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Dans son ouvrage Les femmes autochtones dans l’espace public mexicain, Marie-Josée Nadal aborde les différentes façons dont se déploie le sujet « femme autochtone » dans la sphère publique mexicaine. Elle définit cet espace comme une « construction sociale hiérarchisée, lieu d’interactions sociales, de confrontation et de débat public où se concrétisent les rapports de pouvoir et de domination entre acteurs différents » (2). Nadal examine ainsi les modes de légitimation et de reconnaissance des femmes autochtones en tant que nouvelles actrices dans la sphère politique mexicaine ainsi que la citoyenneté sur le plan relationnel (7). Pour ce faire, l’autrice se concentre sur les espaces économique et politique mexicains de 1986 à 2010, période où les institutions manifestaient un intérêt accru concernant la situation des femmes autochtones. Le cadre analytique qu’elle emploie s’appuie sur des recherches abordant l’échec de l’intégration des femmes au développement ainsi que l’ethnicité et le genre dans une perspective pluridimensionnelle, ainsi que sur des analyses de la citoyenneté (ibid.).

L’analyse de l’espace économique se base sur des entrevues auprès de trois groupes : des membres d’unités agricoles et industrielles pour femmes ayant bénéficié de politiques d’intégration des femmes au développement ; des membres d’unités de brodeuses ayant participé à des programmes de développement du gouvernement mexicain et des Nations unies ; et des membres des équipes d’encadrement des unités de brodeuses, soit des fonctionnaires ou des personnes travaillant au sein d’organisations non gouvernementales. Pour compléter ces données, Nadal a également procédé à une observation participante des pratiques du Fonds de développement des Nations unies pour la femme (UNIFEM) [17]. Dans le cadre de l’analyse de l’espace politique, l’autrice a étudié les discours et interventions d’organisations politiques (8) soit la Coordinadora nacional de mujeres indigenas[1] (CONAMI) et les représentantes zapatistes (11, supra n. 1). Elle a également réalisé un terrain ethnographique auprès de quatre dirigeantes de la CONAMI, analysé les récits de vie de deux d’entre elles (15) et observé des rencontres nationales de l’organisation (ibid.). L’étude des positions des représentantes zapatistes s’inspire aussi des travaux d’ethnographes engagées (16).

Tout au long du texte, Nadal suggère que, derrière l’intérêt des institutions nationales et internationales pour l’affranchissement des femmes autochtones de leur situation de marginalisation, se cache une volonté d’institutionnaliser leur contrôle et leur assujettissement au discours néolibéral (315). Elle étudie également la réaction des femmes autochtones face à l’instauration de ces mesures qui prennent la forme de programmes de développement et de promotion des droits humains. Pour ce faire, elle s’intéresse à la participation d’organisations de femmes autochtones dans l’espace économique et politique. L’analyse révèle trois positionnements des femmes autochtones face aux politiques étatiques et internationales qui contribuent à la construction du sujet « femme autochtone » dans l’espace public (317) : les femmes autochtones qui bénéficient de programmes de développement et se soumettent au discours raciste et sexiste de l’État mexicain, mais se réapproprient l’identité « femme autochtone » et l’adaptent à leur imaginaire en créant de nouveaux rôles de leadership pour les femmes autochtones au sein de la sphère économique (141) ; les femmes engagées en politique au sein d’organisations qui basent leurs actions sur les discours promus par les organisations non gouvernementales et les Nations unies et s’assujettissent au discours hégémonique culturel de ces institutions (213) ; et les femmes participant à des mouvements de libération de l’ensemble des personnes opprimées qui revendiquent l’autonomie face aux institutions mexicaines et internationales (275). Nadal soulève l’idée que, malgré les différentes positions des femmes autochtones étudiées, leur entrée dans l’espace public les confronte souvent à la résistance de leurs communautés, qui s’opposent au remaniement des rapports genrés qu’engendrent les nouveaux statuts politiques et économiques des femmes autochtones (73).

Les critiques formulées à l’égard des institutions politiques et économiques lèvent le voile sur les rapports de pouvoir sous-jacents aux initiatives vouées au développement ou à l’émancipation des femmes autochtones. Toutefois, bien que son ouvrage rende compte de la complexité du contexte mexicain, Nadal place les femmes autochtones étudiées dans des catégories étanches et irréconciliables. Effectivement, la tension entre l’agentivité, qui renvoie à l’idée que les individus soient constitués de rapports de pouvoir sur lesquels ils ont la capacité d’agir (8), et l’assujettissement des femmes autochtones traverse l’ouvrage. L’autrice oppose les femmes qui acceptent de se soumettre à l’hégémonie culturelle que les institutions internationales exercent sur les organisations qu’elles encadrent (9) à celles qui ont conscience des rapports de pouvoir à la source de leur oppression et cherchent à les transformer (8).

D’une part, Nadal dénonce le fait que les programmes de développement du Mexique et les politiques pour les droits des femmes autochtones des Nations unies institutionnalisent des rapports asymétriques de pouvoir au bénéfice des institutions étatiques et internationales (315). Elle juge que ces relations de domination limitent le pouvoir d’agir des femmes autochtones qui, en participant à ces programmes, sont domestiquées et enfermées dans une définition raciste et sexiste de l’identité « femme autochtone » et contraintes de se plier à l’autorité des institutions dans une relation clientéliste avec celles-ci (316). Elles se retrouvent donc dans l’impossibilité de « s’approprier les outils de leur émancipation » (ibid.) et de s’attaquer aux causes structurelles de leur oppression (ibid.). D’autre part, grâce à l’exemple des représentantes zapatistes, elle montre qu’en s’alliant à la cause de tous les groupes opprimés et en revendiquant l’autonomie face aux institutions, ces femmes agissent sur les rapports de pouvoir qu’elles affrontent (282). Dans le même ordre d’idées, en prenant l’exemple des brodeuses du Chiapas, elle démontre qu’en formant des coopératives, les femmes arrivent à remettre en question le rôle qui leur est attribué dans l’espace public et à déstabiliser les rapports de pouvoir (120).

Dans un premier temps, la comparaison proposée par l’autrice crée une image idéalisée des représentantes zapatistes. Elle les présente comme un exemple d’autonomie, contrairement aux femmes bénéficiaires de programmes de développement qui ne s’émancipent que partiellement des discours dominants et aux femmes engagées auprès de la CONAMI qui mobilisent le discours hégémonique des droits humains dans leurs actions (213). Or, les données nécessaires pour avancer un tel argument semblent incomplètes. Il aurait en effet été plus nuancé d’illustrer les limites de l’idéologie révolutionnaire des représentantes zapatistes au moyen d’entrevues avec elles plutôt que de se limiter à l’étude des revendications qu’elles formulent lors d’événements publics. Ensuite, l’analyse des positions de la CONAMI découle majoritairement de l’étude des discours de ses représentantes puisque Nadal n’a pas été en mesure d’évaluer si les positions idéologiques des membres de l’organisation différaient de celles promues par ses dirigeantes (16). Il apparaît donc précipité d’affirmer que la CONAMI soit assujettie à un discours hégémonique sans d’abord vérifier quel rapport les groupes membres de la CONAMI entretiennent avec celui-ci.

Par après, l’autrice utilise le concept d’agentivité pour analyser la réaction des femmes autochtones aux programmes de l’État mexicain et des Nations unies. Or, elle rejette la possibilité que les femmes puissent mobiliser les discours étatiques et internationaux tout en ayant conscience des relations de pouvoir qui leur sont implicites. Conséquemment, elle présente ces femmes comme des victimes des discours dominants et avance qu’elles se dissocient des luttes politiques plus globales « puisqu’elles omettent de prendre en compte que les rapports de pouvoir multiples sont aussi en cause dans leur oppression » (317). Cependant, d’autres autrices suggèrent que les femmes autochtones interagissent avec les institutions dominantes en ayant conscience des rapports de pouvoir qui les touchent. Entre autres, Aida Hernandez s’est penchée sur la question et propose que les femmes autochtones soient en mesure de se réapproprier les discours sur les droits humains et de les adapter à leur conception de la justice sociale, transformant ainsi les rapports de force au sein de l’État et des institutions internationales (Hernández 2016 : 165).

En conclusion, l’ouvrage de Marie-Josée Nadal offre une critique importante des rapports de pouvoir qui touchent les femmes autochtones depuis leur entrée dans l’espace public mexicain. Les données primaires sur la réponse des femmes autochtones à ces relations de domination devraient toutefois être complétées et ne pas se limiter aux positions de dirigeantes d’organisation.