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Le réseau social Facebook, fondé en 2004, est entré dans le cours de Lettres dans le cadre de l’étude d’oeuvres intégrales, par le biais d’enseignants innovants. Aujourd’hui, il grouille de profils de personnages fictifs : les exemples sont nombreux et variés, comme en témoigne un début de référencement réalisé par Le Baut (s. d.) sur Internet. Ainsi, sur Facebook, l’utilisateur peut découvrir les profils des personnages du Père Goriot créés en 2013 par la classe de Duret (2013) au lycée Vaugelas ou encore les six personnages de La Peste, pensés par les élèves de Palud au lycée Gabriel Touchard en 2014.

Si les liens entre lecture et écriture ne sont plus à prouver aujourd’hui, nous souhaitons remettre en question l’intérêt didactique d’une réécriture transmédiatique, sur les réseaux sociaux, de profils de personnages fictifs pour engager dans la lecture et amorcer l’étude d’une oeuvre intégrale.

1. Réflexion théorique

1.1. Des difficultés à faire lire une oeuvre intégrale patrimoniale au lycée

Amener ses élèves à lire une oeuvre intégrale patrimoniale au lycée n’est pas toujours aisé pour l’enseignant, confronté à plusieurs difficultés. Tout d’abord, dans une perspective sociologique, « l’effondrement de la lecture entre la fin du primaire et le début du post-obligatoire », soit entre 11 et 16 ans, évoqué par Jenny (2008, p. 182) est confirmé par l’étude Ipsos Les jeunes et la lecture menée en 2017 par Vincent-Gérard. Cette désaffection de la lecture va de pair avec l’augmentation des oeuvres patrimoniales en cours de français. Ces textes, qui ne sont pas écrits pour des enfants ni dans une perspective scolaire, obligent le lecteur à mobiliser un certain nombre de savoirs et de compétences : or, déjà en 1999, les sociologues Baudelot, Cartier et Détrez notaient que 15 % des adolescents, sondés dans leur étude, sont en « situation d’échec grave » (p. 43) dans leurs aptitudes en français; ce constat est réitéré par l’enquête PISA 2018 qui montre que 21 % des élèves sont en dessous du niveau minimal attendu (Chabanon et al., 2018). De plus, les oeuvres patrimoniales sont « radicalement éloignées » (Shawky-Milcent, 2016, p. 100) de l’horizon d’attente du lycéen. Ainsi, l’enseignant de français sait que « certains élèves ne lisent pas l’ensemble des oeuvres » (Lemarchand-Thieurmel, 2014, p. 356) et connaît leur capacité à « ruser pour éviter [la] contrainte de la lecture » (Lemarchand-Thieurmel, 2014, p. 141). Lemarchand-Thieurmel constate également que « certains élèves lecteurs ne comprennent pas vraiment l’oeuvre qu’ils lisent. Ils s’attachent à saisir l’enchaînement des évènements et tentent de répondre à ce qu’ils considèrent comme la demande scolaire » (Lemarchand-Thieurmel, 2017, p. 277).

On retrouve là la première posture d’apprentissage définie par Bucheton et Soulé (2009) : les élèves se lancent dans l’activité sans la réfléchir, à l’aveugle. Tâche trop lourde, la lecture peut alors être abandonnée par l’élève, qui rejette ainsi le texte littéraire et se place dans une posture d’apprentissage de refus, définie par les chercheurs comme un refus d’activité, une prise de position forte voire violente (Bucheton et Soulé, 2009). Ou bien, elle peut être détournée et reconfigurée : l’élève se situe alors dans une posture ludique-créative. Deux autres postures viennent compléter cette typologie : la posture réflexive, qui permet à l’élève non seulement d’agir, mais aussi de s’interroger sur son action, et la posture scolaire qui est adoptée par un élève soucieux de répondre aux attentes de l’enseignant. Les postures d’apprentissage nous sont utiles pour penser l’engagement des élèves dans l’activité, dans une approche pédagogique.

À ces postures d’apprentissage, nous souhaitons ajouter des postures de lecture de textes littéraires, distinguées par Bucheton (1999) dans le cadre de la didactique de la littérature. Celles-ci soulignent la diversité des rapports au texte au sein de la classe : la posture du texte-tâche, qui renvoie à une lecture ratée; celle du texte-action, au cours de laquelle le lecteur se situe à la hauteur des personnages; celle du texte-signe, par laquelle le texte est lu comme une fable; la posture du texte-tremplin qui invite alors le lecteur à exprimer des réflexions personnelles et enfin, la posture lettrée du texte-objet par laquelle le lecteur envisage le texte dans une perspective esthétique (Bucheton, 1999). La chercheuse souligne que le meilleur lecteur est celui qui sait circuler d’une posture à l’autre. Ces différentes postures, dans une approche littéraire, nous sont précieuses pour penser l’engagement dans la lecture des élèves.

1.2. L’immersion fictionnelle pour renouer avec un plaisir de la lecture

L’immersion fictionnelle est définie par Schaeffer (1999) comme une activité particulière homéostatique où deux mondes coexistent – celui de l’environnement réel et celui de l’univers fictif. Par la lecture même d’une fiction, le lecteur plonge dans son univers dont il visite « les contrées fictives », les habite et se mêle aux personnages, comme l’écrit Pavel dans Univers de la fiction (2017, p. 141). De là naît un plaisir certain :

[d]’où l’attrait, pendant notre enfance, des jeux fictionnels qui s’étirent sans fin […]. D’où le goût aussi, plus tard, pour les romans fleuves ou les cycles romanesques (comme La Comédie humaine ou les Barchester Novels), pour les feuilletons (écrits ou télévisuels) qui n’en finissent pas, pour les films à suites (de Freddy 1 à Freddy 6, en attendant Freddy n).

Schaeffer, 1999, p. 184

En 2008, Jenny appelle à penser une « pédagogie de l’immersion » qui serait centrée « sur l’expérience imaginaire réelle vécue par le lecteur » (p. 185), seul moyen, selon le chercheur, de « combattre la désaffection de la lecture et de donner un peu de vraisemblance à la réalisation de ses objectifs patrimoniaux, sans pour autant renoncer à la formation d’une compétence analytique » (Schaeffer, 1999, p. 185). C’est dans sa continuité que nous souhaitons nous situer aujourd’hui.

1.3. Devenir le personnage pour s’approprier l’oeuvre littéraire

Schaeffer (1999) étudie avec précision les vecteurs d’immersion fictionnelle, qui comprennent notamment la substitution d’identité et des processus de l’identification. Dans cette perspective, Larrivé (2014) propose un dispositif d’accompagnement de la lecture invitant les élèves à se mettre dans la peau d’un personnage, prolongeant la fiction par l’écriture de son journal. Ainsi, les élèves endossent son rôle et se mettent à sa place en écrivant à la première personne. Ils font alors l’expérience d’une lecture empathique, puisqu’ils lisent le texte en se mettant à la place du personnage, exprimant, dans l’écriture, non seulement ses émotions, mais aussi ses pensées et ses croyances.

Le dispositif d’écriture favorise l’appropriation de l’oeuvre littéraire pour l’élève. En effet, par l’écriture créative, chacun déploie les quatre gestes appropriatifs identifiés par Shawky-Milcent (2016) : le prélèvement, la reformulation, le fait de se raconter et la réécriture.

Larrivé (2018) précise que ce dispositif d’écriture permet non seulement d’enrôler les élèves, mais aussi de développer leurs compétences lectorales (p. 191-193). De même, les travaux de Bazile et Plissonneau (2018) ont également souligné l’intérêt de l’identification pour faire émerger une lecture interprétative de l’oeuvre.

1.4. De l’actualisation d’une oeuvre littéraire en classe

Lorsqu’un lecteur découvre une oeuvre littéraire, il développe une réception personnelle et subjective, voire une lecture actualisante selon la définition proposée par Citton (2007) :

[d]ès lors que (a) elle s’attache à exploiter les virtualités connotatives des signes de ce texte, (b) afin d’en tirer une modélisation capable de reconfigurer un problème propre à la situation historique de l’interprète, (c) sans viser à correspondre à la réalité historique de l’auteur, mais (d) en exploitant, lorsque cela est possible, la différence entre les deux époques pour apporter un éclairage dépaysant sur le présenté.

p. 384

Ahr (2013) souligne à quel point il est important de laisser la place en classe à une actualisation. Pour ce faire, le travail de contextualisation doit être différé « aux moments opportuns » (p. 104). En effet, cela a, selon la chercheuse, pour conséquence d’« [occulter] […] leur réception effective et personnelle du texte » et de leur ôter « la possibilité d’interroger non seulement ces textes du passé à la lumière de leur présent, mais également leur présent à la lumière de ce que ces textes ont à leur dire des générations passées » (Ahr, 2017, p. 9). Nous nous situons dans la continuité de la réflexion à Ahr.

2. Contexte expérimental

2.1. Facebook et le cours de français

L’outil Facebook est au coeur de notre étude. Nous souhaitons également le présenter rapidement à travers quatre caractéristiques qui nous semblent importantes ─ une écriture plurielle, une langue particulière, un élément du quotidien des jeunes et un lieu pouvant favoriser l’immersion fictionnelle ─ que nous souhaitons articuler avec différents travaux.

2.1.1. Une écriture plurielle et transmédiatique

Facebook est un réseau social réunissant une multitude de journaux extimes pour reprendre l’expression de Tournier (2004). Les portraits des individus s’écrivent à la première personne sur leur mur et se composent également des interactions entre le « je » et le monde qui les entoure sur leur profil. En effet, les portraits sur le réseau social s’enrichissent d’hyperliens, de musique, de photographies partagées, mais aussi de portraits d’amis (Wrona, 2012). Le portrait est donc saisi dans un temps précis : non seulement il reflète le monde qui entoure l’individu, mais se compose de ces reflets.

Inviter les élèves à écrire le profil Facebook d’un personnage fictif, c’est les inviter à écrire un journal de personnage particulier dans la mesure où se mêleront l’écriture du « je » du personnage et le monde qui entoure l’élève. Ainsi, le réseau social est le lieu d’une écriture plurielle à plusieurs niveaux. En réécrivant une oeuvre sur le réseau social, les élèves mettent en place un travail de transposition transmédiatique qui « consiste à étendre le monde fictionnel d’une oeuvre littéraire, à l’étirer dans de multiples directions avec un ou plusieurs médias combinés interactifs » (Longuet, 2018, p. 80). Par l’écriture sur le réseau social, les élèves sont ainsi amenés à identifier les éléments signifiants du texte source et à les resémiotiser : la transposition transmédiatique associe l’univers fictionnel du texte source aux univers des élèves et au monde qui leur est contemporain par « le biais de documents appartenant à plusieurs types sémiotiques de médias comme la chanson, le clip vidéo, la photo journalistique, etc. » (Longuet, 2018, p. 86). Le chercheur note que ce travail permet de rapprocher l’oeuvre de ses interprètes.

2.1.2. Une écriture singulière : la « conversation écrite »

Facebook, espace de clavardage, a sa propre langue, une « conversation écrite » mêlant à la foi un « écrit oralisé » et un « oral scripturé » selon Bernier (2011), qui permet de donner l’illusion de la présence de l’autre. Cela se manifeste à travers plusieurs éléments : les marques d’oralité, l’emploi d’abréviations, le recours à une iconicité (émoticônes, smileys) et une néographie comme les hashtags ou l’emploi de majuscules par exemple.

2.1.3. Une pratique quotidienne des élèves qui peut intéresser l’école

La troisième caractéristique du réseau social est d’être profondément ancré dans les pratiques quotidiennes des jeunes : en effet, les trois dernières études Ipsos Junior’Connect montrent qu’il est utilisé par 78 % ou 77 % des 13-19 ans entre 2016 et 2018 (Guillaume, 2016, 2018; Schmutz et al., 2017). Or, Bucheton (2014) a noté que la prise en compte de l’outil numérique dont les élèves sont des utilisateurs réguliers « voire parfois compulsifs » (p. 293), dans la sphère scolaire, permet particulièrement, pour les élèves faibles, de les aider à développer leurs capacités à réfléchir et de progresser.

2.1.4. Facebook et l’immersion fictionnelle

Enfin, dans une approche plus littéraire, Facebook donne à voir des fictions, même si le réseau social s’y refuse et mène une véritable chasse aux sorcières à la recherche des faux comptes et des pseudonymes. Sans entrer dans une approche exhaustive, un exemple nous paraît important : Léon Vivien[1] est un instituteur se trouvant plongé dans le quotidien de la Première Guerre mondiale et racontant son quotidien sur un profil fictif du réseau social. Son histoire, écrite par le mémorial de la Grande Guerre du pays de Meaux, a provoqué un véritable engouement auprès des utilisateurs du réseau social : ils sont plus de 60 000 à être devenus son « ami » (Rouger, 2014), à échanger avec lui sur son profil, en lui souhaitant par exemple « bon courage », à suivre, au jour le jour, avec cent années de décalage, son quotidien. Cela nous amène à considérer que le profil de Léon Vivien donne une illusion de réalité au personnage, en utilisant les codes du réseau social, et facilite ainsi, pour son lecteur, l’immersion fictionnelle. 

2.2. Hypothèses de recherche

En proposant aux élèves d’écrire des profils sur Facebook de personnages fictionnels, nous avons deux hypothèses. D’une part, nous supposons que l’écriture numérique transmédiatique permet d’engager les élèves dans la lecture, en calquant celle pratiquée sur les réseaux sociaux et en rapprochant l’oeuvre de leurs horizons d’attente et de leurs vécus. D’autre part, nous supposons que cette écriture permet d’engager les élèves dans une lecture interprétative, à l’instar de l’écriture d’un « journal de personnage » (Larrivé, 2014).

2.3. Penser la lecture de l’oeuvre racinienne

Nous avons choisi pour vérifier nos hypothèses de nous pencher sur la lecture scolaire d’un auteur particulièrement éloigné des élèves et de notre monde, Racine, comme le souligne Emelina (1999) dans son étude Racine infiniment. En effet, à la lecture de son oeuvre, les élèves sont confrontés à de nombreux obstacles : la culture liée aux sujets des tragédies, mais aussi à la connaissance du classicisme, la langue poétique et l’écriture théâtrale, ce qui amène Campbell (2001) à penser que lire Racine au lycée relève d’une « mission impossible ». Pour pouvoir amener des élèves à lire une de ses tragédies, à la suite de Emelina (1999), nous pensons qu’il y a un « effort de rapprochement » majeur à fournir, dans une perspective didactique, « qui ne doit pas être pris pour du galvaudage ou pour une pieuse acrobatie » afin de permettre de venir ou « revenir à Racine et découvrir […] que ses tragédies n’en finissent plus de déborder sur notre temps, de dire plus intensément et dans une musique qui n’est plus la nôtre, nos désirs, nos aveuglements, nos douleurs, nos soifs pathétiques et terribles de bonheur » (Emelina, 1999, p. 198).

Dans le présent article, nous souhaitons voir dans quelle mesure l’écriture d’un faux profil Facebook permet d’opérer un rapprochement entre de jeunes lycéens du XXIe siècle et la tragédie Iphigénie, dont l’enjeu du sacrifice et le sens du devoir déployé sont particulièrement lointains des problématiques actuelles de la jeunesse.

2.4. Contexte de l’étude

L’expérimentation observée a été menée, au cours de l’année scolaire 2018-2019, dans une classe de seconde d’un lycée de banlieue lyonnaise (Lycée Charlie Chaplin à Décines), composée de 33 élèves (16 garçons et 17 filles), principalement d’élèves en grande difficulté[2] et peu enclins à la lecture.

2.5. Présentation du dispositif

Le dispositif d’écriture sur Facebook, au coeur de notre étude, prend place dans un dispositif de lecture particulier, la modifiant en profondeur, poursuivant l’objectif de provoquer une immersion fictionnelle.

Chaque élève a été associé à un personnage en particulier et n’a lu que les scènes dans lesquelles son personnage apparaît. Cette lecture, que nous avons qualifiée d’identifiée, s’appuie sur deux hypothèses. La première est que, parce qu’incomplète, cette lecture permet d’éveiller chez les élèves un sentiment de frustration puisque des pans de la fable tragique lui manquent, et suscite ainsi l’envie de découvrir l’oeuvre de Racine dans son intégralité. Ensuite, nous formulons l’hypothèse qu’en modifiant en profondeur la tragédie, la lecture identifiée permet de développer une immersion fictionnelle particulière, reposant sur le principe de la substitution d’identité. En effet, le dispositif de lecture exclut « les autres personnages de l’attitude d’immersion mimétique et [traite] leurs paroles selon la modalité des fantasy negociations » (Schaeffer, 1999, p. 280-281).

La lecture parcellaire est réalisée individuellement à la maison et donne lieu à une première écriture personnelle d’un journal de personnage. Lors de cette première étape, 19 % des élèves de la classe sont dans une posture de refus, n’ayant ni lu l’oeuvre ni écrit le texte demandé. Ensuite, les élèves, réunis en « cercles de personnage » coconstruisent une lecture interprétative centrée sur le personnage étudié et écrivent son journal collaboratif. Dans un troisième temps, les productions sont lues à l’ensemble de la classe, permettant à chaque « cercle de personnage » de découvrir, par une « expérience du récit », ce qu’en présentent les autres lecteurs à travers le journal du personnage qui leur est attitré. Ce temps se poursuit en un échange entre pairs (quatrième étape), où, à la manière d’un jeu de rôle, chacun incarne son personnage attribué. Enfin, la cinquième étape, chaque « cercle de personnage » écrit collaborativement le profil fictif du personnage attribué (voir annexe 1).

Nous proposons ici d’analyser uniquement cette dernière étape.

2.6. Contexte de l’écriture transmédiatique sur Facebook

Ce temps d’écriture se divise en trois moments. Individuellement, à la maison, les élèves réfléchissent au contenu du profil sur le réseau social : pour cela, une fiche de travail leur a été distribuée (voir annexe 2) les invitant à préparer des posts, à penser les liens entre les différents personnages, des hyperliens (musique, article de journal) qui pourraient être partagés par le personnage. Puis, au sein de leur « cercle de personnage », les idées sont discutées lors d’une deuxième étape. Enfin, l’écriture numérique du profil sur Fakebook[3] – un outil qui imite le réseau social à seule vocation pédagogique – en salle informatique est réalisée : chaque « cercle de personnage » est réuni autour d’un même ordinateur et écrit, ensemble, les différents posts.

2.7. Données et méthodologie

Afin de répondre à nos questions, nous nous proposons d’étudier les profils créés dans la classe par les huit « cercles de personnage » : Agamemnon, Clytemnestre, Ulysse, Arcas, Achille, Iphigénie, Eriphile et Doris. Nous disposons également de l’enregistrement de la séance collective qui a précédé le temps d’écriture pour éclairer, le cas échéant, nos analyses.

Tout d’abord, nous essaierons de montrer en quoi l’écriture transmédiatique permet d’engager les élèves dans l’activité. Aussi, nous analyserons les productions en tentant de comprendre les postures d’apprentissage des élèves à l’oeuvre et d’observer l’appropriation de l’outil numérique lui-même. Pour cela, nous étudierons la « conversation écrite » (Bernier, 2011) et les hyperliens partagés. Nous faisons l’hypothèse que l’exploitation des codes du réseau social témoigne d’un engagement dans l’activité. Dans un second temps, pour voir si le dispositif d’écriture permet de rapprocher l’univers racinien des élèves et engager, par la même occasion, la lecture de l’oeuvre, nous tâcherons d’observer les différentes postures de lecteur émergeant des écrits et les différents gestes appropriatifs mis en oeuvre selon les travaux de Shawky-Milcent (2016) : le prélèvement, la reformulation, le fait de se raconter et l’invention liée à la réécriture. Enfin, nous nous demanderons si ce travail permet réellement d’enclencher une lecture interprétative. Pour cela, nous étudierons plus précisément les interprétations émergeant dans les différents profils en remettant en question les enjeux didactiques.

3. L’engagement des élèves par l’écriture transmédiatique

3.1. Un engagement dans l’activité

Tout d’abord, l’observation des profils de personnage montre que tous les travaux respectent la première consigne de l’exercice (voir annexe 2) – à savoir écrire au sein du groupe un minimum de cinq posts publiés. Seul un profil, celui d’Achille, se limite aux cinq posts attendus : le profil d’Arcas compte six posts, ceux d’Ulysse et de Doris sept, celui de Clytemnestre huit, celui d’Agamemnon neuf et ceux d’Eriphile et Iphigénie onze. Cette observation quantitative souligne un premier engagement dans l’activité : tout le monde répond aux attentes et la quasi-totalité de la classe les dépasse.

Une observation qualitative des différents posts publiés montre l’absence de la posture de refus et de la posture ludique-créative. En effet, aucun profil ne reprogramme l’activité ni ne la détourne. Un cas interroge toutefois; des élèves partagent un article au sujet du mouvement des Gilets jaunes dans le profil d’Arcas. Cependant, le partage est justifié, selon eux, par un parallélisme entre le mouvement alors contemporain à l’écriture et le personnage qui appartient au peuple. Cette justification invite à penser qu’il s’agit d’une actualisation – sur laquelle on reviendra – et non d’une provocation dans une démarche ludique-créative. Un profil, celui d’Agamemnon, se distingue des autres dans la mesure où il est essentiellement un « résumé des actions », reformulant pas à pas quelques scènes de la tragédie, invitant à penser ici les élèves plutôt dans une posture première; les élèves semblent avoir fait l’activité sans remettre en question l’exercice et sans s’engager individuellement dans l’exercice. S’il est difficile d’identifier la posture à l’oeuvre, toujours est-il que cette première observation rapide des profils nous permet de constater un premier effet immédiat du dispositif sur l’engagement des élèves dans l’activité.

3.2. Un outil séduisant

Les élèves se sont emparés de l’outil qu’ils maîtrisent personnellement. Deux éléments retiennent notre attention pour étudier la séduction opérée par l’outil numérique : le partage d’hyperliens et l’écriture elle-même.

Dans un premier temps, tous les profils sont vraisemblables. Ils donnent à voir des profils Facebook proches du leurre puisqu’ils ressemblent aux profils de personnes réelles. Les codes de l’écriture du journal extime du réseau social sont exploités. Le « je » se déploie dans différents posts résumant ou évoquant des moments de vie, déployant des émotions et un certain nombre d’hyperliens sont partagés. Certes, les élèves étaient invités par les consignes à puiser dans leurs propres cultures et expériences en proposant un article de journal ou un morceau de musique que le personnage aurait pu partager sur son profil Facebook. Cependant, elles spécifiaient que seuls deux hyperliens étaient attendus par profil (un article et un clip, voir annexe 2). Or, le tableau 1 révèle que le nombre de partages sur chaque profil excède le nombre établi dans les consignes.

Tableau 1

Nombre d’hyperliens partagés dans trois domaines différents sur les huit profils Fakebook

Nombre d’hyperliens partagés dans trois domaines différents sur les huit profils Fakebook

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Quatre « cercles de personnage » ont particulièrement investi l’hyperlien musical en partageant plus d’un titre. De même, trois groupes ont proposé un autre hyperlien spontanément (film, livre ou objet). Au contraire, le partage d’articles n’a pas rencontré le même succès. Nous supposons que cette différence s’explique par le fait que le partage de clips est une pratique plus habituelle des élèves que le partage d’articles de journaux. Les profils rendraient alors compte de leurs propres pratiques d’écriture sur les réseaux sociaux.

Dans un second temps, nous formulons l’hypothèse que l’engagement des élèves se manifeste dans la simplification linguistique à l’oeuvre dans la réécriture transmédiatique. Pour observer cela, nous avons relevé, à la suite des travaux de Bernier (2011) sur la « conversation écrite », s’il y avait la présence d’une oralité et d’abréviations, l’emploi de l’iconicité et trois usages néographiques – la présence du hashtag, la ponctuation renvoyant à une expressivité à l’instar de « ?????!!!!!!!! » ou l’usage des majuscules pour exprimer un changement de ton. Nous en avons spécifié le cas échant entre parenthèses le nombre d’occurrences (voir tableau 2).

Tableau 2

Étude linguistique de la « conversation écrite » dans les huit profils des personnages d’Iphigénie

Étude linguistique de la « conversation écrite » dans les huit profils des personnages d’Iphigénie

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Le tableau 2 mène à un premier ensemble de réflexions. Tout d’abord, on ne trouve pas d’abréviations dans les écrits des élèves; on peut supposer que cela relève de la conscience de l’écriture scolaire qui impose une langue écrite complète. Cependant, tous les profils présentent une oralité : cela passe notamment par l’absence du « ne » discordantiel caractéristique de la langue orale, des phrases nominales, des anacoluthes ou encore la présence d’onomatopées ou de formules orales. Ainsi, le « merciiii » avec un allongement du « i », que l’on trouve à deux reprises sur les profils d’Iphigénie et de Doris, nous semble témoigner d’une écriture spontanée chez les élèves. De même, on retrouve de nombreux signes linguistiques caractéristiques de la « conversation écrite » : l’iconicité apparaît dans 50 % des profils, une néographie dans 87,5 % des cas. Notre hypothèse est que l’écriture transmédiatique leur permet d’écrire facilement, selon leurs habitudes; le média offre une simplification linguistique qui leur permet de s’engager plus aisément.

Au terme de cette première analyse, nous pouvons constater que les élèves se sont engagés dans l’activité et dans l’écriture du réseau social. Néanmoins, les profils rendent compte d’une pratique ordinaire. Il s’agit à présent de se demander, si le recours à leur quotidien permet de les engager dans la lecture de l’oeuvre racinienne.

4. L’engagement dans la lecture par l’écriture transmédiatique

4.1. La trace d’une lecture empathique et d’une pluralité de postures de lecteur

Les différents profils témoignent d’une immersion fictionnelle par le biais d’une identification. En effet, les personnages tragiques sont considérés comme des personnes exprimant leurs émotions sur leur mur. Celles-ci sont de deux ordres. Tout d’abord, les élèves ont développé celles évoquées dans la tragédie lue. Ainsi, dans l’illustration 1, on peut lire le désespoir, la colère et l’amertume d’Agamemnon refusant de sacrifier sa fille après avoir consulté l’oracle, trois mois avant le début de la tragédie.

Illustration 1

Extrait du profil d’Agamemnon

Extrait du profil d’Agamemnon

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D’autres émotions exprimées résultent d’une projection voire d’une substitution d’identité opérée par les élèves. C’est le cas de l’illustration 2.

Illustration 2

Extrait du profil d’Eriphile

Extrait du profil d’Eriphile

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Les élèves du « cercle de personnage » d’Eriphile choisissent de partager le clip Shallow de Lady Gaga et Bradley Cooper (voir illustration 2); pour eux, cette musique vient définir le personnage – « cette chanson me caractérise plutôt bien » – et évoquer une multitude d’émotions de la mélancolie à la jalousie tout en évoquant l’amour secret pour Achille dont le nom ne peut être écrit – « alors celle-ci me donne envie de connaître un amour éternel avec… ! ». Or, si l’émotion est ici reliée à l’amour malheureux de la princesse envers le héros grec, évoqué dans la tragédie de Racine, la projection anachronique de la souffrance sur la Saint-Valentin témoigne d’une substitution d’identité; les élèves endossent l’amour d’Eriphile et le mêlent à leurs propres référentiels.

Le dispositif de la lecture identifiée et de l’écriture d’un profil de personnage invite les élèves à se placer dans une posture de texte-action, déployant un « effet-personne » (Jouve, 1992). À l’instar des deux exemples présentés, tous les profils montrent que cette posture a été investie.

Certains profils donnent à voir l’émergence d’autres postures de lecture. Ainsi, on trouve une posture de lecture « texte-signe », montrant que la tragédie Iphigénie est lue comme une fable. On l’évoquait plus haut : Arcas clame sa revendication au mouvement des Gilets jaunes, le 24 septembre 2018 (soit quelques semaines avant le premier acte de ce mouvement), en partageant un article publié le 29 mars 2019 dans le journal Le Monde (voir illustration 3).

Illustration 3

Extrait du profil d’Arcas

Extrait du profil d’Arcas

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Le personnage qui « [fait] partie du peuple » semble être élevé par les élèves à travers ce post au statut de représentant du mouvement politique contemporain de l’écriture. L’élève convoque sa lecture pour penser le monde qui l’entoure. On retrouve également la posture du « texte-tremplin » montrant que les élèves se sont livrés à des réflexions personnelles. Un post sur le profil d’Ulysse rend hommage au roman de Tolkien Le Seigneur des Anneaux sans autre commentaire que « j’aime ce roman d’aventure » : le « je » fictif et celui de l’élève semblent s’associer. De même, on trouve sur le profil d’Eriphile un article sur l’accouchement sous X : la quête familiale du personnage tragique semble ici plutôt être le support d’une réflexion pour les élèves, dans une posture de « texte-tremplin », sur l’abandon dans notre monde.

Cette observation des profils montre que les élèves déploient une posture de « texte-action » accomplie dans tous les travaux, voire font émerger d’autres postures de lecture dans certains écrits. Or, cette circulation entre différentes postures de lecture est un indicateur, selon Bucheton (1999) d’une lecture plus approfondie.

4.2. Une réécriture qui témoigne d’une appropriation de l’oeuvre en cours : la place du texte source entre prélèvement et reformulation

Afin de vérifier si un engagement dans la lecture de l’oeuvre s’est produit, nous avons étudié l’appropriation du texte source en nous appuyant sur les travaux de Shawky-Milcent (2016). Tout d’abord, nous avons choisi de répertorier les gestes du prélèvement et de la reformulation, dans la mesure où ils témoignent, avec précision, d’un rapport au texte lui-même et non à la fable. Dans le tableau 3, nous avons fait figurer le nombre de gestes appropriatifs opérés et, le cas échéant, les extraits concernés; la reformulation peut renvoyer soit à une scène soit à des vers, réécrits par les élèves.

Tableau 3

Étude des gestes appropriatifs du prélèvement et de la reformulation

Étude des gestes appropriatifs du prélèvement et de la reformulation

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L’analyse du tableau 3 indique une absence complète du geste appropriatif du prélèvement; le texte n’est pas cité. Cela nous semble un point intéressant; nous formulons l’hypothèse que la reformulation de vers témoigne d’un retour au texte précis. Elle apparaît dans la moitié des profils de la classe. Au contraire, la reformulation d’une scène peut être liée soit à l’appropriation de la lecture dans une démarche synthétique soit au souvenir du récit. Néanmoins, qu’il y ait eu une lecture effective du texte ou une simple « expérience du récit » (Lemarchand-Thieurmel, 2014), les huit profils de personnage témoignent d’une appropriation en cours. Cela nous semble être le premier témoin d’un engagement dans la lecture.

4.3. Entre invention et reformulation pour aider à la compréhension de l’oeuvre

Les consignes invitent les élèves à dépasser les règles d’unité de la tragédie classique et à écrire au-delà de l’oeuvre tragique afin de créer un profil vraisemblable. Le personnage doit donner une illusion de réalité et cela passe par une réécriture de l’oeuvre niant la règle d’unité de temps et d’unité de lieu dans la mesure où Facebook est « un journal extime » et un réseau social, unissant sur un espace numérique différents lieux.

Ainsi, les publications remontent le temps et si le jour tragique est ici le 3 avril 2019 – jour de l’écriture numérique en classe –, Clytemnestre évoque, par exemple, son couronnement suite à son mariage avec Agamemnon dans un post datant du 22 août 1994 puis la naissance de son aînée Iphigénie le 11 mai 1999 (voir illustration 4).

Illustration 4

Extrait du profil de Clytemnestre

Extrait du profil de Clytemnestre

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De même, certains posts renvoient au temps d’après la tragédie; la vie se poursuit et le profil continue donc de s’écrire – à l’exception de celui d’Eriphile qui devient une « page souvenir » comme sur le réseau social : le jour d’après est le jour du départ des guerriers pour Troie et de l’inquiétude d’Agamemnon. En effet, celui-ci demande à Clytemnestre sur son profil si elle pourra un jour lui pardonner.

De même, l’unité de lieu disparaît. L’écriture du profil lève le rideau sur le hors-scène caché du texte racinien. La mort d’Eriphile n’est plus seulement connue par le récit d’Ulysse; Doris, présente, la décrit immédiatement et spontanément sur son profil (voir illustration 5).

Illustration 5

Extrait du profil de Doris

Extrait du profil de Doris

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La parole n’est plus uniquement échangée dans l’espace scénique; les personnages dialoguent entre eux, hors de la scène, par messages interposés (voir illustration 6).

Illustration 6

Extrait du profil d’Eriphile

Extrait du profil d’Eriphile

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On peut noter également que d’autres personnages interviennent dans leurs histoires. Ménélas, par exemple qui n’apparaît pas dans le texte racinien, réagit sur le profil de son frère (voir illustration 7).

Illustration 7

Extrait du profil d’Agamemnon

Extrait du profil d’Agamemnon

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Les exemples sont nombreux. La scène théâtrale a disparu et c’est tout un monde qui surgit dans le profil fictif du personnage; non seulement le hors-scène racinien, mais aussi un « hors-oeuvre » racinien.

Cependant, cet ailleurs temporel et spatial ne nous semble pas nécessairement relever de l’invention; il déploie la pièce de Racine dans une nouvelle chronologie et dans une nouvelle spatialisation. En effet, l’écriture du profil invite les élèves à dépasser certains obstacles de compréhension. Sur le profil d’Agamemnon, on trouve trois posts évoquant les trois mois écoulés entre l’oracle et le jour tragique. Il s’agit là d’un réarrangement chronologique de la scène d’exposition. Le post du 3 janvier 2019 (voir illustration 7) reformule les vers 63 à 58 en reprenant les sentiments d’Agamemnon : « je suis dévasté, en moi la colère et l’amertume me rongent ». En effet, dans l’oeuvre de Racine sont évoqués « mille sanglots » et le souhait de désobéir aux dieux – « Je condamnai les dieux, et sans plus rien ouïr,/ Fis voeu sur leurs autels de leur désobéir ».

La réécriture de l’oeuvre proposée par le dispositif semble apporter une aide particulière aux élèves pour dépasser des soucis de compréhension et déployer les vers raciniens, en mêlant la reformulation à l’invention.

4.4. « Se raconter » : l’extension fictionnelle de l’univers racinien

Nous avons vu que les élèves étaient invités, par les consignes, à puiser dans leurs propres cultures et expériences en partageant plusieurs hyperliens. Notre précédent recensement montre que ce point a particulièrement été investi : les élèves se sont prêtés à une resémiotisation du texte racinien en élargissant ainsi son univers et en l’entremêlant à leur monde. En effet, les références partagées s’ancrent dans leur quotidien (voir tableau 4).

Tableau 4

Références actualisantes dans les huit profils réalisés[4][5][6][7][8]

Références actualisantes dans les huit profils réalisés45678

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Une écriture actualisante est donc bien mise en place par les élèves ayant tissé des liens entre Racine, James Cameron, Lady Gaga ou Kalash Criminel. Ainsi, les élèves du « cercle de personnage » Eriphile justifient le partage de l’hyperlien de la chanson Shallow de Lady Gaga et Bradley Cooper : « Mon morceau préféré, c’est Shallow de Lady Gaga. En effet, cette chanson me caractérise plutôt bien. Enfin… presque ! Elle raconte une histoire d’amour alors celle-ci me donne envie de connaître un amour éternel avec… ». Les élèves réunissent ici l’amour malheureux d’Eriphile pour Achille évoqué par Racine et la chanson lyrique contemporaine en actualisant le personnage. L’article d’actualité sur le mouvement des Gilets jaunes en France est justifié en quelques mots par les élèves : « même si je suis proche d’Agamemnon, je fais partie du peuple ». La notion de « confident » propre à la tragédie est ici rapprochée de celle du « peuple », actualisée à travers le mouvement populaire de 2019 par les élèves.

Si la pertinence des liens peut parfois être remise en question, ils témoignent, par l’actualisation, d’une appropriation de l’oeuvre racinienne. En effet, ces partages donnent à voir en palimpseste les émotions et pensées des sujets lecteurs qui, à travers ces « correspondance[s] entre le monde du texte et [leur] monde intérieur » (Shawky-Milcent, 2016, p. 97), se racontent eux-mêmes. Ainsi, le profil fictif d’Arcas montre des élèves investis dans l’actualité du mouvement des Gilets jaunes et passionnés de rap français à travers deux artistes mentionnés, Kery James et Kalash Criminel, évoquant, dans leurs titres, leur propre quotidien à travers les thèmes de la vérité, des banlieues et des inégalités françaises. A contrario, le profil fictif d’Eriphile présente un portrait composite de jeunes filles questionnant l’amour, la sororité, la jalousie et la famille.

Un double mouvement semble s’opérer; l’actualisation permet de rapprocher l’oeuvre du monde connu des jeunes lecteurs, mais elle amène également au sein de l’oeuvre le portrait de ses lecteurs. Ce double mouvement nous semble être également un indicateur de l’engagement dans la lecture.

4.5. L’invention : quand le personnage racinien se rapproche des élèves…

Certains groupes se sont investis davantage dans l’écriture du faux profil et ont imaginé des actions menées par leurs personnages avant le jour tragique, ce qui n’était pas demandé expressément dans les consignes (voir annexe 2). Ainsi, c’est l’unité d’action qui s’efface et nous voyons les personnages s’affairer à d’autres activités, déconnectées de l’oeuvre racinienne. Iphigénie évoque sur son mur les préparatifs de son mariage avec sa recherche de robe de mariée et Clytemnestre, par exemple, rapporte des évènements de son quotidien, comme se promener dans « les jardins odorants du château » et en profite pour « couper quelques roses et en faire un magnifique bouquet » (voir illustration 8).

Illustration 8

Extrait du profil de Clytemnestre

Extrait du profil de Clytemnestre

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Ce point mérite une attention particulière. S’il nous semble témoigner d’un engagement dans la construction d’un profil vraisemblable, l’invention à l’oeuvre modifie la nature du personnage racinien. En effet, en racontant son quotidien, il perd sa supériorité et devient un individu normal; cela semble avoir deux conséquences importantes. Tout d’abord, le personnage se rapproche ainsi, en perdant de sa superbe, des élèves, ce qui facilite le processus d’identification et efface la tentation du rejet du livre. Mais cela modifie également en profondeur la notion de tragique classique; l’écriture de profils Facebook amène-t-elle à réécrire l’oeuvre en glissant du tragique du XVIIe siècle à une pensée tragique moderne dans la lignée de Beckett et éloigne-t-elle les élèves de l’oeuvre lue ?

Le dispositif semble aider les élèves à s’engager dans la lecture en témoignant, par la réécriture transmédiatique, d’une appropriation en cours de l’oeuvre, par l’intermédiaire d’une lecture effective ou d’une « expérience du récit ». Cependant, ces engagements, somme toute positifs, interrogent sur une limite du dispositif : éloigne-t-il paradoxalement les élèves de l’oeuvre classique à lire ?

5. Un dispositif en question : un dispositif pour engager les élèves dans une interprétation de l’oeuvre ?

Sur l’ensemble des 64 posts publiés sur tous les profils, deux grandes thématiques sont représentées : 20 posts évoquent la dimension amoureuse de la tragédie et 19 posts le sacrifice. Cependant, l’observation des différents profils ne montre pas un équilibre entre les deux thèmes. Les profils des personnages renvoyant au trio amoureux (Achille, Iphigénie, et Eriphile, auquel on peut ajouter la confidente d’Eriphile, Doris) évoquent à peine le sacrifice et la dimension militaire (sept posts, soit 21 % des posts) faisant une grande place à la dimension amoureuse (quatorze posts, soit 41 %). Au contraire, le profil d’Agamemnon ne l’évoque pas du tout. Dans la mesure où l’enjeu de la tragédie de Racine est le sacrifice, cette observation invite à réflexion : le dispositif permet-il l’amorce d’une lecture interprétative ?

5.1. Iphigénie : une simple histoire de coeur ?

La thématique du mariage revient à de nombreuses reprises dans les différents profils : Achille et Iphigénie sont affairés à l’organisation tandis qu’Eriphile exprime sa jalousie. En mettant en lumière cet élément de la pièce retenu par les élèves, on peut alors se demander si le dispositif ne devient pas alors un écran, les éloignant de l’enjeu véritable de la tragédie.

Par exemple, la rivalité amoureuse entre les deux amies Iphigénie et Eriphile prend une place très importante dans les différents écrits. Ainsi, sur le profil d’Iphigénie, on trouve non seulement le partage du clip vidéo de Vitaa Ma soeur, dont les paroles évoquent la trahison d’une soeur de coeur tombée amoureuse du copain de l’autre, mais aussi une allusion à cette rivalité dans un post en fin de jour tragique : « Je viens d’apprendre la mort d’Eriphile je suis triste même si elle m’a trahie en aimant également Achille ». La nuance apportée au chagrin témoigne d’une rivalité beaucoup plus présente que dans l’oeuvre de Racine; l’Iphigénie de Racine oublie vite sa jalousie tandis que celle des élèves demeure amère (voir illustration 9).

Illustration 9

Extrait du profil d’Iphigénie

Extrait du profil d’Iphigénie

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On se situe ici au-delà de la simple reformulation de la cinquième scène du deuxième acte de la tragédie racinienne; il semble s’agir plutôt d’une recréation qui vient réécrire l’oeuvre de Racine en en modifiant un enjeu en profondeur. D’ailleurs, le sacrifice n’est évoqué qu’une seule fois sur le profil de la princesse (voir illustration 10).

Illustration 10

Extrait du profil d’Iphigénie

Extrait du profil d’Iphigénie

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Le devoir et la force du caractère d’Iphigénie développés chez Racine n’apparaissent pas ici; on devine plutôt sa colère – « vous y croyez-vous ? » – contre son père. Il y a à présent deux Iphigénie qui se distinguent : d’une part celle de Racine, d’autre part celle des élèves.

5.2. Le paradoxe du dispositif : un Agamemnon non actualisé, mais plus proche de l’enjeu du texte

L’enjeu majeur d’Iphigénie est, nous l’avons dit, le sacrifice. Cependant, ce mot et ses synonymes n’apparaissent qu’à dix reprises dans l’ensemble des profils, dont cinq occurrences sur le profil d’Agamemnon, et une seule mention sur les profils d’Iphigénie, d’Eriphile, d’Ulysse, de Doris et d’Achille. Ainsi, le sacrifice n’est pas évoqué une seule fois sur les profils d’Arcas et de Clytemnestre, même s’il peut être sous-entendu à travers l’expression « secret touchant » sur le profil d’Arcas. Cela attire particulièrement notre attention, d’autant plus que le profil d’Agamemnon est celui qui tend essentiellement vers la reformulation et témoigne de moins d’engagements dans l’invention. En effet, sur le profil du roi de Mycènes, sept posts (sur les neufs) sont des résumés de scènes ou de vers. L’illustration 11 synthétise la deuxième scène du deuxième acte, première rencontre entre Iphigénie et son père, qui se termine sur les mots du roi : « Vous y serez, ma fille./ Adieu ». Les élèves ont alors reformulé le texte dans leurs propres mots.

Illustration 11

Extrait du profil d’Agamemnon

Extrait du profil d’Agamemnon

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Un seul post évoque une actualisation; est partagée la chanson de James Brown, I feel good, pour illustrer le soulagement d’Agamemnon à la fin de la tragédie de voir sa fille épargnée. Le dernier post partage maladroitement une photographie du masque d’Agamemnon exposé au Musée archéologique d’Athènes, justifiée par le texte suivant : « Cool ils ont retrouvé mon masque !!! » (voir illustration 12). Ici, la pertinence du partage en lien avec la tragédie classique peut être remise en question.

Illustration 12

Extrait du profil d’Agamemnon

Extrait du profil d’Agamemnon

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Et pourtant, ce seul profil, qui semble témoigner ainsi d’un engagement moindre, est en même temps le seul qui interroge cet enjeu clé de la pièce, le sacrifice. Ce paradoxe invite à réflexion.

Nous avons donc comparé les profils écrits par les élèves avec les échanges intersubjectifs qui ont eu lieu lors de la séance précédente (voir annexe 1). Le sacrifice n’est ni méconnu ni ignoré. En effet, les questions sont alors nombreuses, exprimées par des élèves issus de tous les « cercles de personnage ». L’illustration 13 nous semble, à ce titre, intéressante. Inès, qui a participé à l’écriture collaborative du profil d’Iphigénie, interroge le reste de la classe; elle ne comprend pas pourquoi le roi cache la vérité du sacrifice à sa fille.

Illustration 13

Extrait d’un échange collectif en classe entière

Extrait d’un échange collectif en classe entière

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Dans cet échange, Inès conteste le texte, amorçant d’ailleurs une posture de « texte-objet » avec la prise de conscience guidée par l’enseignant de deux niveaux de réception de l’oeuvre racinienne. Loin d’être ignoré, le sacrifice est au coeur des questionnements. On peut donc en déduire que les questionnements ne trouvent pas leur place pour les élèves dans l’écriture du profil. Nous formulons l’hypothèse qu’en écrivant les profils, les élèves se sont concentrés sur ce qu’ils comprenaient et ont, de facto, écarté tout ce qui était, pour eux, incompréhensible, non seulement l’aspect littéraire du texte – langue, référence, etc. – mais aussi les questions éthiques. La peur de l’erreur, le jeu de la sécurité – on n’écrit que ce qui a été compris – à l’oeuvre dans l’écriture semble les avoir invités à tout simplement taire le sacrifice. En effet, sans culture littéraire et religieuse, sans contextualisation, les élèves ne peuvent concevoir qu’un parent puisse vouloir sacrifier son enfant, ni le poids d’une religion exigeant des sacrifices humains, ni le lien logique entre la mort d’une jeune fille et la venue de vents. Ces réflexions ne peuvent plus être comprises au XXIe siècle sans recours à des connaissances livresques et culturelles. Le dispositif d’écriture de l’oeuvre n’éloignerait pas tant de l’oeuvre racinienne, mais ne témoignerait que des éléments compris et appropriés.

Cela signifie que le dispositif d’écriture ne saurait être un aboutissement, mais doit permettre à l’enseignant de développer une étude de l’oeuvre. Dans quelle mesure le dispositif permet-il de faire émerger ces questionnements ? Cette question fera l’objet d’une prochaine analyse. L’échange donne à voir une réflexion autour de l’oeuvre, venant montrer un biais de l’écriture transmédiatique; les profils ne donnent pas à voir l’intégralité des réflexions du sujet-lecteur, écartant les tâtonnements et les hésitations.

Toutefois, nous considérons que s’il y a un questionnement, c’est qu’il y a bien un intérêt pour le texte littéraire.

5.3. Un « éclairage dépaysant sur un texte du passé » (Citton, 2007, p. 384) : la lecture d’Eriphile

Si l’on note une certaine limite du dispositif d’écriture, insuffisant si la contextualisation et l’étude du texte ne sont pas prises en charge ensuite par l’enseignant, et si un temps de questionnements sur l’oeuvre n’a pas lieu après l’écriture, il semble toutefois dans un même temps faire émerger une actualisation de l’oeuvre de Racine. C’est le cas de la lecture du personnage d’Eriphile qui modifie en profondeur Iphigénie. Ce personnage a particulièrement retenu l’attention des élèves, alors qu’elle est plus discrète dans la tragédie de Racine; elle est en effet le personnage le plus évoqué sur l’ensemble des huit profils (seul celui d’Arcas ne l’évoque pas, et 21 % des posts, sans compter son propre profil la mentionnent).

Iphigénie de Racine est une tragédie singulière dans la mesure où elle se termine sur une fin heureuse, où le spectateur, entraîné par les autres personnages, est soulagé lors du dénouement de voir Iphigénie échapper au sacrifice. Il est alors peu touché par la mort d’Eriphile. En effet, le dramaturge écrit que cette princesse « mérite en quelque sorte d’être punie, sans être pourtant tout à fait indigne de compassion » (Racine, 2010, préface). Si dans la tragédie, elle est un personnage secondaire qui meurt, hors-scène, dans une certaine indifférence, elle concentre l’attention des élèves. Cette compassion évoquée par Racine a été très investie par la classe qui propose une nouvelle lecture de ce personnage et donc de la tragédie.

L’observation des différents profils construit un portrait complexe de ce personnage : si elle est parfois un simple personnage sacrifié sauvant Iphigénie et ramenant les vents (Agamemnon et Ulysse), elle est un personnage considéré (Clytemnestre lui rend hommage) voire une amie (Doris, Iphigénie et Achille). Ainsi, Doris devient une confidente au sens moderne du terme : elle est la meilleure amie d’Eriphile; Iphigénie la considère comme sa « soeur de coeur ». Les élèves ayant écrit le profil de cette princesse étrangère la présentent comme un être complexe malheureux. Sur son profil se lit une profonde souffrance. Onze posts ont été écrits : un annonce sa mort et est rédigé par Doris; tous les autres renvoient à une douleur : six évoquent son amour pour Achille et sa jalousie envers Iphigénie, trois à la souffrance de sa situation d’orpheline et un à son mal-être. La méchanceté du personnage qui dénonce tout de même son amie en apprenant qu’elle pourrait être sacrifiée – et donc laisser Achille libre – est justifiée, pour les élèves, par ce profond mal-être dont Doris essaie de la décharger en l’invitant à parler dans de nombreuses remarques à l’image de l’illustration 14.

Illustration 14

Extrait du profil d’Eriphile

Extrait du profil d’Eriphile

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Sur son profil, on peut lire ainsi que « personne ne veut [d’elle] » : la page semble faire entendre un puissant appel à l’aide qui n’est entendu par personne d’autre que Doris impuissante. Son sacrifice tend à devenir un suicide. Eriphile devient la figure de l’étrangère sans lien, dans un monde où ceux qui l’entourent sont en famille, en couple et chez eux. Elle est la figure de la déracinée qui est sacrifiée dans l’indifférence générale; elle fait entendre la voix de ceux qui sont condamnés à souffrir en silence. Il ne s’agit pas d’une recréation du personnage à l’instar du cas du personnage d’Iphigénie étudié précédemment, mais d’une réception singulière propre à la situation de lecture. Inconsciemment, les élèves s’inscrivent dans la réception des mythes antiques au cours du XXe et XXIe siècle[9]. L’écriture du profil à travers la lecture subjective empathique apporte ici un « éclairage dépaysant sur un texte du passé » (Citton, 2007, p. 384).

Conclusion : l’importance de l’accompagnement du dispositif

L’écriture de profils de personnages fictifs sur Facebook n’apparaît ainsi pas seulement comme un simple outil didactique attractif, il permet surtout de rapprocher les élèves d’une oeuvre patrimoniale qui leur est radicalement étrangère. Ce rapprochement s’opère dans un mouvement particulier. En effet, dans un premier temps, la tragédie racinienne semble modifiée en profondeur, voire dénaturée, mais il semble que c’est paradoxalement cela qui permet, ensuite, de rapprocher les élèves et de les engager dans la lecture effective du texte, dans une lecture interprétative et dans son étude menée en classe.

Il nous semble, à la suite d’Emelina (1999), que cette désacralisation de l’oeuvre racinienne est impérative si l’on souhaite permettre une rencontre entre le faible lecteur du XXIe siècle et la tragédie classique. L’investissement par les élèves du personnage d’Eriphile semble ainsi montrer que l’oeuvre racinienne a pu les toucher. Le dispositif d’écriture sur les réseaux sociaux se doit ensuite d’être prolongé par un travail de contextualisation et d’un étayage de l’enseignant. En effet, nous avons pu voir que tous les questionnements des élèves ne trouvent pas de réponse dans l’écriture transmédiatique; ils en sont même, au contraire, écartés. Afin de favoriser l’entrée dans la lecture, l’écriture de profils nous semble avoir un enjeu didactique important : rapprocher les faibles lecteurs d’oeuvres patrimoniales difficiles et enclencher une appropriation.

Dans le cadre de cette étude, la dimension collaborative de l’écriture n’a pas été étudiée. Nous nous sommes limitée à l’étude des profils en eux-mêmes et non à leur élaboration intersubjective. Néanmoins, le rôle des pairs nous semble majeur et méritera, dans un prochain travail, notre attention. À la suite des travaux de Sauvaire (2013), nous souhaitons nous demander dans quelle mesure les échanges intersubjectifs orientés vers une écriture collaborative coconstruisent une lecture interprétative et constituent la « communauté de scripteurs » en une communauté de lecteurs.