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Selon les dernières données publiées par l’Institut national de santé publique du Québec (2022)[1], 65,1 % de tous les décès dus au SARSCoV-2 sont survenus en Centre d’hébergement de longue durée (CHSLD) (41,5 %), en Ressources intermédiaires (RI) (3,5 %), et en Résidence privée pour aînés (RPA) 20,1 %. Dans le contexte de la francophonie minoritaire de l’Ontario, la Fédération des aînés et retraités francophones de l’Ontario (FARFO) poussait le cri d’alarme suivant dans sa revue parue en février 2021 :

Au cours des derniers mois, les médias ont mis à la une la tragédie des maisons de soins de longue durée. Ce n’est rien de moins qu’une tragédie meurtrière qui aurait pu sauver des vies si nous avions fait des suivis sur des rapports et entrevues publiés depuis des dizaines d’années sur les conditions inhumaines dans plusieurs de ces établissements. En date d’aujourd’hui, 3 438 résidents de ces institutions en Ontario ont perdu la vie à cause de la COVID.

Février 2021 : 3

Les aînés, c’est-à-dire les plus de 65 ans dont la proportion au Canada atteindra 20 % en 2025 (Statistique Canada, 2019), ont payé le prix fort de cette crise sanitaire en raison de l’absence, ou de la faiblesse, d’action ciblée pour les protéger et assurer efficacement leur bien-être. Au contraire, les restrictions de la période pandémique ont probablement causé de graves conséquences sur le plan de la santé physique (ex. : déconditionnement physique pouvant entraîner des chutes et, ultimement, des hospitalisations) et mentale (ex. : anxiété, trouble du sommeil, agitation, détérioration des capacités cognitives) des personnes vieillissantes (Institut national d’excellence en santé et services sociaux, 2020 ; Fondation canadienne pour l’amélioration des services de santé, 2020). Pour leur part, Diamantis etcoll. (2020) soulignent que le syndrome du confinement a probablement été plus délétère que la pandémie elle-même. En effet, pour un très grand nombre de personnes âgées, cette crise sanitaire a entraîné « des défis psychologiques particuliers, incluant notamment l’isolement social accru et l’apparition ou l’exacerbation de problèmes de santé mentale, tels que le stress, l’abus d’alcool ou de drogues, l’anxiété et la dépression » (Meisner et coll., 2020 : 489).

L’absence de conditions adéquates en milieu d’hébergement pour assurer la prise en charge de cette population remet en question les politiques d’hébergement et pose l’urgente nécessité d’engager le virage domicilo-centrique que certains gérontologues appellent de leurs voeux depuis plusieurs décennies (Hébert, 2006) et donc de tout mettre en oeuvre pour répondre à la volonté des Canadiens vieillissants de demeurer à domicile le plus longtemps possible (Aubry, Couturier et Dumont, 2014). Cette absence met aussi en perspective les limites du modèle de prise en charge privilégiant la réponse hospitalière. Ultimement, elle met en lumière le niveau d’impréparation de la société canadienne en général et du système de santé en particulier d’assumer l’adaptation adéquate de la société à la transformation démographique en cours depuis plusieurs décennies. En effet, avec le vieillissement de la population émerge un ensemble de défis pour lesquels le système de santé semble assez peu préparé puisque conçu prioritairement pour les maladies aiguës. Par exemple, Busque et Légaré suggèrent que le processus de vieillissement s’accompagne de morbidité et de mortalité, de la prédominance des maladies chroniques et dégénératives, entraînant des « incapacités physiques et/ou cognitives » qui « rendent nécessaires des services de soutien de longue durée » (2012 : 272). Ces services, toujours selon ces mêmes auteurs, peuvent être fournis soit en institution, soit à domicile. La crise a, s’il en était besoin, montré les limites du choix institutionnel comme nous l’avons souligné plus haut.

Si le Canada a fait le choix de la deuxième option, du moins au niveau des orientations des politiques publiques, donc du discours politique, force est de constater que les mécanismes opérationnels sont, pour la plupart, à inventer. Si ce choix du domicile, dans la majorité des cas, a contribué à diminuer les coûts pour l’État, selon certains auteurs (Busque et Légaré, 2012), il n’est pas sans conséquence pour les réseaux de proximité. De fait, il engendre des coûts financiers et humains pour les proches aidants qui doivent désormais assumer l’écart de service au prix certaines fois d’une carrière professionnelle écourtée (dans le cas des femmes qui quittent leur emploi pour s’occuper d’un proche vieillissant) et au risque de s’épuiser faute de soutien adéquat. En effet, les proches aidants ne reçoivent aucun salaire et les programmes gouvernementaux de soutien aux aidants sont presqu’inexistants (Busque et Légaré, 2012,) ou tout au moins insuffisants pour répondre aux besoins (Levasseur et coll., 2012). Ceci n’est qu’un exemple des multiples facettes reliées à la complexité du vieillissement et aux défis que ce phénomène pose à notre société.

Dans le cas des populations vivant en contexte minoritaire, la situation se pose avec beaucoup plus d’acuité. Au Nouveau-Brunswick, par exemple, Simard et coll. (2015) constatent que ces populations sont confrontées à des défis majeurs, dont celui d’avoir accès aux services dans leur langue et celui de l’insuffisance de services de proximité. Ces constats confirment les résultats des travaux de Forgues, Doucet et Guignard Noël d’après lesquels les « services sont organisés selon une logique de rationalité qui ignorent les spécificités culturelles et linguistiques de la population » (2011 : 2-3).

Le cas de l’Ontario est très intéressant à cet égard. Michaud, Forgues et Guignard Noël, dans une étude sur la prise en compte du français dans l’organisation des services au niveau de cette province, constatent que dans le cas des résidences pour personnes âgées, les administrateurs estiment que « French language services are not an issue with our residents; in general they all speak English ». Forts de ce constat, ils soutiennent que pour les aînés francophones en contexte minoritaire, cette situation « exprime bien le danger qui guette la francophonie, si le bilinguisme sert à nier ses droits et ses besoins linguistiques » (2015 : 100). Dans une étude en cours dans la région du Grand Sudbury en Ontario (Siméon et Zéphyr, 2020), il a été constaté que les services aux personnes vieillissantes sont, dans leur grande majorité, concentrés dans les environs du centre-ville alors qu’une partie non négligeable de la population vieillissante se retrouve en dehors de cette aire de desserte.

De manière générale, Bouchard, Batal, Imbeault, Sedigh, Silva, et Sucha, (2015) s’appuyant sur Bouchard et Leis (2008) suggèrent que :

« Les communautés francophones vivent dispersées partout au [Canada] et présentent des profils variés selon les contextes démographiques et socioéconomiques : elles sont en général moins jeunes, moins scolarisées et sont davantage concentrées dans les régions où l’économie est instable, rendant ainsi plus difficiles le développement des ressources sociales et l’accès à celles-ci ».

Bouchard et coll., 2015 : 67

Dans la mesure où les prévisions en matière démographiques tendent à soutenir une accélération du vieillissement de la population dans les années et décennies à venir, le présent numéro spécial souhaite explorer les solutions existantes mises de l’avant pour une prise en charge mieux adaptée aux défis que pose ce phénomène en particulier en ce qui a trait aux populations vieillissantes francophones vivant en situation minoritaire.

Après plusieurs contributions relatives à la réalité des personnes vieillissantes en contexte francophone minoritaire, notamment en ce qui a trait à la trajectoire des services sociaux et de santé d’aînés vivant avec un trouble neurocognitif majeur (Carbonneau et Drolet, 2014), la revue consacre un numéro entier à ce phénomène. Dans ce numéro, divisé en deux volumes, il s’agissait de revisiter la complexité des défis posés par le vieillissement francophone en milieux minoritaires, et de penser l’innovation sociale nécessaire face à cette complexité au travers des travaux de recherche en cours dans la francophonie. Les résultats de recherche rassemblés dans ce numéro nous amènent d’un bout à l’autre de la francophonie minoritaire canadienne, en partant des provinces de l’Atlantique jusqu’en Ontario. Ce deuxième volume traite : (1) des défis reliés au vieillissement à domicile en contexte francophone minoritaire ; et de (2) la difficulté à évaluer les troubles cognitifs en français en particulier l’Alzheimer et pose des jalons particulièrement porteurs pour envisager un vieillissement francophone en milieu minoritaire à domicile proche des attentes des personnes vieillissant dans de tels contextes.

Défis reliés au vieillissement à domicile au regard de l’aidance et de l’aménagement du logement

Au Nouveau-Brunswick (N.-B), Corriveau et Paris explorent la réalité des proches-aidants dont la trajectoire d’accompagnement d’un parent aîné se structure en deux grandes catégories : celle où tous les éléments essentiels au maintien d’une relation positive entre la proche aidante et le parent aîné sont présents, et celle marquée par une rupture et une inadéquation des moyens pouvant assurer cette relation. Face à ce constat, les auteurs s’interrogent sur les mécanismes permettant de parvenir à une reconnaissance du fardeau associé au rôle d’aidant, sur la nécessaire transformation des institutions sociales dans une perspective de valorisation du travail du care, sur la restructuration de l’organisation des services de sorte que les besoins des proches aidantes soient mieux pris en considération. La réponse à ces questions n’est pas toujours évidente compte tenu de la complexité reliée à chacune d’entre elles. Néanmoins, demeurer à domicile le plus longtemps possible en dépend grandement. En effet, cette question de trajectoire de services sociaux et de santé dans une perspective de vieillissement à domicile à laquelle se sont intéressées Dupuis-Blanchard et Cassie, dans le cas des provinces de l’Atlantique, révèle l’existence d’un réseau de soutien, mais d’un réseau inadapté à la réalité des francophones vieillissants. En outre, demeurer à domicile exige la mise en place de moyens qui vont au-delà des services de santé, notamment du côté du logement et du transport, mais aussi de la prise en compte de la dimension linguistique et culturelle dans l’offre de service.

Paris et Bigonnesse ont fait le tour des enjeux relatifs au logement sous l’angle des innovations nécessaires sur le plan communautaire. Leur exploration les a conduits à suggérer le maintien des acquis en matière de logement communautaire, la consolidation des efforts de développement communautaire en cours et la stimulation de la participation sociale des aînés à l’effort communautaire pour un milieu et un environnement adapté répondant aux intérêts, à la volonté, à la disponibilité et à la capacité de ces derniers.

Défis de l’évaluation des troubles cognitifs

En Ontario, Laroque et ses collègues interrogent l’absence d’outils standardisés soutenant l’intervention auprès des francophones vieillissants en contexte minoritaire. Ils constatent que les outils en anglais administrés auprès de ces derniers, en ce qui a trait à la maladie d’Alzheimer en particulier, occasionnent des biais dans l’établissement des diagnostics sensibles culturellement. Leur étude consistant à valider la version traduite en français du Mini-mental et le Test de l’horloge a démontré que la prise en compte de la dimension culturelle et linguistique dans l’administration des tests permet une lecture plus adéquate et ultimement une intervention mieux adaptée de ces personnes sachant qu’il semble avoir des différences de moyennes dans la sous-catégorie d’attention et de calcul selon la langue d’administration des outils.

Le choix du vieillissement à domicile, on l’a vu au travers des contributions de chacun des auteurs de ce numéro, invite à dépasser les discours politiques et les effets d’annonce pour réfléchir les modalités d’un soutien à domicile qui répondent aux défis à la fois individuels (ex. : perte d’autonomie, survenue des maladies telles que l’Alzheimer) et collectifs (ex. : logements adaptés, transports). Mais aussi et surtout, la mobilisation des ressources suffisantes (ex. : humaines, financières, temporelles) est nécessaire pour surmonter ces défis dans une perspective de bien-être généralisé.