignait que la distribution des produits emmagasinés ne se fait plus comme auparavant car celle-ci est désormais médiatisée par l’État. D’après lui, de nouvelles règles de solidarité ont fait leur apparition – à côté des règles de solidarité première autrefois exclusives –, dont l’État est le prototype abstrait et dont le programme n’est qu’une des mille formes concrètes. Duhaime concluait en mentionnant que si les Inuits doivent faire la promotion de leur mode de vie traditionnel, c’est qu’il n’avance plus de lui-même.

En 1995, Jean-Jacques Simard exposait les paramètres de l’autodétermination autochtone et faisait la démonstration que la CBJNQ a confirmé les tendances déjà établies d’un changement social, économique et culturel chez les Cris et les Inuits, y compris celles qu’elle voulait corriger, et que les programmes ont eu des effets pervers inattendus chez eux. Sur ce point, il donnait l’exemple des Cris chez qui le programme, mesure inspirée par le souci de préserver leur identité culturelle et d’encourager la poursuite de leurs activités traditionnelles, encourage plutôt la dépendance et un certain désoeuvrement chez les plus jeunes ainsi que le décrochage scolaire. Il concluait donc que le mode de vie des Cris et des Inuits a radicalement changé au cours des dernières années, passant « d’un mode de vie axé principalement sur les activités de subsistance traditionnelles à un autre où dominent le salariat, l’argent sonnant et la consommation marchande » (Simard 1995 : 75), et ce, même si la Convention a mis en place des programmes pour encourager sa perpétuation.

Dix ans plus tard, Thibault Martin montrait que la circulation du gibier au sein de deux communautés inuites révèle l’existence d’un système mixte et complémentaire de solidarité combinant tradition et modernité, un système intégré de solidarité, où d’un côté la solidarité s’exprime par la réciprocité soutenue par le don et, de l’autre, par la redistribution effectuée par le programme d’aide aux Inuits. Tout comme Duhaime (1990), il a démontré que le programme d’aide aux Inuits « se révèle être un programme associatif d’aide et ne peut nullement être associé à une activité commerciale ni à un don, puisqu’il n’y a pas de relation d’obligation qui s’établit entre chasseurs et bénéficiaires du gibier » (Martin 2005 : 191). De cette manière, il illustrait que le gibier n’est plus objet de don mais qu’il devient plutôt un bien collectif, une fois rendu dans le congélateur municipal, dont chacun peut se saisir sans avoir à en payer le prix ni sans avoir à assumer l’obligation du retour du don. La redistribution de la nourriture ne se fait donc plus en fonction des règles du don mais plutôt en fonction des normes définies dans le cadre du programme. Martin se distingue toutefois de Duhaime lorsqu’il affirme que le programme agit aussi comme agent de solidarité communale puisque les chasseurs conservent une partie de leurs prises pour leur famille immédiate et partagent le reste avec leur famille élargie, leurs proches et les membres de la communauté, ce qui sert à alimenter la chaîne du don en fonction des règles ancestrales et à maintenir le lien social inuit. Il concluait que le programme est indispensable et représente un outil de développement pour les Inuits parce qu’il contribue à nourrir les membres de la communauté et qu’il stimule deux institutions sociales associées à la tradition inuite qui, encore aujourd’hui, structurent les rapports sociaux, soit la chasse et le partage.

Une fois l’expérience des Cris et des Inuits prise en considération, qu’en est-il de la situation des Naskapis ? Il faut d’abord rappeler qu’ils ont notamment signé la CNEQ parce qu’ils constataient l’érosion de leur culture et que plusieurs d’entre eux délaissaient la pratique de leurs activités de subsistance traditionnelles, faute d’avoir les moyens financiers nécessaires pour s’y adonner. Le programme d’aide pour la chasse qui en a résulté s’est avéré être une stratégie identitaire pour les Naskapis parce qu’il avait pour but de promouvoir et d’encourager un mode de vie traditionnel basé sur la pratique d’activités de chasse, de pêche et de piégeage, et de rendre accessible une quantité suffisante de gibier et de poisson aux membres de la communauté afin de combler leurs besoins alimentaires. À cet égard, Meredith et Müller-Wille affirmaient en 1982 que le programme d’aide pour la chasse des Naskapis était un succès ; non seulement était-il économiquement rentable, selon eux, mais il permettait aux Naskapis de pratiquer des activités de subsistance traditionnelles au meilleur de leur capacité sans avoir à faire face à un manque de capital ou d’équipement, et de récolter à faible coût une grande quantité de viande nutritive et fortement appréciée par les membres de la communauté. En outre, soulignaient les deux auteurs, le programme permettait aux Naskapis de préserver certains traits de leur culture tout en leur fournissant la matière première essentielle à leur artisanat.

Si certaines conclusions de Gagnon, Duhaime, Simard ou Martin peuvent aussi se rapporter à la situation des Naskapis, une nuance importante doit toutefois être apportée. D’un côté, il ne fait aucun doute que les Naskapis ont embarqué dans la modernité et que leur mode de vie, comme celui des Cris et des Inuits, a considérablement changé au cours des dernières années. Leur économie traditionnelle est devenue marginale et s’intègre aux schèmes économiques modernes, et l’on assiste, particulièrement chez les jeunes, à l’émergence et la reproduction des valeurs et pratiques propres à la société nord-américaine contemporaine. De plus, leur programme d’aide pour la chasse est réglé par les procédures bureaucratiques qui dominent la société québécoise et leurs activités de chasse, de pêche et de piégeage révèlent un caractère éminemment moderne, même lorsqu’elles s’inscrivent dans leur programme. Enfin, la majeure partie de leur source de revenu provient du travail salarié et des transferts gouvernementaux, et leurs activités de subsistance traditionnelles ne leur permettent plus de subvenir en totalité à leurs besoins. Par ailleurs, le mode de vie des Naskapis ne se résume pas uniquement à leur manière de gagner leur vie. Pendant de nombreuses années, et jusqu’à tout récemment, les Naskapis étaient un peuple nomade et leur culture traditionnelle[12] était fondée sur la pratique d’activités de chasse, de pêche, de piégeage et de cueillette ainsi que sur un équilibre entre l’autonomie et la propriété d’une part, et la coopération et le partage, de l’autre. Plus particulièrement, le partage avait une importance cruciale pour eux et ils distribuaient la nourriture en fonction des règles ancestrales en commençant par les aînés et par ceux qui ne pouvaient en obtenir par eux-mêmes, ce qui solidifiait les liens sociaux entre les individus. Aussi, les rituels, les célébrations et les festins marquaient leurs rapports entre eux. La famille constituait l’unité économique, sociale et politique de base et les enfants devenaient adultes – sans passer par l’adolescence – lorsqu’ils possédaient les savoirs et les habiletés attribués à leur rôle social et qu’ils contribuaient significativement à leur société. Dans ce contexte, il est évident que l’efficacité du programme d’aide en regard du maintien de leur mode de vie traditionnel ne doit pas s’évaluer uniquement en revenu personnel et familial et en moyens de production selon des objectifs de rendement propres à la vision occidentale. L’objectif de ce genre de programme est de faire la promotion d’un mode de vie traditionnel et non de perpétuer le passé ni l’image du chasseur nomade pour qui les activités de subsistance traditionnelles suffisent à elles seules à combler ses besoins et ceux de sa famille. L’évaluation de leur programme doit donc aussi considérer les pratiques traditionnelles qui contribuent à la production du lien social et de l’identité culturelle, dont la chasse – au sens large – et le partage.

Lors des chasses au caribou organisées dans le cadre du programme, les chasseurs doivent remettre la totalité de leur récolte aux membres du Comité une fois de retour à Kawawachikamach. Bien qu’ils aient la responsabilité de distribuer la nourriture équitablement entre les familles qui sont dans le besoin, ils gardent habituellement une partie des prises pour d’éventuels festins communautaires. Contrairement au programme d’aide des Inuits, la distribution des produits emmagasinés lors de cette activité n’est pas régie par l’État via un congélateur municipal, mais se fait encore à peu près comme auparavant. Bien sûr, le gibier n’est plus objet de don une fois dans les mains des membres du Comité parce qu’il devient un bien collectif dont chacun peut réclamer sa part sans avoir à en payer le prix ni à en assumer l’obligation du retour du don. Cependant, le partage du gibier se fait encore selon les règles de partage ancestrales, en commençant par les aînés et par ceux qui ne peuvent s’en procurer par eux-mêmes, et il y a des rapports entre les individus lors de la distribution de la nourriture et des festins communautaires, ce qui entretient les relations sociales et favorise la cohésion au sein du groupe. Les participants sont fiers de ramener de la nourriture dans la communauté, et leur récompense pour leurs efforts est sans aucun doute le prestige social qui rejaillit sur eux à leur retour des terrains de chasse.

Quant à la chasse printanière, les participants sont invités à partager quelques-unes de leurs prises avec ceux qui sont incapables d’en obtenir par eux-mêmes et à en garder pour d’éventuels festins communautaires. Toutefois, cette décision leur revient et aucun d’entre eux n’est obligé de partager le fruit de ses récoltes. En fait, les participants à cette activité font comme ceux qui participent à des activités de subsistance traditionnelles à l’aide de moyens privés, c’est-à-dire qu’ils partagent ce qu’ils ont obtenu selon leurs valeurs personnelles. De ce fait, certains partagent beaucoup et d’autres moins. Toutefois, ils gardent habituellement une partie de leurs prises pour leur famille immédiate et partagent le reste avec leur famille élargie, leurs proches et les membres de la communauté, ce qui sert à alimenter la chaîne du don en fonction des règles ancestrales ainsi qu’à maintenir le lien social entre les individus. Encore une fois, le prestige social qui rejaillit sur les participants est la véritable récompense de leurs efforts.

De nos jours, la répartition de la nourriture entre les membres de la communauté tient encore une place déterminante dans la culture naskapie, et le partage est toujours pratique courante : « Nous partageons toujours la nourriture autochtone. Lorsque nous sommes dans le bois, tous les gibiers abattus sont donnés aux aînés. Je pourrais même dire que c’est ce que les gens font : ici, ils partagent ! » (Marquis 2009 : 86, notre trad.) Afin d’illustrer à quel point le partage est encore bien ancré dans la culture naskapie, un Naskapi mentionnait que la tradition de la première prise est toujours pratiquée de nos jours, laquelle invite les jeunes chasseurs qui tuent leur premier caribou à remettre leur prise à l’aîné de leur famille. Aussi, les Naskapis vouent encore un grand respect aux bons chasseurs, qui sont reconnus comme étant ceux qui partagent leurs prises avec les membres de la communauté et qui respectent les aînés et les traditions.

Le programme d’aide pour la chasse est donc toujours – même plus que jamais – un élément clé de la stratégie identitaire des Naskapis. Non seulement il permet de nourrir les membres de la communauté mais il stimule également deux pratiques traditionnelles naskapies fondamentales, soit la chasse et le partage. Ainsi, lorsqu’elle s’inscrit dans le programme, la chasse contribue à façonner le mode de vie des Naskapis et participe à structurer les relations sociales car le gibier obtenu par les chasseurs circule au sein de la communauté et crée une chaîne de don généralisée. De plus, le programme, de par sa vocation éducative, permet maintenant aux Naskapis de pratiquer un mode de vie traditionnel en communauté, ce qui facilite la transmission de leurs savoirs d’une génération à une autre et contribue à maintenir leur identité culturelle vivante. Un Naskapi résume bien ce constat : « [Ce] programme a permis de faire revivre la culture naskapie dans notre communauté » (Marquis 2009 : 99, notre trad.). Point de vue qui rejoint celui d’un autre Naskapi :

Bien avant l’arrivée de ce programme, il y avait de moins en moins de chasseurs actifs parce que les gens s’en allaient pour avoir des emplois. De nos jours, ce programme sert de sentier pour plusieurs d’entre nous pour renouer avec la tradition et avec une façon de vivre pour connaître nos racines. Ceux qui ont quitté la réserve depuis des années reviennent maintenant pour participer à ce programme et pour pratiquer cette façon de vivre avec les membres de leur famille et leurs proches. Le programme a permis aux Naskapis de renouer avec leur passé. Maintenant, ils vont dans le bois ensemble, s’amusent, se voient et échangent entre eux. Alors, il permet de garder la culture naskapie vivante

Marquis 2009 : 99, notre trad.

Conclusion

En signant la CNEQ, les Naskapis sont entrés dans une modernité complexe et unique. Depuis sa mise en place, le programme d’aide pour la chasse leur permet de vivre selon un mode de vie qui correspond à leur identité culturelle et qui est à l’image de leurs valeurs et aspirations. Au cours des années, ils ont été proactifs en façonnant leur programme afin qu’il puisse être un élément clé de leur stratégie identitaire. En utilisant la marge d’autonomie qui leur a été consentie, ils l’ont ainsi adapté à leurs priorités et leurs réalités, ont installé des règles correspondant à leur mentalité et orienté les activités afin qu’il puisse faire la promotion de leur mode de vie traditionnel. Tel que nous l’avons vu ci-dessus, ils ont pris la décision de modifier leur programme afin de permettre au plus grand nombre de personnes de pratiquer des activités traditionnelles naskapies, et ce, le plus longtemps possible. Les jeunes y sont inclus et apprennent le mode de vie traditionnel naskapi, ce qui leur permet de contribuer à leur communauté et d’apprécier le prestige social qui rejaillit sur eux une fois revenus des terrains de chasse en plus de se sentir valorisés et fiers d’être Naskapis. Les adultes en profitent pour apprendre le mode de vie traditionnel naskapi qu’ils n’ont pas eu la chance de pratiquer pour la plupart, ou très peu, dans leur enfance et pour renouer avec leur culture. Et les aînés sont mis à contribution pour transmettre leurs savoirs et leurs connaissances : le mode de vie traditionnel naskapi.

Le programme d’aide pour la chasse est donc bien plus qu’une source de revenus parmi de nombreuses autres afin de composer un revenu domestique adéquat pour les Naskapis, il est un élément clé de leur stratégie identitaire. Non seulement il permet à plusieurs d’entre eux de continuer de chasser année après année depuis près de quatre décennies, activité qui représente encore aujourd’hui l’expression la plus fondamentale de leur culture et qui façonne leur mode de vie au quotidien, mais il contribue aussi à stimuler le partage de la nourriture au sein de la communauté. En faisant la promotion de ces deux pratiques traditionnelles naskapies, le programme contribue donc à solidifier les rapports sociaux entre les individus ainsi qu’à transmettre les savoirs traditionnels de génération en génération. D’où l’importance de considérer les pratiques traditionnelles qui contribuent à la production du lien social et de l’identité culturelle lorsque vient le temps d’évaluer l’efficacité d’un programme d’aide pour la chasse à promouvoir un mode de vie traditionnel.