Corps de l’article

Hommage à Rémi Savard (1934-2019)

Rémi Savard. Le sens du récit. Tel est le titre d’un numéro de Recherches amérindiennes consacré en 2010, en partie du moins, à l’oeuvre de Rémi Savard. Le sens du récit, Rémi l’avait certainement dans ses publications, mais aussi dans son engagement politique et son enseignement. Comme le dit Gilles Bibeau, c’était un grand formateur tout en étant engagé dans d’importants débats sur la scène publique. Non seulement il a fait connaître le monde autochtone, il l’a surtout révélé à la société québécoise, il l’a sorti du monde invisible, pour reprendre le beau mot de Cousineau-Mollen.

De la fondation de la Société Recherches amérindiennes au Québec jusqu’à ces dernières années, sa contribution a été inestimable : il a donné de son temps, a publié de nombreux articles, et son dernier livre, Carcajou à l’aurore du monde : fragments écrits d’une encyclopédie orale innue, a été récemment traduit en langue italienne.

La Société salue ce grand chercheur et communicateur par la publication ci-après des textes de François Léger Savard et de Marie Léger, ainsi que de Sylvie Vincent[*], Rita Mestokosho, Maya Cousineau-Mollen, Serge Bouchard et Gilles Bibeau, présentés à l’occasion de la cérémonie en son hommage tenue en janvier dernier.

Robert Lanari, président
Société Recherches amérindiennes au Québec

Rémi Savard (27 mars 1934 – 20 décembre 2019)

« Hier matin, mon papa s’est éteint, il est parti prendre place auprès des astres. C’était un père rieur, aimant et sensible. Il m’a appris à pagayer et à colleter le lièvre, mais avant tout il m’aura appris à écouter, à respecter et à aimer. Petit, il nous racontait les Atanukan Innu, des légendes issues d’une tradition orale millénaire qu’il avait lui-même reçues de la bouche d’aînés. Il a témoigné d’une intelligence du savoir-dire et d’une compréhension du monde étrangère à la nôtre, nécessaire. »

Rémi Savard aura, toute sa vie, travaillé à comprendre puis à diffuser les oeuvres orales des peuples originaires de l’est de l’Amérique du Nord, en particulier les Innus, à faire ressortir leur insertion dans l’histoire du continent et à appuyer leurs revendications de reconnaissance.

Rémi était lié aux Innus par le fil indestructible du rire et de l’humour, qui pour lui étaient une manifestation supérieure de l’intelligence humaine. C’est ainsi que le « rire précolombien » l’aura toujours nourri.

L’esprit de Rémi, homme droit, digne, généreux et chaleureux, est désormais libre et immense, libéré de la maladie qui l’emprisonnait et le rendait étranger à lui-même. Il aura aimé et été aimé en retour.

Il va rejoindre son ami Antoine Malec et plusieurs autres, avec qui il rira jusqu’à la fin des temps.

Iame.

François Léger-Savard et Marie Léger

Cher Rémi

En entendant Joséphine, je me suis rappelé vos rires, à toi et à elle.

Tu te souviens de ce vieux local de la rue Saint-Dominique où vous travailliez à comprendre le récit de Kuekuatsheu et celui du « Premier printemps du Monde[1] ». Installée dans la pièce d’à côté, je vous entendais rire, tous les deux, à propos d’un passage ou d’un autre de ces récits.

Des rires joyeux, spontanés.

Ils emplissaient soudain ce vieil entrepôt qui hébergeait le Laboratoire d’anthropologie amérindienne, mais aussi les membres de la Société d’archéologie préhistorique du Québec et les premiers bénévoles de la revue Recherches amérindiennes au Québec.

Tous passionnés !

C’était au tout début des années 1970.

J’aimerais prendre deux minutes pour me faire la porte-parole, non officielle et non autorisée, de la revue et de la Société Recherches amérindiennes au Québec.

Dès leurs premiers pas, tu les as accompagnées, notamment en :

  • publiant plusieurs articles dans la revue,

  • participant aux assemblées annuelles ainsi qu’aux colloques et autres événements organisés par la Société,

  • lui confiant la publication de ton dernier livre, Carcajou à l’aurore du Monde,

  • soutenant financièrement l’une et l’autre.

Merci de ta fidélité envers et contre les obstacles traversés par leurs équipes successives.

Revenons brièvement à la fin des années 1960.

Nous étions au département d’anthropologie de l’Université de Montréal, toi comme professeur et moi travaillant à la mise sur pied d’un centre de documentation sur les cultures autochtones. Contrairement à la grande majorité des autres professeurs, tu estimais qu’il fallait s’informer sur les Premières Nations du Québec (on ne disait pas Premières Nations à cette époque-là) et que c’était donc à leur rencontre qu’il fallait envoyer les étudiants plutôt qu’à celle des habitants de régions plus lointaines et probablement considérées comme plus intéressantes (plus exotiques ?).

C’était le début de l’anthropologie du Québec par des anthropologues du Québec, et cela se fit en bonne partie grâce à toi.

Déjà pointaient deux de tes grandes préoccupations :

  • faire connaître les cultures et les réalités des premiers habitants du Québec et du nord-est de l’Amérique;

  • participer à la construction d’un pont entre les nations aînées et la nation cadette.

Les années ont passé et tu n’as pas cessé ton oeuvre de courroie de transmission.

Bien sûr, tu t’es indigné souvent, car tu t’attaquais à des forces d’inertie – pour ne pas dire plus – ancrées dans la société québécoise…

Mais, en voyant ceux qui sont ici aujourd’hui pour te rendre hommage et t’exprimer leur affection, on peut dire que, s’il existe un pont aujourd’hui, un début de pont, tu y as largement contribué.

Notamment parce que tu as voulu transmettre ce que les Aînés de plusieurs Premières Nations t’ont enseigné.

Merci Rémi. Tous peuvent t’en être reconnaissants.

Merci aussi pour moi.

Tu as toujours été là, pas loin.

Et tu le resteras car je sais que je pourrai toujours recourir à tes écrits et à mes souvenirs en cas de panne, d’accès de pessimisme, de lassitude face à la lenteur avec laquelle notre société se convainc du bien-fondé de tes cris du coeur.

Et maintenant que dire de ton héritage ?

Chacun va en avoir une perspective particulière.

En ce qui me concerne,permets-moi de rappeler l’une de nos dernières conversations téléphoniques.

Tu t’inquiétais de cette façon de construire l’histoire des Premières Nations à la lumière des intérêts de quelques-uns. Sans tenir compte ni de la rigueur des recherches effectuées jusqu’à présent, ni de la rigueur des traditions orales de ces nations.

Qui que nous soyons, notre responsabilité est de transmettre, de la façon la plus honnête possible, ce que nos prédécesseurs nous ont enseigné. Et ce, loin des intérêts particuliers, politiques ou autres, loin des tendances, loin des vents qui tournent.

Transmettre, pour que les savoirs subsistent, pour que les plus jeunes sachent ce que leurs aînés ont dit et écrit.

Transmettre sans négliger les nouveaux acquis, mais avec respect, sans déformer les anciennes connaissances.

Le travail considérable dont tes livres rendent compte est imprégné de ce souci de rigueur et de respect, de lutte contre la perte des savoirs.

Tu me disais que nous n’en aurions peut-être pas le temps, toi et moi, mais qu’il fallait réagir à cette tendance ambiante et envahissante qui risque de faire oublier l’éthique de nos professions et celle de nos aînés.

De quelque côté que l’on regarde ton oeuvre, Rémi, la poursuivre va être exigeant.

Mais sois assuré que plusieurs feront leur part et que, où que tu sois désormais, nous n’oublierons ni tes apports, ni tes convictions, ni ces rires qui ont marqué nos parcours avec toi.

Je peux dire que j’ai eu de la chance que nos routes se soient croisées et côtoyées.

Merci, Rémi.

Sylvie Vincent
[11 janvier 2020]

Une étoile est née

J’ai écrit ton nom dans le Ciel de l’hiver

Avec le respect des anciens nomades

J’ai touché les épinettes enneigées

Avec la sagesse des grands-mères

J’ai donné la parole innue

Toi l’homme de la vérité

Tu pars tes raquettes aux pieds

Sur le lac gelé de la grande traversée

Les anciens nomades ouvrent le sentier

Les étoiles parlent à Grand Mère Lune

De tout ce que tu as fait pour nous

Tu as tissé une partie de l’histoire

Tu as affronté des tempêtes

Pour arriver au bout de ton voyage

L’humanité est faite de nous

L’humanité est faite de ta mémoire

Tshinashkumitin Nimushum

Rita Mestokosho
[11 janvier 2020]

L’appel

Il trouva refuge sous la tente

Apaisé par le teuikan

Entends la vibration

Qui caresse la Terre

Réponds à cette attirance

La même qui enchante Atik

Retourne au Nutshimit

Rire avec tes amis

Va vers l’horizon des valeureux

Tu nous as tellement aidés

Nous sortant de l’invisible

Nos générations sont fortes maintenant

Nourries du fleuve de tes connaissances

Que nos chants de remerciements

T’accompagnent quand tu iras

Sur ton sentier de lichen éternel

Pour M. Rémi Savard

Maya Cousineau Mollen

En mémoire de Rémi

Le départ de Rémi laisse un vide immense dans le coeur de ceux et celles qui restent. Là où il y a de l’amour, il y a beaucoup d’inconsolable. Dans sa vie et par sa vie même, Rémi a pris une place considérable dans nos esprits. Pour ma part, je l’ai toujours admiré, je l’ai suivi, je l’ai lu, je l’ai relu. Il fut l’archétype de l’anthropologue, humaniste engagé, chercheur sérieux. Nos chemins se sont parfois croisés, trop brièvement. Ce fut donc pour moi un maître à distance. Comme il fut le modèle et le guide de tant et tant d’étudiants en anthropologie. En fait, voilà un mentor, un professeur, un personnage, un grand intellectuel dans un monde sans relief qui n’honore pas assez ses penseurs. Outre ses contributions savantes dans le champ des mythes algonquiens, dans le champ aussi de l’infra-histoire, Rémi était l’incarnation même de l’homme indigné. Il a vécu l’ère de l’indifférence, de l’ignorance, de l’injustice, du racisme à l’égard des Autochtones de ce pays. Il a tout fait en ses moyens pour briser ce cercle infernal. Il a mis en lumière et valorisé les visions du monde innu, il a réhabilité le savoir traditionnel, recueilli les mythes, les légendes et images. Et puis, il a dénoncé, il a pris la plume et la parole, il s’est engagé pour changer l’ordre vicieux du monde. Homme de terrain, il aimait les humains dans leur beauté profonde, tout comme il se braquait devant la bêtise. Les Innus lui doivent beaucoup, et la société québécoise lui doit plus encore. Souverainiste, il ne voyait pas de projet d’indépendance sans l’intégration des projets des Premières Nations. À ce propos, il ne fut pas bien entendu, mais ses idées d’avant-garde faisaient tellement de sens. Rémi avait tout pour lui : il écrivait bien, il parlait bien, il avait la gueule de l’emploi, c’était une grande tête dure.

La fin de sa vie fut cruelle, le destin est intraitable. C’est souvent à nos forces et qualités que s’attaquent le mal et la maladie. Je fus quand même bouleversé, personnellement interpellé, d’apprendre que Marie, son amour, toujours à son chevet, lui a fait la lecture du Peuple rieur, de Elles ont fait l’Amérique et de Ils ont couru l’Amérique. Il semble que Rémi a bien apprécié, comme si le Maître approuvait le travail de ses élèves.

Les gens réunis nombreux autour de lui, aujourd’hui, sont des amis sincères. Nous savons tous que la mémoire de Rémi survivra. Il fait partie de l’histoire maintenant. Et je termine comme j’ai commencé : là où il y a tant d’amour, nous ne serons jamais consolés.

À sa famille, son amour Marie, ses enfants et ses petits-enfants, je dis courage et fierté.

Et à tous et toutes, préparons-nous à cultiver le souvenir d’un homme d’exception dont l’absence va se transformer en forte présence dans nos mythes et récits.

Salut Rémi !

Serge Bouchard
[11 janvier 2020]

Rémi Savard (1934-2019)

Notre collègue Rémi Savard a été recruté, en 1966, par le département d’anthropologie de l’Université de Montréal, dès son retour de Paris où il avait fait son doctorat sous la direction de Jean Malaurie – un spécialiste des Inuits – tout en s’initiant à l’analyse structurale lors des séminaires de Claude Lévi-Strauss. Trois ans plus tard, Rémi part pour l’Université Laval – où il sera professeur en anthropologie jusqu’en 1975.

Durant les premiers dix ans (1966-1975) qui ont suivi son retour au Québec, Rémi a passé une grande partie de son temps à travailler comme anthropologue, d’abord auprès des Naskapis du Labrador et ensuite chez les Innus – qu’on appelait alors « Montagnais » – de la côte nord du Saint-Laurent. Sa thèse de doctorat avait porté sur la mythologie des Inuits mais, dès le début des années 1970, il s’est réorienté en se concentrant exclusivement sur la littérature orale des Innus – auprès de qui il a recueilli des récits de mythes, de légendes et de contes et avec qui Rémi a d’emblée noué une extraordinaire complicité.

Pour les générations d’étudiants qu’il a introduits à la pensée et à la culture des Premières Nations du Québec, Rémi était un grand professeur capable de les tenir en haleine lorsqu’il racontait, tel un acteur de talent, les victoires de Tshakapesh, le héros refabricateur de l’univers, les tours que le trickster Carcajou cachait dans sa manche ou les facéties de Kamikwakushit. Ce « clown » innu qui savait si bien tromper les Blancs faisait rire les étudiants aux éclats lorsque Rémi le mettait en scène. Le formidable conteur qu’était Rémi leur a ainsi fait découvrir, dans l’enthousiasme, la complexité et la grandeur de la mythologie des Premières Nations. Ses livres, Rémi les a d’abord joués, pourrait-on dire, dans ses classes avant de les mettre par écrit.

Rémi Savard aimait présenter aux étudiants l’importance que les rituels occupaient chez les peuples chasseurs, notamment la consultation des esprits dans la « tente tremblante » (que les Innus appellent « kushapatshikan », ce qui signifie littéralement « ce qui sert à voir loin »), et il rappelait alors que ce rituel, observé par le jésuite Paul Le Jeune en 1634, était à peu près le même que celui qui se pratiquera encore chez les Innus plus de trois cents ans plus tard.

À partir des atanukans recueillis sur la Côte-Nord, il décrit, dans La Forêt vive. Récits fondateurs du peuple innu (2004), les liens que les Innus entretiendront encore, dans les années 1970, avec les grands mythes d’une société construite sur la chasse. Les anecdotes mettant en scène les héros culturels des Innus servaient en quelque sorte de prétexte à Rémi Savard pour parler de choses essentielles, de la philosophie de la vie chez les Innus, de leur histoire millénaire et de leur relation indissociable avec le territoire. En 1971, il évoquait dans Carcajou et le sens du monde la perte destructrice qu’avait représentée pour les chasseurs innus la dépossession de leur territoire aux mains des compagnies et des gouvernements – et dans Carcajou à l’aurore du monde qu’il fera paraître en 2016, une nouvelle version de son livre de 1971, il montrera que ses constats se sont malheureusement réalisés. Parallèlement à son travail de mythographe, Rémi Savard s’est voué, à partir du début des années 1970, à la défense des droits des Premières Nations.

Aussi souvent que possible, il se rendait présent pour soutenir les revendications des Premières Nations : on le retrouve ainsi aux côtés des manifestants pour le contrôle innu des rivières à saumon, lors des conflits provoqués par les morts suspectes de deux Innus sur la Moisie et à l’occasion des contestations contre la construction des barrages. Dans la foulée de la parution du Rire précolombien dans le Québec d’aujourd’hui (1977), il s’est consacré à faire connaître, par de nombreux articles dans les grands journaux, les conditions désastreuses dans lesquelles vivaient les populations autochtones du Québec. Dans les trois ouvrages qui ont suivi – Destins d’Amérique : les autochtones et nous (1979) ; Le Sol américain : propriété privée ou terre-mère (1981) ; Canada : derrière l’épopée, les autochtones (1982, avec Jean-René Proulx) –, il a démontré un solide engagement politique qui s’est exprimé dans une prise de parole aussi cohérente que forte, pour la défense des droits des Premières Nations du Québec.

Rémi Savard laisse le souvenir d’un homme engagé, droit et honnête, qui a mis la science du grand intellectuel qu’il était au service de la justice[*]. Les Amérindiens et plus spécialement la nation innue lui ont dit tout le respect qu’ils portaient à cet homme qui a été leur ami et leur défenseur. Le jour de la cérémonie d’au revoir en janvier 2020, ils ont été très nombreux à venir remercier Rémi Savard d’avoir su montrer le chemin de la réconciliation entre nos nations.

Rémi Savard a porté son savoir par-delà les murs de l’université sans jamais négliger son travail de professeur : il a été un grand formateur tout en s’engageant dans d’importants débats sur la scène publique.

Gilles Bibeau,
Professeur émérite,
département d’anthropologie,
Université de Montréal