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Les trois articles réunis autour de la thématique « Premiers contacts et premières alliances » abordent l’histoire des relations entre les Autochtones et les Européens aux xviie et xviiie siècles. Ils témoignent de l’augmentation de poids de l’ethnohistoire dans les pages de la revue Recherches amérindiennes au Québec (RAQ) depuis les années 1990. Une tendance que Claude Gélinas (2000) avait déjà observée lors du 30e anniversaire de la revue et qui s’est avérée se poursuivre dans les deux premières décennies du xxie siècle (Gettler 2016a).

Les deux premiers articles (Delâge 1989 ; Delâge et Sawaya 2001b) abordent, plus spécifiquement, les alliances entre les Premières Nations et les empires coloniaux français et britanniques. Dans la seconde moitié du xviie siècle, plusieurs nations de la région des Grands Lacs s’allient aux Français, qui amorcent alors une « expansion sans peuplement » vers le centre du continent (Havard 2017 : 43). Par le biais des métaphores familiales et de leurs significations respectives pour les Français et les Premières Nations, Denys Delâge dresse le portrait d’une alliance qui se constitue autour d’ennemis communs : les Anglais et les Iroquois (Haudenosaunee). Malgré ce « besoin les uns des autres » (1989 : 6), l’alliance « franco-amérindienne » est toutefois inégale quant aux rapports entretenus entre les partenaires et ce, sur les plans économique, politique et religieux. Ces rapports d’alliance n’éludent pas les rapports de domination qui y sont sous-jacents. À partir des années 1990, les études sur la Nouvelle-France vont jeter un nouveau regard sur le « pays d’en haut » et son rôle central dans l’entretien des alliances avec les Premières Nations (White 1991 ; Havard 2003).

Au milieu du xviiie siècle, les Britanniques prennent possession de l’ancienne colonie du Canada. C’est dans le cadre des politiques impériales britanniques que Denys Delâge et Jean-Pierre Sawaya situent la naissance de la Fédération des Sept Feux, « l’organisation politique des Amérindiens domiciliés et catholiques habitant des villages à proximité de ceux des colons canadiens sous le Régime britannique » (2001b : 43). Les auteurs attribuent son émergence au rapport colonial que les Britanniques entretiennent avec les Premières Nations, rapport marqué par une intervention beaucoup moins directe que celle des Français. Dans La Fédération des Sept Feux (1998), il avait d’abord situé les origines de cette Confédération sous le Régime français, en vertu des informations provenant de la tradition orale des Hurons (Wendat) et des Iroquois (Mohawk) du Québec et de sources manuscrites de la fin du xviiie siècle et du début du xixe siècle. La question de l’origine française ou anglaise de cette organisation politique a animé les historiens durant les années 1990 (voir aussi : Beaulieu et Sawaya 1997 et 2000). Ces débats surviennent alors que les traités conclus dans le cadre de la transition entre les régimes français et anglais sont scrutés devant les cours de justice (Lozier 2012 : 116-117 ; voir également Beaulieu 2000 et Delâge et Sawaya 2001a).

Dans son analyse des contacts entre les civilisations européennes et autochtones, Denys Delâge manifeste son désir de sortir des frontières des espaces coloniaux (2012 : 23). Dans les articles faisant l’objet de ce commentaire (notamment ceux de Delâge 1989 et Delâge et Sawaya 2001b), ces derniers comparent et contrastent les modèles coloniaux dans le nord-est de l’Amérique, pour mettre en lumière les rapports distincts que les Français, les Hollandais et les Anglais ont entretenus avec les Premières Nations aux xviie et xviiie siècles. Au coeur de l’explication de ces différences se trouve notamment l’engagement respectif de ces sociétés « dans la voie de la modernité » (2001b : 53), tant sur les plans politique, commercial et religieux. En collaboration avec le sociologue Jean-Philippe Warren, Denys Delâge développera ensuite plus largement ce cadre explicatif pour démontrer le piège que la modernité a constitué pour les peuples autochtones au xixe siècle (Delâge et Warren 2001 et 2017).

Dans le troisième article, l’ethnolinguiste José Mailhot (2004) démontre, par le biais de l’histoire et de la linguistique, la transformation subie par les gentilés par lesquels les Français désignaient les Oumamiois et les Kichestigaux au xviie siècle. Dans les écrits des missionnaires (notamment les registres de missions) et des traiteurs de fourrures du xviiie siècle, ces derniers sont désormais désignés comme les « sauvages » ou « Montagnais » de Sept-Îles, ou les « Indiens » de la rivière Sainte-Marguerite (Oumamiois) ou de la rivière Moisie (Kichestigaux). Cette chercheure autonome établit que ce « changement terminologique majeur [qui] survient dans les documents » (2004 : 26) ne correspond pas à la disparition de ces groupes de l’intérieur des terres. Il coïncide plutôt avec un bouleversement dans le mode de vie des Innus et avec l’intensification de leurs relations avec les Français, qui accroissent alors leur exploitation des postes de la Traite de Tadoussac. Les gentilés se transforment au xviiie siècle parce que ces groupes deviennent familiers des Français. Les Oumamiois et les Kichestigaux du xviie siècle n’ont donc jamais cessé d’occuper la région de la rivière Sainte-Marguerite et de la rivière Moisie[1]. Démontrant que la disparition de ces deux groupes est une « pure invention » (2004 : 29), cet article scientifique constitue une réfutation à la thèse de la disparition des Montagnais (Innus), formulée par l’historien Nelson-Martin Dawson dans un rapport de recherche produit pour le compte d’Hydro-Québec (2001) et publié chez Septentrion (2005). Une thèse que l’historien avait déjà soutenue à propos des Attikamekw (2003).

L’ethnolinguiste José Mailhot n’est pas la seule à critiquer la méthode employée par Dawson, l’utilisation de ses sources, ses compétences linguistiques, ainsi que la thèse générale du livre. Outre le « piège des changements de noms » dans lequel Dawson se laisse prendre, d’autres chercheurs, tels que Denys Delâge et l’anthropologue Paul Charest, soulignent que la thèse de la disparition des Montagnais (Innus) ne cadre pas avec leurs structures sociales. Soutenant la discontinuité entre les premiers Montagnais et les Innus modernes, soit « la disparition des premiers Montagnais et leur remplacement par une population cosmopolite sans lien avec la première, mais portant le même ethnonyme » (Delâge 2007 : 107), Dawson ne tiendrait pas compte du fait que les « sous-groupes », qu’il cherche à identifier et à quantifier et dont il observe les mouvements, sont des groupes multifamiliaux ou des bandes, qui étaient fortement interreliées entre elles par le mariage. Les intermariages (ou mariages exogames) étaient en outre courants avec les nations voisines partageant les mêmes structures sociales et pratiques culturelles. Alors que Dawson voit une rupture ou une discontinuité dans la filiation des Montagnais (Innus), ces deux chercheurs voient plutôt dans les déplacements et les recompositions des groupes algonquiens des « caractéristiques culturelles […] qu’il ne faut pas voir comme anormal » (Charest 2009 : 85 ; pour la réponse de Dawson à ce sujet, voir Dawson (2011). Comme le rappelle Denys Delâge, les Innus des xviie et xviiie siècles n’avaient pas une identité figée, relevant de la génétique, mais plutôt une identité relevant de la culture (2007 : 111).

Outre ces critiques de nature méthodologique, ces chercheurs et chercheuses dénoncent également l’« entreprise idéologique » que sous-tend cette « thèse de la disparition ». Pour José Mailhot, cette démonstration de la disparition des Montagnais et de la discontinuité de leur occupation territoriale a pour objectif « de saper les fondements historiques des réclamations territoriales des Innus » (2004 : 29). L’anthropologue Paul Charest voit aussi dans les conclusions de l’étude de Dawson « une démarche délibérée visant à remettre en question le fondement même des droits aborigènes des Innus » (Charest 2009 : 81). Denys Delâge rappelle, en effet,

l’enjeu majeur des résultats du rapport de recherche devenu le livre de Dawson à un moment où le ministère de la Justice du Québec et Hydro-Québec exploraient l’hypothèse d’un bris de filiation entre les Indiens contemporains et les premiers occupants pour démontrer en cour qu’était caduque toute revendication en vertu des droits ancestraux

Delâge 2007 : 108

L’amalgame effectué par Dawson entre les « changements génétiques et la disparation de certaines Premières Nations sur le plan historique » serait ainsi le résultat des exigences imposées alors par la jurisprudence canadienne en matière de droits ancestraux ou issus de traités (Delâge 2007 : 108 ; Gettler 2016b : 9).

À ces attaques contre son manque d’objectivité et son ethnocentrisme, l’historien Nelson-Martin Dawson réplique en dénonçant la rectitude politique des anthropologues, qui « propagent rituellement un credo innucentrique » (2011 : 124). Dénonçant le caractère biaisé de l’« anthropologie engagée », Dawson oppose la rigueur et l’objectivité de la pratique historienne, qui repose sur des « documents authentiques[2] ». Ce sont ces documents qui « guident le chercheur dans sa collecte de faits concrets porteurs d’une vérité vérifiable, dans sa quête d’observateurs crédibles en mesure d’étayer une reconstitution plausible, dans sa recherche d’interprétations probantes mettant en lumière une réalité révolue restée diffuse » (2011 : 124). Dans l’introduction de son livre (2005), l’auteur de Feu, fourrures, fléaux et foi foudroyèrent les Montagnais affirme vouloir redonner une voix à l’historien, « dans la construction d’une véritable tranche d’histoire amérindienne, à côté de celle de l’anthropologue » (2005 : 14).

Le débat engendré par la thèse de Dawson concernant la disparition des Montagnais (Innus) a pris les contours d’une opposition entre anthropologues et historiens. En effet, l’historien dépeint ces critiques comme des « adversaires de l’approche historique » (2011 : 124). Toutefois, la version de l’histoire élaborée par l’historien Dawson, version que José Mailhot qualifie de « cousue de fil blanc », trouve également ses détracteurs au sein de la communauté historienne. En 2016, l’historien Brian Gettler situe les travaux de Dawson dans un courant qu’il qualifie de « négationniste ». Ce courant tenterait, depuis plusieurs années, de « contrecarrer la légitimité des revendications des Premières Nations, allant parfois jusqu’à nier leur existence même » (2016b : 7).

Publié dans un numéro thématique de la revue Recherches amérindiennes au Québec, intitulé « Nouveaux regards sur l’histoire autochtone » (vol. 46, no 1), cet article encourage les chercheurs « à prendre au sérieux l’idée que les Premières Nations ont et continuent de participer de l’intérieur au déroulement de l’histoire québécoise tout en reconnaissant leurs spécificités culturelles et nationales » (Gettler 2016b : 7). Voulant encourager un renouveau de la recherche en histoire autochtone au Québec, cet historien invite modestement les chercheurs à réfléchir et à débattre des enjeux méthodologiques et politiques qu’implique un dialogue entre le récit national québécois et l’histoire autochtone. Si l’apport des Premières Nations est davantage un fait acquis pour les spécialistes de l’époque coloniale et de l’histoire autochtone, cela est toutefois moins le cas pour la période postérieure à l’époque coloniale. En définitive, « Gettler démontre à quel point une histoire du Québec qui ne tient pas compte des autochtones sabote la capacité de comprendre même les phénomènes qui touchent avant tout la population canadienne-française » (2016a : 4).