Corps de l’article

La revue Recherches amérindiennes au Québec m’accompagne depuis le début de mes études universitaires en anthropologie, amorcées il y a plus de trente ans maintenant. Il m’arrive pourtant encore, en parcourant la liste ou la table des matières des numéros de la revue, de me surprendre de la présence, ici d’un article, là d’un auteur, depuis longtemps évacués de ma mémoire, mais que je prends plaisir et intérêt à retrouver. La revue Recherches amérindiennes au Québec est ce joyau académique qu’il faut parfois prendre la peine de revisiter à travers ses plus anciens numéros. C’est un peu ce qu’on m’a demandé de faire concernant une sélection de textes portant sur l’archéologie des Autochtones pratiquée au Québec.

Je ne connais pas les critères précis qui ont mené les coordonnateurs de ce numéro anniversaire à retenir les trois textes qu’ils m’ont demandé de commenter. Cependant, il est manifeste que ces trois textes, qui datent de trois périodes différentes, témoignent de l’évolution de la discipline archéologique dans sa praxis et dans sa relation avec les Autochtones, en particulier en ce qui concerne les débats autour de la relation avec le territoire, de l’identité et de la place faite aux voix autochtones dans le discours et les pratiques archéologiques. Mon commentaire tentera donc de reconstituer schématiquement, et peut-être naïvement, cette évolution en trois temps, à partir de ces trois articles marquants dans l’histoire de la revue.

Territoire

Le texte de Claude Chapdelaine (1991) est paru dans un numéro spécial sur les Mohawks. Le titre est composé de trois mots-clés : « Poterie, ethnicité et Laurentie iroquoienne ». L’intitulé de mon propre commentaire, on l’aura deviné, est à la fois un clin d’oeil à cet article et un hommage à son auteur. En moins de neuf pages, Chapdelaine réussit à dresser la synthèse des principales questions de recherche concernant les Iroquoiens du Saint-Laurent à cette époque : leur émergence, leur territoire, leur identité et leur dispersion. Autant d’enjeux qui font toujours l’objet de débats, trente ans plus tard. Toutefois, l’auteur s’attarde plus longuement sur la question de l’identité des occupants de ce vaste territoire que constitue la vallée du Saint-Laurent, du lac Ontario jusqu’au cap Tourmente. Une identité dont l’ancrage dans le territoire s’inscrit directement dans l’ethnonyme même que les archéologues vont créer pour désigner ces occupants, faute de connaître leur véritable nom : les Iroquoiens du Saint-Laurent (Trigger 1966, 1968 ; Pendergast et Trigger 1972). L’objectif de Chapdelaine est de démontrer que cette dénomination toute contemporaine correspond néanmoins à une réalité culturelle et empirique reconnaissable au sein de la culture matérielle, telle que révélée par l’archéologie, en plus des données linguistiques et ethnohistoriques. Dans ce contexte, la poterie retient son attention en tant que vecteur d’identité, en présupposant que l’ethnicité s’exprime à travers les styles céramiques. Ce postulat est évidemment contesté de nos jours, mais je n’en ferai pas ici le procès ni la défense, encore moins l’exégèse, tant la question est complexe (à ce sujet, voir Chrisomalis et Trigger 2004 ; Curta 2014 ; Gaudreau et Lesage 2018 ; Hu 2013 ; Jones 1997 ; Tremblay 1999a).

Cet article doit être considéré en parallèle à la thèse de doctorat de son auteur, publiée deux ans plus tôt (Chapdelaine 1989) et dont il constitue en quelque sorte le prolongement. Dans cet ouvrage, qui lui vaudra d’être reconnu parmi les plus grands spécialistes des Iroquoiens du Saint-Laurent, Chapdelaine cherchait à caractériser et à cartographier la variabilité culturelle existant au sein de cette nation iroquoienne, ce qui lui a permis de proposer pour la première fois un découpage de leur territoire en une série de provinces culturelles. Cette nouvelle cartographie n’apparaît toutefois pas dans son article de 1991. Ainsi, il aborde cette fois la question de l’identité à une autre échelle, interrégionale et interculturelle. C’est la première et encore aujourd’hui, à mon étonnement, l’une des très rares études où sont comparées des productions céramiques des Iroquoiens peuplant les vallées du fleuve Saint-Laurent et de la rivière Mohawk (Chapdelaine, sous presse ; Hart et al. 2017). Il s’agit ainsi d’un travail précurseur et, bien que limitées à un seul site mohawk, les différences observées sont significatives, incontestables. Ce constat offre l’assise permettant à l’auteur de conclure que les Iroquoiens de la vallée du Saint-Laurent formaient bien une entité distincte des autres nations de l’Iroquoianie historique et que les Mohawks, en définitive, n’ont pas « découvert Jacques Cartier ». C’est la réponse de Chapdelaine à la question de Pierre Trudel dans l’article suivant du même numéro de la revue, où il est question du point de vue mohawk sur cette question toujours délicate (Trudel 1991). Car dans ce numéro spécial sur les Mohawks, publié au lendemain de la crise d’Oka, les articles et les perspectives dialoguent de multiples manières. Ce qui m’amène au texte de Roland Tremblay.

Identité

Sans être ignorée (ce serait impossible), la notion de territoire n’est pas aussi centrale dans le propos de Tremblay qui centre plutôt son attention sur la question de l’ethnicité des habitants de la vallée du Saint-Laurent au xvie siècle, dans son texte publié huit ans après celui de Chapdelaine (Tremblay 1999b). Il l’aborde toutefois d’une tout autre manière, en posant un regard sur le passé à travers une nouvelle triade, non constituée de mots-clés à valeur de concept comme chez Chapdelaine, mais de perspectives : celle des anthropologues, celle des Mohawks et celle des Hurons-Wendat. Il est appréciable que ces trois perspectives soient de prime abord placées sur le même plan et que la valeur des voix autochtones y soit pleinement reconnue. L’article de Tremblay est, encore aujourd’hui, le seul à présenter, décortiquer et critiquer de manière détaillée les trois perspectives, ce qui constitue en soi une contribution majeure à la discussion. Même si la posture de l’auteur sur l’enjeu débattu transparaît en filigrane, et même si certaines critiques sont étrangement exprimées dans les sections se voulant plus descriptives, donc plus neutres, l’auteur procède méthodiquement, avec un souci évident d’équité, d’inclusion et de dialogue :

[…] en adoptant une attitude critique autant face aux interprétations anthropologiques qu’à celles de l’historiographie amérindienne, tout en considérant à valeur égale toutes les données de base, qu’elles soient orales, écrites ou de culture matérielle, un certain croisement des regards n’est pas utopique.

Tremblay 1999b : 49

C’est donc ici encore un texte inspirant dont l’approche était absolument novatrice à l’époque. Pour discuter de l’identité culturelle, « […] un concept fluide qui se moule aux formes de nos paradigmes » (ibid. : 50), l’auteur s’est appuyé sur un cadre théorique présenté brièvement dans l’introduction du volume thématique qu’il dirige – Couleurs de l’identité en archéologie – et dans lequel paraît l’article (Tremblay 1999a). Trop rare en archéologie québécoise selon certains (Dumais 1994, 1998 ; Gates St-Pierre 2009, 2020 ; Martijn 1998), une telle réflexion théorique, bien que sommaire, constitue néanmoins une autre contribution originale de l’auteur.

Le texte de Tremblay révèle aussi une réalité affligeante : la tradition orale des Mohawks et des Hurons-Wendat est encore largement méconnue des chercheurs non autochtones, bien qu’une série d’initiatives récentes tendent à corriger la situation (Gates St-Pierre 2019 ; Richard 2018). Mais au moment d’écrire son texte, Tremblay ne peut utiliser que des sources historiographiques autochtones, elles-mêmes très limitées en nombre, pour faire entendre les voix autochtones sur l’enjeu débattu. En réalité, ce que cette situation montre encore plus crûment, c’est l’absence de recherches collaboratives entre Autochtones et non-autochtones dans le sud du Québec il y a une douzaine d’années à peine. Évidemment, c’était avant le mouvement actuel de réconciliation avec les peuples autochtones et dans un contexte où une véritable décolonisation de l’archéologie n’en était encore qu’à ses débuts (Denton 2018 ; Chalifoux et Gates St-Pierre 2017). Néanmoins, pendant ce temps, l’archéologie pratiquée dans les contrées plus septentrionales de la province (et ailleurs au pays) s’était déjà engagée dans cette voie, comme l’expliquent David Denton et Dario Izaguirre dans leur article.

Collaboration autochtone

Le temps de la décolonisation s’est évidemment amorcé bien avant cet article de Denton et Izaguirre (2018). Dans leur texte très dense, ces deux archéologues en dressent un portrait en lien avec les projets hydroélectriques mis en place sur le territoire des Cris d’Eeyou Istchee-Baie-James depuis les années 2000. Ils y expliquent comment la décolonisation des pratiques archéologiques y était devenue nécessaire, face aux profondes insatisfactions vécues par les Cris quant à la manière dont les recherches archéologiques étaient jusqu’alors menées sur leur territoire.

J’aimerais revenir ici de manière très succincte sur certains éléments soulevés par les auteurs – et qui m’interpellent particulièrement. Tout d’abord, en précisant que le programme de recherches archéologiques présenté dans ce texte englobe plusieurs étiquettes (« collaborative », « communautaire », « autochtone », auxquelles j’ajouterais « citoyenne » et « engagée» ), les auteurs nous rappellent indirectement la confusion et l’inconfort que ces différentes étiquettes génèrent parfois dans les esprits et les discours. Les distinctions sont importantes cependant, et certains ont tenté de mettre un peu d’ordre dans cette nébuleuse d’approches enchevêtrées (voir Bolduc 2018). Il faudra toutefois d’autres efforts du genre pour mieux dissiper ce persistant brouillard conceptuel, qui peut constituer un obstacle à l’engagement vers ces types d’archéologies pourtant nécessaires.

Par ailleurs, et contrairement aux idées inutilement provocatrices véhiculées par certains (voir La Salle et Hutchings 2016 : 171, p. ex.), Denton et Izaguirre soulignent que les communautés autochtones ne souhaitent pas la fin ou la mort de l’archéologie ; elles souhaitent plutôt en prendre le contrôle lorsqu’elle est utilisée pour documenter le passé de leurs ancêtres sur leurs territoires. Les auteurs insistent en effet pour rappeler l’acceptabilité de l’archéologie comme outil d’apprentissage aux yeux des Cris, incluant les aînés, lorsqu’ils en ont le contrôle et que leur autorité pour interpréter le passé est reconnue. Cette acceptabilité passe aussi par une plus grande écoute, un plus grand partage des bénéfices, ainsi que des communications plus respectueuses. Autant d’éléments nécessaires, selon les auteurs, pour assurer la réussite de projets de recherche collaboratifs. Pour ma part, j’estime qu’il faudra aussi que les archéologues fassent preuve d’humilité, de réflexivité et de résignation devant la perte du monopole du discours sur le passé reculé des Autochtones.

Dans l’étude de cas présentée par Denton et Izaguirre, l’intégration des perspectives autochtones et le contrôle des objectifs et des thématiques de recherche par ces derniers ont mené à des transformations importantes des façons de faire habituelles des archéologues. L’exemple le plus frappant concerne à mon avis l’intérêt manifesté par les Cris envers le patrimoine archéologique récent, relevant de la notion de « passé contemporain », auquel les archéologues portent encore trop peu d’attention ; ils seront d’ailleurs les premiers responsables de l’absence de données concernant la deuxième moitié du xxe siècle et le début du xxie de nos archives archéologiques en cours de création. Malgré certaines exceptions fort louables (voir Denton 1994 ; Guindon 2013 ; Izaguirre 2012 ; Marcoux 2015), cette application stricte et aveugle de la règle désuète, arbitraire et néfaste des « 50 ans » (règle non officielle, inscrite nulle part, qui voudrait que tout ce qui a moins de cinquante ans soit sans valeur historique, culturelle, patrimoniale ou scientifique) contribue à déconnecter les Cris de leur patrimoine archéologique récent. Elle leur est donc clairement nuisible. La décolonisation de l’archéologie devrait alors passer, notamment, par l’abandon de la séparation étanche entre le passé et le présent (et entre l’archéologie historique et préhistorique), afin d’accueillir la perspective autochtone selon laquelle cette dichotomie ne fait pas de sens et ainsi permettre de rétablir ou de maintenir le lien continu entre le passé lointain, le passé récent et le présent. Cela peut se faire à travers les objets « aide-mémoire » mentionnés par les auteurs, ces artefacts qui tissent des liens directs et évocateurs avec les histoires et les savoirs des aînés.

Au final, il est à souhaiter que l’archéologie puisse contribuer au miyupimaatisiiun, un concept cri lié au « bien-être » et qui implique « […] une relation intime avec le territoire et les animaux dont se nourrissent les Cris et, par extension, leur mode de vie et leur identité culturelle » (Denton et Izaguirre 2018 : 74). Il faudra pour cela continuer à décoloniser l’archéologie, tant dans le milieu universitaire que contractuel d’ailleurs, comme ces auteurs le soulignent à juste titre. Car il ne s’agit pas que d’un enjeu théorique, mais aussi d’un projet de transformation de la praxis archéologique.

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Il est décidément instructif et agréable de se donner la peine, et surtout le temps, de redécouvrir les « classiques » de la revue Recherches amérindiennes au Québec, de même que les séries monographiques « Paléo-Québec » et « Signes des Amériques », absolument incontournables en archéologie québécoise. Concernant spécifiquement les trois articles commentés ici, ils conservent incontestablement leur pertinence et se complètent harmonieusement par leurs propos, leurs approches et leurs perspectives, bien qu’écrits à différents moments dans l’histoire de l’archéologie québécoise. En ces temps d’affirmations identitaires, de revendications territoriales, de décolonisation et de réconciliation, ces textes devraient être considérés avec attention, aujourd’hui encore, par quiconque s’intéresse aux manières, anciennes comme actuelles, par lesquelles les Autochtones ont conçu et vécu leurs relations avec le territoire, avec leur identité et avec les archéologues.