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Ensemble : pour une éthique de la coopération n’est pas une théorie de la coopération. Sa lecture intéressera avant tout ceux qui recherchent des références pour l’action (ainsi que pour le moral et la morale, ce qui ne fait jamais de mal…).

Dans ce deuxième tome d’une trilogie consacrée à l’Homo faber, Richard Sennett nous propose un ensemble de repères et de visions de la coopération, qu’il tire de son expérience personnelle – notamment celle du violoncelliste et chef d’orchestre qu’il a été – et de ses observations politiques. Enseignant la sociologie à la New York University et à la London School of Economics, l’auteur franchit en permanence les frontières disciplinaires entre l’histoire, la philosophie, l’ethnologie…, quitte à nous y perdre un peu.

Les spécialistes liront avec intérêt sa compréhension, au travers de la littérature américaine, de la conception du « musée social » ; cet espace baptisé « La Question sociale » pour l’Exposition universelle de Paris en 1900 où, selon Sennet, le « mot qui se murmurait » était « solidarité » et « la coopération donnait sens à cette relation » (p. 55). Il estime cependant que le xxe siècle a perverti la coopération au nom de la solidarité, cette dernière ayant constitué « la réponse traditionnelle de la gauche aux maux du capitalisme. La coopération en soi n’a jamais vraiment été une stratégie de résistance » (p. 359).

Parallèlement, le nouveau capitalisme a permis au pouvoir de se détacher de ses responsabilités envers les autres, ceux qui sont « à la base », surtout en période de crise économique. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les gens ordinaires, renvoyés à eux-mêmes, « rêvent d’une forme de solidarité – que la solidarité destructrice du “nous contre eux” est faite pour leur apporter » (p. 360). « Nous contre eux », « quand chacun est livré à lui-même » : face à un ordre social faible, les gens se replient sur eux-mêmes. Ce n’est pas cela être « ensemble ».

L’Amérique était prospère, rappelle Sennet, lorsque Tocqueville l’a découverte et qu’il a vu dans la coopération et dans les associations volontaires un contrepoids à l’individualisme qui allait croître dans la société moderne, simultanément au déclin des liens anciens de la tradition et de la hiérarchie sociale. Tocqueville ne songeait pas à contrer la détresse économique ou l’oppression : « Chaque communauté avait assez d’argent pour que le travail volontaire marche et semble en valoir la peine » (p. 326). Rien à voir avec le contexte de la Big Society de Cameron, que Saskia Sassen (qui est aussi l’épouse de Sennet) compare au colonialisme économique : « La communauté locale, comme la colonie, est dépouillée de sa richesse, pour se voir ensuite incitée à compenser ce manque par ses propres efforts » (p. 326).

En tant qu’animaux sociaux, nous sommes capables de coopérer plus profondément que l’ordre social en place ne l’imagine, estime Sennet, analysant notamment Erik Erikson : la coopération précède l’individuation. Contre « la coopération affaiblie » (deuxième partie de son ouvrage), Sennet prône « la coopération renforcée » (troisième partie), la communauté comme processus d’avènement au monde, où les gens découvrent à la fois la valeur des relations de face-à-face et les limites de celles-ci.

Coopération et réciprocité

Ses références intéresseront ceux qui cherchent à dépasser la « coopération façonnée » (première partie), notamment pour une coopération « dialogique », « notre Graal », prônant l’empathie (p. 170) plus que la sympathie (le thème de la Rencontre nationale du Crédit coopératif cette année). Se référant à son expérience de musicien, Sennet accorde une importance à l’écoute. Il distingue dialectique, où le « jeu verbal des opposés doit progressivement conduire à une synthèse » (p. 33), et dialogique, invention du critique littéraire russe Mikhaïl Backtine, pour désigner une « discussion qui n’aboutit pas à la découverte d’un terrain d’entente. Bien qu’on ne puisse trouver d’accords partagés, l’échange peut permettre aux gens de prendre conscience de leurs vues et d’approfondir leur compréhension mutuelle » (p. 34). La réponse empathique est plus froide que la sympathie, selon Sennet : « La différence peut subsister, mais il a été pris acte de ce que l’autre fait » (p. 37). Malheureusement, on peut se demander ce qu’il reste de l’empathie dès lors que le jugement en face-à-face est progressivement remplacé par des formes d’évaluation standard et formelle, ce que déplore, comme nous, l’auteur.

Nul doute que les chercheurs en économie sociale s’intéresseront demain au guanxi, code de cohésion sociale de la société chinoise, que Sennet rapproche de la notion de réciprocité. Celui-ci constitue un réseau relationnel compliqué, proche de l’ancien code d’affaires occidental « Ma parole m’oblige » : on peut compter sur les autres membres du réseau, qui sont tenus sur l’honneur de vous soutenir. Rien à voir avec la sympathie, mais « un lien informel, instaurant un réseau de soutien hors d’un cercle rigide de règles et de régulations établies ». Il écarte toute honte de la dépendance à demander de l’aide. Il est durable : « Celui qui reçoit de l’aide la rendra un jour sous une forme que nul ne saurait prévoir aujourd’hui, tout en sachant que cela se produira. Il s’agit d’une relation censée durer de génération en génération » (p. 179).

Dans une présentation à la conférence ISTR de juillet 2014, Ingo Bode [1], de l’université de Kassel, a esquissé le chemin que la Chine poursuit en découvrant les non-for-profit enterprises : le même que les pays occidentaux, mais tout est encore inséré dans le guanxi, ce qui la distingue de la tendance à la « macdonalisation du tiers secteur ». Pourtant, selon Sennet, certains Chinois pensent que le guanxi commence à se disloquer sous l’effet « corrosif » de la culture occidentale.

La coopération peut-elle être la clé d’une réciprocité non envahissante dans une vision critique des sociétés capitalistes contemporaines ? Une façon de s’émanciper de l’étouffement des communautés enfermantes ? Elle justifierait alors la nécessaire diversité des modes d’organisation et intéresserait bigrement les femmes, à la fois comme travailleuses du care et comme acteurs du changement social.