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Le Centre d’histoire du travail de Nantes

L’idée de créer un lieu spécialisé dans la collecte d’archives militantes est née d’un constat préoccupant : malgré l’existence d’un réseau d’archives publiques, départementales et municipales, les archives des militants comme celles des organisations syndicales risquaient de se perdre faute d’un lieu et d’une politique de conservation adaptés, d’autant plus que, si l’on excepte quelques rares archivistes de syndicat férus d’histoire (cette fonction est inscrite dans les statuts de certaines centrales), les militants syndicaux, préoccupés du présent et de l’avenir, du combat au quotidien, se souciaient peu du passé et a fortiori de leur propre passé. Trop modestes, les militants ne comprenaient pas toujours que leur témoignage ou leurs archives pouvaient servir à écrire l’histoire. Le résultat en fut au pire la perte, voire la destruction d’archives précieuses, au mieux leur entassement dans des lieux non appropriés où elles attendaient d’être classées et répertoriées.

Restituer son histoire au mouvement ouvrier

En 1980, à Nantes, quelques universitaires, dont Yannick Guin, enseignant à la faculté de droit, aidés d’autres personnalités, comme François Le Madec, syndicaliste et conseiller municipal de Nantes chargé des relations avec les syndicats et le monde du travail, prennent conscience de la nécessité de préserver ces richesses. « Sauvegarder la mémoire ouvrière », « restituer son histoire au mouvement ouvrier » deviennent leurs mots d’ordre. Plus même : les créateurs du Centre de documentation du mouvement ouvrier et du travail (CDMOT, futur Centre d’histoire du travail) croient en la nécessité, pour la classe ouvrière, de pouvoir écrire elle-même son histoire.

Le CDMOT s’installe en 1981 dans un lieu hautement symbolique : la Bourse du travail de Nantes, à proximité des centrales syndicales. Il y restera dans des conditions assez précaires jusqu’en 1994, date à laquelle il emménage sur l’île de Nantes, dans le bâtiment Ateliers et Chantiers de Nantes tout juste rénové, sur le site des anciens chantiers navals. Le centre de documentation devient alors le Centre d’histoire du travail (CHT).

Que trouverez-vous si vous franchissez les portes du CHT ? Des fonds d’archives d’organisations syndicales et politiques locales, mais aussi nationales (Confédération nationale des syndicats de travailleurs paysans, Parti socialiste unifié) ; un centre de documentation militant, le Centre de documentation anarchiste, qui a confié au CHT la gestion de sa bibliothèque et de ses périodiques ; une bibliothèque forte de 16 000 ouvrages ; des collections de périodiques syndicaux et politiques ; un fonds iconographique extrêmement riche sur la Loire-Atlantique ouvrière et paysanne. Vous trouverez également des fonds de militants ouvriers, paysans, enseignants, de quelques coopérateurs, et non des moindres !

L’histoire coopérative par « en bas »

Il y a tout d’abord Georges Lasserre. Juriste et économiste de formation, ce spécialiste incontournable du mouvement coopératif avait confié à son ami Henri Desroche son volumineux fonds d’ouvrages, qui aujourd’hui a pris place dans les rayonnages du CHT. Il y a ensuite André Hirschfeld, expert auprès du Bureau international du travail, maître des requêtes au Conseil d’Etat, ingénieur agricole et administrateur civil au ministère de l’Agriculture. Son fonds comporte pour l’essentiel de la documentation sur le mouvement coopératif international, ainsi que les études qu’il a menées ou coordonnées sur le développement du mouvement coopératif à travers le monde dans les années 50 et 60. Beaucoup de littérature grise dans ces deux fonds, ainsi que dans celui que nous avons intitulé FNCC et qui comprend tous les comptes rendus de congrès de 1913 à 1983. De quoi faire l’histoire de la coopération par en haut, mais pour celle d’en bas les sources sont plus rares.

Bien moins volumineux, mais non moins intéressant, le CHT conserve également les archives de l’Entente communautaire, structure fédérant les communautés de travail, animée notamment par Jean Gray, secrétaire général, directeur du groupe Animation du Collège coopératif (EHESS).

La récolte peut sembler maigre et, ce faisant, attester que le mouvement coopératif fut loin d’être au coeur des préoccupations du CHT, alors que nombre de militants ouvriers, et bien davantage encore du côté des paysans, se sont investis dans le mouvement coopératif, comme en témoignent les biographies d’un Bernard Lambert (chef de file des paysans-travailleurs) ou d’un Bernard Thareau (animateur de la célèbre Cana, Coopérative agricole de La Noëlle d’Ancenis, et député socialiste européen dans les années 80)… tout comme le contenu de leurs archives. Ainsi, dans la plupart des fonds paysans, la coopération agricole est présente çà et là, dans des dossiers documentaires ou comme trace d’une intervention syndicale. Ouvrière ou agricole, la coopération est enfin présente dans l’important fonds iconographique et ouvre des portes pour les amateurs d’histoire orale.

Si la coopération n’est pas absente du CHT, elle le doit également à l’activité de Robert Gautier, dont nous avons publié les travaux récemment (La Prolétarienne, L’Union, La Ménagère… Les coopératives de consommation dans la Basse-Loire, 1880-1980, CHT, 2012 [Recma, n° 326, octobre 2012, NDLR]). Pugnace, il ne rate jamais une occasion de faire revivre ce pan d’histoire sociale négligé, bien que toujours présent dans la mémoire des anciens qui se souviennent du jeton, du carnet, du tampon de la coopérative fréquentée jadis par la famille.

A n’en pas douter, le centenaire de la Première Guerre mondiale offrira aux chercheurs en économie sociale et solidaire l’occasion de parler à nouveau de ce qui anima le quotidien d’une fraction non négligeable des classes populaires pendant des décennies.

Christophe Patillon

L’actualité d’Albert Meister

A l’occasion de l’arrivée récente du fonds d’archives Albert Meister dans ses collections, l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Imec), en partenariat avec la Fondation Crédit coopératif, a organisé le 14 novembre 2013, à l’abbaye d’Ardenne (Calvados), une journée d’étude intitulée « Sociologue de l’utopie : Albert Meister, l’autogestion et le mouvement coopératif ». L’objectif était de réunir des chercheurs (historiens et sociologues) et des « praticiens de l’utopie » pour (re)découvrir l’oeuvre d’Albert Meister, en mesurer l’actualité et la confronter aux enjeux actuels de l’économie sociale et solidaire.

Une oeuvre féconde

L’ouverture des travaux, assurée par Olivier Corpet, a constitué l’un de ses moments forts. Il est vrai que le fondateur de l’Imec fut aussi l’une des figures intellectuelles de l’autogestion dans les années 70 et 80 et l’un des plus proches amis d’Albert Meister, dont il publia le dernier ouvrage chez Privat (L’autogestion en uniforme, étude du modèle autogestionnaire péruvien après le coup d’Etat militaire de 1968).

La matinée, intitulée « Une pensée à redécouvrir », confiée aux historiens et consacrée en quasi-totalité au parcours professionnel et intellectuel d’Albert Meister, a permis de revenir sur l’itinéraire du sociologue des années 50 jusqu’à sa mort prématurée en 1982 (Eric Belouet), sur ses influences intellectuelles – de Marx à Pareto (François Bordes) – et sur l’apport de ses nombreux travaux consacrés aux expériences autogestionnaires à travers le monde (Frank Georgi). Son oeuvre de satiriste n’a pas été oubliée, cette demi-journée ayant été entrecoupée par la lecture d’une pièce radiophonique écrite par Albert Meister pour France Culture sur le thème de l’odontoxylocatharsologie (science du cure-dent), évidemment diffusée un 1er avril (1965). La matinée a donc été l’occasion pour les participants de se familiariser avec l’oeuvre féconde du libertaire Meister, mais aussi avec une personnalité complexe et attachante (Belouet E., 2013, « Albert Meister (1927-1982), sociologue désabusé de l’utopie », Recma, n° 328, NDLR).

L’autogestion toujours

Le « décor » ainsi planté, l’après-midi (« Perspectives et pratiques ») avait pour but de connecter les travaux de Meister aux réalités des utopies concrètes d’aujourd’hui. Les historiens Michel Dreyfus et Timothée Duverger ont d’abord présenté, chacun sous un angle différent (les sources pour le premier, les structures pour le second), l’émergence de l’économie sociale à la fin des années 70. Le sociologue Frédéric Lesemann, dont Albert Meister fut le directeur de thèse, a apporté de précieux éclaircissements sur ce que le regard critique du sociologue pouvait avoir d’actuel. Enfin, une table ronde réunissant trois acteurs importants du Crédit coopératif et de l’économie sociale – Jean-Louis Bancel, Jean-Claude Detilleux et Hugues Sibille – a donné lieu à des débats passionnés sur l’apport pratique des travaux de Meister.

De nombreux échanges avec la salle ont permis un dialogue permanent entre les intervenants et un public composé de quelques chercheurs et de nombreux praticiens de l’économie sociale. L’occasion aussi de présenter des expériences réussies d’autogestion, à l’image de la Librairie du Boulevard, coopérative autogérée établie depuis plusieurs décennies à Genève.

La réussite de cette journée a convaincu ses organisateurs de ne pas en rester là. D’ores et déjà, la publication des actes est programmée et sera rapidement mise en chantier, avec le double objectif de restituer les apports des différents intervenants et de les élargir à d’autres qui n’avaient pu prendre place dans le cadre forcément restreint d’une journée d’étude. Gageons que l’ouvrage à naître sera l’occasion d’attirer l’attention d’un plus large public sur une oeuvre aussi vivante que stimulante.

Eric Belouet

L’ESS et le bien-être

Les 28 et 29 novembre 2013, à La Pommeraye-en-Anjou, s’est tenu un colloque sur « Les organisations de l’ES : laboratoires du bien-être », organisé par le contrat de projet Etat-région (CPER) Pays de la Loire en collaboration avec le Réseau Grand Ouest pour la recherche en économie sociale et solidaire (RgoRESS), piloté par Erika Flahault (université du Maine). Ce colloque interdisciplinaire rassemblait chercheurs (économie, sciences de gestion, sociologie, histoire, psychologie) et acteurs (militants associatifs, coopérateurs et mutualistes), avec une forte participation du comité de rédaction de la Recma (E. Bidet, G. Caire, F. Doligez, H. Noguès, P. Toucas-Truyen).

Il s’agissait évidemment de dépasser la tautologie de la recherche du bien-être par l’ESS. Les interventions historiques (Y. Marec, H. Noguès, P. Toucas-Truyen) et celles portant sur les pays du Sud (F. Doligez, K.-A. Malanhoua) ont démontré que le bien-être, loin d’être une notion univoque, varie selon les cultures, les sociétés et les époques. Dans le contexte actuel de crise, l’articulation de cette notion fluctuante, relative et subjective avec les missions juridiquement et précisément définies qui sont confiées aux organisations de l’ESS se heurte à de nombreuses contraintes.

Le bien-être sous contrainte

Les contraintes sont d’ordre économique (baisse des aides publiques, hausse des besoins sociaux, dogme de la rentabilité imposé sans discernement à tous les secteurs), réglementaire (législations nationales et européennes privilégiant le quantitatif plutôt que le qualitatif) et sociétal (hausse des vulnérabilités de toutes natures). Malgré leur diversité, les études de cas présentées (MGEN, Crédit mutuel, Association pour la promotion des actions sociales et éducatives [Appase], crèche…) témoignent de marges de manoeuvre de plus en plus réduites pour les acteurs, qu’ils soient administrateurs ou salariés. La frustration et le malaise de ces derniers sont sensibles, notamment dans les associations, car ils sont contraints à la posture schizophrénique de devoir concilier leur mission au service du bien-être avec la gestion de la pénurie et l’omniprésence du discours sur la rentabilité (A. Biegel, C. Le Gourrierec). Dans le secteur des mutuelles santé, le lien avec l’adhérent et l’exercice de la démocratie sont mis à mal par le gigantisme organisationnel résultant des concentrations elles-mêmes induites par les normes européennes (O. Boned). Le renforcement de la « proxémie » (P. Glémain) au niveau spatial et organisationnel est une condition pour la pérennité du caractère d’économie sociale (I. Gueye).

L’expérimentation du bien-être par l’ESS

D’un point de vue historique, les organisations de l’ESS ont accompagné l’évolution de la conception du bien-être. Au xixe siècle, elles ont permis aux travailleurs d’accéder à une protection sociale, à une alimentation de qualité, voire aux « équivalents de la richesse », selon les termes de Godin. En ce sens, elles ont bien constitué des « laboratoires » dans lesquels l’Etat social a puisé son inspiration. Au xxe siècle, elles ont permis à leurs adhérents d’accéder à des éléments de confort, nouveaux standards du bien-être. En tant que leviers de changement, elles doivent aujourd’hui répondre à des problématiques complexes, d’un point de vue global ou local. Dans le domaine de la santé, des finances solidaires et de l’insertion, qui touchent aux vulnérabilités, il s’agit davantage de réparer que de transformer. En revanche, l’habitat coopératif (E. Bioteau) correspond généralement à une altérité choisie. Les coopératives de travail et d'emploi, qui jouent un rôle essentiel dans la transmission des entreprises, relient bien-être individuel et bien-être collectif (M.-C. Barbot, S. Bertrand).

Entre Etat et territoire

Il s’avère cependant que, en dépit des évidences, la thématique du bien-être, assumée dans la plupart des organisations de l’économie sociale, reste impensée, voire dissonante, dans d'autres. Se pose alors la question de l’intervention des pouvoirs publics, nécessaire pour associer ceux qui sont exclus, pour éviter le détournement des statuts (notamment vers le lucratif), pour que le projet collectif corresponde au bien-être collectif. Le projet doit s’inscrire dans des statuts, car on ne peut laisser les acteurs, sous peine de dérives, établir leurs propres règles. Par ailleurs, au risque d’enfoncer des portes ouvertes, il est bon de rappeler que le bien-être doit être maximisé du côté sociétarial et non du côté actionnarial.

Au niveau local, les organisations de l’ESS génèrent des innovations pour le territoire, à condition de parvenir, par le débat et la multiplication des échanges, à articuler le bien-être des usagers, celui des bénévoles-militants et celui des salariés, qui ne sont pas forcément congruents (A. Dussuet, L. Prouteau). La question de la gouvernance est décidément incontournable et lancinante dans l’économie sociale. La Nouvelle Economie fraternelle (NEF, R. Noyer) semble à cet égard exemplaire par sa fidélité au projet initial et l’application systématique de la transparence (publication des projets financés, traçabilité).

En conclusion, la question du bien-être dans l’économie sociale est loin d’avoir été épuisée par ce colloque. Sa mise en oeuvre reste assurément perfectible.

Patricia Toucas-Truyen

L’économie sociale et la lutte contre la criminalité organisée

Le 8 novembre 2013 s’est tenue à Bruxelles, sous les auspices du Conseil économique et social européen (Cese) et à l’initiative de l’association Cultura contro Camorra, une conférence consacrée à la lutte contre la criminalité organisée, dont la Commission européenne considère qu’elle constitue « une menace contre les citoyens européens, les entreprises, les institutions des Etats membres et l’économie dans son ensemble ».

Frapper les réseaux criminels au portefeuille

Frapper les réseaux criminels au portefeuille par la confiscation de leurs biens est l’un des moyens les plus efficaces de les combattre. Cela relève au premier chef de la responsabilité des Etats, dont la Commission souhaite appuyer l’action, d’autant que l’activité des réseaux ne connaît pas de frontières. D’où la proposition de directive sur le gel et la confiscation des produits du crime, à l’heure actuelle devant le Parlement européen. Dans son intervention, Stefano Manservisi, directeur général de la DG Affaires intérieures, a particulièrement insisté sur ce point : la criminalité organisée a un temps d’avance sur l’intégration européenne, elle est plus intégrée que les moyens utilisés pour la combattre, et il y a là une véritable asymétrie. La réutilisation sociale, thème principal de la conférence, lui paraît de ce point de vue un « formidable instrument » pour combattre les réseaux, notamment au niveau local.

Parmi les autres interventions, outre celles de Franco Ianniello, cofondateur de Cultura contro Camorra et animateur de la rencontre, on retiendra surtout celles de : Christophe Rouillon, du Comité des régions et vice-président de l’Association des maires de France, rapporteur de la directive précitée ; Laura Gravini, du Parlement italien et membre de la commission anti-mafia ; Rita Borsellino, du Parlement européen ; Ahmed Lahoue, du Sénat belge ; Miguel Cabra de Luna, du Comité économique et social européen ; Thomas Olson, responsable régional suédois ; et celles de plusieurs représentants des réseaux de soutien (Lega, Acli) des structures issues de la réutilisation sociale. On notera également le soutien apporté par Mireille Bruyère, de l’université de Toulouse et membre du collectif des Economistes atterrés, Jacques Defourny, de l’université de Liège et animateur du réseau Emes, Jean-Marc Mignon, de l’Organisation internationale du tourisme social (OITS), Geneviève Colas, du Secours catholique, et Marcel Hipszman, administrateur de l’association Recma.

La criminalité organisée constitue une menace de plus en plus sérieuse pour la démocratie et le respect du droit dans l’Union européenne. Les mafias sont devenues le moteur d’un développement « sous contrôle », capable d’influencer des choix politiques, notamment dans les territoires. Tel est le sentiment partagé par les participants. Une meilleure connaissance du phénomène mafieux est nécessaire : établissement d’une cartographie des organisations mafieuses, création d’un espace polyvalent-centre de ressources sur la mafia. Le travail de la Commission dans ce domaine, dans le cadre du plan d’action de l’UE 2014-2019 ou du rapport en préparation sur la corruption, devrait être davantage popularisé.

Cultura contro Camorra : l’expertise coopérative et associative

Par ailleurs, l’expérience montre que la confiscation des biens criminels est cruciale. Confier la gestion de ces biens à des coopératives ou à d’autres entreprises de l’économie sociale constitue une démarche tout à fait positive, comme le montre l’exemple italien, mais cela ne suffit pas à assurer leur pérennité (Mignemi N., 2013, « Coopératives et réutilisation sociale des biens confisqués à la mafia : le projet Libera Terra en Sicile », Recma, n° 328, NDLR). Ces entreprises doivent pouvoir compter aussi, éventuellement, sur la solidarité des réseaux de l’économie sociale au niveau de la formation gestionnaire, du financement et de la commercialisation des produits.

Le lancement officiel de l’association internationale (AISBL) Cultura contro Camorra a mis un point final à la conférence, dont c’était l’objet principal. Cultura contro Camorra, sise à Bruxelles, se donne pour mission de lutter contre la criminalité organisée dans l’UE, de fournir un soutien aux opérateurs locaux qui gèrent les biens confisqués et de promouvoir le message dont la réutilisation sociale est porteuse (www.recma.org/node/3681). A cette fin, elle organise des actions de sensibilisation, de mobilisation, de solidarité politique et économique, mais aussi d’appui à la formation, à la culture, à la commercialisation des biens produits dans les structures issues de la confiscation et à la finalisation de projets européens s’inscrivant dans cette démarche.

Les travaux de la conférence ont pris fin avec l’adoption d’une série de propositions qui pourraient être mises en oeuvre avec l’appui du Cese et du Comité des régions, et dont les principales sont les suivantes : faire l’inventaire des ressources et des bonnes pratiques en matière de réutilisation sociale en vue de leur diffusion dans l’UE ; promouvoir l’adoption dans les Etats membres de dispositions légales en faveur de la réutilisation sociale ; renforcer la solidarité politique au niveau des institutions européennes et la solidarité opérationnelle avec les structures de l’économie sociale ; sur ces bases, développer un programme, un calendrier et les financements pour sa mise en oeuvre (Feder, Fonds européen d’innovation…).

A l’occasion des prochaines échéances électorales, les présidents des groupes du Parlement, le président du Parlement européen, la Commission… pourraient s’engager à promouvoir l’utilisation à des fins sociales des biens confisqués aux réseaux criminels.

Mobilisation contre une menace démocratique

Le programme est ambitieux en regard des moyens, au départ très modestes, dont dispose l’association, mais il intervient à un moment où s’opère une prise de conscience de la menace très réelle que la criminalité organisée fait peser non seulement sur la sécurité des personnes, mais sur les institutions démocratiques elles-mêmes. Trop souvent perçue par l’opinion publique, influencée par l’approche sensationnaliste des médias, sous l’angle purement sécuritaire et donc relevant exclusivement des institutions régaliennes, la lutte contre les réseaux criminels exige un sursaut citoyen, comme celui qui en Italie a permis l’adoption en 1996 d’une loi sur la réutilisation sociale, demandée par un million de citoyens.

Certes, les situations ne sont pas en tous points identiques. Il n’y aurait pas de mafia en France, selon un récent rapport de la police judiciaire, qui reconnaît toutefois que certains groupes s’inscrivent dans une typologie mafieuse… A défaut d’une initiative de l’Etat de proposer un texte de loi dans ce sens, un important effort de sensibilisation est donc nécessaire en France, tant auprès des collectivités territoriales qu’auprès des réseaux de l’économie sociale et solidaire.

Marcel Hipszman

La place de la mutualité dans la protection sociale

En tant que dénominateur commun à l’économie sociale et à la protection sociale, la mutualité doit constamment se positionner par rapport aux projets réglementaires qui touchent les deux secteurs. Ceux-ci se sont succédé au cours des derniers mois.

La mutualité en plein chantier législatif

Le plus spectaculaire dans son énoncé – le projet de loi-cadre sur l’ESS du ministre Benoît Hamon – est probablement celui dont la réalisation aura l’impact le plus mesuré sur les mutuelles santé. Parmi les huit titres qui composent le texte, le quatrième concerne les mutuelles, ainsi que les sociétés d’assurance et les institutions de prévoyance. Sans doute la mutualité y gagnera-t-elle un meilleur outillage juridique pour « affronter la concurrence à armes égales », selon les termes du ministre [1], ce qui devrait se traduire à moyen terme par une rénovation partielle du Code de la mutualité. La possibilité de réaliser des opérations de coassurance entre organismes complémentaires relevant de codes différents (mutualité, assurances, Sécurité sociale) nécessite cependant une vigilance accrue sur la conformité desdits organismes aux principes de l’ESS, notamment la gouvernance. L’article 35, qui dispense les conseils d’administration de soumettre le montant des cotisations et des prestations au vote de l’assemblée générale, n’est certes pas un facteur de revitalisation démocratique. La question de la définition du périmètre de l’ESS est particulièrement sensible dans le domaine de la protection sociale, où le renforcement du rempart mutualiste face à la marée lucrative constitue un enjeu fondamental, non seulement pour les adhérents, mais pour l’ensemble de la société.

Le PLFSS n’est pas à la hauteur des enjeux

Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) 2014, adopté par l’Assemblée nationale le 3 décembre, ne répond décidément pas aux attentes mutualistes. On aurait pu s’attendre à ce que l’augmentation de 9 à 14 % de la taxe spéciale sur les conventions d’assurance (TSCA) pour les contrats non responsables s’accompagne d’un allégement de la fiscalité des contrats responsables et solidaires comme ceux des mutuelles. Il n’en est rien. Est également critiquée la réduction des moyens alloués à l’hôpital public. Selon Etienne Caniard, président de la Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF), « ce budget n’est pas à la hauteur des enjeux qui se posent à notre système de protection sociale : lutter contre le renoncement aux soins, réorganiser l’offre qui privilégie les urgences hospitalières et s’attaquer aux déficits et à l’endettement de la Sécurité sociale [2] ».

De fait, les dispositions prévues dans le cadre du PLFSS témoignent d’une difficulté à concevoir une politique globale de santé à portée universelle. Il est certes prévu que la prise en charge des dépassements d’honoraires par les contrats responsables soit plafonnée à un niveau fixé par décret, mais n’est-ce pas le principe même de cette prise en charge qui devrait être remis en question, tant il est une incitation à l’inflation des tarifs médicaux ? De même, l’extension partielle de l’encadrement des tarifs d’optique aux bénéficiaires de l’aide à l’acquisition d’une complémentaire santé (ACS), jusqu’alors réservé aux bénéficiaires de la CMU complémentaire, peut être lue comme une mesure timorée de renforcement des dispositifs assistanciels, faute de prendre des mesures d’ensemble contre l’envolée des tarifs.

En décembre, le Conseil constitutionnel a invalidé le dispositif relatif aux clauses de recommandation en vue de la généralisation de la complémentaire santé en entreprise prévue dans le cadre de l’ANI. Ce dispositif favorisant, par le biais de la fiscalité, les opérateurs en complémentaire santé recommandés par les branches professionnelles, les responsables du mouvement mutualiste craignaient qu’il ne profite surtout aux institutions de prévoyance, déjà très présentes en entreprise. Ils ont donc accueilli avec satisfaction la décision du Conseil constitutionnel.

Les réseaux de soins

Une proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale le 19 décembre, devrait permettre aux mutuelles comme aux assureurs et aux institutions de prévoyance de pratiquer des remboursements plus avantageux auprès des professionnels de santé avec lesquels ils ont passé une convention. Cette disposition ne concernerait dans un premier temps que l’optique, les soins dentaires et l’audioprothèse, dont le financement par l’assurance maladie obligatoire est inférieur à 50 %, alors que l’actualité récente a mis en exergue les tarifs abusifs pratiqués par un certain nombre de ces professionnels de santé. Les réseaux de soins, auxquels adhèrent encore peu de petites et moyennes mutuelles (pour celles qui subsistent…), apparaissent comme une formule propre à ouvrir l’accès à des prestations de qualité pour tous les adhérents. Par ailleurs, la maîtrise des tarifs médicaux dans le cadre des réseaux de soins apparaît comme un facteur primordial de régulation des dépenses de santé. Notons au passage que la loi ne vise pas particulièrement à favoriser les réseaux de soins mutualistes, mais simplement à ouvrir aux mutuelles une possibilité qui n’était jusqu’alors offerte qu’aux assureurs et aux institutions de prévoyance, régis par d’autres codes.

Un complément (et non une alternative) aux régimes de Sécurité sociale

A l’occasion de son Forum mondial, qui s’est tenu en novembre 2013 à Doha (Qatar), l’Association internationale de la sécurité sociale (AISS) [3] a présenté aux participants un rapport intitulé « Les mutuelles, un outil pour le développement de la protection sociale dans le monde, en particulier dans le domaine de la santé ». Un tel titre ne peut susciter aucune surprise en France, où le rôle historique de la mutualité dans la genèse de l’Etat social et dans le fonctionnement actuel de la protection sociale n’est plus à démontrer. Plus largement, le modèle mutualiste a été historiquement expérimenté dans la plupart des pays occidentaux. Le document de l’AISS n’en présente pas moins un caractère inédit, car il s’agit de la première reconnaissance des mutuelles par les différents systèmes de sécurité sociale qui les considéraient jusqu’alors comme concurrentes des régimes obligatoires.

L’AISS reconnaît la validité des expériences mutualistes menées dans divers pays africains (Mali, Burkina Faso, Bénin). Cependant, celles-ci restent souvent limitées aux fonctionnaires ou aux employés de grandes entreprises, laissant en marge de la protection sociale les travailleurs du secteur informel, qui sont très largement majoritaires dans les pays en voie de développement. La formule mutualiste a permis et permet encore de nos jours de déclencher le processus de mise en place des systèmes de protection sociale. Elle apparaît nécessaire en complément des régimes obligatoires et pour maintenir une conception solidaire et démocratique de la protection sociale. Toutefois, elle ne peut jamais suppléer complétement à l’action de l’Etat dans le domaine de la santé. La création de la Sécurité sociale en 1945 a généré un progrès considérable pour le bien-être de la population française et l’instauration d’une couverture santé universelle est aujourd’hui plébiscitée dans les pays en voie de développement [4]. Les mutuelles santé sont une composante de l’ESS qui, dans l’intérêt général, doit rester un complément et non être une alternative au système public d’assurance maladie.

Patricia Toucas-Truyen

La responsabilité des concepteurs de mesure de « l’impact social »

L’impact social est à la mode et sa « mesure » est censée promouvoir des investissements sociaux menacés par une cure d’amaigrissement des budgets publics. Dans l’ombre de l’espoir généré par l’impact investing, entre 400 à 1 000 milliards de dollars selon JP Morgan, se glissent des facteurs de transformation essentiels pour le secteur social [5]. La substitution du mot « mesure » à « évaluation » laisse en effet souvent invisibles les conventions de la quantification [6]. Ainsi, Philippe Frémeaux, avec Florence Jany-Catrice, relève que l’évaluation des actifs non marchands conduit à inventer des prix pour des choses qui n’en ont pas, grâce à des conventions d’experts qui prennent le pas sur la délibération et la décision politique [7]. La prédilection pour la production d’« impact social » plutôt que la « construction sociale » attribue le changement à une cause – le financement ? – plus qu’à une co-construction des acteurs. L’extension du terme « investissement » à l’humain finit par s’appliquer aussi à des financements qui n’avaient pas de « stratégie de sortie » – la philanthropie, les fonds publics – ; les ONG sont censées « parler le langage des financiers sociaux » de la venture philanthropy et s’adapter aux contraintes du passif des assureurs sous Solvancy II. Enfin, le silence sur la différence entre les « entreprises collectives » de l’économie sociale (groupements de personnes) et l’entreprise sociale (définie dans les règlements européens par ses « effets sociaux positifs et mesurables » sous réserve que « les distributions de bénéfices ne compromettent pas son objectif essentiel ») conduit à considérer les résultats indépendamment de la gouvernance.

A l’heure où le Groupe d’experts de la Commission européenne sur l’entrepreneuriat social (Geces) doit se prononcer sur la mesure de l’impact social et où la France décide de relever au G8 le défi anglais sur la finance sociale, nul doute qu’il convient de s’interroger sur l’« impact investing au grand coeur » (L’Express, 4 novembre 2013, Le Figaro du 26 novembre titrant quant à lui « Convertir le secteur caritatif aux lois du marché »).

Des outils au service de l’industrie financière

Visant un cadre favorable aux entreprises sociales – et à leurs partenaires de l’économie sociale et de l’innovation sociale, selon son expression –, la Commission européenne a décidé de « développer une méthode pour mesurer [leurs] gains socio-économiques [et] leur impact sur la communauté ». Il s’agit notamment de guider les fonds d’investissement pour l’entrepreneuriat social européens et le Programme pour le changement social et l’innovation [8]. Un sous-groupe de travail du Geces [9] est chargé de définir un cadre commun de référence sur le plan européen. Le chantier est stratégique.

Dès lors, en effet, qu’il n’existe pas de définition commune de l’entreprise sociale en Europe, la mesure de l’impact social sera utilisée aussi bien pour qualifier les entreprises sociales que pour attester de leurs performances. La mesure de l’impact social devient ainsi un facteur de régulation.

La mesure d’impact vise à la fois à attirer les investisseurs et à rendre des comptes. Or, l’intermédiation va de plus en plus être faite par des gestionnaires d’actifs qui connaissent d’autant moins le secteur qu’ils appartiennent à l’industrie financière attirée par un nouveau marché (JP Morgan, Crédit suisse, Deutsche Bank…). Pour piloter à distance leurs « portefeuilles d’impact » à partir d’un ensemble homogène de titres d’entreprises sociales, ils ont créé des outils de reporting (Iris, Impact Base, GIIN) et de rating (GIIRS).

Selon le projet européen, toute entreprise sociale devrait se référer à la theory of change [10]. Utilisée dans l’aide internationale anglaise et américaine, il s’agit en fait d’une méthode, assortie d’outils de reporting, pour relier objectif explicite, chaînes causales et résultats. Elle a ses avantages lorsqu’elle sert la délibération entre les parties prenantes, mais laisse peu de place aux mécanismes qui ne peuvent pas être approchés ex ante. Le quantitatif peut devenir un ennemi du qualitatif. Cumuler l’obligation de se référer à un tel protocole et un système de « comply or explain [11] » comme le prévoit le rapport va pousser à la normalisation.

Les enjeux économiques du marché de « l’impact social »

Il est impératif de resituer [12] cet objectif de rendre des comptes aux investisseurs, en rappelant leur poids face à des entreprises sociales dispersées. Il est essentiel d’affirmer que l’attente d’une rentabilité économique ne correspond pas à la réalité de terrain ; que les risques de conformation et de sélection sont automatiquement défavorables aux structures atypiques et petites ; que ces outils de mesure appréhendent mal la gouvernance de l’économie sociale et qu’ils constituent un cadre peu adapté au financement du long terme. Enfin, l’effet de contagion sur les pouvoirs publics y confortera le pouvoir des experts. Des voix autorisées, comme U. Grabenwarter, chef du développement Impact Investing and Social Finance au Fonds européen d’investissement, affirment que l’investisseur veut surtout connaître comment son argent est utilisé et qu’il n’attend pas de se positionner en fonction d’indicateurs « moyennés » entre secteurs sur le plan mondial.

Le Petit précis de l’évaluation de l’impact social publié en octobre 2013 par l’Avise, l’Essec et le Mouves, avec le soutien de la Caisse des dépôts, de la Macif, de la Maif et de la Commission européenne, présente « avec précaution » des méthodes qui « restent une simplification de la réalité » (p. 49) « face à un sujet incontournable et complexe » (p. 5). De tels efforts ne peuvent se contenter de regretter l’inadéquation des outils et des méthodes sans révéler les représentations mentales et les dispositifs de pouvoir qui se mettent en place au travers de ce type de normes. Aucune tentative de classification et encore moins d’accompagnement ne peut en rester à une approche purement technique. Il a pourtant été conseillé aux experts chargés de relire le projet de rapport du Geces de se focaliser sur le chapitre « Définir la bonne mesure » pour ne pas perdre de temps sur les définitions et les principes…

Il serait naïf de passer sous silence les enjeux économiques du marché de la mesure de l’impact social. Le dégonflement du bilan des banques européennes ouvre un champ à la finance de marché pilotée par des gestionnaires d’actifs qui, pour le compte des investisseurs, travaillent avec des outils plus « à distance ». Ce marché intéresse les écoles de commerce, les experts de l’audit et de la comptabilité. Le « conseiller scientifique » du sous-groupe de la Commission européenne est responsable du secteur non-profit chez Baker Tilly, réseau mondial de cabinets d’experts-comptables.

La subversion des outils au service de la transformation sociale

L’impact social, entendu comme « effet social positif et mesurable », repose, comme toute norme, sur un principe : aucun investissement dans le social ne serait justifié s’il n’est appuyé par une « compensation » sociale du « coût pour l’investisseur ». En ce sens, il traduit une représentation du monde où la règle demeure la recherche du profit pour l’investisseur au regard du risque qu’il prend. La production d’impact social se place à son service, pas à celui de la société.

La responsabilité des concepteurs de mesure d’impact est engagée pour créer un système qui serve la production d’utilité(s) sociale(s) et non la compensation de coût au regard d’une « perte de rentabilité » ou même une production de « coûts évités ». Les outils doivent nourrir une relation de confiance entre investisseurs et entreprises plus que la création d’une « nouvelle classe d’actifs », avec ses procédures automatiques, ses intermédiaires coûteux et ses risques de bulles : le système bancaire et financier doit être au service de l’économie réelle avec sa dimension sociale, où le retour sur investissement doit rester long et faible. Il s’agit d’inventer une nouvelle régulation qui favorise la transformation sociale et empêche toute spéculation sur un « marché des impacts sociaux », à l’instar du marché carbone.

L’économie sociale et l’entrepreneuriat social pourraient bien se trouver dans une situation analogue à celle qu’ont connue les mutuelles d’assurance à l’aube de Solvancy II [13] ou les coopératives à celle des IFRS [14] ou encore les associations avec les directives marchés publics [15]. Il n’y a de place ni pour la naïveté ni pour l’approximation, mais pour une négociation à la fois sur les outils et sur leurs modes d’utilisation.

Nicole Alix