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Il y a bien longtemps, le Maître du caribou était avare et ne voulait pas donner de caribous aux Innus qui, en résultat, commencèrent à être affamés. Par le médium de la tente tremblante, les Innus ont demandé à Mitshishkapeu de les aider. Ce dernier alla voir le Maître du caribou et lui demanda de donner du caribou aux Innus, mais le Maître du caribou refusa. Mitshishkapeu lui dit que s’il ne donnait pas de caribous aux Innus il lui causerait une affliction corporelle. Il refusa tout de même, et Mitshishkapeu le rendit constipé – tellement qu’il était en danger de mourir. Il ne pouvait plus péter, ni chier. Finalement, il accéda à la requête de l’Homme pet, fournit du caribou aux Innus et, en résultat, fut guéri. Cela explique pourquoi l’Homme pet est l’esprit innu le plus puissant, même plus puissant que le Maître du caribou.

Atanukan (mythe), raconté par Greg Penashue, de Sheshatshit (cité dans Armitage 1992, notre trad.)

Comme Frédéric Laugrand et Gilles Havard l’ont souligné pour la sexualité (2014 : 16), c’est sans doute par « puritanisme » et « pudibonderie » que les anthropologues se sont si peu intéressés à la question de l’excretum (ce qui est excrété). À cela, on pourrait ajouter un certain mépris pour les « puérilités » ou « vulgarités » que constitue le discours sur ces choses « impures », « sales », « secondaires », qui forment le champ d’analyse des trois types d’excrétions issues du bas du corps : l’urine, les fèces et le pet (Gaignebet et Perier 1990 : 832). Aristote ne disait-il pas : « Pourquoi le pet est-il condamné ? Parce qu’il vient du bas » (cité dans Gaignebet et Perier 1990 ; voir également La Charité 2008). Nous retrouvons ici – et encore – cette opposition entre le haut et le bas, le pur et l’impur, qui a modelé l’histoire, du moins occidentale, de l’excretum[1]. Gaignebet et Perier ajoutent : « Ce qu’excrète le corps est rejeté par la société tout entière. Les excrétions en marge de la société sont désordre. » (1990 : 832) Or, pour les Innus, le pet et les fèces – et les figures qui leur sont associées : Mitshishkapeu (l’Homme-pet) et Meiatshi[2] (le Maître de la merde) – occupent une place sensiblement différente de celle qui est la leur en Occident. En fait, il faudrait plutôt penser comme Mary Douglas qui affirmait déjà en 1971 qu’« il est impossible d’interpréter correctement les rites qui font appel aux excréments si l’on ignore que le corps humain reproduit à petite échelle les pouvoirs et les dangers qu’on attribue à la structure sociale » (Douglas 1971 : 131).

C’est ce que nous tenterons de faire ici, c’est-à-dire examiner la question de l’excretum[3] en contexte innu à partir de la perspective de Douglas. Dans cet article, nous voulons contribuer à l’analyse de Mitshishkapeu en soulignant de quelle façon ce dernier est lié à Meiatshi. Nous tenterons de mettre en évidence l’équivalence entre les attitudes, discours et actions des humains envers les entités qui émergent de la puissance associée à l’excretum. Cette équivalence s’établit sur le plan topologique, que nous comprenons comme un champ relationnel constituant une totalité dont les éléments ne peuvent être élucidés sans faire référence aux principes organisationnels – et relationnels – qui structurent l’ensemble (Crépeau 1996, 1997 ; Stépanoff 2019). L’équivalence que nous exposons au fil de l’article nous permet de poser l’hypothèse que Meiatshi et Mitshishkapeu sont associés à une même puissance primordiale, soit celle de l’excretum. Ensuite, notre examen nous conduit à montrer en quoi nous devons considérer Meiatshi comme une entité-maître au même titre que Papakassiku[4], le maître du caribou, ou encore Missinaku, le maître des animaux aquatiques. Cette analyse sera précédée d’une revue de la littérature sur Mitshishkapeu et Meiatshi.

Pour faire valoir nos hypothèses, nous nous appuyons sur deux types de preuves. Le premier type concerne le temps présent et compare les attitudes envers les entités liées à l’excretum à celles envers d’autres entités-maître, dans le but de vérifier le statut d’entité-maître de Meiatshi. Le deuxième type de preuve s’intéresse au temps des origines et au discours mythique. Nous examinerons alors les différents liens entre les entités prototypiques des mythes et les entités-maîtres du présent. Nous traiterons ensuite de l’Anus parlant dans l’atanukan (mythe[5]) de Kuekuatsheu (Carcajou) en soutenant que ce dernier est un équivalent prototypique de Mitshishkapeu. Nous terminerons en proposant l’hypothèse – inspirée des travaux de Lévi-Strauss sur les excès et défauts de la communication (1973 : 230 et 1985 : 126-128) – selon laquelle Mitshishkapeu s’inscrirait comme une sorte de régulateur dans la distribution de la nourriture et plus largement dans la communication. En somme, les différentes attitudes envers l’excretum et les puissances qui y sont associées forment un ensemble cohérent, que l’on situe l’analyse d’un point de vue cosmologique, mythologique ou sociologique.

Le travail qui suit est le fruit d’une réflexion à la fois commune et parallèle des deux auteurs du présent article. En effet, l’idée d’écrire ce papier s’est imposée d’elle-même alors que nous arrivions tous les deux à la même hypothèse sur Mitshishkapeu et Meiatshi, mais par des moyens différents. À ce titre, les données ethnographiques provenant de la communauté innue d’Unamen Shipu (La Romaine), de même que leur analyse, sont attribuables à Émile Duchesne. On doit aussi lui attribuer la réflexion sur l’équivalence entre entités prototypiques des mythes et entités-maîtres du présent. Quant au deuxième auteur, Arnaud Simard-Émond, le lecteur doit lui attribuer les réflexions introductives et conclusives, la revue de littérature concernant Mitshishkapeu, l’analyse du mythe de Carcajou nous permettant d’établir que Mitshishkapeu et la figure de l’Anus parlant sont des figures équivalentes, ainsi que les consultations auprès de Peter Armitage. Notons également que le deuxième auteur a lui aussi séjourné à Unamen Shipu dans le cadre de fouilles archéologiques à l’été 2016.

Mitshishkapeu dans la littérature académique

Tout d’abord, il faut dire que les écrits sur Mitshishkapeu et les figures qu’on peut lui associer se font très rares : outre l’article d’Armitage en 1992 et un acte de conférence non publié par le même auteur (1987), rien n’a été écrit de substantiel à leur sujet – mis à part quelques mentions ici et là (voir Dominique 1979, 1989 ; McNulty 1996 ; Gordon 2003 ; Castro 2015 : 57). Au-delà des causes générales et propres au milieu académique mentionnées en introduction, quelles sont les raisons expliquant le silence entourant Mitshishkapeu ? Peter Armitage évoque deux hypothèses complémentaires. La première concerne la nécessité de passer beaucoup de temps dans le nutshimit (la forêt), où Mitshishkapeu se sentirait plus à l’aise que dans les communautés pour se manifester devant les allochtones et où les conditions seraient plus favorables pour les confidences des Innus. La deuxième hypothèse concerne la nécessité pour les non-Innus – s’ils veulent en apprendre sur Mitshishkapeu – d’avoir un penchant pour l’humour scatologique (que beaucoup de non-autochtones considèrent comme vulgaire et inapproprié) et d’avoir des rapports suffisants avec les Innus capables de discuter librement des traditions en question. De plus, pour certains Innus qui s’identifient fortement à la morale chrétienne, ces questions « païennes » seraient à éviter (Peter Armitage, comm. pers., janvier 2020).

Dans un article de 1996, Gerry McNulty exprimait l’idée que « Mitshishkapeu » et « Meiatshi » seraient deux appellations différentes pour désigner la même personne autre qu’humaine (1996 : 125) et variant selon l’aire géographique (Meiatshi dans les communautés de Mamit, à l’est de Sept-Îles, et Mitshishkapeu dans les communautés du Labrador). Selon Peter Armitage, les deux termes auraient été coexistants à Unamen Shipu dans les années 1980 (comm. pers., avril 2020). Par contre, dans la même communauté, lors de terrains ethnographiques réalisés entre 2016 et aujourd’hui, les informateurs du premier auteur du présent article ont toujours mentionné Meiatshi et jamais Mitshishkapeu. Toutefois, cela ne peut pas exclure la possibilité que le deuxième terme puisse être utilisé dans certains contextes dans cette communauté ou par d’autres informateurs qui ne se sont pas exprimés sur le sujet. Ainsi, si rien ne nous indique de façon probante que Mitshishkapeu et Meiatshi seraient deux noms pour la même entité, à l’inverse rien ne nous indique clairement non plus que ces deux entités soient totalement distinctes.

Une autre hypothèse concurrente, que nous privilégions, serait que les deux termes désignent des entités possiblement distinctes, mais qui seraient ultimement liées à une même puissance associée à l’excretum. De même que le maître du caribou peut manifester sa puissance de différentes façons dans les multiples sphères du cosmos (voir Duchesne, sous presse), l’entité-maître de l’excretum pourrait elle aussi décliner sa puissance. Meiatshi et Matshishkapeu deviendraient, dans ce cas, deux entités possiblement distinctes qui émergent de la puissance de l’excretum. Ainsi, les noms Meiatshi et Mitshishkapeu peuvent être échangés sans créer de distorsion entre le récit recueilli par Armitage à Sheshatshit (cité en exergue de l’introduction) et le récit récolté par le premier auteur à Unamen Shipu (reproduit en exergue de la prochaine section). Les deux récits sont en tout point identiques à l’exception du terme utilisé pour désigner ce qu’on pourrait appeler le maître de la merde. De plus, Armitage (1992) établit clairement un lien entre Mitshishkapeu et les matières fécales, domaine qui devrait être exclusif à Meiatshi si les deux entités étaient complètement distinctes. La séparation complète des deux figures nous semble donc infondée. C’est pourquoi nous réitérons que la référence commune sur le plan topologique de Meiatshi et Mitshishkapeu à une seule même puissance est l’explication la plus probable. En somme, que ce soit comme figures distinctes ou comme synonymes d’une même entité, Meiatshi et Mitshishkapeu sont associés à la même référence primordiale, soit celle de l’excretum.

Cela étant dit, nous pouvons revenir à la description de Mitshishkapeu. Selon Armitage, il serait connu dans les communautés innues du nord du Québec et du Labrador, et ce, parmi tous les groupes d’âge. Ce qui rend d’autant plus curieux qu’il ne soit mentionné que par un seul auteur avant l’article d’Armitage (pour les premières mentions de Meiatshi, voir Dominique 1979, 1989). Mitshishkapeu est à la fois un personnage puissant, capable de contrôler le maître du caribou et les actions des humains, mais également une source d’amusement en raison de sa façon de communiquer par les flatulences, source inépuisable de rire. Ainsi, quand une personne pète, ce n’est pas la personne qui émet simplement un gaz intestinal, mais bien Mitshishkapeu qui parle, chante, imite un animal ou un appareil mécanique (comme un avion). Mais son discours est difficilement compréhensible, et c’est d’abord par l’interprétation d’une tentative de communication sibylline que les Innus « font sens » des messages de l’Homme pet. Certains individus sont reconnus comme étant « meilleurs traducteurs », ou meilleurs dans l’interprétation des pets que d’autres.

Mitshishkapeu n’est pas seulement un personnage humoristique. En effet, en plus de pouvoir prédire le futur, il est capable d’exercer un contrôle sur le maître du caribou en disposant à sa guise de ses sphincters anaux et de ceux des caribous[6]. Ainsi, comme dans le récit retranscrit en exergue, Mitshishkapeu – avec qui l’on communique via Mishtapeu – peut constiper Papakassiku si ce dernier se montre avare de caribou, et ainsi le forcer à donner des caribous aux Innus. Faire appel à Mitshishkapeu serait un acte de dernier recours en cas de grave famine, et uniquement si les autres maîtres n’ont pas cédé aux demandes des Innus (du moins, si l’on se fie aux récits de Dominique 1989 : 28 et de McNulty 1996 : 124 sur Meiatshi). Il peut également punir les Innus en les rendant constipés si ceux-ci refusent de partager adéquatement leur gibier ou s’ils se montrent irrespectueux avec les matières fécales humaines. Mitshishkapeu occupe ainsi un rôle essentiel dans le partage de la nourriture, que ce soit entre les humains, ou entre les humains et les maîtres des animaux. Par son anti-avarice, son caractère humoristique et son ubiquité – « he is everywhere » écrivait Armitage (1992) –, Mitshishkapeu figure comme un liant social d’une grande importance.

Meiatshi est-il une entité-maître ?

La religion pour nos ancêtres c’était Papakassiku qu’on appelle. C’est ça la religion pour les ancêtres. Il y avait une tente tremblante autrefois. Papakassiku, on lui parlait dans la tente tremblante pour avoir du caribou. Des fois, Meiatshi – ça veut dire le caca [rires] – c’est lui le grand chef, Meiatshi, pour demander à Papakassiku s’il va donner à manger. Il dit « si tu donnes pas à manger à mes petits-fils, toi aussi tu ne pourras jamais aller à la selle ! » [rires] C’est lui le grand chef, Meiatshi. Papakassiku, il ne veut pas donner à manger à ses petits-fils. « Si tu ne donnes pas à manger toi aussi tu ne pourras jamais aller à la selle » [rires]. Avant, Papakassiku, c’était le grand chef, maintenant c’est Meiatshi le grand chef, dans l’histoire de la tente tremblante.

Alexandre Bellefleur, un aîné de Unamen Shipu. traduit par sa fille, Simone Bellefleur. Campement de la Sainte-Anne, Unamen Shipu, juillet 2017

Chez les peuples algonquiens, les entités-maîtres ont principalement été associées, par les différents observateurs, à des puissances qui contrôlent des espèces animales. Pourtant, un peu partout dans les Amériques et en Sibérie, on retrouve des entités similaires qui peuvent exercer un contrôle sur une variété d’êtres autres que les animaux (Daillant 2003 ; Jochelson 1975 [1926] ; Willerslev 2007). Il est donc moins surprenant que les sphincters anaux et les matières fécales puissent avoir eux aussi leur propre entité-maître. Le propre des entités-maîtres est de se dresser comme une figure singulière vis-à-vis d’une multitude d’existants de la même espèce sur lesquels elle exerce un contrôle, même si en dernier ressort la multitude est un aspect constitutif de cette figure singulière. C’est pourquoi Carlos Fausto (2012) décrit les entités-maîtres comme des singularités plurielles. Si l’on se fie à cette définition, Meiatshi se classifierait haut la main comme entité-maître, et c’est ce que nous entendons démontrer dans cette section. Tout comme les maîtres des animaux, Meiatshi est une figure singulière en rapport avec le pluriel au sens où il contrôle une multiplicité d’existants et est constitué par cette même multitude : les sphincters anaux et les matières fécales des différentes espèces du vivant. Outre le récit d’Alexandre Bellefleur mis en exergue (et ses variantes dans Dominique 1979, 1989), un autre récit évoque le personnage de Meiatshi, cette fois chez les Naskapis (orthographié Umâyichîs, dans Peastitute 2016 : 70-84). Umâyichîs, que Marguerite Mackenzie – l’annotatrice du livre de Peastitute – traduit par « Little shit man », se présente comme un excrément ressemblant à une personne (il porte des vêtements humains) et né des matières fécales abandonnées d’un ancien campement. Le récit raconte les aléas de ce personnage, se promenant à la recherche d’êtres humains. Ayant enfin trouvé un campement habité, Umâyichîs s’y fait amener par les gens qui y habitent et qui le prennent pour un « leader », puisqu’il est très bien habillé. Arrivé au camp, il se fait servir de la soupe au sang[7], ce qui a pour effet d’entamer sa dissolution. Il quitte donc le camp en se désintégrant en chemin, non sans laisser derrière lui ses vêtements couverts de merde qui causeront une grande surprise aux jeunes filles qui, le cherchant, trouvent ses habits par terre et les gardent pour les porter. Sans analyser ce récit dans le détail, nous pouvons quand même en dégager deux éléments qui supportent le fait que Meiatshi serait une entité-maître. En effet, Marguerite MacKenzie note que le personnage parle de lui-même à la première personne du pluriel ce qui serait « une preuve de sa propre pluralité (il est composé de nombreux excréments) » (Peastitute 2016 : 71), une preuve de sa singularité plurielle. D’autre part, les personnes qui habitent le campement considèrent le « little shit man » comme un leader (wâchimâut, dans la transcription en langue naskapie). Or, le mot wâchimâut a son équivalent en innu-aimun, soit le terme utshimau qui désigne autant un chef ou leader qu’une entité-maître. L’utilisation du mot leader renvoie à une asymétrie de statut entre les personnes du campement et le little shit man.

Le récit de l’aîné Alexandre Bellefleur est très clair sur les positions analogues qu’occupent Papakassiku et Meiatshi vis-à-vis des êtres humains, soit un rapport de métafiliation basé sur la relation grand-père/petits-enfants. Cette position évoque donc un devoir de protection et de bienveillance envers les êtres humains, ce qui dans le cas de Papakassiku se manifeste par le don de nourriture animale. Dans le cas de Meiatshi, le devoir de bienveillance s’incarne plutôt dans une forme de défense des intérêts des êtres humains : si les maîtres des animaux manquent à leur devoir de pourvoyeur de ressources, Meiatshi intervient pour les contraindre à partager leur nourriture. Comme l’indique Alexandre Bellefleur, ces pourparlers autour de la distribution de la nourriture ont eu lieu dans la tente tremblante, le rituel le plus « puissant » connu des Innus. Si elle n’est plus pratiquée aujourd’hui à Unamen Shipu, jeunes et moins jeunes en gardent un souvenir très vif et en font remonter les dernières occurrences aux années 1960-1970. Même à ce jour, des gens qui n’ont jamais observé ce rituel peuvent décrire avec beaucoup de détails son fonctionnement et ses subtilités. Ce rituel permettait à un officiant de communiquer avec les entités-maîtres pour leur demander des faveurs, de communiquer avec des personnes lointaines ou encore d’engager une lutte chamanique contre un opposant d’un groupe éloigné (Vincent 1973). Malgré tout, sa fonction la plus saillante restait d’établir une communication avec les différentes entités-maîtres. C’est pourquoi certains aînés comme William-Mathieu Mark, aujourd’hui décédé, comparent la tente tremblante à l’Assemblée nationale du Québec, lieu important de prise de décision :

Le maître du caribou s’appelle « papakassik », et le maître des poissons se nomme « mistnak ». Il y en a d’autres, maîtres eux aussi, ils ressemblent aux responsables du gouvernement, un peu comme l’Assemblée du Québec. […] Lors du rassemblement de tous ces maîtres, la tente ressemblait à une grande salle de réunion. Tous les animaux avaient leurs représentants, leurs maîtres, qui avaient leur place dans la tente de la réunion et du rassemblement. Tous les animaux y étaient représentés, car chaque espèce avait son maître présent à l’assemblée.

Jauvin 1988

Un autre aîné d’Unamen Shipu, que nous nommerons Shan (pseudonyme), a mentionné que la tente tremblante était la « Cour de justice » des Innus et que leur meilleur avocat était Meiatshi. Le fait qu’il soit présent dans la tente tremblante, qu’il doive être abordé par l’entremise de Mishtapeu et qu’il soit sur un pied d’égalité avec les autres visiteurs de la tente confirme sa qualité d’entité-maître.

Au cours du même entretien, Shan a ajouté que son père avait toujours eu un grand respect pour ses matières fécales : ces dernières ne devaient pas être dénigrées et se devaient d’être disposées convenablement, c’est-à-dire en les recouvrant de sapinage. La disposition de ces matières doit se faire sur du sapinage, mais elles doivent aussi en être recouvertes. L’aîné Antoine Bellefleur disait d’ailleurs qu’avant l’arrivée du papier de toilette, les Innus s’essuyaient avec du sapinage : « C’est simple, c’est comme les carrés du papier de toilette : deux branches, trois branches, quatre branches… c’est selon ta préférence [rires] ! » (Notes de terrain, mars 2019). Il n’y a pas si longtemps, apporter du papier de toilette en forêt était vu comme ridicule, alors qu’aujourd’hui il est devenu un objet courant lors des séjours en territoire. Par contre, à ce jour, certaines personnes continuent toujours de recouvrir leurs selles de sapinage, ce qui est vu comme une marque d’hygiène et de respect, même quand c’est le papier de toilette qui est utilisé. Ces précautions quant aux matières fécales rappellent la disposition des restes des carcasses animales. En effet, les parties non consommées des animaux terrestres sont disposées sur une plateforme surélevée nommée sheshipetan et cette plateforme faite de bois est généralement couverte de sapinage. Les Innus expliquent cette pratique par le respect qui doit être démontré aux animaux : si les animaux ne sont pas respectés, leurs entités-maîtres ne les rendront plus disponibles aux êtres humains. D’autre part, le sapinage est généralement la marque de la propreté et de l’hygiène dans la vie en forêt. Les qualités antiseptiques du sapin, reconnues à la fois par la science occidentale et par les Innus, ne sont sûrement pas étrangères à cette association. Par exemple, une tente est considérée comme propre lorsque son occupant en change le sapinage régulièrement. On a même parlé au premier auteur d’un aîné décédé qui était considéré comme quelqu’un de très propre parce qu’il changeait le sapinage de sa tente tous les jours. Le sapinage est également utilisé pour faire un tapis quand on fait la boucherie d’un animal : de cette façon, le sang ne s’étend pas sur le sol ou ne tachera pas la neige, façon de la garder « pure » et de la respecter (Brightman 1993 : 113). Le sapinage est donc une marque de respect pour disposer de certaines « choses » qui ne se laissent pas jeter n’importe comment. Nous voyons donc dans la disposition des matières fécales une forme de respect envers Meiatshi qui serait analogue aux marques de respect démontrées aux carcasses animales.

Dans le monde algonquien, il est assez commun de faire brûler de la nourriture, comme de la graisse, dans le but de nourrir une entité-maître, comme c’est le cas lors des repas makusham (Brightman 1993 ; Speck 1977 [1935] ; Tanner 2014 [1979]). À Unamen Shipu, on dit de façon générale que c’est une façon de nourrir les « grands-pères ». Si Meiatshi est une entité-maître, est-il possible de lui faire une offrande comme aux autres maîtres ? Nous pensons qu’un ensemble de pratiques médicinales pourrait être interprété comme une offrande à Meiatshi. À tout le moins, ces pratiques forment au minimum un ensemble cohérent sur le plan topologique avec les discours cosmologiques et mythologiques. En effet, les deux auteurs de cet article sont tous les deux passés très près de faire l’expérience d’une technique médicinale innue qui vise à guérir la constipation. La technique en question consiste à insérer un liquide ou un corps gras dans l’anus du malade, et ce dans le but de provoquer l’excrétion des selles. Heureusement pour les deux auteurs, leur constipation respective s’est résorbée avant d’avoir à vivre cette expérience. Dans son récit de vie, l’aîné de Nutashkuan, Michel Grégoire, mentionne que cette pratique n’était pas réservée qu’aux cas de constipation : « J’ai eu très mal au ventre et je ne voyais pas distinctement. J’avais de la difficulté à reconnaître les gens. Alors, je suis demeuré sur place. Pour me guérir, on m’injecta de l’huile de loup-marin par l’anus. » (Dominique 1989 : 116) Bien que nos informateurs n’aient pas exprimé de lien entre cette pratique et une éventuelle offrande à Meiatshi – nous n’avons pas pu les questionner sur le sujet –, le lien est fait assez clairement dans le mythe de Carcajou lorsque ce dernier s’insère de la graisse dans l’anus dans le but de favoriser la communication avec son anus. Savard (1971 : 56, n. 56) interprète ce geste comme une offrande de graisse à son « soul-spirit » (nishtut). Nous suggérons plutôt qu’il pourrait s’agir d’une offrande à la puissance associée à l’excretum, d’autant plus que le terme nishtuch serait le terme pour l’Homme pet en cri de l’Est (Peter Armitage, comm. pers., avril 2020). Finalement, un rite mentionné par le chasseur Kaniuekutat implique une offrande d’excrément :

Je vais te parler de ce que les Innus font quand le temps est mauvais. Ils font chauffer une petite pierre sur le poêle et placent un petit morceau d’excrément sur la pierre. [...] Ça sent mauvais, ça pue. Ha ! Ha ! Les Innus faisaient ça auparavant dans la forêt. Ma fille, Catherine, l’a essayé et le beau temps est arrivé.

Henriksen 2009 : 153-154

Si aucun détail n’est donné sur l’entité envers laquelle l’offrande est dirigée, on peut tout de même souligner l’importance des excréments dans certains contextes rituels, comme c’est le cas ici.

Les modalités de communication avec Meiatshi rappellent celles avec les autres entités-maîtres. En général, ces entités ne peuvent envoyer de messages verbaux aux êtres humains. Les seules interactions verbales avec les maîtres se font à travers un intermédiaire tel que Misthapeu, qui peut traduire les messages des maîtres dans le langage des êtres humains (Dominique 1989 ; Jauvin 1988 ; Vincent 1973). Autrement, les messages des maîtres prennent la forme de sons inintelligibles pour les êtres humains (Cavanagh 1985), comme des craquements de glace (Dominique 1989 : 29) ou encore des signes non symboliques – iconiques ou indexicaux – qui augurent un évènement à venir et doivent être interprétés, comme dans les rêves ou certaines techniques chamaniques comme la scapulomancie (Clément 2012 : 436 ; Tanner 1978 ; Speck 1977 [1935]). Comme pour les maîtres des animaux, ce n’est que dans la tente tremblante que des interactions linguistiques peuvent avoir lieu avec Meiatshi et ce, seulement par le biais de l’interprète qu’est Mishtapeu. L’essentiel pour notre argument est que ces signes doivent être interprétés par les êtres humains puisque leur signification n’est pas donnée directement. Par exemple, les messages envoyés par Mitshishkapeu aux êtres humains (qui prennent la forme de pet) suivent la même logique : ils doivent être interprétés par les êtres humains et représentent des évènements à venir. Ils sont aussi des signes non symboliques : ils sont en rapport iconique ou d’indexicalité – métonymique – avec l’évènement qu’ils signifient, comme quand un pet est associé à un bruit de moteur par exemple (Armitage 1992).

En s’inspirant des remarques d’Irving Hallowell (1960) chez les Ojibwas sur la capacité du tonnerre à communiquer, Tim Ingold affirme que les sons produits par une personne (humaine ou autre qu’humaine) sont constituants de son identité et que « […] la parole n’est pas seulement un mode de transmission d’information ou d’un contenu mental ; [parler est] une façon d’être en vie » (Ingold 2000 : 104, les italiques sont d’Ingold). Ainsi, de la même façon que le grondement du tonnerre serait une matérialisation de l’oiseau-tonnerre des Ojibwas, l’Anus parlant du mythe de Carcajou et, plus largement, les pets des individus seraient une matérialisation – « une façon d’être en vie » – de Mitshishkapeu. De plus, Ingold fournit un premier élément de réponse à une question pertinente : est-ce que chaque fois qu’une personne pète, son pet est interprétable ? Non puisqu’il peut simplement s’agir d’une manifestation de la présence de Mitshishkapeu : « Répondre à cette présence avec sensibilité et compréhension n’est donc pas une question de traduction. Il s’agit plutôt d’une question d’empathie. » (ibid. : 106)

Parallèlement, on peut se demander si ces figures singulières et personnifiées que sont les entités-maîtres ne seraient pas nécessaires pour engendrer une socialité avec certains existants autres qu’humains. En effet, comme le suggère Knight (2012), le contexte pragmatique de la chasse, dans son déroulement habituel, ne permet pas de véritable rencontre sociale entre le chasseur et sa proie étant donné son caractère éphémère : sitôt aperçu, l’animal doit être abattu sans quoi il s’enfuit. Dans les deux cas, la rencontre sociale ne se produit pas ou, au mieux, elle se produit, mais de façon éphémère. C’est pourquoi Knight pose la nécessité d’une figure qui incarne l’essence de l’espèce pour établir des relations sociales de longue durée entre le chasseur et les animaux. Nous pouvons ainsi postuler que ces figures, où converge le multiple, sont nécessaires à l’établissement de véritables relations sociales entre les animaux et les humains dans un contexte de chasse, mais aussi avec d’autres types existants directement ou indirectement reliés à la quête de nourriture. Dans le cas qui nous intéresse, la communication avec la puissance reliée à l’excretum se réalise à travers des messages produits par les corps, comme les pets, ou encore dans des contextes tels que la tente tremblante et les songes.

Entités-maîtres et entités prototypiques : Meiatshi, l’Anus parlant et Mitshishkapeu

En plus des trois récits évoqués qui font mention du Maître de la merde, soit les récits d’Alexandre Bellefleur et de Greg Penashue sur le rôle de Meiatshi/Mitshishkapeu dans la tente tremblante et le récit naskapi de Umâyichîs, la puissance associée à l’excretum est aussi présente dans le cycle mythique de Carcajou. En effet, selon les informateurs d’Armitage, « l’Anus parlant » que l’on retrouve dans le mythe de Kuekuatsheu (Carcajou) serait l’équivalent de Mitshishkapeu. Armitage n’était pas certain de l’équivalence de ces deux figures (1992 : n. 18), mais d’autres indices en lien avec la nature des entités-maîtres rendent cette équivalence hautement probable. Dans un premier temps, nous examinerons donc les liens qui unissent les entités-maîtres et les entités prototypiques des mythes dans les cosmologies algonquiennes pour suggérer que les mythes narrent la transformation d’entités prototypiques en entités-maîtres. Dans un second temps, nous comparerons les rôles cosmologiques de Mitshishkapeu et de l’Anus parlant afin démontrer leur équivalence sur un plan topologique.

Entités-maîtres et animaux prototypiques chez les Algonquiens

L’exégèse des mythes et le sens du mot atanukan

De façon générale, les récits mythiques mettent en scène des animaux prototypiques dotés de parole et de la plupart des attributs de la société humaine. Pour Lévi-Strauss, le propre des temps mythiques est l’absence de distinctions entre humains et animaux (Lévi-Strauss et Éribon 1988). Pour beaucoup de populations autochtones, il est clair que les figures prototypiques des mythes continuent de vivre dans les temps présents. Dans le monde algonquien cette question est entourée de certaines particularités sémantiques. Dans sa Relation de 1634, le père Lejeune mentionnait que les Montagnais « croyoient qu’vn certain nommé Atahocam auoit creé le monde » (1972 [1634] : 12). Le mot Atahocam renvoie directement au terme contemporain atanukan utilisé par les Innus pour parler des mythes de création du monde. À ce titre, Lejeune mentionne également que « le mot Nitatahokan en leur langue, signifie, ie raconte vne fable, ie dis vn vieux conte » (ibid. : 13). Près de trois cents ans plus tard, l’anthropologue d’origine meskwaki (Fox), William Jones, remarquait que, chez les Ojibwas, les mythes sont conçus « comme des êtres conscients, avec des pouvoirs ou des pensées et actions » et que les visiteurs des rêves, les principes météorologiques et autres « esprits » non humains du présent sont, en fait, les entités dont les aventures sont racontées dans les mythes (1919 : 574)

De même, selon Hallowell, chez les Ojibwas le mot atiso’kanak, équivalent du atanukan des Innus, ne renvoie pas tant à un corpus de récits qu’aux personnages qu’ils mettent en scène (Hallowell 1960 : 26-30). Il indique également que les entités des temps mythiques aiment que les humains récitent les mythes, et il arrive souvent que ces entités viennent écouter ce que les humains disent d’eux. Si Hallowell ne met pas de l’avant le lien entre les figures mythiques et les entités-maîtres, il relève une relation d’homologie entre ces deux types d’entités : ils correspondent tous deux à des sources de pouvoir par lesquelles les êtres humains peuvent augmenter leur puissance d’agir. À partir de données anicinabeks, Jacques Leroux a développé la piste tracée par Hallowell en établissant que le terme atisokanak signifie à la fois « personnages » et « histoires » selon le contexte (1994 : 20). Il remarque que, dans d’autres contextes ethnographiques, les entités des temps mythiques peuvent aussi ressurgir de différentes façons dans le présent, soit sous la forme d’entités-maîtres, de visiteurs du rêve ou de protagonistes de la tente tremblante (ibid. : 21-22).

Chez les Innus, nous proposons que ce soit sous la forme d’entités-maîtres que les personnages des mythes se manifestent dans le présent. À la lumière de cette proposition, les écrits de Lejeune sur la signification du mot atanukan deviennent plus clairs et confirment cette observation de Rémi Savard à Unamen Shipu : « Un jour que Penashue Pepine s’adressait à ceux que nous avons pris l’habitude d’appeler esprits-maîtres des animaux, dans le cadre du rituel de la suerie, je l’entendis les désigner par la forme plurielle de atanukan. » (1985 : 328) Soulignons également qu’aujourd’hui dans la même communauté, l’aîné Shan parlait des entités-maîtres en utilisant le terme français « créateurs » (Notes de terrain, juillet 2017), ce qui les rapproche des temps mythiques et du terme atanukan. Le mot atanukan semble donc désigner à la fois les récits mythiques, les entités qu’elles mettent en scène, et les entités-maîtres.

Animal primordial et monde post-mythique

D’autres indices confirment le lien entre figures mythiques et entités-maîtres. Par exemple, nous remarquons que, dans beaucoup de cas, les animaux prototypiques vont préfigurer le rôle de pourvoyeur des entités-maîtres envers les êtres humains. Dans l’ensemble mythologique algonquien, c’est souvent un lièvre décepteur qui assume explicitement cette responsabilité. Dans un mythe des Cris des marais, Lièvre annonce sa responsabilité dans les termes suivants : « Je procurerai de la nourriture et des vêtements pour garder les jeunes familles au chaud. Mes services seront appréciés de tous les humains. » (Brown 1977 : 47 dans Brightman 1993 : 59) Un mythe récolté par Frank Speck chez les Ojibwas du lac Temagami confirme clairement le rôle de pourvoyeur de Lièvre en établissant une relation asymétrique entre lui et les autres existants : « Nenebuc était le chef de tous les hommes et les animaux. » (Speck 1915 : 37) Dans une version du xviiie siècle relatée par Bacqueville de La Potherie, des Algonquiens racontent que « le Dieu qui a fait le Ciel & la Terre s’appelle Michapous, qui veut dire le Grand Liévre. […] Ils prétendent que le commencement du monde n’est que depuis ce temps-là, que le Ciel a été créé par Michapous, lequel créa ensuite tous les animaux » (1722 : 2). Après avoir ramené les animaux sur la terre ferme et que « Michapous eut fait la visite de son Empire, il retourna aux animaux pour lui donner un païs à chaque espèce » (ibid. : 7).

Chez les Innus, le lièvre n’occupe pas une place très importante et sa position se résume à celle d’un anti-participant. En effet, le conteur Antoine Bellefleur, d’Unamen Shipu, raconte que le lièvre est en retrait des autres visiteurs de la tente tremblante, ce qui est justifié par sa physiologie : ses grandes oreilles et ses grands yeux lui permettent d’apprécier la rencontre en se tenant à distance, sa queue est faite en forme de pompon pour qu’il puisse s’assoir confortablement, et on dit même que son nez humide produit beaucoup de mucus – ce qui lui permet de manger ses crottes de nez pendant qu’il écoute la rencontre des entités maîtres. Comme on le sait, chez les Innus c’est Carcajou qui incarne la figure du Décepteur. Dans ce cycle mythique, Carcajou se place en situation de supériorité vis-à-vis des autres entités prototypiques, qui le nomment « grand frère » ou même « grand-père » (Savard 1971). Le père Lejeune remarque la même particularité dans le mythe du décepteur Messou, qu’il a recueilli chez les Montagnais en 1634. En effet, il explique comment chaque espèce a une entité-maître et comment le décepteur se trouve en situation de supériorité vis-à-vis ces entités : « Ils disent, en outre, que tous les animaux de chaque espece ont vn frere aisné, qui est comme le principe et comme l’origine de tous les individus, et ce frere aisné est merueilleusement grand et puissant. […] Or ces aisnez de tous les animaux sont les cadets du Messou. » (Lejeune 1971 [1634] : 13)

Curieusement, Carcajou brille par son absence dans le panthéon innu des maîtres des animaux. Un détour par l’Amérique du Sud suggère une raison à cette absence. Dans les mythes des Kanamaris d’Amazonie brésilienne, tels que recueillis par Luiz Costa (2017), le jaguar est, comme le carcajou, l’animal primordial qui met en forme le monde. Selon Costa, Jaguar est initialement le maître absolu et, dans son oeuvre de division du monde, il instaure la possibilité d’un monde gouverné par d’autres entités-maîtres : « Une grande partie des mythes de Jaguar des Kanamaris se préoccupe de comment les Jaguars sont obligés d’abandonner leur contrôle sur le monde. Cette concession graduelle, racontée dans plusieurs histoires, crée les conditions du monde actuel. » (Costa 2017 : 190) Pour Costa, les mythes kanamaris opèrent une transformation du Jaguar primordial, le faisant passer d’un prédateur par excellence à un pourvoyeur de ressources. On peut emprunter cette idée et l’appliquer à la mythologie des Innus. Le cas de Carcajou pourrait être comparé à celui du jaguar des Kanamaris puisque le discours mythique innu le pose initialement comme le prédateur par excellence – aucun gibier ne lui résiste, pas même les créatures les plus terrifiantes – mais ses exploits de prédation sont toujours suivis par des tentatives réussies de ses « petits frères » et de ses « petits enfants » pour lui subtiliser, par toutes sortes de stratagèmes, le fruit de sa chasse. Carcajou se trouve, bien malgré lui, à devenir un pourvoyeur de ressources pour ses multiples subalternes. On peut donc supposer, comme le fait Costa pour les Kanamaris, que les péripéties de Carcajou mettent en scène la façon dont il a créé les grandes divisions du monde en perdant progressivement sa maîtrise sur celui-ci. Les frasques de Carcajou instaurent la possibilité que d’autres entités exercent leur contrôle sur le monde, ce qui expliquerait qu’il brille par son absence dans le panthéon contemporain des entités-maîtres. Plus fondamentalement, c’est le passage du continu au discontinu narré par les mythes (Lévi-Strauss 1970, 1985 [1964]) qui permettrait l’émergence d’entités-maîtres pour chaque domaine discret. Le discours mythique des Innus nous permet donc d’entrevoir comment les maîtres en devenir engendrent le monde présent par le biais de leur pouvoir transformateur (Fausto 2012 : 35).

La mythologie et l’ethnographie des Innus nous invitent donc à reconnaître une continuité entre les animaux prototypiques et les entités-maîtres. Les mythes sont fondamentaux en ce qu’ils établissent des figures singulières propres à chaque type ou espèce d’existant, qui permettent d’établir un lien social de longue durée avec la multitude d’existants du présent. À ce titre, questionné sur la possibilité que chaque animal ait un maître distinct, un chasseur innu d’une quarantaine d’années a répondu tout simplement : « Je ne sais pas si chaque animal à son maître. Mais une chose est sûre, c’est que chaque animal a sa légende. » Si chaque animal a son mythe, c’est qu’il a son référent primordial, constamment réactualisé dans les relations entre humains et non-humains (voir Crépeau 2007 : 443) et constitué comme figure singulière qui conditionne l’établissement de relations sociales avec la multitude d’existants qui la composent. Nous supposons donc que cette démonstration est valable pour plusieurs acteurs des temps mythiques, et non pas seulement pour les animaux, comme dans le cas qui nous intéresse dans cet article, soit la puissance associée à l’excretum. Le mythe naskapi de Umâyichîs réfère donc à la figure primordiale de l’excretum, et son statut de maître est confirmé par le récit d’Alexandre Bellefleur sur son rôle dans la tente tremblante et, plus généralement, le monde post-mythique. Mais nous croyons que cette puissance aurait également un autre référent primordial, soit l’Anus parlant du cycle de Carcajou.

L’Anus parlant dans le mythe de Carcajou

Kuekuatsheu (Carcajou)

Carcajou représente la version innue du décepteur (Trickster), une figure mythologique très répandue dans les Amériques (Radin 1972 [1956]). Carcajou est rusé et astucieux, mais, souvent maladroit et gaffeur, si bien que la caractéristique de l’arroseur arrosé lui convient parfaitement (Clément 2012 : 392 ; Savard 2016 : 21). Également, de la même façon que Mitshishkapeu est à la fois drôle et puissant, le mythe de Carcajou est une grande source d’amusement pour les Innus en plus d’avoir une importance culturelle considérable (sur le lien entre l’humour et la mythologie, voir Savard 1977). Comme mentionné plus haut, Carcajou s’inscrit comme le différenciateur du monde, comme le créateur d’écarts entre les existants (Savard 1971 : 117-119 et 126-128). On lui doit notamment – et de manière non exhaustive – la séparation de plusieurs espèces animales et végétales, mais aussi la diversité ethnique. De plus, c’est Carcajou qui se trouve à l’origine des relations matrimoniales, de la division sexuelle du travail, du chamanisme, des rituels funéraires, des interdictions alimentaires, etc. Enfin, Carcajou façonna la terre après l’inondation précédente de la terre[8]. Il est ainsi le créateur du monde actuel.

L’Anus parlant

Rémi Savard, dans son recueil consacré au mythe de Carcajou (1971), retrace plusieurs épisodes où Carcajou interagit avec son anus, où il lui parle de la même façon qu’il parlerait à une personne dotée de puissance d’être et d’agir. En plus des éléments de preuves apportés plus haut sur l’équivalence entre l’Anus parlant du mythe et Mitshishkapeu, nous soutiendrons ici que ces derniers remplissent le même rôle, c’est-à-dire d’assurer l’équilibre dans la distribution de la nourriture et dans la communication.

L’épisode le plus marquant en ce sens est celui où Carcajou attrape et tue, pour les manger, différents oiseaux aquatiques. Quand il a fini de les plumer, il a la conversation qui suit avec son Anus :

Quand il eut fini de plumer ses oiseaux, il dit à son anus : « Nishtut [voir supra], que devrions-nous faire maintenant ? » Comme l’anus ne répondait pas, il répéta sa question. N’obtenant pas plus de réponses, il se mit du gras d’oiseau dans l’anus [voir supra]. Ce dernier se mit alors à parler : « Si je te suggère quelque chose, tu auras tôt fait de dire que tu y avais déjà pensé ! » Carcajou promit de n’en rien faire, et alors l’anus suggéra d’aller dormir dans un arbre. « J’avais déjà pensé à cela ! » dit Carcajou. Ainsi, dès qu’il eut mis les oiseaux à bouillir, il grimpa dans un arbre. Avant de s’endormir, il disposa son anus en direction de la mer et l’enjoignit de l’avertir si des gens s’avisaient de s’approcher des oiseaux. Carcajou s’endormit. Des gens s’approchèrent en faisant signe à son anus de ne pas l’éveiller. Ils mangèrent tous les oiseaux et, avant de repartir, conseillèrent à l’anus de n’éveiller Carcajou que lorsqu’ils seraient sur le point de contourner la pointe de terre que l’on voyait là-bas. C’est ce que fit l’anus. « Nishtut, dit-il, des gens s’amènent ! » Carcajou regarda au loin, et crut qu’ils faisaient demi-tour. « Ils s’éloignent, dit-il, allons manger nos oiseaux ». En retirant les morceaux de sa marmite, il crut que la viande avait trop bouilli et qu’elle s’était détachée des os. Mais il finit par comprendre que des gens l’avaient mangée. « Pourquoi ne pas m’avoir averti ? » demanda-t-il à son anus. Celui-ci répondit qu’il n’avait eu connaissance de rien. « Alors tu as dormi ? » Mais l’anus rétorqua qu’il ne dormait jamais.

Savard 1971 : 30

Dans cet extrait assez comique du mythe, l’Anus parlant se joue de Carcajou – qui lui avait explicitement dit de le réveiller en cas d’intrusion – en laissant les gens manger la récolte d’oiseaux de ce dernier. En effet, en dormant dans un arbre, sur les conseils de son Anus, Carcajou laissait sans surveillance ses prises qu’il désirait garder pour lui. En ne le réveillant pas, l’Anus de Carcajou permet l’acte de partage/redistribution de la nourriture que le glouton avare se réservait.

Il faut dire que chez les Innus, la redistribution de la nourriture tient une place très importante dans les rapports sociaux et qu’elle est guidée par des règles bien définies selon les situations. Par exemple, le chasseur rapportant de la nourriture aux camps doit la distribuer aux familles qui ont été moins chanceuses et ce, sans qu’aucune sollicitation ne soit nécessaire (Henriksen 2010 : 31). Plus encore, Frank G. Speck nous informe que l’échec dans le partage de la nourriture constituerait un « péché » (a sin) – lire un manque de respect envers l’esprit de l’animal – qui pourrait nuire au chasseur dans ses rapports futurs avec l’espèce en question (1977 [1935] : 89).

Un autre épisode du mythe, sensiblement similaire, renforce cette idée. Après avoir tué un ours, Carcajou s’endormit encore une fois en disant à son Anus de le réveiller si quelqu’un voulait voler sa nourriture. Or, cette fois son anus pensa explicitement « Je ne t’appellerai pas quand quelqu’un viendra voler » (Savard 1971 : 70). Encore une fois c’est ce qui arriva : Carcajou se fit voler sa nourriture avec la complicité de son Anus.

D’autres épisodes du mythe de Carcajou ont un rapport direct avec la bonne et la mauvaise communication. Disons tout de suite que la communication est comprise ici – en s’inspirant des travaux de Lévi-Strauss (1973 : 230 ; 1985 : 126-128) – comme une forme d’échange au même titre que la redistribution de la nourriture et qu’elle contribue à la création de bonnes relations entre les membres du groupe, à l’évitement des conflits et à la solidarité sociale. Le psychiatre Clare C. Brant décrivait en 1990 les « valeurs autochtones » qu’il avait pu observer chez les Iroquois, les Ojibwas et les Cris. Selon lui, ces valeurs, qui ont pour but de réduire les conflits, sont la non-interférence, la non-compétitivité, la retenue émotionnelle et le partage (1990 : 535-536). Le partage, qui est une valeur particulièrement intéressante ici, caractérise le principe de générosité et par le fait même d’égalité entre les individus. Toutefois, le plus important reste ce que Marie-Pierre Bousquet appelle le « sens de l’individualité » (Bousquet 2012 : 397). Le sens de l’individualité n’est pas de l’« individualisme » dans le sens occidental du terme, mais une forme de dialectique entre l’idéal d’autonomie de l’individu et sa nécessaire collaboration avec les autres membres du groupe (Henriksen 2010 ; Ridington 1998). Ce sens de l’individualité est gardé par le principe fondamental de « non-ingérence » dans la vie des autres, c’est-à-dire de respect des choix et décisions d’autrui, en bref de bonne communication[9] (Bousquet 2012 : 397-398).

Ainsi, dans un épisode du mythe, Carcajou mange du lichen ce qui lui cause des flatulences répétitives. Carcajou s’en trouve au début bien heureux puisqu’il aura « […] quelqu’un pour causer » (Savard 1971 : 37), mais il désenchante vite en réalisant que ces pets répétés tiennent le gibier à l’écart. Nous interprétons cette scène comme une manifestation des dangers d’un excès de communication. Quiconque a déjà chassé sait que le silence est d’or et que le chasseur faisant trop de bruit, ou parlant trop, risque d’alerter le gibier et de rentrer bredouille. Mais l’absence totale de communication peut avoir le même effet. Pour cesser de péter, Carcajou se brûla l’anus à l’aide d’une pierre chaude. Cela eut pour effet de le désorienter complètement et de le faire tourner en rond. Ainsi, l’absence de communication est aussi délétère que son excès : le chasseur n’écoutant pas l’avis des autres chasseurs – ou des autres qu’humains – ne bénéficie pas de la même capacité d’action que celui qui communique avec les autres : il risque de rentrer bredouille.

Un autre épisode du mythe traite de la constipation comme sanction aux actes asociaux. Deux vieilles femmes qui détestaient Carcajou tentèrent de déféquer sur lui : « […] nous voulons excréter sur l’excréteur » (ibid. : 42). Ce dernier, pour les en empêcher, prit des bâtons qu’il leur ficha dans l’anus. Ainsi, les deux femmes se firent punir par constipation pour avoir commis un excès de communication – nous considérons le fait de déféquer sur quelqu’un comme une forme d’insulte extrême – et pour s’être montrées irrespectueuses envers les matières fécales humaines. Cet épisode peut aussi être perçu comme le fondement mythologique du pouvoir de Mitshiskapeu. En effet, comme mentionné plus haut, ce dernier peut punir les Innus en les rendant constipés si ceux-ci refusent de partager adéquatement leur gibier (manque de communication) ou s’ils se montrent irrespectueux envers les matières fécales humaines.

Ce bref survol du mythe de Carcajou et des épisodes où l’on retrouve l’Anus parlant démontre, selon nous, que l’Anus parlant remplit le même rôle que Mitshishkapeu, c’est-à-dire d’assurer l’équilibre dans la distribution de la nourriture et plus largement dans la communication. Nous croyons également que cela renforce l’idée que l’Anus parlant du mythe serait la figure prototypique de Mitshishkapeu : qu’ils seraient la même et unique personne.

L’équilibre dans la communication et la distribution de la nourriture

Plusieurs auteurs ont insisté sur l’unité cosmologique et sociologique des mondes autochtones. Autrement dit, la cosmologie ne devrait pas être appréhendée comme une réalité extérieure à la socialité humaine. Comme le proposent Saladin d’Anglure et Morin, l’organisation sociale et la cosmologie devraient être analysées comme des éléments d’un système plus large (2007 : 193). En effet, comme les personnes autres qu’humaines font partie intégrante de la réalité expérientielle des humains, nous devons les considérer comme des figures à part entière des phénomènes économiques, juridiques et politiques (Graeber et Sahlins 2017 : 37). Nous pensons ainsi que la mythologie est aussi un élément d’un système plus large, qu’elle fait partie intégrante de la réalité expérientielle des êtres humains et qu’elle doit impérativement être replacée dans les complexes sociocosmologiques autochtones. Ainsi, nous soutenons que le social – notamment le pet, son interprétation et sa fonction – doit être analysé à la lumière de la cosmologie (Meiatshi et Mitshishkapeu), de la mythologie (l’Anus parlant) et de la sociologie (les attitudes vis-à-vis de l’excretum). Les trois éléments de la triade sociologie/cosmologie/mythologie entrent en constante dialectique rétroactive qui constitue et transforme l’organisation du cosmos et des rapports sociaux. Cette triade doit ainsi être abordée en tant que topologie, c’est-à-dire comme faisant partie du champ relationnel d’une totalité. Nous pensons également que notre analyse de l’excretum appuie et relance l’invitation de Frédéric Laugrand à recentrer le corps et ses substances au sein des cosmologies autochtones : « […] le corps demeurant l’opérateur fondamental pour se situer dans un univers où la société déborde celle des humains au sens strict pour intégrer de nombreuses entités non humaines, sous la forme d’ancêtres, d’esprits, d’âmes, de clans, etc. » (2013 : 215). Ainsi, et en nous inspirant de Mary Douglas (1971) citée en introduction, nous voyons que dans le cas innu, les comportements, idées, relations et prescriptions liés au corps – à l’excretum – reproduisent les comportements, idées, relations et prescriptions liés à la structure sociale.

Angi Buettner insistait sur le fait que le rire était à l’origine du « cadeau » ultime de la culture, c’est-à-dire le langage (2009 : 121). Elle insistait également sur le fait que le décepteur – ici Carcajou et son Anus – est l’archétype de la mauvaise communication, mais que cette mauvaise communication se trouve balancée par le rire qu’elle provoquait et les liens qu’elle tissait dans la communauté des rieurs (ibid. : 128). Pour reprendre l’hypothèse susmentionnée de Lévi-Strauss concernant les excès/défauts de la communication (1973 : 230 ; 1985 : 126-128), on pourrait concevoir l’anus, qui est diamétralement l’opposé et l’inverse de la bouche – siège normal de la communication –, comme une façon d’équilibrer, par le pet, les défauts dans la communication. Ainsi, dans le mythe de Carcajou, l’Anus parlant serait une sorte de régulateur de la communication – si l’on voit l’avarice comme un défaut de communication – en rétablissant l’équilibre dans un dialogue conciliateur par le médium du pet. Dans cette même optique, un acteur, que ce soit un chasseur humain ou une entité-maître comme Papakassiku, qui ne partage pas adéquatement le gibier – un manque de communication –, est puni par Mitshishkapeu au moyen de la constipation et ce, dans le but de rétablir l’acte de communication par excellence qu’est le partage. Dans tous les cas, sur le plan social, le mythe de Carcajou et les attitudes reliées à l’excretum montrent que cette puissance régule à la fois la distribution de la nourriture et la communication entre les personnes. En bref, cette figure contribue à régulariser certains échanges au sein du collectif constitué par les groupes humains et les autres qu’humains. Les particularités de l’homme-pet sont ainsi à comprendre dans une perspective normative puisque Mitshishkapeu instaure et renforce des normes au sein de la société innue. À ce titre, cet aspect est une autre preuve qui nous permet de le concevoir comme une déclinaison de l’entité-maître (Meiatshi). Comme l’a démontré Robert Crépeau, les entités-maîtres sont fondamentales dans la mise en forme de rapports normatifs entre humains et non-humains : « De par leur identité et position spécifique, les entités-maîtres introduisent dans la chaîne des êtres un niveau méta-relationnel qui se surimpose à celui des relations interindividuelles des humains. » (2015 : 245)

Nous terminerons ce texte par une anecdote que nous a racontée Peter Armitage (comm. pers., janvier 2020). Ce dernier se trouvait à une assemblée dans une communauté innue. Bien que l’objet de cette assemblée soit secondaire au propos, nous devons souligner qu’elle suscitait de la division entre les membres du groupe et qu’il y régnait un climat acrimonieux et pesant. Au milieu de l’assemblée, un des participants émit un pet sonore, tonitruant. Une avalanche de rires s’ensuivit, et la conversation put reprendre sur un ton plus jovial : une solution faisant l’unanimité fut finalement trouvée. Le pet et le rire rétablirent l’équilibre dans la communication et permirent aux participants de relativiser leur position et de s’entendre. Le pet causa le rire, et le rire fut lui-même un acte de communication partagé qui rétablit la solidarité du groupe en réinstaurant une bonne relation entre les participants[10]. Mitshishkapeu avait fait son travail.