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Dans cet article, j’examine deux questions qui font encore débat mais qui ont pourtant été peu, voire pas du tout, approfondies au sujet de la classification de la parenté et des schémas d’organisation sociale du peuple wayùu, de la péninsule semi-aride de La Guajira : 1) la présence de concepts de descendance[*] unilinéaire ; 2) la terminologie de la parenté et ses possibles corrélats sociaux.

Jusqu’aux années 1980, les Wayùu étaient connus sous le nom de Goajiros ou Guajiros, ethnonyme que leur avaient donné les colonisateurs espagnols. La péninsule de La Guajira a une superficie d’un peu moins de 15 000 km2, dont les quatre cinquièmes se trouvent en Colombie, et le reste au Venezuela.

D’après les recensements les plus récents en Colombie (2005) et au Venezuela (2011), près de 600 000 personnes s’identifient comme Wayùu ; un peu moins de la moitié d’entre elles vivent en Colombie, les autres au Venezuela (Alarcón 2018). Les Wayùu constituent donc le plus important groupe autochtone tant en Colombie qu’au Venezuela ; en fait ils représentent, avec les Mapuche, l’un des plus grands groupes autochtones des basses terres de l’Amérique du Sud. À la fin des années 1970, la population des Wayùu était estimée à 100 000 personnes (Picon 1983 : 65 ; Saler 1988 : 33), et Correa (2017 : 184) l’estimait à 190 000 au début des années 1990, mais les scientifiques doutent eux-mêmes de la fiabilité et de l’exactitude de ces estimations. Il semblerait que les Wayùu aient connu une explosion démographique au cours des trente dernières années, mais cela n’amoindrit en rien les taux encore élevés de mortalité infantile et de malnutrition de cette population. D’après des rapports officiels (Bonet Morón et Hahn de Castro 2017), la pénurie de biens de première nécessité chez les Wayùu est bien plus sévère que dans les populations non autochtones vivant dans les mêmes territoires administratifs.

Vers le milieu du xxe siècle, de plus en plus de Wayùu vinrent s’installer, de façon permanente ou temporaire, dans les centres urbains de la périphérie de la péninsule – principalement à Maracaïbo, Maicao et Riohacha – ou dans des zones proches de ces centres, le long des quelques routes qui les relient entre eux. Cependant, du moins en Colombie, la majorité des Wayùu (près de 80 % en 2005, d’après le recensement mentionné plus haut) vivent encore dans toute la péninsule, dans de nombreux hameaux dispersés, dont le nombre d’habitants varie de quelques dizaines à quelques centaines.

La langue des Wayùu, le wayùunaiki, appartient à la branche « caribéenne » de la famille arawakienne (Aikhenwald 1999) et il est parlé par près de 400 000 personnes (Álvarez 2005). Les linguistes (Jusayu et Olza Zubiri 1978) y distinguent deux variantes dialectales, chacune pleinement compréhensible par les locuteurs des deux dialectes, et dont la plupart des marques connues sont : l’usage d’un préfixe en s- à la troisième personne du singulier dans la variante dite « du Sud » et en j- dans la variante « du Nord » ; ainsi que quelques différences de prononciation (dans certaines circonstances, le son /a/ de la variante du Nord tend à devenir /ä/ au sud).

Dès le début de l’étude du système de parenté des Wayùu et de sa place dans leur organisation sociale, il a fallu tenir compte des questions telles que la façon d’envisager l’étendue des variations auxquelles on pouvait s’attendre dans une population qui présentait à la fois une grande dimension démographique et une stratification socio-économique très marquée, outre le fait qu’elle avait connu, comme nous allons le souligner plus loin, une histoire post-colombienne particulièrement complexe. Les ethnographes, chez les Wayùu, durent donc concilier l’approche « synchronique » et l’approche « située » en fonction des circonstances du moment, de la durée et de la localisation de leur terrain, en prenant en considération les dimensions historiques autant que régionales. Les historiens, ensuite, durent souvent se fier à des études ethnographiques menées au xxe siècle pour interpréter des informations provenant de sources historiques remontant aux siècles précédents, surtout pour combler des lacunes et corriger leur fréquente tendance à l’ethnocentrisme.

Les premières études anthropologiques de l’organisation sociale des Wayùu, publiées entre 1950 et 1975 (Gutiérrez de Pineda 1950 : 238 ; Chávez 1953 ; Watson 1967, 1968 ; Wilbert 1970), prenaient déjà pour base d’argumentaire le fait que l’hétérogénéité de la population autochtone tenait à un certain degré « d’acculturation » (en termes de stratification sociale), en mentionnant pour principaux facteurs de différenciation la multiplication des mariages mixtes, l’influence des missionnaires et l’installation dans les centres urbains.

Goulet (1981a, 1981b) et Saler (1988), qui ont mené leurs recherches de terrain entre 1975 et 1976, pour le premier, et entre 1967 et 1970 pour le second, sont généralement considérés comme les derniers ethnographes ayant produit une analyse intégrale du système de parenté des Wayùu et de son rôle dans l’élaboration des principes d’organisation sociale (voir par exemple Vergara 1990 ; Guerra 2002). Leurs travaux critiquaient et rectifiaient également certaines interprétations erronées de précédentes études.

Ainsi que nous l’avons mentionné, cet article se concentre sur deux questions essentielles. La première, qui était aussi le principal point de désaccord entre Goulet et Saler, est la place des catégories et groupes de descendance dans le système de classification sociale des Wayùu. Pour Goulet, de précédentes interprétations ethnographiques de l’organisation sociale des Wayùu (Watson 1967 ; Wilbert 1970), qui insistaient sur l’importance d’un principe de descendance matrilinéaire, méconnaissaient la nature des catégories et groupes de parenté wayùu ; celles-ci auraient dû au contraire être considérées comme égocentrées.

Saler (1988 : 81) s’accorde avec Goulet sur le fait que la structure réelle des réseaux de parenté ayant pour finalité le soutien mutuel suit souvent une logique égocentrée. Cependant, à la différence de Goulet, Saler soutient que, lorsque ces réseaux sont suffisamment étendus et que leurs membres se réfèrent à une « idéologie de descendance » – ce que l’on découvre souvent, surtout lorsque des parents utérins se joignent aux conflits –, il est correct d’assimiler ces réseaux à des « matrilignages ». Saler, en fait, souligne que, chez les Wayùu, les gens reconnaissent un principe de descendance matrilinéaire et considèrent l’identité politique d’un groupe matrilinéaire (« d’un lignage », dit-il) davantage comme « l’affirmation d’un particularisme historique » (1988 : 86) que comme le résultat de quelques « principes structurels » de reconnaissance généalogique et « d’opposition segmentaire ».

En examinant tant les travaux historiques qu’ethnographiques publiés après, aussi bien qu’avant les études de Goulet et de Saler, ainsi qu’en me fiant à des informations recueillies durant mon travail de terrain du côté colombien de la péninsule de La Guajira entre 2000 et 2005[1], je me range ici aux arguments de Saler et j’apporte quelques nouvelles données au sujet de certaines catégories de parenté [relatedness] par descendance matrilinéaire qui n’ont été que rarement, voire pas du tout, documentées dans les précédentes études ethnographiques.

Reste une seconde question qu’en raison du manque de place je me contenterai de souligner : elle concerne l’interprétation de la terminologie de la parenté chez les Wayùu. Non seulement Goulet et Saler, mais aussi Wilbert (1958, 1970), insistent sur le fait que cette terminologie présente des caractéristiques de type « Crow », dans la mesure où les cousins croisés paternels sont généralement assimilés aux oncles et tantes paternels, tandis que les cousins croisés maternels sont associés aux enfants d’Ego. Cependant, il existe certaines divergences d’importance entre l’information que fournit chacun de ces chercheurs sur les types de parents qui sont désignés par le même terme. En outre, ces trois chercheurs mentionnés rapportent plusieurs différences majeures entre les termes « de référence » et les termes « d’adresse », et ils signalent aussi que, dans les deux contextes de désignation, il est possible d’utiliser plus d’un terme pour désigner le même type de parenté. Par conséquent, selon le terme choisi, les mêmes caractéristiques « crow » de toute la terminologie peuvent se voir soit renforcées, soit au contraire affaiblies, voire complètement effacées.

J’examine ici ces questions en me concentrant sur les options terminologiques possibles pour nommer certains types de parents. Je suggère que les études devraient se focaliser davantage sur le contexte dans lequel sont employées les caractéristiques « crow ». Au vu du débat actuel sur les différentes variétés de terminologies Crow-Omaha, de leurs corrélats sociaux et de leurs relations formelles autant que sociologiques avec des terminologies tant de la variété iroquoise que dravidienne (Trautmann et Whiteley 2012 ; Godelier 2013 : 155-180 ; Parkin 2019), je conclus en soulignant la nécessité de réexaminer le sujet des pratiques maritales chez les Wayùu dans une perspective historique.

Les Wayùu et leur histoire

Dans l’ethnologie des basses terres de l’Amérique du Sud, les Wayùu sont connus pour être l’un des rares peuples autochtones à s’être mis à pratiquer l’élevage peu de temps après que les Européens eurent implanté leurs premières colonies en bordure de la péninsule de La Guajira, durant la première moitié du xvie siècle (Steward et Faron 1959 ; Wilbert 1972 ; Picon 1983). Durant les trois siècles suivants, les populations autochtones de la péninsule n’ont pas toutes adopté ce mode de subsistance, en tous cas pas dans la même mesure et pas à la même époque (Polo Acuña 2012). Des documents des xviiie et xixe siècles mentionnent des guerres opposant des « Guajiros » et des « Cocinas » (ku’sina en wayùunaiki), ce dernier terme désignant un groupe qui vivait dans plusieurs zones de l’est de la péninsule de La Guajira, dont les membres, semble-t-il, ne sont jamais devenus éleveurs et dont les descendants paraissent avoir été assimilés par les Guajiros vers la fin du xixe siècle (Simons 1885 : 787 ; Jahn 1927 : 147)[2].

Quelques études historiographiques (Barrera 2000 ; Polo Acuña 2012 ; Bassi 2016) montrent qu’à compter de l’époque de la colonie espagnole, un grand nombre d’autochtones ont participé à de grands réseaux de contrebande entre le continent et les Antilles. Cette implication s’est perpétuée jusqu’à une période très récente, nonobstant certains changements dans les itinéraires et les produits de contrebande (Orsini 2007).

L’importance des liens utérins est déjà attestée par des documents des xviiie et xixe siècles (De la Rosa 1945 : 276-286 ; Simons 1885 : 786-790 ; Vila 1957) qui mentionnent que l’héritage et la succession passaient d’une personne aux neveux et nièces sororaux, mais également que le clergé faisait pression sur ladite personne, avec de piètres résultats, pour que ce soient ses fils qui héritent de ses biens. Je reviendrai sur ce sujet dans les sections suivantes, étant donné que les modes d’héritage des terres, autant que du bétail et des autres biens, sont en fait plus complexes et qu’ils semblent s’être modifiés au cours du dernier siècle.

D’après les rares recherches archéologiques entreprises dans la péninsule de La Guajira et les premiers témoignages du xvie siècle, il semble que l’horticulture, de pair avec la chasse, la pêche et la cueillette, représentait un important moyen de subsistance pour une grande partie de la population autochtone (Oliver 1990). Cela, selon Picon (1983 : 119-120) expliquerait le penchant matrilinéaire de l’organisation sociale des Wayùu, qui remonterait à l’époque précolombienne et qui fut plus tard adaptée au mode de subsistance de l’élevage du bétail[3]. Picon ajoute que l’incorporation à une société à tendance patrilinéaire de colonisateurs non autochtones s’est inévitablement accompagnée, sur le long terme, de l’affaiblissement des liens utérins et que ce processus s’est accéléré depuis les premières décennies du xxe siècle, après que les Wayùu eurent commencé à s’engager sur le marché du travail au moment de l’expansion de l’économie capitaliste de la région (1983 : 37, 121).

Les premières sources mentionnent également des hiérarchies sociales fortement marquées, liées à la possession de richesse matérielle, tant entre individus qu’entre groupes (Saler 1985). Entre le xviiie siècle et le milieu des années 1950, ces hiérarchies incluaient la présence de « chefs » ayant une grande suite de gens qui leur étaient liés par la parenté, le lieu de résidence, une dépendance sur le plan du travail, le servage, voire l’esclavage (Polo Acuña 2012 ; Paz Reverol 2017).

Ces chefs étaient souvent liés entre eux par un étroit réseau de relations de consanguinité ou d’affinité, ce qui suggère, au moins pour le xviiie siècle, un régime d’endogamie de rang, bien que les liens généalogiques précis soient, la plupart du temps, impossibles à reconstituer (Polo Acuña 2012 : 221-222).

Les unions mixtes, surtout entre hommes non autochtones et femmes wayùu, étaient assez fréquentes dès le xviiie siècle dans les lieux proches des villes coloniales, bien qu’elles se soient intensifiées vers 1850. Déjà, au xviiie siècle, les sources mentionnent les caractéristiques suivantes des alliances de mariage dans la population autochtone : paiement d’un « prix de la fiancée » (pa’una), mariages polygynes – pas uniquement chez les « chefs » –, et possibilité de lévirat (eisala amuin) [Polo Acuña 2012 : 205 ; Barrera 2000 : 47, 187 ; De la Rosa 1945 : 284].

La fréquence et la complexité de la gestion des litiges (putchi) et des conflits armés (atkawa) entre les groupes de parenté a attiré l’attention de nombreux observateurs de la société wayùu depuis le xviiie siècle, et elles ont continué d’être un important sujet d’investigation de l’ethnographie du xxe siècle (Saler 1974 ; Perrin 1980 ; Guerra Curvelo 2002). Les litiges mineurs se résolvaient par des paiements compensatoires (awalajaa) en bétail et bijoux (remplacés en tout ou en partie par des paiements en argent liquide durant les dernières décennies), tandis que pour les conflits plus graves, entre autres ceux provoqués par un meurtre, une guerre de vengeance (pasalawa) pouvait éclater si l’on ne parvenait pas à s’accorder sur une compensation matérielle. Depuis Simons (1885), tous les ethnographes s’accordent à dire qu’une vengeance concernait principalement les parents utérins du tueur et de la victime, bien que d’autres gens, liés par d’autres liens de consanguinité ou par mariage (surtout le keraü – terme employé collectivement par un ensemble de parents utérins pour désigner le mari de l’une de leurs parentes), peuvent se ranger de leur côté (asoutka) en tant qu’alliés (emechuna) lorsqu’ils souhaitent « prouver leur affection » (ajirasü). Par le passé, esclaves et serfs se joignaient aussi à de tels conflits en tant que « soldats » sous le commandement de leur « chef » (Wilbert 1970 ; Saler 1974 ; Mancuso 2008).

Comme nous l’avons déjà mentionné, l’esclavage était assez répandu aux xviiie et xixe siècles. Les esclaves, appelés achepchia ou atepchia (terme apparenté à epijaa : « faire se reproduire, élever »)[4], étaient les survivants d’un groupe vaincu lors d’une guerre. Le chef victorieux, soit les distribuait aux membres de son groupe, soit les vendait à d’autres Wayùu ou, plus souvent, à des commerçants non autochtones qui les envoyaient travailler dans les Antilles hollandaises, dans les régions avoisinantes du Venezuela, ou à la ville de Riohacha.

Jusqu’au milieu du xxe siècle, tant les serfs (piuna, terme clairement d’origine espagnole) que les esclaves étaient employés aux travaux domestiques, à la garde des troupeaux ou au service militaire, même si les serfs étaient des gens libres, quoique subordonnés à leur patron (Gutiérrez de Pineda 1950). Le servage pouvait être la conséquence d’une offense, ou une compensation pour celle-ci, si elle ne pouvait être payée autrement ; il pouvait aussi résulter de la vente d’un individu par sa propre famille en période de famine, ou de la volonté d’établir une relation maître-serviteur entre deux groupes apparentés. Cette relation pouvait, sur deux ou trois générations, devenir moins strictement hiérarchique si entre-temps des mariages avaient été conclus entre des membres des deux groupes. Cependant, la situation hiérarchique d’origine ne s’oubliait pas et elle pouvait être ravivée en cas de conflit au sujet de droits territoriaux entre les deux groupes.

Malgré la précocité et la fréquence de leurs contacts avec des non-autochtones (qu’ils appelaient alijuna) jusque vers le milieu du xxe siècle, les Wayùu ont constamment conservé une « semi-autonomie » sociopolitique (Saler 1988 : 133) vis-à-vis des pouvoirs et institutions non autochtones (Barrera 2000 ; Guerra Curvelo 2007).

Cependant, cette autonomie a commencé à décliner vers la seconde moitié du xixe siècle en raison de la pression territoriale croissante exercée par l’État (autant au Venezuela qu’en Colombie) ainsi que par la colonie des commerçants non autochtones de la Haute-Guajira qui épousaient généralement des femmes wayùu (Viloria de la Hoz 2013) et les missions des Capucins (Daza Villar 2005 ; Córdoba Restrepo 2014). Depuis la première moitié du xxe siècle, l’économie de l’élevage du bétail avait connu plusieurs cycles de crises qui avaient provoqué une réduction générale de la taille des troupeaux et un changement irréversible de leur configuration, que l’on constate par la chute drastique du nombre de vaches, chevaux et mules et la prévalence d’espèces plus petites telles que chèvres et moutons. Néanmoins, jusqu’à ce jour, les Wayùu qui possèdent des troupeaux (aruleshii, « éleveurs ») sont considérés comme des gens de statut élevé (kojutshii, « de valeur »), tandis que les gens qui gagnent surtout leur vie en pêchant en mer (apalaanshii, « ceux qui vivent près de la mer ») sont associés à la pauvreté (mojutshii) [Guerra Curvelo 2015 ; Simon 2015].

Vers les années 1920, la mise en exploitation industrielle des mines de sel de Manaure a marqué le début de l’entrée de nombreux Wayùu sur le marché du travail. En conjonction avec la crise de l’économie de l’élevage, il se produisit une augmentation des guerres intestines chez les Wayùu – ce qui suscita un nouveau développement de la traite des esclaves, que l’on envoyait travailler dans les haciendas de l’ouest du Venezuela pour remplacer les paysans qui, eux, partaient travailler dans les nouvelles exploitations de pétrole du lac Maracaibo, en pleine expansion (Cháves 1953 ; Vázquez and Correa 1986 ; Rivera 1991). On estime qu’en 1929, 17 000 esclaves wayùu travaillaient dans les haciendas du Venezuela (De La Hoz 2013 : 41). La traite des esclaves se faisait également au moyen de raids lancés par des trafiquants non autochtones. Après la mort, en 1935, de Gómez, alors président du Venezuela, ce trafic déclina rapidement et l’esclavage disparut complètement vers 1950. Dans l’intervalle, le nombre des Wayùu qui avaient émigré, temporairement ou de façon permanente, surtout à Maracaibo et dans les régions avoisinantes du Venezuela, mais également du côté colombien au sud de la péninsule de La Guajira pour s’insérer dans le marché de l’emploi, n’avait jamais cessé de croître, et cette émigration ne s’est interrompue qu’au moment de la crise économique actuelle au Venezuela. En ce qui concerne la partie colombienne de la péninsule de La Guajira, entre 1930 et 1970, la force de l’appareil d’État et l’influence de la population non autochtone n’ont cessé d’augmenter sur le territoire des Wayùu après la fondation et la croissance subséquente des centres urbains de Maicao (1927) et d’Uribia (1935), et surtout avec la création du Departamento de La Guajira (1965).

Ainsi que l’a mentionné Rivera (1991 ; voir aussi Watson 1968), ces processus, tous liés entre eux (crise de l’élevage, développement puis fin de la traite des esclaves d’abord, puis du marché du travail, augmentation des mariages mixtes), avaient provoqué, vers la fin des années 1960, une profonde réorganisation de la structure sociopolitique du peuple wayùu et, plus particulièrement, des schémas de réciprocité et de relations hiérarchiques. Cette réorganisation présentait deux aspects corrélés : l’amenuisement progressif du pouvoir des chefs, qui était conditionné par la possession de grands troupeaux et le contrôle exclusif des itinéraires de contrebande, et le rétrécissement des réseaux de parenté capables de s’allier dans des coalitions politico-militaires. Néanmoins, ainsi que l’a fait remarquer Rivera (1991 : 111-112), jusqu’au début des années 1970, ces processus, en particulier l’argent envoyé par les travailleurs migrants, ont contribué à maintenir en vie, chez ceux des Wayùu qui vivaient encore dans la péninsule, certaines de leurs principales institutions distinctives, considérées comme la « colonne vertébrale » de ce que l’on appelle la « coutume wayùu » (sukuai’pa wayùu), telles que le « prix de la fiancée », les paiements compensatoires pour les offenses ou les préjudices (ces deux coutumes ayant clairement été instituées après l’adoption de la pratique de l’élevage) et l’abattage ou l’offrande de bétail aux invités à l’occasion des cérémonies funéraires.

Du milieu des années 1970 à nos jours, cette adaptation partielle de l’organisation sociopolitique des Wayùu a connu une crise sévère, en raison de l’apparition à grande échelle de nouveaux processus régionaux qui se sont avérés être de puissantes forces de changement : le trafic de drogue et ses imbrications successives avec des groupes paramilitaires ; les grands projets miniers de compagnies transnationales pour l’exploitation du charbon, du pétrole et du gaz de la péninsule ; et l’influence grandissante du pouvoir bureaucratique de l’État en tant qu’intermédiaire de l’accès à la santé, l’éducation et l’approvisionnement en eau (Orsini 2007 ; Puerta Silva 2013 ; Jaramillo 2013, 2014 ; Archila 2017) [voir encadré]. Je reviendrai sur les conséquences de ces évènements dans les dernières sections de cet article.

Groupes matrilinéaires et processus de subdivisions territoriales et sociopolitiques

Les questions de la construction et de l’extension des réseaux de parents qui s’allient lorsqu’éclate une guerre de vengeance et celles des changements qui se sont produits dans ces cas au cours des derniers siècles ont été troublantes pour les premiers ethnographes professionnels, tout en s’entremêlant souvent aux débats au sujet des principes qui organisent les catégories de parenté des Wayùu.

Avant le xxe siècle, les sources historiques qualifient les groupes en guerre les uns contre les autres de parcialidades, castas ou parentèle (parentela) [De la Rosa 1945 : 276, 285 ; Polo Acuña 2012]. En langue espagnole d’époque coloniale, le premier terme renvoie généralement à une subdivision locale d’un peuple autochtone. Dans le cas de la population autochtone de La Guajira, aux xviiie et xixe siècles, chaque parcialidad était identifiée par le nom de son chef, de même que la localité où vivaient les gens sous son commandement (Picon 1983 ; Barrera 2000 ; Polo Acuña 2012 ; Paz Reverol 2017). En revanche, le terme casta a des connotations de descendance commune de ses membres et de hiérarchie entre les groupes. Selon ces sources, le plus puissant de ces parcialidades ou castas comptait plusieurs centaines, voire plus d’un millier de guerriers, sous le commandement d’un chef unique (Vila 1957 ; Polo Acuña 2012).

La première liste de noms de castas que l’on suppose complète remonte à la seconde moitié du xixe siècle (Simons 1885 ; Paz Reverol 2017). Ces noms sont, à l’exception de petites différences de transcription, les mêmes que ceux des groupes que les anthropologues (Gutiérrez de Pineda 1950 ; Watson 1967) appelaient « clans » ou « familles » vers le milieu du xxe siècle, ajoutant que le terme wayùu pour les désigner était e’iruku, qui signifie littéralement « chair » et qui est une composante de la personne censée avoir été héritée à la naissance uniquement par l’intermédiaire de la mère (Wilbert 1970 ; Goulet 1981a).

Depuis Gutiérrez de Pineda (1950), de nombreux ethnographes (voir par exemple Paz Ipuana 1972 ; Perrin 1976) ont recueilli des mythes qui racontent comment le premier des Wayùu, au lieu-dit Aalas, en Haute-Guajira, en est venu à se diviser en un certain nombre (d’environ une vingtaine jusqu’à plus de trente) de groupes d’e’iruku, chacun ayant reçu son propre nom. Ces noms sont les mêmes que ceux que l’on trouve dans les premières listes de noms de castas du xixe siècle et dans celles des ethnographes du xxe siècle. Plusieurs versions de ce mythe racontent également comment chaque groupe d’e’iruku en est venu à être associé à une espèce animale ou plusieurs, et à un symbole de marque au fer du bétail. Les Wayùu plus âgés ajoutent que certains de ces groupes d’e’iruku, chacun identifié par son nom, sont, ou étaient « jumelés » (paatawasü) [Mancuso 2008] jusqu’au point de s’allier dans leurs guerres respectives (Gutiérrez de Pineda 1950 : 171). Cependant, la possibilité que par le passé tous ces groupes d’e’iruku aient été regroupés en un certain nombre de phratries n’est attestée que par une unique version du mythe, publiée par Paz Ipuana (1972).

Simons (1885) avait déjà mis en lumière le fait qu’une personne acquiert à la naissance le nom de son e’iruku de sa mère, et que certains de ces noms (tels qu’Uliana, Epieyuu, Pushaina, Ipuana, Epinayuu) sont effectivement portés par des milliers de gens, tandis que d’autres ne le sont que par quelques centaines, voire dizaines, de personnes, et que les gens de statut élevé portent l’un des noms les plus communs (tandis que l’inverse – à savoir que le fait de porter l’un de ces noms serait lié à un statut élevé – n’est pas vrai). En outre, Simons a démontré que les noms d’e’iruku les plus communs étaient (et sont toujours) répandus dans toute la péninsule, tandis que les noms les moins communs ne se trouvent qu’en Haute-Guajira. Même s’il supposait que les noms d’e’iruku désignaient des castas, il n’en a pas moins signalé que « certaines branches de ces castes ont, malgré leur propension à l’itinérance, une prédilection pour certains lieux » (1885 : 787), ce qui est confirmé partiellement, du moins pour les années 1850-1950, par la comparaison des listes de noms d’e’iruku associés au contrôle territorial de certains lieux et par les cartes de la péninsule où chaque zone porte le nom de la casta « dominante » (Vila 1957 ; Jahn 1927 ; Gutiérrez de Pineda 1950 ; Paz Reverol 2017).

En bref, pour Simons, les castas étaient équivalentes à des « clans matrilinéaires » et à l’ensemble des gens portant le même nom d’e’iruku, ajoutant que les castas comptant le plus grand nombre de gens étaient en réalité subdivisées en « branches ». Certains ethnographes plus tardifs, comme Watson (1967), ont proposé que l’on considère ces « branches » comme des « lignages » ayant une profondeur générationnelle de trois à cinq générations d’ancestralité commune par rapport à un adulte vivant, soutenant, avec Simons, que les noms d’e’iruku désignent des « clans » ou des « sibs ».

Cela dit, même les premières études ethnographiques (Gutiérrez de Pineda 1950 : 176) soulignent que l’idée selon laquelle les gens partageraient une ancestralité commune sur la base du simple fait qu’ils portent le même nom d’e’iruku est faible et, dans la plupart des cas, erronée. En outre, les ethnographes s’accordent à dire que, du moins en ce qui concerne les deux derniers siècles, un litige ou un conflit n’impliquait pas toutes les personnes portant le même nom d’e’iruku, et que, du moins depuis le xviiie siècle, ces personnes ne correspondent pas à un groupe exogame (Saler 1988 : 81)[5].

Tous ces indices ont amené Goulet (1981a : 167-176) à affirmer que les noms d’e’iruku ne sont que de simples noms de famille acquis par matrifiliation, et qu’il est inexact de considérer qu’ils désignent des « clans », au sens de gens partageant une même ancestralité. Cependant, s’il ne précise pas si cet argument ne concerne que le « présent ethnographique » du temps (1950-1970) des études qu’il critiquait et de celui de son propre travail de terrain, ou s’il pouvait être considéré comme valable pour l’intégralité du passé de l’organisation sociale des Wayùu.

Saler (1988 : 81-82) signale cependant à juste titre que, selon les circonstances, le simple fait de partager un même nom d’e’iruku peut avoir une certaine incidence sur le comportement des gens. Aussi, et ainsi que le rapporte également Goulet (1981a : 151, 169-170), même s’ils ne se considéraient pas eux-mêmes comme liés sur le plan généalogique, les gens portant le même nom d’e’iruku s’adressaient les uns aux autres, par politesse, par les termes de parenté convenant à leur sexe et à leur âge respectif. Cette coutume peut s’étendre aux personnes portant le même nom d’e’iruku que leur propre père, ou, dans le cas d’un Ego masculin, aux enfants qui, même s’ils ne sont pas capables de situer leurs relations généalogiques avec ces membres de leur parenté, peuvent se voir appeler « géniteurs » ou « enfants ». En outre, les Wayùu les plus âgés évoquent une obligation morale particulière du passé, à savoir que les gens devaient accorder l’hospitalité à toute personne portant le même nom d’e’iruku (et laisser son bétail paître sur leurs terres), même s’ils n’avaient pas de lien généalogique, se sentant liés par une affection particulière (ajirasü sau shiruku) et se considérant mutuellement comme étant de la même « famille » (nupüshi ain), bien que cela, généralement, n’impliquât pas de soutien mutuel en cas de discorde ou de conflit (Saler 1988 : 81-82 ; Mancuso 2008).

À la lumière de ces observations et, ainsi que le suggère le mythe d’origine de la société wayùu, on peut raisonnablement conjecturer que les noms d’e’iruku désignaient, jusqu’à il y a quelques siècles, des groupes matrilinéaires dont les membres se considéraient comme les descendants d’une ancêtre putative commune. Cela est corroboré par d’autres indices.

Ainsi que l’a remarqué Saler (1988 : 82), chez les Wayùu il est habituel de montrer le lieu d’où ont « émergé » (ojuita) ou d’où se sont « levées » (eweta) les premières ancêtres (oushü, c’est-à-dire « grands-mères ») de leur e’iruku. Des études plus tardives (Mancuso 2008 ; Barros, n.d. : 13, 36 ; Paz Ipuana 2016 : 18 ; Guerra 2019 : 121-127) mentionnent que ce lieu, appelé shiki, que l’on identifie à ses caractéristiques particulières, est presque toujours un trou d’eau appelé ii, et qu’il se situe presque toujours en Haute-Guajira. Le mot shiki signifie « tête », « base » ou « racine », et il renvoie lui aussi aux « fondatrices » de l’e’iruku. Toutes les personnes qui considèrent ce lieu de référence comme le point d’origine de leur ancestralité utérine croient être reliées sur le plan généalogique, même lorsqu’elles ne peuvent pas établir leur exacte connexion généalogique. À l’opposé, les gens qui portent le même nom d’e’iruku mais n’ont pas en commun de shiki particulier ne sont pas considérés comme apparentés, à moins qu’ils ne soient liés par d’autres liens de consanguinité ou d’affinité ; ils sont naatajat, « non apparentés ». Les Wayùu peuvent aller jusqu’à dire que les gens ayant un shiki différent sont d’un autre e’iruku, au sens d’une « autre chair », même s’ils portent le même nom d’e’iruku (Montiel 2001 : 36, 45-46 ; Mancuso 2008). Il existe également des mythes (Perrin 1976), présentant certaines similitudes avec les mythes d’origine des clans chez quelques peuples arawak du Nord (comme les Curripaco ; voir Journet 1995), qui racontent comment les premières ancêtres d’un e’iruku particulier sont sorties de leur trou d’eau originel.

En outre, les gens expliquent souvent qu’il existe plusieurs « composantes » (sulüjalepala) chez les gens partageant le même nom d’e’iruku, des « composantes » signalées par le fait que chaque être est associé à un second nom d’e’iruku particulier (Mancuso 2008). « Composante », alüjale, signifie « division, partie, partition » de quelque chose (Jusayu et Olza Zubiri 1981 : 89), au sens de ce qui compose cette chose : cette subdivision n’est donc pas nécessairement représentée comme résultant du processus de segmentation d’un ancien groupe plus large. Ainsi, par exemple, les Epieyuu peuvent être distingués entre « véritables » Epieyuu, Epieyuu Woluwoliyuu, Epieyuu Shooliyuu, Epieyuu Alapainayuu, ou Epieyuu Wunujunaja, chaque groupe ayant de premières ancêtres et une « origine » (katatawasü) séparées. Dans d’autres cas, comme celui de l’un des noms d’e’iruku les plus communs, Uliana, le même concept peut se présenter sous la forme d’une référence à des espèces animales différentes (dans ce cas le jaguar, le chat, le lapin, le boa, le gecko, le merle), associées aux différents groupes de même ascendance portant le nom d’Uliana. Ces types de distinctions sont souvent mentionnés pour rendre compte du fait que, bien que les noms d’e’iruku les plus communs soient associés au statut élevé de leurs porteurs, il existe en réalité une forte différence de niveau de richesse entre les gens qui portent les mêmes noms. Cette conception est souvent confortée par le fait que, par le passé, le nom d’e’iruku d’une personne pouvait être adopté par son père ou son « patron » (s’il était de statut plus élevé que la mère).

Il existe un autre terme renvoyant aux subdivisions du groupe et qui montre la relation instable entre le fait d’appartenir à un e’iruku, de porter collectivement le même nom et de descendre d’une même « origine ». En fait, les gens peuvent parler des « segments » (shiipa) distincts d’un regroupement d’e’iruku. Le mot shiipa (de la racine eipa, portant un préfixe sh- de la troisième personne) signifie « segment, partie, morceau de quelque chose » (Goulet 1981a : 170-171) mais aussi « action coordonnée et simultanée », ou « continuation ou horizon de quelque chose » (Jusayu 1977 : 403 ; Jusayu et Olza Zubiri 1988 : 89-90). Shiipa évoque donc une dimension de continuité autant que de coordination, qui est absente du sens d’alüjale. Désignant différents ensembles de parenté utérine portant le même nom d’e’iruku, le terme shiipa est employé pour montrer qu’ils partagent la même ancestralité, mais chacun de ces ensembles agit séparément lorsqu’une personne appartenant à l’un de ces ensembles est impliquée dans un conflit (Mancuso 2008).

Le processus et l’histoire ayant provoqué la segmentation d’un groupe de descendance matrilinéaire et le comportement sociopolitique de ces segments sont généralement expliqués par les gens de la façon suivante : au fil du temps, les gens partageant une même ancestralité tendent à « se séparer » (akatajirasü), tant au niveau territorial que sociopolitique. Cela se produit souvent parce que les descendants d’une même origine se dispersent (awalakawasü) sur différentes terres. L’expansion démographique du groupe d’ascendance commune, la flexibilité du lieu de résidence après le mariage, la migration de certains de ses membres vers certaines zones offrant de bons moyens de subsistance, l’implication du groupe dans des conflits graves, tout cela concourt souvent, au fil du temps, à une telle dispersion territoriale (Goulet 1981a : 116-124 ; Saler 1988 ; Mancuso 2008).

L’affaiblissement des sentiments d’apparentement et d’obligation mutuelle s’accentue en général lorsqu’un ensemble de parents utérins ayant un lieu de résidence commun est impliqué dans un conflit dont leurs parents utérins vivant en un autre lieu « se retirent » (akatalajunusü) sans leur apporter de soutien. Dans d’autres cas, le même relâchement des liens sociaux résulte d’un conflit sérieux entre deux lignées différentes d’un même groupe matrilinéaire (voir Montiel 2001).

Saler (1988 : 61-63) et Goulet (1981a : 127-128) ont tous deux montré que c’est généralement un ensemble de frères et soeurs utérins qui constitue le coeur des habitants d’un hameau ou village (miichipala ou piichipala ; rancherias en espagnol local), ou d’un regroupement de hameaux rapprochés. Les premiers ethnographes (Gutiérrez de Pineda 1950 ; Santa-Cruz 1960 ; Watson 1967, 1970), se basant sur les déclarations de leurs informateurs, ont soutenu que, surtout par le passé, il y avait une préférence pour la résidence matrilocale et que, particulièrement en ce qui concernait l’homme choisi pour accéder à la fonction de chef, la résidence était avunculocale. En général ces schémas ne s’appliquaient pas dans le cas où le mari et/ou ses parents étaient de statut plus élevé que les parents de l’épouse ; dans ce cas, les époux avaient tendance à choisir une résidence virilocale. Plus largement, les pressions démographiques et les migrations stratégiques liées à la gestion des troupeaux, en particulier durant les périodes de sécheresse prolongée ou les migrations vers les centres urbains, pouvaient entrer en compte lors des choix de résidence suivant le mariage, ces choix n’étant pas forcément matrilocaux. Goulet (1981a) et Saler (1988) ont montré, en se fondant sur des études détaillées des hameaux, que le choix du lieu de résidence des époux était en réalité le produit d’une adaptation à de telles circonstances et qu’il dépendait aussi du cycle de développement des groupes domestiques.

Les droits territoriaux se fondent sur l’antériorité de l’occupation. Jusqu’à il y a quelques décennies, ces droits concernaient avant tout les sources et les pâtures (Guerra Curvelo 2002) et, dans des conditions normales, c’est la parenté utérine (apüshi) des premiers occupants qui en héritait.

Des parents utérins résidant ensemble sur les mêmes terres et dans le même hameau ou des hameaux voisins, et qui ont établi leurs droits territoriaux sur ces terres, tendent à s’identifier comme un groupe social unitaire au moyen de la double référence à leur e’iruku partagé et au nom de ce territoire, qu’ils appellent woumain (Goulet 1981a). La présence d’un cimetière[6] où sont enterrés, après la seconde cérémonie funéraire, les restes de certains membres de ce groupe utérin faisant résidence commune, est généralement indiquée comme la « preuve » de leurs droits territoriaux sur ce lieu.

Lorsque, pour l’une des raisons susmentionnées, certains membres de ce groupe s’en vont vivre dans un autre lieu éloigné et que les circonstances leur permettent d’établir des droits territoriaux dans leur nouveau lieu de résidence, ils délimitent en général, au bout de quelque temps, un autre cimetière pour marquer ce lieu comme leur nouvelle « patrie ». À cet égard, Goulet a documenté des cas dans lesquels des frères et soeurs utérins ou une femme et ses enfants avaient été enterrés dans différents « cimetières d’os » ; il soutient que le fait de décider de l’endroit où une personne souhaite être enterrée ou voir enterrer ses parents les plus proches peut être considéré comme une déclaration d’appartenance, d’un point de vue sociopolitique, à un ensemble distinct de parents utérins, et à une « patrie » (Goulet 1981a : 130-135).

Contrairement à ce qui avait été affirmé par de précédents ethnographes (Watson 1967 ; Wilbert 1970 ; Perrin 1976), Goulet, à la suite de la distinction que faisait Scheffler (1973) entre les « systèmes de parenté » (orientés sur Ego) et les « systèmes de descendance » (orientés sur les ancêtres), fait remarquer que les catégories ou construits de descendance sont absents chez les Wayùu ; a fortiori, il serait totalement déplacé de parler des groupes qui se joignent à un litige ou à un conflit, ou qui partagent des droits territoriaux, comme de « lignages », dans la mesure où ce n’est pas la descendance qui constitue leur principe de recrutement. Pour Goulet (1981a : 139, 141)

les réseaux matrimoniaux et généalogiques constituent les catégories les plus appropriées pour comprendre adéquatement les groupes guajiro : groupes locaux, groupes de travail, groupes impliqués dans un litige. […] le système de parenté guajiro [au sens de Scheffler] constitue le principal moyen par lequel les Guajiros ordonnent leur vie sociale.

Goulet (1981b : 299-301) a montré que le terme kasain anain est celui par lequel les Wayùu désignent toute personne qu’ils considèrent leur être apparentée lorsqu’elle leur est liée par une relation généalogique de consanguinité ou d’affinité ; au contraire, naatajat est le terme qu’ils emploient pour les personnes ne pouvant leur être apparentées de cette manière. Apüshi, « de sa propre parenté utérine », et oupayu, « de la parenté utérine de son père » (voir aussi Goulet 1981a : 44-48), sont les termes servant à désigner deux sous-ensembles ou catégories – que Keen (2014) propose d’appeler « métacatégories » – de l’intégralité de la parenté centrée sur Ego (Goulet 1981a : 319). En outre, en se fondant sur ses recherches de terrain effectuées à Aliu (nom fictif qu’il avait donné à Aipiachi, voir Goulet 1998 : xiv), un ensemble de hameaux rapprochés situés dans les collines de Jalaala (voir encadré), Goulet arrive à la conclusion que « le schéma d’organisation sociale des gens avec qui [il a] vécu – et peut-être d’autres groupes locaux de Guajiros – se base sur les rôles contrastés des deux types de parents d’une personne, à savoir sa parenté utérine (apüshi) et la parenté utérine de son père, oupayu » (1981b : 322 ; voir aussi Goulet 1981a : 176).

Goulet (1981a : 171 ; voir aussi Mancuso 2008) rapporte en outre qu’il existe des degrés dans la façon d’être apüshi : les gens appellent les parents utérins les plus proches d’eux – sur le plan généalogique ou sur celui de la résidence mais aussi en termes de liens sociaux – apüshi mai (« véritables » apüshi), apüshi pejejatü (« proches ») ou apüshi anainje (« attachés, accrochés »), ce qui les différencie de leurs parents apüshi wattajatü (« éloignés »). Goulet (1981a : 170) admet néanmoins qu’apüshi est un terme polysémique, dont le sens générique est approximativement « membre d’une catégorie » ou « membre d’un ensemble de gens de la même sorte », et que dans certains contextes, il pourrait également désigner des gens partageant simplement le même nom d’e’iruku.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, Goulet met finalement en lumière que, dans le cas de Aliu, les liens de réciprocité et de coopération avec des gens apparentés mais vivant à un autre endroit étaient très faibles, au point de perdre de plus en plus de leur importance sociale à mesure que grandissait la distance généalogique et territoriale ; il affirme qu’il s’agit là de la tendance la plus commune en ce qui concerne tous les Wayùu.

Le désaccord de Saler (1988 : 81-87) avec Goulet concerne à la fois la question de l’élargissement des réseaux de soutien entre parents utérins et, surtout, celle de l’absence de classifications et de groupes basés sur la reconnaissance d’une ancestralité utérine commune. Dans le cadre de ce travail de terrain, même dans le cas de graves conflits, les réseaux de coopération et de soutien mutuel basés sur la parenté utérine s’étendaient souvent au-delà des hameaux voisins et de la proximité généalogique, surtout si ces réseaux étaient cimentés par la référence de leurs membres à la commune autorité reconnue d’un « chef ». Saler affirmait que la composition et l’étendue de ces réseaux étaient variables, selon ce qui motivait la quête d’un soutien ou selon l’histoire réelle des anciens circuits de réciprocité de leurs membres. Dans l’ensemble, les réseaux de parenté utérine sont généralement moins étendus s’ils sont essentiellement constitués de gens de faible statut, aux ressources limitées. Ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, Saler souligne que, bien que, souvent, différents ensembles de parents utérins d’un même groupe de descendance soient chacun associé à différentes « patries », ils se souviennent néanmoins tous du site d’origine de leurs « grands-mères », se considérant apparentés sur le plan généalogique par l’intermédiaire de ce site commun des origines.

Reconstituer et représenter la descendance commune

Les gens évoquent également leur ancestralité utérine commune au moyen de la relation terminologique, publiquement reconnue, de sororité entre leurs « grands-mères » utérines respectives (c’est-à-dire des ancêtres féminines de deux générations ascendantes ou plus). Les gens ainsi liés s’appellent par le terme poushüwasü, qui signifie : « leurs grands-mères utérines sont liées » (Mancuso 2008). Poushüwasü peut être déconstruit comme suit : le préfixe p- qui indique la jonction ; la racine oushü, qui signifie « grand-mère », tant paternelle que maternelle (FM, MM), et qui est aussi utilisée pour indiquer des parentes féminines plus distantes que les deux générations d’ascendants ; et les suffixes -wa, qui dénote la connexion, et -sü, qui indique le genre grammatical féminin. Cependant, en tant que tel, il semble que l’usage de poushüwasü ne soit pas approprié pour déceler une ancestralité utérine commune. Cette ambiguïté est réduite par la mention du site d’origine commune (shiki) de ces « grands-mères » (dont ils connaissent les noms). Selon Paz Ipuana (2016 : 24-25, 30-31), qui était lui-même un Wayùu, le terme toushü (t- est le préfixe de la première personne du singulier, et les termes de parenté sont toujours utilisés avec des formes préfixales), pour être utilisé convenablement, ne devrait être employé que pour la grand-mère maternelle, tandis que la grand-mère paternelle devrait être appelée tei, « mère » ; ce terme est étendu non seulement, comme Goulet et Saler l’ont également mentionné, à la soeur du père (FZ) et à toutes les parentes utérines de la même génération que le géniteur d’Ego et des générations suivantes (FZD, FZDD, FZDDD), mais, pour Paz Ipuana (ibid.), également à la tante utérine du père (FMZ) que Goulet et Saler ont au contraire classifiée dans l’ensemble FM comme toushü. Cette question se complique encore lorsque l’on considère les divergences entre les chercheurs pour ce qui est des termes avec lesquels on s’adresse à ces types de parents : ainsi Goulet (1981b : 304) mentionne que maachon figure parmi les termes que l’on utilise pour s’adresser à FM, MM, M, FZ et MZ (cette dernière étant appelée ta’ir en référence), tandis que Wilbert (1970 : 317-318) dit que le terme maachon sert uniquement à s’adresser à la tante paternelle (FZ), et que Paz Ipuana (2016 : 24-25, 31-32) affirme que ce terme sert à s’adresser à tous les types de parenté désignés sous le nom de « mères », « tantes maternelles » et « grands-mères ».

On ne peut donc exclure que le terme toushü, du moins dans certains contextes, ait par le passé désigné spécifiquement les grands-mères maternelles et que cette connotation soit implicitement conservée dans l’expression poushüwasü.

De ce point de vue, il vaut la peine de mentionner que l’expression pawalasü noushü sert d’alternative à poushüwasü pour ce qui est de désigner l’ancestralité utérine commune de deux personnes (Mancuso 2008 ; voir aussi Montiel 2001 : 167). Pawalasü noushü signifie : « leurs grands-mères sont dans une relation d’awala réelle ou terminologique ». D’après tous les chercheurs, le terme tawala renvoie non seulement aux frères et soeurs à proprement parler, mais aussi aux cousins parallèles matrilatéraux (MZCh), bien que pour ces derniers des suffixes (-iru pour les femmes, -ichi pour les hommes) soient généralement ajoutés en référence (Goulet 1981b : 310-312 ; voir aussi Saler 1988 : 67-73 ; Paz Ipuana 2016 : 32). Bien que tawala puisse également être employé, par politesse, pour s’adresser à des cousins parallèles patrilatéraux (FBCh), voire, si Ego souhaite témoigner son affection, pour parler d’eux (éventuellement en y ajoutant des formes suffixales), tous les ethnographes soulignent qu’il existe un terme spécifique, tasanua, pour ce type de parenté – qui est aussi employé pour évoquer des frères et soeurs demi-agnatiques (FCh). Comme l’a noté Goulet (ibid.), tasanua dénote une distance sociale, étant donné que les parents désignés par ce terme ne sont ni les apüshi, ni les oupayu d’Ego. Ainsi que me l’a expliqué l’un de mes informateurs : « la différence entre les Wayùu et les gens non autochtones [alijuna] de la Guajira est que chez les premiers, l’asanua ne se joint jamais à un conflit dans lequel Ego est impliqué ».

Enfin, en ce qui concerne les façons premières de désigner les gens de la même génération qu’Ego, on ne peut guère douter que tawala soit dans l’ensemble employé pour parler des parents utérins et, par conséquent, que pawalasü noushü renvoie de façon spécifique à la relation de soeurs ou de cousines parallèles matrilatérales (réelles ou qualifiées ainsi) entre les « grands-mères » de deux personnes. Des divergences partielles dans les différentes études au sujet de l’emploi « convenable » de tawala ne contredisent pas cet argument, mais le confortent au contraire : l’étude de Wilbert (1970 : 325) mentionne qu’à l’origine tawala désignait « les demi-soeurs utérines [donc de même sexe] » (même si aujourd’hui il désigne tous les frères et soeurs d’Ego) ; Celedon (1878 : 13, 97, 139) rapporte que le terme huára (qui est clairement awala) n’est utilisé que pour la soeur aînée (eZ) – ce que j’ai rencontré dans mon travail de terrain, pour ce qui est des termes avec lesquels on s’adresse à quelqu’un (un frère pour s’adresser convenablement à sa soeur aînée devrait l’appeler tawala, tandis qu’elle ne devrait pas s’adresser à lui au moyen de ce terme, mais avec ceux de temülia ou tashiyu) [voir encadré].

Pour conclure cette section, nous devons noter que les Wayùu donnent souvent l’image d’une plante (oulia) pour représenter à un groupe matrilinéaire (e’iruku). Sa base (shiki) correspondrait aux premières ancêtres (les « grands-mères »), sa tige (wunuu) serait constituée des grands-mères utérines (situées à au moins deux générations de distance d’un Ego adulte) et des oncles maternels (talaüla ou tapaichon : MB, MMB et toute la parenté masculine utérine des générations encore antérieures), tandis que les ramifications seraient les descendants utérins, appelés ouliwou (Mancuso 2008).

À ce sujet Wilbert (1970 : 321) fait une remarque significative, à savoir que l’ensemble de la parentalité que recouvre le terme tasipü, que l’on emploie surtout pour désigner les enfants de la soeur d’un homme (♂ZCh) et leurs descendants utérins (par exemple, ♂ZDCh), est appelé collectivement awúliaajuna, terme que son informateur traduisait par « la pousse qui émerge de la base de la tige ». Ce terme est clairement une variante dialectale d’ouliwou.

Dans cette liste de termes de la parenté, Goulet (1981a : 175 ; 1981b : 304) rapporte au contraire qu’ouliwa était un moyen alternatif de s’adresser à toutes les personnes que l’on appelle d’ordinaire aikeyu, c’est-à-dire « petits-enfants » (ChCh).

Cependant, toutes les personnes avec qui j’ai discuté de cette question affirmaient que le mot ouliwou est couramment employé, même comme terme de référence, pour désigner uniquement des descendants utérins, comme les enfants de la fille d’une femme ou les nièces et neveux utérins d’un homme. Cette conception est confirmée par les traductions du terme que l’on trouve dans presque tous les dictionnaires wayùunaiki-espagnol. Bien qu’Uterga (1895 : 177), qui le transcrit aúihuóu, le traduise par « descendants », Jusayu (1977 : 527) rapporte que les ouliwou sont des « enfants ou petits-enfants laissés au décès, descendants maternels », et pour Jusayu et Olza Zubiri (1988 : 154), il s’agit des « petits-enfants utérins d’une femme ». Même si les deux dernières traductions ne coïncident pas tout à fait, toutes deux montrent que le sens de ce terme implique un lien utérin.

Au cours de ma recherche de terrain, mes informateurs m’ont dit que le terme ouliwou ne s’applique pas aux enfants d’une femme ou à ceux de sa soeur. L’enfant d’une femme ne peut être considéré comme son ouliwou, parce qu’avoir un ouliwou implique une extension de la continuité temporelle de son e’iruku. Pour ces raisons, seules les « grands-mères » ont des ouliwou, les premiers d’entre eux étant les enfants de sa fille.

Les conceptions de ce que sont les ouliwou d’un homme sont variables. En fait, certains affirment que seules les femmes ont des ouliwou, car elles seules « procurent » directement la « chair » et « multiplient » (awainmajaa) leur e’iruku. D’autres disent qu’au contraire, comme pour les femmes, les ouliwou des hommes sont leurs parents utérins sur deux ou trois générations à se suivre, bien qu’ils y comptent aussi, comme l’a remarqué Wilbert, les nièces et neveux utérins à proprement parler d’un homme.

Les personnes qui tiennent pour cette conception expliquent que les nuuliwou d’un homme sont les « enfants » (achonyu, qui signifie aussi « fruits ») de son téiyetse. Ce terme, également rapporté par Goulet (1981a : 164), désigne collectivement toute la parenté féminine utérine d’un homme, de sa génération ou de la suivante (♂Z, ♂MZD, ♂ZD, etc.). Les gens expliquent que tous les enfants du téiyetse d’un homme (♂ZCh, ♂MZDch, ♂ZDCh, etc.) sont ses ouliwou, parce qu’il les appelle par le même terme de parenté, tasipü, bien qu’ils signalent que l’emploi du terme talüin (ChCh) soit « inapproprié » pour désigner ♂ZDCh (à l’inverse, MMB peut être appelé aussi bien talaüla, « oncle maternel », qu’atushi, « grand-père paternel ou maternel » ; voir Goulet 1981a : 175 : 182-183).

Dans tous les cas, l’analogie entre le développement d’un groupe de descendance matrilinéaire, l’e’iruku, et la croissance d’un arbre, dont les ouliwou sont les branches, a une claire correspondance avec la représentation, dans le mythe d’origine de l’e’iruku publié par Paz Ipuana (1972 : 197, dans Wilbert, Simoneau et Perrin, dir. 1986 : 107 ; voir aussi Perrin 1982 : 23), de l’e’iruku sous la forme d’une main dont les doigts symbolisent les membres du cercle restreint des plus proches parents utérins d’une personne :

[…] le coeur de la famille serait constitué de cinq membres, étroitement représentés par vos cinq doigts. Tajapu, la main, représenterait l’origine commune de notre tribu [e’iruku]. Soushu tajapu correspondrait à la grand-mère maternelle, représentée par votre pouce. Shii tajapu correspondrait à la mère, ou à votre index. Sü’laü’la tajapu correspond à l’oncle maternel, ou votre majeur. Süchon tajapu correspondrait au fils, ou à l’annulaire. Sülüin tajapu correspondrait au petit-fils, ou auriculaire. Ainsi, le cercle intime de votre famille serait : la grand-mère, la mère, l’oncle maternel, le fils (qui est aussi le neveu) et le petit-fils.

J’ajouterais que certaines des personnes avec qui j’ai discuté de cette question évoquaient cette analogie entre le développement ou la reproduction d’un groupe d’e’iruku et celle d’une plante, non pas dans le vocabulaire d’un arbre dont les nouveaux rameaux et branches s’écartent du tronc au fil du temps, mais au contraire par analogie avec la naissance et le développement de plusieurs individus d’une même espèce végétale à partir des graines de cette plante ; dans ce cas, les ouliwou sont comparés à de nouvelles plantes nées des graines (aüu) de ses fruits (achonyu).[7]

Cette image peut se comparer à celle d’un cercle de parents utérins en expansion concentrique ; au fil du temps, chaque sous-groupe de descendants produit de cette expansion formera à son tour un nouveau cercle qui aura tendance à correspondre à une unité spatiale et sociale autonome, comme l’a suggéré Goulet (1981a).

De ce point de vue, il vaut la peine de noter qu’à d’autres moments, certaines personnes m’ont fourni une autre explication étymologique du terme ouliwou : au sens littéral, il signifierait « empreintes de quelqu’un », ouli signifiant « pied », « pas », ce qui peut probablement être lié au fait que les gens évoquent souvent l’ensemble total de leurs « grands-mères » et « oncles maternels » (alaülayu) par le mot süpulerua, qui signifie littéralement « ceux qui vont devant » – ce qui suggère que les ancêtres sont les gens qui précèdent, qui sont en avant, dans l’occupation de l’espace physique et social.

Dans toutes ces métaphores de la reproduction et de la continuité dans le temps de l’e’iruku, on constate la coexistence d’images d’un processus cyclique de renouveau et/ou de « substitution » (Wilbert 1970), et d’un processus de ramification dans lequel les subdivisions généalogiques, spatiales et sociopolitiques sont repoussées à l’arrière-plan mais non pas rendues totalement invisibles. Cela est en accord avec le processus, mentionné plus haut, d’autonomisation territoriale aussi bien que sociopolitique de différents sous-ensembles de groupes de descendance matrilinéaire, ainsi qu’avec la distinction mentionnée auparavant entre les apüshi de quelqu’un du point de vue des « gradients de la distance généalogique ou sociopolitique » (Viveiros de Castro 1998, 2015 ; voir aussi Viveiros de Castro et Fausto 1993). Cette caractéristique, que l’on trouve fréquemment dans de nombreuses nomenclatures de parenté dravidienne des peuples amazoniens, est très précieuse pour comprendre la manipulation, à des fins sociales, de la distinction fondamentale entre les catégories de consanguins et d’affins qui est inhérente à ces systèmes terminologiques. Chez les Wayùu, où la terminologie de la parenté n’est pas dravidienne, elle semble davantage liée à la façon dont on conceptualise les « gradients de la distance généalogique ou sociopolitique » dans des « relations de descendance » à travers l’espace et le temps (voir Rivière 1993). Cela reflète une « logique situationnelle complexe » (Saler 1988 : 78) dans laquelle les variables généalogiques et spatiales sont passées au filtre du souvenir et/ou de l’oubli (Taylor 1993) des histoires anciennes d’allégeances et de ralliements sociopolitiques (kottajirasü nupüshi) ou de séparation entre groupes de parents, à tel point que parfois certains parents proches non utérins ayant fortement apporté leur soutien à un ensemble de parents utérins peuvent être inclus parmi leurs apüshi, alors que des parents utérins reconnus sur le plan généalogique, mais distants, peuvent se voir dénier une telle reconnaissance.

Le prix de la fiancée et les rôles sociaux du père et de l’oupayuu

On reconnaît largement que, même dans les sociétés où existent des groupes de descendance unilinéaire, la place qu’ils tiennent dans ces sociétés, tant sur le plan sociologique que symbolique, doit s’analyser en tenant compte à la fois de l’intégralité du réseau des relations de parenté et de l’articulation entre les affiliations des descendants et les alliances de mariage (Trautmann et Whiteley 2012 : 288 ; pour les autochtones de l’Amazonie, voir par exemple Hugh-Jones 1995).

Dans le cas du peuple wayùu, les parents d’une personne qui ne font pas partie de sa parenté utérine jouent un important rôle social dans d’importants champs différents de la vie sociale (Simon 2020), dont, entre autres : le prix de la fiancée et les paiements compensatoires, le parrainage dans l’abattage du bétail et les offrandes lors des cérémonies funéraires, toutes institutions dont on peut avancer qu’elles sont apparues historiquement après l’adoption de l’économie de l’élevage. Bien entendu, cela ne signifie pas pour autant que les parents non utérins n’avaient aucun statut ou ne jouaient aucun rôle socialement significatif avant l’instauration de ces coutumes.

Goulet (1981a) suggère que les liens sociaux entre une personne (homme ou femme), son père et les parents utérins de son père – les oupayuu d’Ego – sont variables selon que les seconds se sont pleinement acquittés, ou non, des paiements du prix de la fiancée pour la mère de cette personne. Les données de terrain de Goulet montrent que s’acquitter pleinement des paiements du prix de la fiancée permet à un homme, et non seulement à lui mais aussi à ses parents utérins proches (apüshi), d’acquérir un certain nombre de « droits et devoirs » qui les lient à l’épouse autant qu’aux enfants du couple (achonyu). Le prix de la fiancée, tel qu’attendu, donne au mari l’accès sexuel exclusif à son épouse ; en outre il crée la possibilité du lévirat (bien que ce type de mariage soit devenu rare au cours des dernières décennies) : lorsqu’un homme meurt, l’un de ses frères utérins ou de ses neveux sororaux peut épouser sa veuve sans avoir à payer une nouvelle fois le prix de la fiancée. Hormis cela, un homme qui a payé le prix de la fiancée pour sa femme est censé recevoir le prix de la fiancée pour la première de ses filles qui se marie, et même pour les autres, du moins jusqu’à ce que le montant du prix de la fiancée qu’il a reçu pour elle égale ce qu’il avait versé pour sa femme (ou ses femmes, pour un homme polygyne). Une fois qu’il a regagné ce qu’il avait payé pour sa femme (ou ses femmes), le prix de la mariée pour ses autres filles revient à ses oncles utérins (Gutiérrez de Pineda 1950 : 83, 85, 89 ; Simons 1885 : 792 ; Picon 1996).

En outre, le prix de la fiancée crée un certain nombre de droits et de responsabilités entre une personne et non seulement son père, mais aussi les parents utérins de ce dernier. En ce qui concerne les litiges à Aliu, Goulet (1981a : 204-208, 243) a remarqué que les apüshi qui résident dans le même hameau, en particulier s’ils sont étroitement apparentés généalogiquement à une personne ayant été tuée ou blessée, se vengeaient et/ou exigeaient une compensation aux apüshi de la personne jugée responsable de cette mort, tandis que s’il s’agissait d’une blessure, c’était au père et aux oupayuu qui étaient les membres de la parenté que l’on demandait cette compensation (voir aussi Simons 1885 : 790). Néanmoins, dans le second cas cette revendication ne pouvait être formulée que si le père s’était acquitté des paiements du prix de la fiancée pour la mère de la victime. Goulet (1981a: 46) mentionne également des cas dans lesquels les enfants dont la mère était décédée étaient élevés par la soeur de leur père. Cela était considéré comme un droit attribué au père et à son apüshi s’il avait payé l’intégralité du prix de la fiancée pour la femme disparue. Ce droit des oupayuu des enfants sur ceux-ci incluait également la possibilité d’obtenir des compensations pour les blessures que ces derniers pourraient souffrir aussi bien que le prix de la fiancée pour le mariage des filles.

Tant en règle générale que sur un plan statistique, à Aliu, les rôles sociaux et les responsabilités entre les parents utérins d’une personne, ses apüshi, et son père et ses oupayuu dans le cas des cérémonies funéraires, se répartissent comme suit : les derniers, le père ou les enfants d’un homme, prennent en charge le premier enterrement, tandis que les apüshi du mort se chargent du second enterrement ; néanmoins, dans cette circonstance également, les oupayuu, père ou enfants du mort, demandent à ses apüshi quelque compensation pour leur permettre de reprendre ses ossements et de les ré-enterrer dans leur cimetière (Goulet 1981a : 261).

Saler (1988 : 60-61) ne partage pas les conclusions de Goulet à ce sujet. En fait, au moins dans la région où il travaillait, le comportement des gens dans des circonstances analogues à celles examinées par Goulet était plus souple, et ils présentaient leurs raisons de se comporter ainsi en référence à une « logique situationnelle » complexe (1988 : 78). Cela ne signifiait pas absence de principes normatifs ; mais la façon dont ils s’appliquaient à une situation particulière ne pouvait pas s’interpréter en fonction de normes simples et invariables de répartition de « droits et devoirs » entre différentes catégories de personnes apparentées. Le comportement des gens se modelait plutôt sur des considérations au sujet de la façon dont cette situation s’insérait dans l’histoire concrète de l’apport d’une aide mutuelle sous forme d’actions séquentielles. Ainsi qu’en attestent les recherches de Saler, les nuances et le jeu mutuel des différents principes de compensation, qui se déroulent tant dans le fait de recevoir ou de donner des paiements que dans les vendettas, étaient très complexes et impossibles à réduire à de simples situations de « conflits de normes » (Goulet 1981 : 243). Ainsi, comme l’ont montré des études ultérieures (Guerra Curvelo 2002 : 176-191 ; Mancuso 2008), le père et les oupayuu d’une personne peuvent demander une compensation « pour les larmes » (suwuira wayùu), ou « pour le sang » (ishoupuna), non seulement dans le cas de blessures, mais aussi dans celui d’un décès, bien que dans ce dernier cas, ce paiement constitue la plus petite partie d’un cycle de paiements, la plus grande part, celle allouée « pour la chair » (shiruku wayùu) ou « pour la valeur de la personne » (sujütu wayùu) étant due aux apüshi du mort. D’un autre côté, un homme a la possibilité de payer une compensation à titre préventif aux apüshi qui sont en guerre avec les apüshi de ses enfants, « pour tenir à l’écart » ses propres fils, c’est-à-dire pour les empêcher de devenir la cible de représailles (Mancuso 2008).

Saler (1988 : 80) pense que, dans la région où Goulet a effectué son travail de terrain, la stricte adhésion aux normes de répartition des droits et devoirs entre les apüshi et les oupayuu d’une personne tenait à des conditions écologiques particulières et à la présence de ressources de subsistance essentielles (surtout de plusieurs puits pérennes), ainsi qu’au fait que les habitants y étaient liés par un réseau serré non seulement de relations consanguines, mais aussi affinales. À son avis, cette façon de gérer les rôles sociaux et les responsabilités ne s’appliquerait que partiellement à tous les Wayùu des régions rurales.

Saler (1988 : 100-105) est aussi le chercheur qui a enregistré le plus en profondeur les variations et les complexités du système d’héritage du bétail et autres biens meubles chez les Wayùu. Les Wayùu, tant hommes que femmes, peuvent posséder leurs propres biens, même si les hommes sont souvent favorisés dans le cas d’un paiement compensatoire. En général, après le mariage et la réception du prix de la fiancée, une femme reçoit certains animaux de ses parents, surtout lorsqu’elle doit partir vivre avec son mari dans un hameau différent de celui de sa famille d’origine (Mancuso 2008). Ainsi que l’a noté Saler, les neveux utérins d’un homme et, en plus petite proportion, ses nièces, reçoivent en général la plus grande partie de son héritage après sa mort, même si l’on doit se rappeler qu’une partie considérable du bétail doit être réservée pour les secondes funérailles du défunt. Un homme cependant transfère généralement, tant durant sa vie qu’au moment de sa mort, une partie significative de ses bêtes à ses enfants. Une fois encore, on s’attend à ce qu’un nombre conséquent de ces animaux soit réservé aux offrandes à faire au cours de la première cérémonie funéraire pour sa mort. Dans le cas d’une femme, il est plus difficile de connaître, en ce qui concerne le bétail, la façon dont son héritage se répartit entre ses frères et soeurs plus jeunes, ses enfants et les enfants de sa soeur. Enfin, Saler (1988 : 104 ; voir aussi Goulet 1981a) affirme que les enfants d’un couple « sont les héritiers potentiels de la terre de leurs oupayu […] et qu’ils l’héritent effectivement si leurs oupayu en viennent à s’éteindre ».

En raison du flou des règles qui s’y attachent, les questions d’héritage deviennent souvent des causes de tensions, voire de conflits, entre les parents utérins d’un homme et ses enfants ; ces situations ont empiré au cours des dernières décennies en raison de l’accroissement de la valeur des terres pour des raisons n’ayant rien à voir avec les sources ou les pâturages (par exemple, la présence de ressources souterraines, et surtout le droit de percevoir de l’argent alloué par l’État colombien aux Resguardos indígenas).

La terminologie de la parenté chez les Wayùu : retour sur certaines questions irrésolues

L’instabilité des pratiques de l’héritage, de pair avec les variations et les changements dans les pratiques matrimoniales, pourrait peut-être expliquer quelques particularités de la terminologie de la parenté chez les Wayùu, et permettre également de comprendre certaines divergences qui se trouvent à cet égard entre les terminologies publiées par divers ethnologues.

J’ai déjà cité quelques exemples de cette complexité de l’usage des termes de parenté dans la section portant sur la façon de retracer les relations de descendance matrilinéaire. En raison du manque d’espace, je ne ferai ici que formuler quelques remarques supplémentaires sur les problèmes mentionnés plus haut au sujet de l’analyse de la terminologie de parenté chez les Wayùu, pour suggérer qu’il vaudrait la peine de lui consacrer une étude plus exhaustive.

Tant Wilbert (1958 : 60) que Goulet (1981a : 190 ; 1981b : 322) et Saler (1988 : 66) soutiennent que la terminologie de parenté chez les Wayùu est de type Crow en ce que les cousins croisés patrilatéraux d’une personne (FZCh) sont généralement qualifiés de « pères » (tashi) et de « mères » (tei), ce dernier terme étant également employé pour désigner la tante paternelle (FZ), tandis que, à l’inverse, les cousins croisés matrilatéraux (MBCh) sont généralement appelés « enfants » (tachonyu or tachonnu), de la même façon que les propres enfants de cette personne (Ch), les enfants de son frère (BCh) et les enfants de la soeur d’une femme (♀ZCh) (tous les enfants des cousins croisés matrilatéraux étant à la place en général appelés talüin, qui veut dire « petits-enfants » [ChCh] ; voir Goulet 1981b : 305 ; Saler 1988 : 70-71).

Cependant, Goulet (1981b : 305-308 ; voir aussi Saler 1988 : 65) rapporte que, à l’exception des parents et des enfants réels d’une personne, les suffixes -iru (féminin) et -ichi (masculin), c’est-à-dire des « termes marqués » (Keen 2013), devraient être ajoutés pour « parler de » ces parents, mais pas pour s’adresser à eux. On emploie en réalité ces suffixes également pour d’autres termes de parenté, comme tawala (« frère » ou « soeur ») chaque fois que l’on veut signaler la distinction entre le type de parenté focal, dont c’est le sens « primaire », et les autres types de parenté auxquels s’étend ce terme, par exemple entre un « véritable » frère ou une « véritable » soeur (Sb) et quelqu’un que l’on qualifie ainsi (par exemple des cousins parallèles) [ibid.].

Sauf pour l’emploi de ces suffixes (qui n’en sont pas moins dignes d’attention, du point de vue de la structure terminologique), les caractéristiques de « type Crow » de la terminologie de la parenté wayùu sont donc signalées par l’absence de termes spécifiques pour désigner les cousins croisés, les cousins croisés patrilatéraux étant appelés « pères » et « mères » / « tantes du père » et, inversement, les cousins croisés matrilatéraux étant appelés « enfants ».

Cependant, Goulet (1981a : 193 ; 1981b : 305, 315-316) a relevé que, dans certains contextes, les deux types de cousins croisés peuvent également être appelés « frères » ou « soeurs » (tawala), en ajoutant éventuellement les suffixes -iru et -ichi.

En résumé, chez les Wayùu, selon les contextes, un certain nombre de types de parents peuvent être appelés de différentes façons. En particulier, pour ce qui est de l’exemple mentionné ci-dessus, la terminologie s’appliquant à la parenté de la même génération qu’Ego peut prendre différentes physionomies : hormis la possibilité de différencier les frères et soeurs par leur âge et leur sexe comparativement à Ego, en général les frères et soeurs, et cousins parallèles, sont appelés par un terme collectif (bien que les seconds puissent se différencier des premiers par l’emploi de suffixes à l’occasion), tandis que les cousins croisés patrilatéraux et matrilatéraux sont assimilés respectivement, sur le plan terminologique, à des « parents » et à des « enfants » : là, comme nous l’avons dit plus haut, se trouve la raison de signaler les caractéristiques de type Crow de cette terminologie.

Toutefois, selon Goulet, l’un des ensembles de cousins croisés, voire les deux, peut aussi être associé par la terminologie aux frères et soeurs, auquel cas, la terminologie correspondant à la génération d’Ego (G-0) présenterait des caractéristiques « générationnelles ». En outre, si nous prenons en considération le fait que le terme tasanua peut être employé pour des frères et soeurs demi-agnatiques et pour les cousins croisés patrilatéraux, nous ferions face à une terminologie pour la génération zéro dans laquelle, au contraire, les cousins parallèles sont distingués, tandis que les cousins croisés ne le sont pas (sauf dans le cas de l’emploi des termes marqués par les suffixes).

Parmi les autres caractéristiques significatives de la terminologie de parenté chez les Wayùu (plusieurs d’entre elles concernent des termes réservés à la parenté affinale et, dans ce contexte, je ne pourrais les aborder que superficiellement), il se trouve un terme particulier de référence, tair (ou tairü) pour « soeur de la mère » (MZ). Tous les Wayùu que Goulet, Saler et moi-même avons interrogés à ce sujet nous ont fermement déclaré que non seulement ce terme est différent de tei (M, et éventuellement FZ), mais aussi de teirü (employé spécifiquement pour FZ et FZD) ; ils niaient qu’une tante paternelle puisse être appelée tair (voir aussi Paz Ipuana 2016 : 32) et insistaient sur le fait que, à l’inverse, une femme appelle achon son enfant et l’enfant de son frère, et qu’elle appelle achonir l’enfant de sa soeur (bien que Goulet rapporte que ce dernier terme puisse être aussi employé pour BD)[8].

Pour en revenir à notre sujet essentiel, à la génération des parents d’Ego (G+1), du moins dans la terminologie « de référence » (et en laissant de côté l’usage des suffixes), du côté masculin on constate une configuration de bifurcation de l’assimilation (F=FB≠MB), tandis que du côté féminin, on constate une assimilation inusitée de la « mère » avec la tante paternelle, toutes deux étant distinguées de la tante maternelle (M=FZ≠MZ).

À ce sujet, Goulet (1981b : 322) remarque que

le système [Wayùu] de classification de la parenté isole la relation MB/♂ZC, car ces types de parents, et uniquement ceux-ci, ne sont jamais désignés par d’autres termes que talaüla et tasipü. Dans le domaine des attentes sociales, la relation MB/♂ZC est également singulière en ce qu’elle détient la responsabilité, et donc qu’elle peut être la cible des représailles des ennemis après un meurtre.

On doit néanmoins remarquer que le terme talaüla, « oncle maternel » (MB), peut également prendre le sens de « chef » et de « personne âgée » (dans ce dernier cas sous la forme laüla), ce qui est la raison pour laquelle Wilbert (1970 : 319) pense qu’il « ne semble pas avoir été à l’origine un terme de parenté ». En fait, il relève un autre terme, tapai, tapaichee ou tapaichon (-che et -chon étant des suffixes diminutifs employés pour exprimer des sentiments ou de l’affection), que l’on emploie parfois, surtout pour « s’adresser à » (voir Goulet 1981b : 304 ; voir aussi mes notes de terrain). Il est intéressant de constater que ce terme signifie « oncle » (en réalité, selon toute probabilité, « oncle utérin ») dans les anciens dictionnaires de Celedon (1878 : 153), qui l’orthographie [ta]pare, et d’Uterga (1895 : 201, tapare, tapaichon). Paz Ipuana mentionne également ce terme, de pair avec talaüla, tapaichee ou tapaichon, ajoutant qu’on l’emploie la plupart du temps pour l’oncle utérin de la mère (MMB).

À leur tour, les termes tapai ou tapale sont en fait phonétiquement très semblables aux termes tepaiya ou tapaya auxquels Goulet (1981a : 176 ; 1981b : 305), comme nous l’avons vu plus haut, et Wilbert (1970 : 323) donnent le sens de « frère ou soeur plus âgé-e » (eSb) ; mais Celedon (1878 : 139) lui donne le sens de « frère aîné » (eB) et Saler celui de « soeur aînée » (eZ) et de « frère aîné d’un homme » (♂eB). On ne peut exclure que, du moins morphologiquement, ces termes sont cognats. Il vaut aussi la peine de citer l’explication que l’informateur de Wilbert lui avait donné quant à l’usage de talaüla (et, peut-on avancer, de tapai ou tapale aussi) pour MMB et MMZS : « ensemble avec mon oncle maternel, [ils…] sont comme mes awala [demi-frères utérins], mais je les appelle “oncles” » (1970 : 320).

Lounsbury considérait que le type de « fusion oblique » qui assimile le frère de la mère à un frère était caractéristique d’une solide variété de terminologie « Crow », en ce que celle-ci était

dépourvue de la classe « oncle maternel ». MB et d’autres types qui sont des « oncles » de la variété la plus faible, ainsi que certains types qui sont des « grands-pères » dans cette variété, se réduisent à B et deviennent désormais, sur le plan classificatoire, des frères [plus âgés]

1964 : 372

Si l’on considère que, dans les variations dialectales du wayùunaiki, une même syllabe peut souvent être prononcée avec /a/ et /e/ ou /o/ (ce qui est vrai non seulement pour epaiya/apaiya mais aussi pour eir/air), le fait qu’il ait pu y avoir par le passé une assimilation terminologique de l’oncle maternel (surtout s’il était plus âgé que la mère) au frère aîné, est sans doute plus qu’une simple hypothèse (voir Halbmayer 2020 pour des cas semblables de fusion chez certains peuples autochtones chibchan, qui sont les voisins immédiats des Wayùu).

Dans la terminologie de parenté chez les Wayùu, les exemples mentionnés ci-dessus ne recouvrent pas la totalité des cas de fusion oblique qui peuvent concerner d’autres types de parenté, consanguine autant qu’affinale. Je n’aborderai pas ici cette question, cependant Lounsbury (1964 : 380) a déjà insisté sur la nécessité de prendre en considération ce sujet dans son ensemble afin de pouvoir pleinement comprendre non seulement la structure formelle de la terminologie de la parenté, mais aussi ses possibles corrélations sociologiques et historiques.

Les corrélats sociaux de la terminologie de parenté chez les Wayùu : une autre question irrésolue

Au cours du récent débat (Trautmann et Whiteley 2012 ; Godelier 2013 ; Parkin 2019) sur la place que tiennent les différentes variétés de terminologie de parenté crow-omaha et sur leurs possibles corrélats sociologiques et historiques, il a été avancé que les traits crow-omaha peuvent être liés soit aux schémas d’héritage, soit aux schémas de mariage, soit aux deux. En outre, dans tous ces cas, les équations terminologiques impliquant des formes de fusion oblique peuvent être reliées aux statuts potentiels et aux pratiques actuelles ou passées. De ce point de vue, il n’est pas rare de voir des peuples tels que les Wayùu chez lesquels coexistent une terminologie de parenté ayant des caractéristiques crow-omaha et une autre (ou plusieurs autres).

Si l’on tient compte de ces conclusions générales théoriques et comparatives, nous devrions porter attention à l’argument de Goulet – basé sur l’idée de Lounsbury (1964) que les extensions des termes de parenté définissent des classes de successeurs possibles aux statuts détenus par les parents les plus proches d’une personne –, à savoir que « le terme oupayu […] est le point de départ d’une lignée de successeurs potentiels au statut du père et de la mère d’une personne » (Goulet 1981b : 301). Ce que veut dire Goulet, c’est que la classification des oupayuu d’une personne en tant que ses « pères » et « mères » se trouve mise au premier plan chaque fois que son statut de successeur (ou de « substitut » ; voir Parkin 2019) possible se trouve explicitement ou implicitement souligné, ce qui se produit souvent.

J’ai déjà mentionné les circonstances sociales dans lesquelles les oupayuu peuvent devenir, et de fait deviennent, les successeurs du père et de la mère de quelqu’un ; en outre, j’ai montré que la plupart de ces circonstances sont conditionnelles au fait que le père de cette personne ait intégralement payé le prix de la fiancée pour sa mère, et qu’elles incluent le droit potentiel d’un homme d’épouser la veuve de son frère utérin ou de son oncle utérin sans avoir à payer à nouveau le prix de la fiancée. Il faut également faire remarquer que, dans les questions d’héritage, le bétail et (plus récemment) les terres en particulier sont fréquemment à l’origine de confits entre les enfants d’un homme et sa parenté utérine, en raison de la souplesse relative des normes qui s’appliquent en ce domaine, ce qui peut se constater de même dans le cas des choix de lieu de résidence après le mariage. Enfin, les hiérarchies de statut et de richesse entre les gens et les groupes de parenté jouent un rôle fondamental dans tous ces contextes sociaux, mais ces hiérarchies peuvent être redéfinies au fil du temps et des générations, et en particulier depuis que les unions mixtes des dernières décennies ont pu devenir l’un des plus importants facteurs poussant à une telle redéfinition.

Toutes ces variables empiètent sur la terminologie de parenté, même si les différentes façons dont elles le font peuvent être dues à des changements dans les identifications terminologiques de la parenté, tant sur le plan synchronique que diachronique, et cela mériterait d’être exploré en profondeur par d’autres travaux. Il va sans dire que cela s’applique en particulier à la compréhension de la relation entre la reproduction des groupes de descendance et les schémas et pratiques du mariage.

En raison du manque d’espace, je ne ferai que signaler cette question, qui mériterait une étude comparative des différentes sources ethnographiques (Goulet 1981a ; Montiel 2001 ; mes propres notes de terrain) rapportant des renseignements détaillés sur les mariages dans la perspective de l’histoire de hameaux particuliers ou de groupes apparentés (il va sans dire que ces données pourraient fournir d’importants aperçus des stratégies de reproduction, non seulement des groupes de descendance, mais aussi, et en même temps, des réseaux de parenté pouvant incliner à une structure cognatique, telle que Goulet l’a suggérée, en se fondant sur ses recherches de terrain).

Tous les ethnographes (voir par ex. Wilbert 1970 : 334-335 ; Saler 1988 : 88-89) s’accordent sur le fait que, chez les Wayùu, tous les cousins, y compris les cousins germains, peuvent se marier entre eux, à l’exception des cousins parallèles utérins proches (pour un Ego masculin, il s’agit des cousins germains et issus de germains parallèles matrilatéraux, c’est-à-dire MZD et MZDD, ainsi que de sa nièce utérine, c’est-à-dire ZD). Cela fait qu’il est difficile de croire qu’il puisse exister en ce cas une forte corrélation entre les traits crow de la terminologie de parenté et les pratiques réelles du mariage, étant donné l’absence apparente d’interdits étendus en ce qui concerne celui-ci.

Ainsi que l’ont montré Saler (1988 : 89) et Goulet (1981a : 219), les mariages entre gens apparentés étaient de fait très fréquents sur les lieux où ils ont effectué leur travail de terrain. Ces chercheurs, cependant, n’ont formulé aucun commentaire au sujet de ces mariages qui, à l’instar des choix des lieux de résidence et de leur aménagement, sont expliqués le plus souvent par l’existence de plusieurs facteurs conjoncturels, allant des stratégies de gestion et de transmission de la propriété de troupeaux – surtout dans le cas des familles où les parents et les époux des frères et soeurs des parents étaient riches – jusqu’aux mariages d’amour et au manque d’autres partenaires possibles.

En tous cas, ni Goulet ni Saler n’ont découvert d’éléments pouvant attester une préférence marquée pour ces types de mariages consanguins, voire même pour des mariages impliquant une catégorie terminologique particulière de gens apparentés. En outre, les Wayùu avec qui j’ai travaillé durant mes recherches de terrain pensaient qu’il était bon de se marier « au loin » (wattasü) avec un naatajat, c’est-à-dire quelqu’un de non apparenté (kasain anain). Ils m’expliquaient que de tels mariages pouvaient permettre d’étendre le réseau social et politique de quelqu’un, alors que se marier entre gens apparentés n’aboutissait qu’à « s’étreindre » (patunajirrasü) et « s’agripper l’un à l’autre » (apajirasü). Il est significatif que les gens qui m’ont fait part de ces commentaires n’aient été en général ni riches ni puissants, ce qui peut avoir suscité chez eux une conception négative des effets des mariages consanguins, en particulier entre parents proches.

En tous cas, tous les ethnographes s’accordent sur le fait que c’est le montant du prix de la fiancée qui, bien qu’imparfaitement, régule le cercle des époux convenables potentiels, en fonction d’un principe qui, de toute évidence, relève du statut social davantage que de la parenté. Pour cette raison, ainsi que cela est prescrit, le prix de la fiancée donné pour une mariée devrait être d’un montant équivalent à celui donné pour la mère de la fiancée, surtout dans le cas du mariage de la première fille. En général, un homme épousera une femme dont le statut social est jugé égal ou inférieur au sien (l’hypogamie étant la plus fréquente), hormis dans le cas du premier mariage d’un homme polygyne (Saler 1988 : 88). Cela n’exclut pas, pour le premier mariage, des cas d’hypergamie, surtout si le futur mari et sa famille viennent d’accéder à un statut social plus élevé et souhaitent consolider leur position en scellant une alliance avec une belle-famille prestigieuse (ibid.).

Le fait que les unions mixtes se soient davantage répandues a eu des conséquences importantes sur les schémas de mariage que nous venons de mentionner. Jusqu’au milieu du xxe siècle, il était tout à fait habituel, du moins pour les mariages avec une femme d’un statut familial élevé ou moyen, que les hommes non autochtones aussi se conforment au paiement du mariage ; en même temps, dans ces cas, les paiements du prix de la fiancée étaient donnés aux parents utérins de la femme. Au cours des dernières décennies, ainsi que l’avait déjà signalé Gutiérrez de Pineda (1950), l’observance de cette obligation s’est affaiblie, ce qui a eu d’évidentes répercussions sur les circuits intergénérationnels de réciprocité. En outre, les cas de mariages d’hommes wayùu, surtout s’ils étaient eux-mêmes issus d’unions mixtes, avec des femmes non autochtones, sont devenus très fréquents. Enfin, dans de nombreux cas d’unions mixtes stables entre des hommes non autochtones (ou mestizos) et des femmes wayùu, les liens sociaux entre un homme et ses propres enfants, autant qu’avec les enfants de ses frères, peuvent prendre une telle importance qu’ils peuvent finir par prévaloir sur les liens utérins, même lorsqu’éclate un conflit (Jaramillo 2014).

Certains chercheurs (Wilbert 1970 : 337-338 ; Montiel 2001 : 185) n’en ont pas moins fait remarquer certains indices montrant que, par le passé, le mariage avec une cousine croisée matrilatérale était considéré comme la meilleure option. À ce sujet, Wilbert (1970 : 328-329) rapporte qu’un homme peut aussi appeler sa cousine croisée matrilatérale (MBD) talüin, « petite-fille », en raison du fait « qu’en certaines circonstances elle peut devenir sa belle-soeur », ou par teknonymie, en l’appelant nii tachonyu, qui signifie « mère de mes enfants ».

Il avance que l’existence de ces options pourrait suggérer une préférence, du moins par le passé, pour le mariage d’un homme avec sa cousine croisée matrilatérale (MBD) et il rapporte que son informateur lui avait dit que, dans certaines circonstances, ce type de mariage était très recherché – encore qu’il ait ajouté que, tant par ordre de préférence qu’en pratique, le mariage d’un homme avec sa cousine croisée patrilatérale (FZD) était ce qu’il y avait de plus recherché.

Dans le cas du mariage d’un homme avec sa MBD, que l’on qualifie normalement, comme nous l’avons vu, de « fille » ou de « soeur », l’emploi d’un teknonyme, nii tachonyu, pour s’adresser à elle ou pour parler d’elle, revient à repousser leur consanguinité à l’arrière-plan, ce qui reste aussi valable si c’est le frère de cet homme qui doit l’épouser. En ce qui concerne la possibilité, pour un homme, d’appeler sa MBD talüin, Wilbert (1970 : 329) soutient que « cela se fait quasi automatiquement si l’oncle maternel (MB) d’Ego a épousé son cousin croisé matrilinéaire. La MBD d’Ego serait aussi sa MMBDD, ce qui en fait une “petite-fille” dans l’usage normal du type crow ». De ce point de vue, on doit noter que talüinyu, noté par tous les ethnographes comme étant le terme utilisé par un homme pour appeler sa belle-soeur (par exemple, ♂BW, ♂WZ), ainsi que la femme de son oncle maternel (♂MBW), est peut-être un terme cognat de talüin. Wilbert (1970 : 337-338) a également observé que, en ce qui concerne l’échange de femmes entre deux groupes de même descendance utérine, le fait d’épouser la cousine croisée patrilatérale (FZD) implique de renouveler, une génération plus tard, l’alliance matrimoniale. En fait, le groupe de descendance A qui a reçu du groupe de descendance B une épouse dans la génération précédente « rend » la fille de cette dernière, c’est-à-dire que c’est un membre du groupe de descendance B de cette génération qui recevra le prix de la fiancée pour elle. Selon l’informateur de Wilbert, une autre raison de conclure un mariage entre le fils d’un homme et sa nièce utérine est que cela réduit les risques de dispersion de son troupeau autant que les conflits à propos de l’héritage, tout en considérant que les enfants du couple appartiendront au même e’iruku que cet homme.

On peut ajouter que si ce schéma de mariage comme échange différé entre deux groupes utérins devait se poursuivre encore à la génération suivante, la femme qui se marierait dans le groupe de descendance A serait la MMBDD de son mari, c’est-à-dire sa talüin, tout en étant aussi la talüin et la talüinyu de ses frères.

Dans l’histoire publiée de la famille de Montiel (2001), récit de fiction mais qui correspond dans l’ensemble de façon transparente à la mémoire et au savoir généalogique de son auteur, il est dit que le chef d’un puissant e’iruku, du nom d’Uliana, avait épousé, vers 1850, la fille de son oncle maternel. Ce chef avait plusieurs épouses, certaines provenant du même groupe matrilinéaire que sa première femme, d’autres provenant de groupes différents, ce qui conforte le point de vue voulant que la polygynie des hommes de haut statut puisse s’expliquer par le fait qu’il s’agissait d’un moyen stratégique de renforcer et de diversifier à la fois leurs alliances matrimoniales dans leurs lignées utérines. Le neveu utérin de cet homme, qui était son successeur au titre de chef de son groupe matrilinéaire, avait également épousé une parente utérine de la première femme de son oncle utérin. Dans l’histoire familiale de Montiel, l’accent est mis sur certains mariages importants qui se sont noués durant la même période entre les lignages de ces deux chefs et ceux de leurs premières épouses, et des commerçants non autochtones. L’auteur suggère que la multiplication de telles unions mixtes fut rendue possible par un changement, à l’époque, dans les schémas coutumiers d’alliances matrimoniales.

Saler a également relevé plusieurs cas dans lesquels

un ensemble d’hommes liés par une parenté utérine se marient avec des femmes “de catégorie inférieure”, liées elles aussi entre elles par une parenté utérine. Les enfants nés de ces mariages sont de toute évidence liés par leur parenté utérine et portent le même nom de “casta” [que leurs mères] ; les gens les appellent souvent collectivement les “enfants” de leurs pères

1988 : 88

On doit néanmoins souligner que cette supériorité de statut des « preneurs d’épouse » par rapport aux « donneurs d’épouse », bien que fréquente, ne devait pas être généralisée. L’histoire familiale de Montiel, mentionnée plus haut, dans laquelle pouvaient se dérouler des échanges matrimoniaux mutuels entre deux groupes utérins dans une même génération ou dans la suivante, ainsi que les remarques de Wilbert sur les cas de mariage d’un homme avec sa cousine croisée patrilatérale, confortent ce point de vue et indiquent la nécessité d’investiguer plus en profondeur la logique des stratégies matrimoniales en prenant en considération un plus large éventail de contextes « situationnels ».

Quelques remarques pour conclure

Dans cet article, je suis revenu sur certaines questions controversées ou rarement examinées au sujet du domaine de la parenté et de l’organisation sociale chez les Wayùu. J’ai pris pour point de départ le désaccord entre Goulet et Saler sur l’existence et la place que tiennent les catégories et les groupes de descendance dans le monde social des Wayùu, en me rangeant du côté de Saler, à savoir qu’on peut les saisir non seulement dans les mythes d’origine de la société wayùu, mais aussi dans les différentes façons d’évoquer et de conceptualiser l’ancestralité utérine commune d’un groupe de gens apparentés, ainsi que dans les processus de développement, de reproduction et de subdivision des groupes matrilinéaires.

Dans la seconde partie de cet article, j’ai soulevé un certain nombre de questions suscitées par les données ethnographiques au sujet de la terminologie de parenté chez les Wayùu : les différences entre les études des chercheurs, la disponibilité de différentes options terminologiques tant pour « parler de » que pour « s’adresser à » une personne du même type de parenté, et l’interprétation des corrélats sociaux des traits de type Crow. J’ai soutenu que la plupart de ces questions exigent que l’on passe par une approche diachronique autant qu’historique, en même temps que par une approche ethnographique, pour étudier l’organisation sociale des Wayùu.

Il me semble évident que les variations dans l’espace et le temps des schémas de résidence, d’héritage et de succession, de la définition des droits territoriaux, de l’élaboration et de la dissolution des réseaux d’échanges régionaux, du développement de hiérarchies socio-économiques basées sur la possession de biens matériels, ainsi que les unions mixtes de plus en plus répandues, ont toutes eu une influence importante sur les différents aspects des catégories de parenté et de l’organisation sociale au cours des cinq derniers siècles et jusqu’à nos jours. Ces traits ont à leur tour été influencés par des variations dans les schémas de mobilité liés à d’autres variables écologiques, démographiques, économiques et politiques, depuis la complexité des stratégies d’ajustement dans la gestion des troupeaux, jusqu’aux perturbations continuelles des contextes (étant donné la récurrence des périodes de sécheresse et les déplacements provoqués par des conflits entre groupes de parenté ou par leur expansion démographique, dissensions auxquelles on doit encore ajouter, depuis le xxe siècle, la construction de moulins à eau, les aléas du marché de l’élevage et les nouvelles opportunités d’emploi sur le marché du travail), ainsi que, depuis les cent dernières années, la pression croissante exercée par l’Église catholique (ainsi que, durant les dernières décennies, par celle des Églises réformées) et par les institutions officielles de l’État.

Picon (1983) a soutenu (voir aussi Gutiérrez de Pineda 1950) que l’organisation sociale des Wayùu/Guajiro a probablement connu d’importants changements à la suite de l’arrivée des Européens, mais nous ne pouvons que spéculer sur ce fait en raison du manque d’informations pertinentes dans les documents des xvie et xviie siècles.

Au contraire, en se fiant aux informations fournies par De La Rosa (1739) et en fixant le « présent ethnographique » au milieu du xxe siècle, c’est-à-dire au moment où la migration vers les centres urbains et l’emploi sur le marché du travail a commencé à impliquer un nombre continuellement croissant de Wayùu, Picon peut dire que

[l]a société guajira est en grande partie celle qui existe aujourd’hui : l’héritage en ligne maternelle, la résolution des conflits par le paiement de compensations, les différends constants qui opposent les groupes entre eux et surtout la position centrale qu’occupe le bétail qui, seul, est signe de richesse

1983 : 257

J’avancerais que cette affirmation n’est que partiellement vraie, surtout si l’on prend en considération d’autres traits, tels que l’organisation des groupes matrilinéaires, les pratiques matrimoniales ou le rôle des « chefs ».

Mais, depuis Saler (1988 : 136-138), il s’est fait un consensus général sur le fait que les processus économiques et sociopolitiques conjoints qui affectent la péninsule de La Guajira depuis les années 1970 (voir la première partie de cet article) ont déjà eu un impact énorme sur la vie de tous les Wayùu. Ils ont affecté leurs liens de parenté et leurs relations, en provoquant un changement majeur de ceux-ci, de même que des concepts de territorialité et de propriété, même si pour quelques aspects, ils n’ont fait qu’accélérer des tendances qui étaient déjà à l’oeuvre depuis au moins un siècle (Jaramillo 2014).

À la fin des années 1980, Pineda Giraldo (1990 : 271-273) affirmait que « une société guajira régionale » s’était développée depuis déjà plusieurs décennies. Dans cette société régionale, deux composantes « ethniques », les Wayùu et les Criollos, étaient destinées à coexister, conservant quelques éléments distinctifs dans leur vision du monde, leur comportement social et leurs limites territoriales, mais faisant dans l’ensemble partie du même champ de relations sociopolitiques.

Aujourd’hui, trente ans plus tard, les processus de sévère désarticulation des schémas d’organisation sociale, qui étaient encore bien vivants et vigoureux chez les Wayùu à l’époque des recherches de Goulet et Saler, ainsi que la tendance diffuse, dans les institutions et la société non autochtones, de considérer et de traiter les membres de cette population autochtone comme des citoyens de seconde classe, coexistent avec des mouvements de résistance et de revendication, sous l’impulsion d’un nombre grandissant de Wayùu, de leurs « modes de vie » coutumiers et de leurs droits territoriaux dans le monde contemporain.

J’ai l’espoir que d’autres recherches sur les questions que j’ai soulevées dans cet article pourront permettre de mieux comprendre les deux faces de ces processus actuels.