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Tiré de sa thèse de doctorat soutenue à l’École des hautes études en sciences sociales en 2017, l’ouvrage de Marion Robinaud – post-doctorante à l’École pratique des hautes études – paraît dans un contexte pour le moins tendu avec la découverte récente de centaines de sépultures autochtones anonymes sur des sites d’anciennes écoles résidentielles au Canada. Si l’ouvrage nous permet de mieux comprendre l’histoire et l’étendue des pensionnats autochtones, il comporte quelques problèmes épistémologiques et théoriques dans le traitement du sujet, problèmes que nous aborderons plus loin. Mais concentrons-nous d’abord sur son contenu.

L’auteure s’intéresse à la rencontre entre religieuses missionnaires – pour la plupart issues de congrégations québécoises et dans une moindre mesure françaises – et les Premières Nations de l’Ouest canadien. Elle s’intéresse surtout à la confrontation entre femmes missionnaires et femmes autochtones, à la « […] construction d’un féminin différencié […] » (18) et à la « […] variation sexuée des rôles et comportements culturellement construits » (ibid.). Robinaud nous propose donc une « double étude ethnographique […] à travers le prisme du genre » (20). L’ouvrage suit un cadre chronologique – du xviiie siècle à aujourd’hui – en alternant les chapitres sur les religieuses missionnaires et sur les Autochtones de l’Ouest canadien.

On retrouve dans l’ouvrage de très belles pages sur la féminisation du catholicisme au Canada, porté par les Oblats à partir du xixe siècle : culte marial, dévotion envers Sainte-Anne, Saint-Joseph et le Sacré-Coeur, dévotion à l’Immaculée Conception, etc. La féminisation du catholicisme a coïncidé avec la deuxième vague d’évangélisation au Canada, cette fois-ci dans l’ouest du pays avec le système des écoles de jour puis des écoles résidentielles. Les religieuses étaient alors toutes désignées pour cette tâche. N’étaient-elles pas naturellement « dévouées », « soumises » et « pures », donc idéales pour s’occuper d’autrui, lui enseigner l’anglais, le soigner et lui transmettre le catholicisme (par l’entremise de séances de catéchisme), en plus de s’occuper des besoins journaliers du pensionnat : faire le ménage, préparer la nourriture et s’assurer de la « propreté » des enfants. En bref, tout ce qui entre dans la pensée contemporaine du care tel que défini par Molinier (2010 : 162) : « Le travail du care désigne ainsi des activités spécialisées [souvent féminines] où le souci des autres est explicitement au centre. » Robinaud développe ainsi le concept de « polymaternité » : se retirant du marché matrimonial par ses voeux, la religieuse devient « mère de tous ».

Du côté des Autochtones, et en partant du « principe d’adoption-incorporation » – les croyances, idées et symboles de l’altérité se trouvent absorbés, digérés et réinterprétés, si bien que ce sont ces derniers qui se trouvent « […] colonisés par l’idéologie autochtone » (100) –, Robinaud décrit le processus d’incorporation du catholicisme :

[…] à travers l’intermédiaire de la pensée du bricoleur où catholicisme et système religieux amérindien cohabitent et parfois s’entremêlent avec des résultats qui sont avant tout réinterprétés selon les schèmes de pensées de communautés adoptantes grâce à des processus en mouvement constant.

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Robinaud apporte également trois thèses intéressantes qui donnent à son ouvrage un aspect novateur. La première est que c’est le féminin, les femmes – dans la double dichotomie que l’auteure instaure (féminin = intérieur / masculin = extérieur) qui continue et explicite le genre comme prisme d’analyse – qui modifient de l’intérieur l’altérité, apportée par le masculin ; qui la remodèlent de sorte que son enveloppe extérieure demeure inchangée alors que son fond intérieur est totalement transformé (149). Ainsi, l’auteure replace les femmes au coeur du processus d’adoption-incorporation du catholicisme. De plus, selon Robinaud – sa deuxième thèse –, il existerait une forte corrélation entre les systèmes de parenté et leurs règles d’alliances établies par la nomenclature et les modalités/degrés d’adoption du catholicisme chez les diverses nations autochtones. Pour faire bref, selon l’auteure, les groupes où le mariage entre cousins croisés est préférentiel (comme chez les Cris) seraient « moins catholiques » que les groupes qui ne reconnaissent pas ce type de mariage (comme les Dogrib) et qui doivent se marier « plus loin ». Ces derniers seraient « plus catholiques » puisque leur règle d’alliance leur permet d’adopter de façon « franche et rapide » l’altérité (160-161). Enfin, selon l’auteure – sa troisième thèse – l’adoption du catholicisme serait corollaire à l’adoption de rapports entre les sexes dans leur forme occidentale et chrétienne (179).

Sans remettre en cause l’aspect novateur de l’ouvrage de Robinaud qui replace en avant-plan les femmes, religieuses et autochtones et non seulement les hommes, religieux et autochtones (comme dans la plupart des études sur la rencontre entre les missionnaires et les Premières Nations), quelques problèmes épistémologiques et théoriques doivent être soulignés.

D’abord, placer les religieuses missionnaires comme les principales interlocutrices pour la situation des écoles résidentielles et des écoles de jour a inévitablement pour effet de passer sous silence les conditions de vie difficile qui y régnaient pour les Autochtones et les différents types d’abus qu’ils ont pu y subir. Ainsi, les discours de ceux qui y ont vécu et survécu sont presque occultés. L’ouvrage de Robinaud ne se présente évidemment pas comme une histoire des entreprises d’assimilation dans l’Ouest canadien, mais à sa lecture on ne peut que sentir que le propos est à mille lieues des préoccupations contemporaines des Autochtones sur cette histoire.

Ensuite, le troisième chapitre sur les « Autochtones du Subarctique et des Prairies », et plus particulièrement la section sur « Le phénomène religieux nord-amérindien », offre un cadre théorique plutôt déroutant pour le lecteur basé au Québec. Frédéric Laugrand dans sa préface soulignait à juste titre que la focale large de l’auteure nous empêchait de voir les configurations régionales, locales et familiales. Ainsi, avec Robinaud nous apprenons que la « spiritualité nord-amérindienne » serait de substrat « animo-totémique », et que la « temporalité cyclique » des Autochtones et la « négation de substance » (Désveaux 2001) permettent l’inclusion de l’altérité par le principe d’adoption-incorporation. Si le principe d’adoption-incorporation paraît adéquat pour décrire la relation à l’altérité et donc au catholicisme (comme vu plus haut), ce qui semble plus bancal c’est le cheminement qui y mène. L’auteure construit un édifice théorique inutilement complexe qui apparaît peu adapté à la réalité de son terrain : qui semble poussé du haut vers le bas (elle ne cite que rarement ses informateurs autochtones pour étayer ses propos). Le lecteur a donc l’impression, dans cette section, de nager en pleine mer de cryptides théoriques et ethnographiques. D’autant plus que le structuralisme lévi-straussien et désveauxien de l’auteure finit par tout réduire à une opposition binaire plutôt limitante (féminin = intérieur / masculin = extérieur). Ainsi, selon Robinaud, la parenté, l’adoption ou la non-adoption du christianisme, les rapports à la mort, la relation entre les sexes, etc. seraient tous réductibles à cette opposition anhistorique.

Mais le problème le plus important – et qui englobe les précédents – est que Robinaud ne réussit à réaliser qu’une ethnographie asymétrique de la rencontre. Ce qui intéresse l’auteure ce sont beaucoup moins les perspectives autochtones que celles des religieuses missionnaires (ce qu’elle affirme elle-même en conclusion). Ainsi, si les religieuses ont des noms – du moins des pseudonymes – des affiliations à des congrégations différentes et des points de vue individuels, les Autochtones de différentes nations, eux, sont bien vite rangés dans les vocables larges de « populations nordamérindiennes » ou bien « d’Amérique du Nord autochtone » et – sans doute le pire – de « culture nord-amérindienne ». En bref, les religieuses ont des individualités et des attaches communautaires, les Autochtones n’en ont pas.

Sans parler de la deuxième thèse de l’auteure (nomenclature de parenté = degré d’incorporation du catholicisme) qui ne résisterait pas bien longtemps à une critique comparative. De plus, affirmer que « […] chez les Algonquiens dravidiens, c’est plutôt le rejet du catholicisme, ou au mieux l’acceptation de quelques fragments qui est constaté […] » (160) apparaîtra à tous ceux qui ont travaillé avec des populations de langue algonquienne comme une grossière exagération.

L’ouvrage saura donc plaire aux chercheurs en études de genre et aux étudiants en histoire et en études religieuses qui s’intéressent au rôle des religieuses missionnaires dans la propagation du christianisme et dans l’établissement et la gestion des pensionnats autochtones dans l’Ouest canadien. Il plaira cependant peut-être moins aux amérindianistes qui y trouveront sans doute une perspective nouvelle sur la rencontre entre missionnaires et Autochtones, mais moins une approche épistémologique prenant compte des discours des Autochtones – les principaux intéressés – sur les écoles résidentielles et ses impacts, ainsi que sur les raisons de leur christianisation.