Corps de l’article

On connaît Sylvie Vincent pour son rôle dans la fondation de la revue Recherches amérindiennes au Québec (RAQ), à laquelle, depuis 1971, ont contribué d’autres anthropologues ainsi que des chercheurs venus de différentes disciplines. L’objectif de la revue était alors de fournir aux désormais nombreux chercheurs « amérindianistes », comme on disait au Québec, une revue scientifique et pluridisciplinaire[1] qui ferait connaître leurs travaux sur les sociétés autochtones.

La revue évoluait de façon autonome, en dehors du cadre universitaire, tout comme la Société d’archéologie préhistorique du Québec (1966) et le Laboratoire d’anthropologie amérindienne (1970), lui-même constitué de certains chercheurs du Groupe de recherches nordiques (1966) du département d’anthropologie de l’Université de Montréal. Dirigé par Rémi Savard, le groupe – qui incluait Sylvie Vincent, José Mailhot, Madeleine Lefebvre et Claude Lachapelle – adopta officiellement en mai 1970 le nom de « Laboratoire d’anthropologie amérindienne » (RAQ, 1 [1], p. 38-40).

Rappelons que depuis 1967 le Québec francophone était traversé par la montée du mouvement souverainiste et qu’en 1976 René Lévesque formait le premier gouvernement indépendantiste de la Belle Province. Mais comment prétendre promouvoir l’idée d’un Québec indépendant quand ce dernier était installé sur des terres qui non seulement ne lui appartiennent pas mais, de surcroît, appartenaient aux « Sauvages », comme on les appelait alors ? La réponse était simple : en ne se posant pas la question ! Le Québec n’avait jamais signé aucun traité avec les Amérindiens ; d’ailleurs ils étaient peu nombreux, la terre n’était quasiment pas peuplée (ou si peu) et ils ne savaient pas l’exploiter. Quant au racisme institutionnel et à ses conséquences sociales, on ne voyait pas…

La force et la longévité de cette invention de la terre vierge et non exploitée par les Autochtones des Amériques n’est certes pas l’apanage des Québécois (voir Delanoë 1996). Mais, comme l’explique l’historien Brian Gettler, ces récits fondateurs, qu’il qualifie de « nationalistes-conservateurs » pour les uns et « négationnistes » pour les autres,

occultent la place des Premières Nations […] minimisent l’importance de leur histoire encore à ce jour […] servent à contrecarrer la légitimité de leurs revendications, voire à nier leur existence en réduisant leur participation dans l’histoire du Québec à quelques épisodes généralement hostiles et lointains et en laissant entendre que les autochtones vivant aujourd’hui dans la province n’appartiennent pas de plein droit à la “nation” québécoise

Gettler 2016 : 7

Et ce pour deux raisons. Soit il ne s’agirait pas des mêmes communautés que celles rencontrées par les premiers Européens, soit les fondements juridiques invoqués par les autochtones seraient « insuffisants ». En somme, il s’agissait de « rendre naturelle la nation coloniale, qu’elle soit québécoise ou canadienne, en mettant en question l’authenticité historique des nations colonisées ». Les autochtones ne sont et ne sauraient être acteurs de leur histoire et encore moins de l’Histoire. Le texte cité ci-dessus a été écrit en 2016 par un historien anglophone de l’Université de Toronto et publié dans RAQ.

C’est qu’en vérité, en cette deuxième décennie du xxie siècle, les vieilles constructions idéologiques et anachroniques décortiquées par Gettler servaient encore et toujours les visées de l’État québécois sur le foncier autochtone, empêchant ainsi, et c’est le but, de « faire dialoguer l’histoire autochtone et l’histoire nationale au Québec ». Au Québec donc, il convient de replacer les Amérindiens au coeur de l’anthropologie, de l’ethnologie, de l’ethnohistoire, de l’histoire, mais aussi des arts plastiques, du cinéma, de la littérature, au coeur du Québec, dont ils sont les contreforts. Et ce depuis des siècles. Mais toujours sur le métier…

Sylvie Vincent, « cheminer en bonne compagnie »

Bien que titulaire d’une maîtrise en anthropologie, Sylvie Vincent n’était pas devenue universitaire pour la simple raison qu’elle ne le souhaitait pas. Ce choix peu courant et marqueur d’un inhabituel statut social n’empêchait pas qu’elle enseignait, publiait livres, articles et comptes rendus, faisait du terrain et des recherches, participait à des colloques, des réunions, des débats…

Co-auteure en 2009 de l’ouvrage intitulé Au croisement de nos destins : quand Uepishtikueiau devint Québec, rédigé avec l’archéologue Yves Chrétien et le sociologue Denys Delâge, Sylvie Vincent a sans aucun doute approuvé, voire fourni la note qui la présente en ces termes :

Sylvie Vincent, anthropologue, est chercheure autonome, ce qui lui a permis d’effectuer des travaux dans des domaines forts différents (évaluation des études d’impacts sociaux des grands projets nordiques, analyse de l’image des autochtones dans la société québécoise, histoire des Premières Nations…). Elle effectue actuellement des recherches sur l’histoire géoréférencée de l’utilisation de leur territoire par les Innus. Depuis de nombreuses années, elle s’intéresse tout particulièrement à la tradition orale innue et, outre plusieurs articles, elle a publié des recueils de récits sur ce sujet, en collaboration avec Joséphine Bacon.

Chrétien, Delâge et Vincent 2009 : 89

Inaugurant la collection « Présence des Premières Nations » (destinée à un large public et publiée par RAQ sous la direction d’Éric Chalifoux et de Sylvie Vincent), ce livre vise à déployer une dimension fondamentale du Québec, trop souvent oubliée, voire occultée : aujourd’hui comme hier, la réalité de cette province canadienne signifie la présence des Premières Nations. Dans cette perspective, Sylvie Vincent offre aux lecteurs et aux lectrices la primeur des sources orales innues sur la fondation de la ville de Québec qu’elle a patiemment recueillies et dont elle tire les conséquences. Une ultime phrase est apposée en fin d’ouvrage : « Nous remercions le Conseil tribal Mamuitun (secteur négociation) pour son soutien à la réalisation de cette publication. »

Soigneusement pesées, à n’en pas douter, par Sylvie Vincent anthropologue, ces brèves informations en disent long sur celle qui opte pour une carrière de « chercheure autonome ». De ce choix, revendiqué à maintes reprises, elle s’est volontiers expliquée, en particulier dans « Une question de bonne compagnie » écrit avec Serge Bouchard, membre comme elle du Centre de recherches et d’analyse en sciences humaines. Cette « firme offre des services d’animation, d’enseignement, d’évaluation […] d’analyse et de recherche dans différents domaines des sciences humaines. Cette firme, probablement unique en son genre au Québec, regroupe une douzaine de personnes dont plusieurs anthropologues […] » (Bouchard et Vincent 1984 : 9).

Ces anthropologues ou « consultants en sciences humaines […] vendent à la firme » plusieurs compétences, et d’abord celle d’enseigner, par exemple au personnel de la Sûreté du Québec, aux enseignants du primaire et du secondaire, aux travailleurs parajudiciaires, de faire des cours pour la Télé-Université, de produire des manuels scolaires ou un programme destinés aux élèves montagnais (ibid. : 11). Pour sensibiliser à l’histoire et aux revendications des autochtones, ils établissent pour les professeurs d’histoire-géographie une bibliographie intitulée Pour parler des Amérindiens et des Inuit (Bouchard et Vincent 1982) ; pour répondre aux besoins du ministère des Affaires culturelles québécois, ils dressent des bilans, mettent en route des recherches ethnohistoriques effectuées parmi les populations autochtones du Québec, soit un travail de douze mois porté par cinq personnes à temps plein, deux à mi-temps et cinq autres de manière ponctuelle, sur la base d’un contrat d’un an passé avec le Centre et par l’équipe et par chaque consultant, qui lui- même peut avoir signé d’autres contrats avec d’autres employeurs. Ou pas. Ou être au chômage, selon les cas…

Dans ce cadre, le travail de recherche théorique, pratique, pédagogique et technologique (élaboration de divers outils) de Sylvie Vincent s’accompagne d’un travail de terrain de deux mois et demi inclus dans le contrat, répété autant que nécessaire et prolongé comme il se doit par des rapports, nombreux, entre trois et cinq par an en moyenne de 1964 à 2008, des conférences et des articles dans des revues scientifiques régionales, nationales et internationales. C’est ainsi à titre de consultante que Sylvie Vincent contribua en février 2020 à la victoire en justice du Conseil de bande de la réserve de Uashat mak Mani-utenam qui l’avait embauchée pour récupérer une portion de son territoire, illégalement revendue en raison d’une mauvaise gestion gouvernementale (Radio-Canada 2020 ; voir aussi Kirouac-Poirier 2020). Ce fut là son dernier contrat.

Son travail de chercheure autonome n’a pas manqué de valoir à Sylvie Vincent diverses critiques, prévisibles, en particulier dans une certaine partie du monde universitaire – travail vendu, travail vendeur, anthropologie utile aux services de renseignement. Sylvie Vincent estimait quant à elle que l’anthropologue et l’anthropologie nagent en pleine ambiguïté, quel que soit l’employeur. L’autonomie dont elle avait fait son modus operandi un peu erratique et inquiet lui garantissait en tout cas l’indépendance et la liberté dont elle avait besoin, non sans une certaine solitude, rançon qui lui seyait.

Nous refaisons les gestes anciens de l’anthropologie qui, lorsqu’elle n’est pas collaboration avec un système avide de contrôler tout ce qui vit, est un luxe aussi passionnant qu’inutile […]. Nous n’avons pas de morale. Nous n’avons que des préférences […] cheminer en bonne compagnie, comprendre et vivre au coeur des choses en privilégiant les paroles des gens qui vivent ou ont vécu […]. Nous préférons les histoires à l’Histoire, les images et les vérités à l’image de la Vérité.

Bouchard et Vincent 1984 : 25-26

C’est ainsi qu’elle a recueilli, documenté, reconstitué, analysé, diffusé la tradition orale, les histoires de vie, les mythes, les rituels, les oeuvres rupestres, les visions du monde, l’occupation du territoire, la toponymie, avec une remise en question radicale tant du récit historique colonial que des habituelles méthodes de travail.

Sa ligne de conduite et sa détermination : obtenir que l’histoire des autochtones trouve sa place prééminente, primordiale et pérenne au sein de l’histoire coloniale eurocanadienne et euroquébécoise grâce aux acteurs institutionnels et intellectuels, mais populaires aussi bien ; et pour y parvenir, laisser monter de ces lignes de fracture qui barrent la parole le récit oral des Premières Nations. Ainsi Sylvie Vincent n’a-t-elle eu de cesse que d’écouter, de récolter, de réunir, de transcoder, de faire traduire, de restituer cette version première de cette première histoire pour la faire entendre, la faire connaître, la faire circuler.

Comme elle l’a souligné dans Au croisement de nos destins (Chrétien, Delâge et Vincent 2009 : 49-52), ces récits ont été transmis génération après génération pendant plusieurs siècles.

[Ils] relatent des évènements dont on peut certifier que des êtres humains en ont été témoins. Les Euroquébécois et Eurocanadiens n’accordent généralement que très peu de crédibilité à ces récits qu’ils estiment inventés ou tellement modifiés depuis que les évènements racontés eurent lieu qu’ils n’ont plus de base véridique.

49

[…]

Or, traditions orales amérindiennes et traditions écrites occidentales ont leurs règles propres : elles n’utilisent pas les mêmes critères, […] elles ne sont pas basées sur la même conception du temps ni la même façon de découper, elles s’inscrivent dans des cultures et donc des visions du monde différentes.

49

Toutes les nations du nord-est de l’Amérique, tant algonquiennes qu’iroquoiennes ou inuites, ont conservé le souvenir de l’arrivée des Européens sur leurs terres.

50

[L]es seuls récits qui relatent les premières rencontres entre Amérindiens et Français dans la région de l’actuelle ville de Québec […] au début du xviie siècle, proviennent de la tradition orale innue.

52

Loin de la saga héroïque et à plusieurs entrées, une saga originelle et civilisatrice de « Sauvages » déclarés tantôt cruels tantôt accueillants selon les critères et les jours de ces critères – fourrures, territoires et guerres –, il s’est agi pour Sylvie Vincent de faire entendre la violence de l’appropriation d’un monde par un autre dès les premières rencontres, ou presque, et jusqu’à ce jour. Faute de quoi, c’est d’un monde en panne qu’il faudra aux générations suivantes prendre la relève.

Ainsi s’était-elle mise au travail avec les Premières Nations pour déconstruire le récit univoque et autolégitimant, soutenu voire promu d’abord par la puissance coloniale puis par l’État. À la place de cette narration figée malgré des variantes, les enquêtes de Sylvie Vincent lui permirent de donner sa place à une parole amérindienne contemporaine, multivoque, vivante, nécessaire à l’avenir des jeunes générations, qu’elles soient francophones, anglophones, québécoises, canadiennes ou amérindiennes.

L’expérience professionnelle de Sylvie Vincent a pris de nombreuses formes. Elle dirigea RAQ à ses débuts, puis y collabora régulièrement jusqu’à la fin de sa vie. Grâce à des contrats avec le ministère des Affaires culturelles du Québec, le Conseil Attikamek-Montagnais, l’Office national du film, le Conseil tribal Mamuitun, elle initia des recherches en ethnohistoire. Elle obtint les récits de la tradition orale innue à la suite de contrats avec le ministère de la Culture et des Communications du Québec, le Musée national de l’Homme, l’Office national du film, le Musée de la civilisation, l’Institut culturel et éducatif montagnais (aujourd’hui Institut Tshakapesh), Mamit Innuat. Elle reçut par ailleurs des subventions tour à tour du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (La notion « d’histoire » dans la culture montagnaise), du Conseil des arts du Canada (préparation du manuscrit de L’autobiographie d’une femme de Natashquan), de l’Université de Montréal (projet « Autochtonie et gouvernance »), ou encore du Laboratoire d’anthropologie amérindienne (LAA), toutes institutions avec lesquelles elle avait par ailleurs collaboré. Elle fut également chercheure invitée à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS). Pour le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement du Québec et le Bureau fédéral d’examen des évaluations environnementales, Sylvie Vincent prit part à l’évaluation d’études d’impact de la construction de la centrale hydroélectrique du lac Robertson et des activités militaires de l’OTAN affectant des populations autochtones. Elle devint coordinatrice scientifique adjointe du Bureau de soutien pour l’examen public du projet de Grande Baleine et se plongea dans la collecte de données géoréférencées en vue de la production de systèmes d’informations géographiques.

De 1970 à 2008, ses enquêtes dans des communautés innues suivirent un rythme annuel ou biannuel, avec une suspension de 1976 à 1985.

De 1970 à 1990, Sylvie Vincent travailla principalement sur la tradition orale dans presque toutes les communautés innues du Québec, en particulier celle de Schefferville (Matimekush–Lac John) où, en 1970, elle avait fait ses premières armes en « cueillette » de récits, et par la suite celle de Natashquan (aujourd’hui Nutashkuan) où elle séjourna à plusieurs reprises. Avec l’aide de sa collaboratrice innue Joséphine Bacon, elle prépara d’ailleurs l’édition d’un recueil de récits préalablement enregistrés à Natashquan, qui fut publié en innu et en français en 1979 sous le titre Atanutshe, nimushum.

Férue d’histoire, elle dépouilla aussi, en collaboration avec l’anthropologue José Mailhot, la plupart des fonds d’archives (déposés à Montréal, Québec, Ottawa, Hauterive et Rimouski) où est conservée la correspondance du clergé, particulièrement celle des missionnaires oblats, portant sur les Innus du Québec. Dans un autre ordre d’idées, Sylvie Vincent publia en 1979 L’image de l’Amérindien dans les manuels scolaires, ouvrage majeur rédigé avec Bernard Arcand, qui dresse un portrait peu flatteur de la représentation de l’« Autre » dans les manuels scolaires. En 1989, elle participa à l’organisation de l’important « Forum sur la Convention de la baie James et du Nord québécois : dix ans après », puis à la rédaction et à la publication de ce colloque (Vincent et Bowers 1988).

Au cours des années 1990, Sylvie Vincent, José Mailhot et Laurent Girouard collaborèrent à un projet sur l’occupation du territoire de la rivière Moisie par les populations innues de Uashat et de Matimekush, vaste projet visant à systématiser les données existantes sur l’occupation du territoire avec un volet généalogique et un volet cartographique.

Dans les années 2000, grâce à un contrat du Conseil de bande de Uashat mak Mani-utenam, Sylvie Vincent et Laurent Girouard collaborèrent à une recherche sur la fréquentation et l’occupation de leurs territoires menée par les familles innues de Uashat mak Mani-utenam et de Matimekush–Lac John, projet très important aux yeux de Sylvie Vincent qui s’y consacra jusqu’à son dernier souffle. En 2003, elle participa avec la Société Recherches amérindiennes au Québec et de nombreux autres partenaires à l’organisation de la « Journée de réflexion sur les nouvelles ententes entre le Québec et les autochtones ». De 2006 à 2012, elle occupa la présidence de la Société Recherches amérindiennes au Québec. En 2009, elle reçut le Prix des Dix (Société des Dix) et, en 2019, elle participa à l’élaboration du colloque « L’appropriation culturelle et les peuples autochtones : entre protection du patrimoine et liberté de création ». La même année, avec Serge Bouchard, elle mena à bien la révision et la publication du livre posthume de Bernard Arcand, Les Cuivas.

Sylvie Vincent aura mené une incessante quête de données en vue d’un perpétuel croisement des sources écrites et des sources orales, ainsi que des sources orales entre elles, établies en arpentant inlassablement, pendant près de cinq décennies, villages et territoires amérindiens, notamment ceux des Innus de la Côte Nord. Par amitié, ces derniers l’appelaient Sinipi. Anthropologue modeste et tenace, elle a bel et bien fait apparaître les contreforts de l’histoire.

À elle va notre reconnaissance et notre admiration pour l’ampleur, l’originalité et l’intrépidité de son oeuvre.