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Introduction : de la participation des femmes à la violence légitime

Cet article a pour objectif de présenter les résultats d’une enquête menée à Lima entre juillet 2004 et février 2005 au sein de diverses unités de la Policia Nacional del Perú. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’un vaste programme de recherche sur la féminisation des métiers d’armes et la militarisation des rapports sociaux en Amérique latine. On observe en effet depuis près d’une quarantaine d’années une présence de plus en plus forte des femmes dans les carrières policières et militaires, phénomène qui se voit encadré par un double discours : celui de l’égalité et du droit, d’une part, mais aussi celui de la « civilianisation » d’institutions en perte de légitimité, d’autre part. Le Pérou apparaît dans un tel contexte comme un cas emblématique, puisqu’il est possible d’observer l’implication des femmes dans la violence armée sous toutes ses formes depuis les années 1970-1980, que ce soit par l’officialisation de leur entrée dans les forces de l’ordre, leur engagement dans la lutte armée qui secoua le pays de 1980 à 2000 ou, encore, leur contribution aux milices civiles d’autodéfense formées dans les zones rurales les plus affectées par la violence politique. À l’instar de ce qu’a rapporté Cock en Afrique du Sud (Cock, 1994), les femmes ont donc participé activement aux processus de militarisation de la société péruvienne, ainsi qu’on a pu l’observer à cette époque. Il est par ailleurs possible de dégager certaines similitudes dans les expériences des femmes engagées dans les groupes contestataires armés et dans celles des femmes qui ont cherché à faire carrière dans les institutions policières et militaires. Nous nous interrogeons ici sur la question de la mobilisation féminine au sein d’un ensemble d’activités incluant – ou définies par – l’exercice de la violence armée, que celle-ci soit légale et légitime, comme dans le cas de figure qui nous intéresse pour cet article, ou informelle et déviante, comme on peut l’observer dans le cas des femmes ayant milité dans des mouvements contestataires armés de la fin des années 1970 jusqu’au début des années 2000 (Boutron, 2012). Pour l’un ou l’autre groupe, la sociologie du travail et des professions a été fortement mobilisée, considérant l’accès aux armes non seulement comme une opportunité professionnelle d’un nouveau genre, mais aussi comme le reflet d’une logique genrée des politiques de sécurité publique et d’exercice de la violence armée.

Centré exclusivement sur le cas des femmes policières péruviennes, notre propos s’inscrit dans une double dynamique s’appuyant à la fois sur l’idée de la « féminisation de l’emploi », telle qu’elle a pu être observée en Amérique latine (Pollack, 1997), et sur les pistes de réflexion, encore à explorer, offertes par un renouvellement des concepts liés à l’application de la sécurité publique et à la légitimation du pouvoir coercitif dans un monde globalisé tel qu’il est permis par la perspective féministe (Falquet, 2008). Le genre se présente dès lors comme l’axe transversal sur lequel se sont fondées les diverses observations et analyses révélées ici, permettant par là même d’approfondir une perception classique du travail des femmes, tout en cherchant à proposer de nouveaux aspects quant à son évolution et à son sens social. En ce sens, le cadre analytique que nous privilégions s’appuie sur le concept de division sexuelle du travail défini, entre autres, par Kergoat (2000). Celui-ci nous permet d’insister sur la caractérisation sexuée de la division du travail telle qu’elle s’établit entre les hommes, à qui sont confiées les tâches professionnelles les plus avantageuses tant sur le plan social qu’économique, et les femmes, à qui l’on assigne plus volontiers les tâches reproductives ou non qualifiées, tant dans l’espace privé que public. Le concept de division sexuelle du travail se voit ainsi amené à évoluer en même temps que les objets qu’il décrit, comme le marché du travail, la division entre sphères privée et publique ou la reproduction du patriarcat. Il se révèle donc un outil privilégié dans la compréhension des rapports de domination qui se tissent autour et au travers du marché du travail, ainsi que de la façon dont les rapports sociaux de sexe interviennent comme faisant partie des éléments le structurant.

La littérature scientifique traitant de l’entrée des femmes dans les professions policières concerne avant tout les pays industrialisés. La bibliographie commentée par Marcel-Eugène LeBeuf (1996) représente un effort important d’établissement d’un état de la question, bien qu’elle s’intéresse avant tout aux pays anglo-saxons, qui comptent le plus de recherches effectuées sur les femmes dans la police, au Canada (LeBeuf et McLean, 1997), aux États-Unis (Remmington, 1983) ou au Royaume-Uni (Jackson, 2003), tandis que le statut des femmes dans la police française a été longuement étudié par Geneviève Pruvost qui y a consacré de nombreux travaux (Pruvost, 2003 ; 2007). Ces travaux s’intéressent avant tout aux conditions d’intégration des femmes dans la police, qu’ils analysent en termes d’égalité, mais aussi au regard d’une éventuelle transformation de la culture professionnelle policière. En ce sens, la plupart de ces recherches soulignent l’obligation faite aux policières de se soumettre à un ensemble de normes construites à partir des stéréotypes sexués courants qui circulent et structurent les relations sociales de sexe au sein des sociétés patriarcales. Certaines chercheuses, et notamment celles qui se sont intéressées à des sociétés non européennes ou non nord-américaines, ont ainsi mis en évidence la contradiction existant néanmoins entre l’opportunité que représente la possibilité pour les femmes de faire carrière dans la police et les limites à une véritable féminisation, non seulement des effectifs de la police, mais aussi de sa haute hiérarchie (Shadmi, 1993 ; Natarajan, 2008). Enfin, un certain nombre d’interrogations ont porté plus spécifiquement sur l’influence des mouvements féministes sur la féminisation des institutions policières, comme cela a pu être le cas au Brésil où a été mis en place en 1985 le premier commissariat de femmes destiné à traiter exclusivement de la violence de genre (MacDowell Santos, 2004).

Le choix du Pérou n’est par ailleurs pas anodin. Puisque ce pays fait partie de cet obscur conglomérat de pays rassemblés sous l’étiquette non moins obscure de « pays en voie de développement », les études ayant pour objet le travail au Pérou se sont en majorité concentrées sur la question de l’accès à l’emploi et de la reproduction sociale des inégalités, au vu, notamment, de l’importance du secteur informel et de l’instabilité des ressources produites par le travail. Les carrières policières ou militaires sont traditionnellement et implicitement considérées comme étant des professions « marginales » en raison principalement de la nature spécifique de leurs fonctions. On trouve ainsi peu de travaux analysant les professions militaires ou policières au Pérou, ceux qui s’y sont intéressés s’étant attachés avant tout à en établir l’historiographie (Krujit et Koonings, 2000 ; Masterson, 2000 Krujit et Tello, 2003) ou à en souligner les enjeux politiques (Basombrio, 2006 ; Rospigliosi, 2006). Ces travaux se concentrent essentiellement sur le rôle de ces institutions dans la gestion de la sécurité publique et sur leur implication au sein de la gouvernance démocratique, même si quelques analyses comme celle de Hurtado (2006) ont tenté d’analyser les profils spécifiques des individus intégrés dans de telles structures. Les forces armées interviennent régulièrement dans le maintien de l’ordre interne, ce qui tend à banaliser et à « invisibiliser » les tâches importantes des institutions policières. Les quelques travaux portant sur la question se sont ainsi avant tout focalisés sur l’organisation de la police, en adoptant une perspective historique de l’institution (Delhonte, 1962 ; Acha, 2002), ou encore sur le rôle des corps policiers dans la lutte contre l’insécurité urbaine (Costa, Yepes et Romero, 2008). La présence des femmes dans la police, dont elles représentent environ 10 % de l’effectif total (Donadio et Mazzotta, 2009), et la façon dont celles-ci participent de sa transformation n’ont, jusque-là, jamais été examinées. Il est en ce sens remarquable que le seul ouvrage ayant tenté d’esquisser un profil type du « policier péruvien » ne se soit absolument pas intéressé à la variable de genre et qu’il ait privilégié l’aspect socioéconomique (IDL, 2004). De façon générale, la police en tant qu’institution a été observée à travers le prisme de son efficacité en tant que service public plutôt que comme un espace éventuel de mobilité sociale et de transformations des rapports sociaux, dont les rapports de genre ne sont pas les moindres.

À l’heure où le modèle wébérien d’exercice de la violence légitime tend à s’effriter, laissant place à un phénomène de privatisation (et de mondialisation ?) de la sécurité (Wieviorka, 1998), cette dernière apparaît de plus en plus dans une logique marchande en proposant un produit incarné par une série d’objets, certes (alarmes, grilles, barbelés), mais aussi par un savoir-faire qui nécessite un personnel qualifié. Ainsi, au Pérou, alors que les policiers servent généralement sur des gardes de 24 heures, suivies de 24 heures de relâche, la majorité d’entre eux, tous sexes confondus, travaillent pour des entreprises privées afin d’améliorer leur revenu, profitant du droit de porter leur uniforme et leur arme de service le jour de relâche. Ce simple exemple, qui montre bien les différences de fonctionnement des institutions policières (et donc de cultures professionnelles policières) selon les pays, illustre l’évolution du métier des armes, lequel devient de moins en moins un service et de plus en plus un produit. On peut alors se demander si, exerçant une profession longtemps considérée comme masculine et qui tend, par ailleurs, à radicalement se transformer, les femmes parviennent à améliorer leurs conditions d’intégration au marché du travail (formel dans ce cas précis). La question est de savoir si l’évolution du métier des armes et de la fonction policière ne ferait pas en sorte de marginaliser les femmes par le biais d’une division spécifique des activités de police entre les deux sexes. Quelles possibilités les carrières policières offrent-elles aux femmes péruviennes et quelles sont les stratégies adoptées par ces dernières afin de contourner les limites qui leur sont imposées ? Enfin, l’investissement par les femmes d’une culture professionnelle auparavant exclusivement masculine ne serait-il pas le synonyme d’une perte de prestige de l’institution plutôt que de son progrès ?

L’enquête rapportée dans cet article s’est déroulée en plusieurs étapes. Il a d’abord paru indispensable de retracer, sur les plans historique et social, les conditions de la progressive intégration des femmes dans les activités de police au Pérou, qui, comme nous le verrons, est marquée par trois événements clés. Par la suite, nous avons effectué une série d’entretiens au cours desquels 34 agents de police (dont six hommes) ont été interrogés. Ces agents et agentes étaient alors affectés dans des commissariats de femmes (spécialisés dans le traitement des plaintes pour violence domestique) ou dans la police de circulation (Policía de tránsito) ou, encore, dans l’école (mixte) de formation pour officiers à Chorillos ou dans celle (féminine) de sous-officiers de San Bartolo (Lima)[1], lieux où ont été réalisées dans le même temps des observations participantes. Les entretiens ont été menés soit en petits groupes, dans le cas des écoles de police, soit en tête-à-tête, et ils ont été élaborés dans un mode semi-directif. Les questions tournaient ainsi autour des motivations exprimées par les interviewées pour embrasser la carrière policière, des stratégies mises en oeuvre afin de réussir à intégrer une école de formation, des relations avec leurs collègues et leurs supérieurs des deux sexes et, enfin, de la gestion de leur vie familiale et des liens affectifs dans le cadre domestique. Ces choix s’expliquent en grande partie par le fait que la plupart des policières péruviennes travaillent à la circulation (environ 90 % d’entre elles) ou dans les commissariats de femmes qui sont, par conséquent, apparus de prime abord comme les lieux les plus représentatifs du travail des femmes dans la police à Lima. Ces données empiriques ont été en outre complétées par une revue d’articles de presse et de communiqués officiels faisant mention des femmes dans la police depuis les années 1970.

Nous verrons que les différents résultats discutés dans cet article permettent de dégager une certaine spécificité du travail des policières au Pérou. Cette dernière peut être envisagée selon deux angles distincts, soit à partir des motivations et des conditions d’intégration des femmes dans la police, soit à travers les activités que celles-ci exercent. Notre propos sera développé selon trois axes distincts. Nous décrirons d’abord brièvement les conditions selon lesquelles les femmes ont eu peu à peu accès à la profession de policière au Pérou et la façon dont elles sont passées d’un statut d’« exceptionnalité » à un statut normalisé. Par la suite, nous nous attacherons à préciser les différentes identités (professionnelles, sociales et culturelles) mises en avant par les policières, en définissant leur milieu socioculturel ainsi que les différents points de vue qu’elles partagent quant à la perception de leur activité professionnelle. Enfin, nous proposerons une analyse du travail des policières selon les grands axes définis par la division sexuelle du travail en tâchant de définir le sens de la profession de policière dans un contexte spécifique, tel qu’il est construit par la société péruvienne.

Lorsque la féminisation de la police devient représentative de nouvelles perspectives

Les femmes latino-américaines ont massivement intégré le monde du travail depuis les années 1970 (León, 2000). Si cette situation a provoqué des changements notables du point de vue de la répartition des tâches, des échanges économiques et des processus sociaux liés à l’exercice d’une activité professionnelle, il ne faut pas sous-estimer les caractéristiques spécifiques liées à l’emploi féminin qui se traduisent par la dévalorisation plus ou moins systématique de celui-ci. Moins bien rémunéré, moins bien considéré, très souvent informel et jugé « secondaire » (Abramo, 2004), le travail productif des femmes en Amérique latine, s’il a réussi à se rendre à la fois visible et effectif, n’en reste pas moins un territoire encore partiellement vierge en ce qui concerne la mise en perspective de sa projection sociale, économique et politique (Gálvez, 1999). Dans cette perspective, l’étude du rôle et des statuts des femmes exerçant au sein de la Police nationale péruvienne permet de corroborer certains grands aspects pratiques et théoriques développés à un plus large niveau, mais aussi de proposer de nouvelles manières de penser le travail féminin, aussi bien du point de vue institutionnel qu’individuel. En outre, en se proposant d’analyser les conditions d’intégration des femmes dans une sphère professionnelle historiquement et culturellement considérée comme essentiellement masculine, cette recherche interroge le phénomène de féminisation du monde du travail non pas tant au regard des structures (travail informel, sous-rémunéré ou encore moins qualifié) que des perceptions et de la « quotidienneté », c’est-à-dire dans son exercice pratique et sa prise en compte aux différents niveaux institutionnalisés (État, famille). En effet, faire porter son intérêt sur les conditions de travail des femmes dans un secteur professionnel dont elles ont été longtemps traditionnellement exclues, en plus de chercher à réaffirmer les grandes dynamiques générales de la féminisation de l’emploi, permet d’aborder une perspective représentative à la fois d’une évolution générale du statut des femmes dans la société et des différentes stratégies que ces dernières parviennent à mettre en place dans une recherche de mobilité sociale.

Bien que l’intégration des femmes dans la police au Pérou apparaisse comme le résultat d’une évolution récente, les Péruviennes n’en sont pas moins les premières Latino-Américaines à pouvoir prétendre à faire carrière dans la police. C’est en 1956 que la Police d’investigation[2], en créant une école de formation spécifiquement féminine, a été la première des trois institutions policières nationales existant à l’époque à intégrer des femmes dans ses rangs. Entre autres facteurs, cela peut s’expliquer par le fait que cette police représente en réalité la branche la plus spécialisée, étant constamment amenée à élaborer de nouvelles méthodes et techniques à mesure qu’elle évolue, et qu’elle ne requiert par conséquent que peu d’intervention « sur le terrain ». Beaucoup de femmes de la Police d’investigation peuvent dès lors être considérées comme un personnel technique spécifique qui travaille la plupart du temps dans des bureaux, comme administratrices ou secrétaires. Cette présence des femmes est facilitée en outre par le fait que les institutions policières péruviennes fonctionnent comme une véritable corporation, à l’instar, soit dit en passant, des forces armées. Outre les infrastructures nécessaires à l’exercice de leur profession, les policiers péruviens disposent en effet de leurs propres hôpitaux, résidences, collèges où scolariser leurs enfants, clubs sociaux, etc. Ainsi, dans un pays comme le Pérou, il est possible d’être policier sans jamais avoir manié une arme, en travaillant dans un hôpital comme chirurgien ou à l’administration en tant que secrétaire, mais en étant identifié en tant que policier, c’est-à-dire membre de la police péruvienne. C’est d’abord l’appartenance à une structure définie, plutôt que l’exercice d’une profession de service public, qui permet aux individus de s’identifier en tant que policiers au Pérou. C’est pour cette raison que l’entrée dans l’institution peut se faire à différents niveaux de scolarité, de la fin du secondaire jusqu’à un diplôme d’études supérieures. Cela peut expliquer que les institutions policières les moins militarisées, comme la Police d’investigation, aient été les premières à intégrer les femmes dans leurs opérations.

Au cours des années 1970, les femmes ont été de plus en plus nombreuses à se professionnaliser au sein des institutions policières, intégrées à ce personnel « technique » qui est composé de professionnels spécialisés, formés par les écoles instaurées à cet effet et ouvertes aux candidats ayant terminé leurs études secondaires. À la fin de la décennie, la Garde civile inaugurait une école de formation chargée de former son futur personnel « de terrain » féminin[3]. Elle sera suivie dans cette voie par la Garde républicaine, en 1983[4]. Il est alors possible de parler de la « seconde vague » de féminisation de la police au Pérou, sachant que l’intégration des femmes à ces deux institutions se révèle relativement bien couverte du point de vue médiatique et politique, comme le prouvent les journaux de l’époque qui n’hésitent pas à célébrer l’événement. L’ouverture des carrières policières aux femmes est représentative d’une certaine évolution de leur statut dans la société péruvienne. Les années 1970 témoignent en effet de l’émergence et de l’institutionnalisation des mouvements de femmes et de féministes qui vont permettre aux femmes d’investir l’espace public (Blondet, 1995), tandis que la démocratisation de l’éducation conduit un nombre de plus en plus élevé d’entre elles à terminer leurs études secondaires et à intégrer les universités ou écoles supérieures. Les jeunes femmes du Pérou, dans les années 1970, voient ainsi leur destinée comme étant bien différente de celle de leurs aînées et beaucoup d’entre elles adhèrent à l’idée d’une émancipation par le travail rémunéré et spécialisé. Le Pérou des années 1970 est en outre marqué par la décadence du gouvernement des Forces armées révolutionnaires qui, devant l’échec de son modèle économique, se voit contraint de repasser le pouvoir aux civils. On observe dans ce contexte de fortes mobilisations sociales, aussi bien dans les villes que dans les campagnes, et une véritable « émulsion » des partis de gauche, tout cela alors que le pays entre dans une période de crise économique et politique sans précédent. La progressive ouverture des institutions policières aux femmes appartient ainsi à une époque de rupture des normes, telle que le Pérou n’en avait jamais connu, et doit être considérée comme une dimension de cette « modernité contrariée » qui caractérise le pays.

Bien qu’elles y soient dès lors officiellement intégrées, les policières qui agissent dans des brigades d’intervention continuent d’être présentées comme des exceptions surtout capables de rassasier la presse locale. Il est alors bien plus question d’insister sur l’obstacle que représente leur féminité, qu’elles doivent avoir la « force de surmonter » afin d’être capables d’exercer correctement leur profession. En août 1987, le Comercio, l’un des plus importants journaux nationaux du pays, parle des femmes de la Garde républicaine comme de « filles qui ne se cachent pas derrière leurs jupes[5] ». Par ailleurs, s’il ne s’agit pas de minimiser le rôle qu’ont pu jouer ces « pionnières », du moins faut-il se rappeler qu’elles ne font à aucun moment l’objet de mesures ou d’initiatives spécifiques (mis à part l’ouverture d’écoles de formation exclusivement féminines) et que, plutôt que d’être intégrées légitimement au sein des institutions policières, les femmes se retrouvent en réalité absorbées dans un ensemble de pratiques et dans un système de valeurs élaborés à partir d’une vision patriarcale du travail féminin.

Une autre étape est franchie lorsque la décision est prise en 1988 d’unifier les trois institutions policières en une seule et même police nationale. Si cette initiative aura au début des effets relativement négatifs en ce qui concerne la féminisation des activités de police (les écoles féminines de chacune des trois institutions fermant leurs portes, l’accès aux professions de police aux femmes est par conséquent jugulé), elle favorisera en revanche à plus long terme une harmonisation des politiques d’intégration d’un personnel féminin par la création entre autres d’une seule et même école de sous-officiers féminine, à San Bartolo au sud de la capitale, à l’heure actuelle la seule école de formation non mixte de sous-officiers. Les vingt-trois autres écoles de sous-officiers situées dans les départements de province sont quant à elles soit exclusivement réservées aux hommes, soit mixtes, alors qu’il est prévu à terme que toutes seront ouvertes aux femmes. Or, si à moyen et long terme ces dispositions permettent une certaine homogénéisation de la formation des agents de police péruviens, en gommant théoriquement, et ce, à partir même de la formation, toute distinction de sexe, en réalité cela instaure de façon implicite des quotas pour les femmes qui, ayant moins d’écoles de formation à leur disposition, sont donc forcément moins nombreuses à intégrer la police. Ces évolutions étant trop récentes pour qu’on en en évalue réellement l’impact, nous ne savons pas encore à l’heure actuelle quelle est la portée réelle de cette politique volontariste de recrutement des femmes dans la police, non seulement en termes d’effectifs, mais aussi sur le plan des relations interindividuelles entre les policiers de tous sexes.

À cela vont s’ajouter enfin dans le courant de 1990 deux événements particulièrement importants dans la compréhension du rôle tenu par les policières au Pérou. Le premier est la décision au début des années 1990, et réellement effective en 1997, de remplacer par du personnel féminin l’ensemble du personnel masculin affecté à la circulation. Cette mesure est prise à un moment où le pays est contrôlé par un gouvernement autoritaire. Son président, A. Fujimori, mobilise en outre l’ensemble des ressources discursives et performatives du néopopulisme, et il est important dès lors de replacer cette féminisation massive de la police de circulation dans ce contexte. Il est ainsi admis à l’époque que cette initiative est prise dans le but de lutter contre la corruption institutionnalisée entre les policiers chargés de verbaliser les conducteurs pris en faute. On pense, à tort ou à raison, que les femmes se montreront moins corruptibles que leurs homologues masculins, en raison de leur nature féminine, et qu’elles sauront conserver leur « sens du devoir ». De plus, il faut bien « caser » tout ce nouveau personnel de police féminin, à qui l’on refuse l’accès aux plus hautes charges et fonctions, aux unités d’élite et à toutes sortes d’activités jugées par trop « incommodantes » pour des femmes. Cela a pour résultat de rendre les policières particulièrement visibles dans l’espace public, et ce, plus qu’elles ne l’ont jamais été. Outre le fait que cette initiative a impliqué un bouleversement dans les structures mêmes de la Police nationale, exprimé par la transformation des locaux et quartiers généraux dans le but de les rendre accessibles aux femmes, elle a montré au grand jour les femmes policières non plus comme des exceptions, mais bien comme un personnel « banalisé ». Les discours vantant l’idée d’une affectation prioritaire du personnel de police féminin à la gestion de la circulation urbaine sont d’ailleurs régulièrement repris depuis les années 1990[6].

Le deuxième événement marquant qui caractérise le processus de féminisation de la police péruvienne est la possibilité donnée aux femmes d’accéder aux fonctions d’officiers. À la fin des années 1980 en effet, alors que les institutions policières sont en pleine unification, est évoquée la possibilité pour les policières d’avoir accès au grade d’officier. De fait, jusqu’au début des années 1990, elles ne pouvaient prétendre entrer dans la police qu’à partir du statut de sous-officier, l’examen d’entrée à l’école d’officier leur étant alors interdit. Bien que cela ne leur ôtât pas la possibilité de grimper les échelons au sein même de ce statut (il existe plusieurs grades aussi bien chez les sous-officiers que chez les officiers), cela maintenait explicitement la supériorité masculine au sein même des relations hiérarchiques. Le débat sur la question a donc été lancé au tout début des années 1990, notamment par la congressiste féministe Bertha Gonzales Posada (à l’origine aussi de la création des commissariats de femmes), ardente militante de la possibilité pour les femmes de poser leur candidature à l’école d’officiers, ce qui rétablirait théoriquement un équilibre dans les diverses opportunités de carrière et dans les relations de pouvoir entre les sexes au sein de la Police nationale[7]. L’école d’officiers ouvrira donc pour la première fois ses portes à une sélection de policières triées sur le volet et agissant déjà comme sous-officiers, qui composeront en 1992 la première promotion de femmes diplômées de l’école d’officiers de police. Ces femmes n’auront cependant guère l’occasion d’obtenir les plus hauts grades dans la hiérarchie (major, colonel, général), car elles atteindront l’âge de la retraite bien avant que cela se produise. En revanche, après cette première promotion « interne », l’école d’officiers devient enfin accessible aux jeunes filles civiles qui peuvent donc postuler, tout comme les garçons, à partir de l’équivalent d’un bac + 2/3 (tandis qu’il est possible de postuler à l’école de sous-officiers après avoir terminé ses études secondaires). Cependant, s’agissant d’une évolution encore relativement récente, il est aujourd’hui difficile d’en mesurer les effets[8]. Plusieurs facteurs sont à prendre en compte par ailleurs, notamment le fait qu’à l’heure actuelle, à l’école d’officiers, les filles sont très minoritaires en nombre, comparativement aux garçons, mais aussi le fait que certaines d’entre elles abandonnent leur carrière lorsqu’elles fondent une famille. Il est donc possible de penser que, même si elles peuvent bénéficier de perspectives de carrière identiques, elles resteront toujours en infériorité numérique, ce qui peut nuire à leur exercice de l’autorité. Subséquemment, bien qu’il soit aujourd’hui possible pour une policière d’envisager de devenir général un jour, cela reste encore relativement improbable, aussi longtemps que les femmes officiers composeront une si petite proportion parmi les officiers pris dans leur ensemble. Enfin, l’interdiction pour les policiers de se constituer en syndicats professionnels tend à limiter leurs capacités d’action collective en restreignant celle-ci aux pressions qu’ils sont susceptibles d’exercer au sein du gouvernement et du monde politique en général. Les femmes, minoritaires en nombre, ne sont ainsi pas assez représentées au sein de la haute hiérarchie pour participer à ce subtil jeu d’influence qui ne se soucie guère d’intégrer leurs revendications spécifiques.

Il est ainsi possible de distinguer plusieurs « vagues » ou époques différentes de la féminisation de la police au Pérou qu’on peut associer aussi bien à une redéfinition du rôle de la police, qui doit être capable de s’adapter à de nouvelles réalités caractérisées par les crises économiques, politiques et sociales que traverse le Pérou à partir des années 1980, qu’à l’émergence des femmes sur la scène publique. À partir de la fin des années 1970, les femmes commencent en effet à faire preuve d’une réelle capacité d’action collective au sein de la société péruvienne, notamment lorsque la crise économique et politique des années 1980-1990 poussera la société civile à élaborer de nouvelles formes de stratégies de survie. Cette relativement nouvelle visibilité des femmes dans la sphère publique a ainsi permis de soulever le débat sur leur accession à des espaces dont elles étaient auparavant exclues – dont les institutions policières. D’un autre côté, cette intégration des femmes se montre représentative d’une nécessité pour la police dans son ensemble de s’adapter à une évolution des diverses configurations sociales : encore une fois, la situation de crise multidimensionnelle traversée par le Pérou au cours des décennies 1980 et 1990 augmente considérablement le nombre d’exclus et les petite et moyenne délinquances, desquelles les femmes ne sont pas absentes. Les institutions policières ont donc de plus en plus affaire aux femmes et ont besoin d’un personnel capable de s’adapter à ce changement de perspective (on parle alors du traitement de « femme à femme »). En outre, les pressions sociales se faisant de plus en plus fortes, il est demandé à la police d’intervenir au-delà de son simple pouvoir coercitif : elle doit pouvoir régler des conflits, jouer un rôle d’assistance, voire de réinsertion. C’est en outre à cette même époque que se mettent en place sous la pression des mouvements féministes et des organisations internationales les premiers commissariats de femmes chargés spécifiquement de recevoir et traiter les plaintes pour violence familiale[9]. Or, bien que les postes de commandement restent aux mains des hommes, le personnel affecté à la réception et au traitement des plaintes de ces commissariats est exclusivement féminin, jugé plus « apte » à exercer dans un tel domaine. Ce dernier point permet de montrer comment le statut des femmes a pu évoluer dans la police : alors que leur présence était vue comme « exceptionnelle » dans les années 1970 et le début des années 1980, en peu de temps les femmes ont été amenées à s’inscrire dans un ensemble de pratiques et au sein d’un espace considéré comme légitime pour elles.

L’abandon des archives et de la perspective historique pour l’enquête de terrain montre cependant une réalité plus nuancée. Les policières péruviennes, en effet, représentent un groupe porteur de caractéristiques spécifiques et, si elles se montrent représentatives d’une certaine évolution de la place des femmes dans la société, elles n’en restent pas moins des individus partageant certaines caractéristiques socioculturelles et une trajectoire particulière. La question est alors de savoir qui sont les femmes amenées à embrasser une carrière dans la police, et à quelles motivations elles répondent, points essentiels dans la compréhension qu’on peut avoir de l’exercice qu’elles font de leur profession et de la projection sociale qu’elles en attendent.

Quelles identités sociales et professionnelles pour les policières péruviennes

Une grande partie des femmes interrogées au cours de l’enquête expriment un sentiment de familiarité avec l’univers policier, notamment pour l’avoir connu par l’intermédiaire de la sphère familiale. Beaucoup d’entre elles comptent des policiers parmi les membres de leur famille. Dix-huit des vingt-huit policières interrogées, tous âges confondus, avaient ainsi parmi leurs parents proches un policier ou une policière : le père, la mère, des oncles, des cousins, voire, dans les générations descendantes, des neveux ou des nièces, etc. C’est dire que la culture policière ne leur est ni inconnue ni étrangère, puisqu’elle s’apparente en quelque sorte à leur trajectoire familiale et fait partie de la sphère intime. Il est utile de rappeler en outre à quel point la police péruvienne fonctionne en microcosme : dans la mesure où les policiers bénéficient de leurs propres hôpital, système de retraite et soins médicaux, ils suivent un régime disciplinaire qui leur est spécifique, non seulement à eux, mais aussi aux les membres de leur famille. En outre, certains ont la possibilité d’envoyer leurs enfants au collège de la police, qui regroupe essentiellement des élèves filles et fils de policiers partageant la même expérience familiale. Dans une certaine mesure, on peut avancer l’idée que le fonctionnement même de la Police nationale ainsi que les valeurs exprimées par celle-ci tendent à favoriser la reproduction d’une culture policière qui implique un certain dépassement des frontières entre la sphère privée et la sphère publique du policier. La profession de policier au Pérou agit ainsi comme un marqueur identitaire puissant, englobant l’ensemble de la sphère familiale qui se voit absorbée tout entière au sein d’une culture professionnelle servant aussi de support à l’organisation de rapports sociaux du quotidien.

De ce point de vue, on peut comprendre pourquoi le choix d’une carrière policière se présente comme légitime et « naturelle » pour beaucoup d’enfants de policiers qui se retrouvent en vérité, filles et garçons, en terrain connu et se reconnaissent déjà selon un ensemble de valeurs et d’expériences. C’est le cas notamment pour Roselena, étudiante à l’école de sous-officiers de San Bartolo :

J’ai toujours été dans un milieu policier. Des membres de ma famille sont policiers, j’ai été au collège de la police, je vivais derrière un commissariat, les parents de mes amis sont policiers !

Son intégration dans la police représente pour elle la continuité d’un certain ordre des choses. C’est aussi le cas pour Teresa, sous-officier de troisième classe :

Quand je suis sortie du collège… voir que mon père et ma mère sont policiers... Alors tout cela m’a motivée

Là encore, pour Teresa, le choix d’entamer une carrière dans la police s’est imposé de lui-même. Il n’est pas tant le fruit d’un projet professionnel que de la volonté de suivre une certaine continuité entre sa vie familiale et sa vie professionnelle. Vue sous cet angle, la fonction de policière apparaît à ces femmes comme une forme de « garantie » dans un monde incertain. Pour Marilú, sous-officier de seconde classe, ce choix de carrière représentait donc tout d’abord une sécurité, et son frère a été le principal moteur de sa candidature à l’école de sous-officiers :

Parce que mon frère est policier […] un jour il m’a consultée pour savoir si je voulais être policière, postuler à l’école, et je lui ai dit que oui. Il m’a appuyée, il m’a donné cette sécurité, mon frère. J’avais seulement mon frère, ni père ni mère.

En réalité, bien qu’elles exercent une profession qui les rend particulièrement visibles aux yeux de la société civile, ces policières retrouvent au niveau individuel des repères qu’elles avaient déjà au sein de leur famille, et leur choix professionnel est donc le reflet d’une certaine reproduction sociale. Qu’un grand nombre d’entre elles aient intégré la Police nationale dans l’optique de rester dans un univers familier, tout en s’adonnant à une activité professionnelle, se comprend aisément dans une société où l’accès à l’emploi pour les femmes demeure marqué par un certain nombre de difficultés qui se traduisent à travers leur marginalisation et la reproduction de la division des rôles reproductifs au sein du secteur productif (Backhaus, 1988). En effet, la plupart des policières décident d’intégrer le monde du travail non pas tant par conviction personnelle que par besoin. En choisissant la même carrière que leur frère, père, mère ou cousin ou cousine, elles pensent pouvoir bénéficier d’un appui important au sein de leur environnement familial, tout puissant au Pérou. Cette tendance se vérifie encore plus dans le cas où le parent policier est un homme. Si l’on prend en compte le fait que la société péruvienne, liménienne d’autant plus, reste une société très patriarcale, il est possible de comprendre comment le père ou le frère policier peut exercer une influence importante dans le choix professionnel de ses filles ou de ses soeurs qui doivent travailler. Cela peut aussi, dans une certaine mesure, indiquer une évolution dans la façon de considérer le travail des femmes. Si l’on en croit une enquête réalisée par une équipe de psychologues de l’école d’officiers de Chorillos[10], la majorité des élèves ont grandi dans une famille où seul le père travaillait, la mère se consacrant aux tâches domestiques. Or, lorsque l’on interroge les étudiantes, on se rend compte que la plupart d’entre elles ont déjà une expérience professionnelle. Peut-on penser à la lumière de ces informations que l’idée de la femme qui travaille est plus répandue ? Les familles, plus qu’auparavant, poussent-elles les filles à entamer une carrière professionnelle ? Exercent-elles une influence aussi forte ?

En outre, bien que la famille se présente comme exerçant une influence importante dans le processus d’implication des femmes dans la police, le reste des policières interrogées n’avaient jamais été en contact avec le monde de la police avant de postuler pour une école de formation. Elles ont en revanche presque toutes en commun le fait de venir du même milieu social et d’être issues de secteurs populaires et de familles nombreuses. Celles qui n’ont pas de proches policiers travaillent en premier lieu par nécessité, dans le but notamment de contribuer au budget familial ou encore parce que leurs parents ne sont pas en mesure de financer leurs études. La carrière policière attire ainsi en premier lieu des femmes qui doivent travailler de manière immédiate, non seulement pour elles-mêmes, mais aussi pour appuyer leur famille. C’est que souligne le psychologue de l’école de sous-officiers de San Bartolo :

Maintenant elles doivent étudier, assurer la partie économique, elles doivent travailler, cela [l’école] est un moyen très important parce qu’elles ont là leur salaire mensuel et leurs facilités, et l’hôpital pour la famille […] Ce n’est pas beaucoup, mais c’est quelque chose de sûr.

En entrant à l’école d’officiers et de sous-officiers, les cadetes sont en effet totalement prises en charge dans la mesure où, jusqu’à aujourd’hui (mais cela est remis en question), elles sont en internat et ne peuvent sortir que le samedi dans l’après-midi pour revenir le dimanche soir. Bien qu’elles doivent payer une certaine somme pour leur uniforme et leur examen d’entrée, ce qui représente un montant substantiel, leur scolarité aux écoles de police non seulement décharge leur famille de devoir s’acquitter de frais de scolarité, alimentation, vêtements, etc., mais aussi leur donne un accès à une instruction supérieure qu’elles ne pourraient se permettre autrement. Mieux encore, à partir du moment où elles commencent leur formation, les cadetes commencent à percevoir un salaire qui leur permet d’acquérir une certaine autonomie, mais aussi de collaborer à l’économie familiale tout en se formant, ce qui n’est pas sans leur conférer un certain prestige vis-à-vis de leurs proches, mais aussi au moment de revenir dans leur quartier.

Certaines de ces jeunes femmes se montrent plus particulièrement motivées par les perspectives qu’offre la Police nationale. En effet, un certain nombre d’entre elles sont entrées dans la police en ayant préalablement entrepris des études universitaires et supérieures qu’elles n’ont pu achever faute de moyens suffisants. Or, la police péruvienne donne la possibilité à ses membres de poursuivre des études supérieures tout en effectuant leur service. Les études supérieures terminées (qu’il s’agisse de biologie, de journalisme, d’anthropologie), le policier ou la policière a la possibilité de demeurer au sein de la Police nationale en tant que professionnel (biologiste, journaliste, anthropologue) ou bien de la quitter afin d’exercer ailleurs sa nouvelle carrière.

Pour les jeunes femmes à l’école de police, principalement celle de sous-officiers, la possibilité de continuer leurs études tout en exerçant leur profession a constitué une forte motivation pour postuler à la Police nationale comme l’a fait Cintia, sous-officier de troisième classe qui souhaite à terme travailler comme dentiste :

Ici dans cette unité ils t’apportent de l’appui, tes fonctions, tes horaires, tout, ils te les adaptent.

Pour certaines, le métier de policière ne représente pas une fin en soi, mais bien un moyen de poursuivre une formation à laquelle elles n’auraient pas eu accès autrement. Melissa, une jeune Afro-Péruvienne qui est parmi l’une des meilleures élèves de sa promotion à San Bartolo, n’envisage absolument pas une carrière à long terme dans la police :

J’aimerais bien étudier en tourisme et en hôtellerie, et parallèlement l’anglais, et pour aller de l’avant parce que non… Je ne pense pas rester seulement policière, je crois pas que ça doit… Parce que le futur va faire que chaque jour va être meilleur.

La carrière de policière représente ici un pont, une stratégie pour atteindre des objectifs professionnels totalement différents. Cela n’empêche pas le fait qu’être policière correspond pour ces jeunes recrues à une étape par laquelle elles peuvent socialement évoluer. Melissa vient d’une famille économiquement faible, et elle a eu du mal à réunir l’argent nécessaire pour postuler à l’école de sous-officiers, somme qui n’est pourtant pas exorbitante.

J’ai toujours eu envie d’être policière depuis que j’ai terminé le collège, mais je n’avais pas les moyens suffisants. C’est pour ça que je me suis mise à travailler, je devais aider ma famille, mais peu à peu j’ai réuni l’argent et j’ai pu postuler. Quand j’ai fini le collège, j’ai postulé à l’école d’officiers, mais je n’avais pas l’argent, c’était trop.

En étant l’une des meilleures élèves et en évoluant au sein d’une institution qui, en plus de lui donner un certain statut social, lui permet de continuer à se former en subvenant à ses besoins, Melissa se retrouve devant des perspectives qui lui étaient auparavant étrangères. Et, en effet, beaucoup des policières interrogées, tous âges confondus, poursuivaient parallèlement leurs études. Cette tendance est renforcée par le fait que les écoles de police se sont ouvertes peu à peu aux universitaires déjà diplômés qui ont la possibilité d’entrer directement en troisième ou en quatrième année. Cela dynamise le processus de suivi des formations mis en place par la Police nationale, mais permet aussi de relever notablement le niveau d’instruction des agents de police.

Un autre motif qui pousse les femmes à s’engager dans la police se trouve tout de même dans leur volonté de servir pour le bien commun. En effet, la Police nationale, en cherchant à changer son image et à « s’adapter » à son personnel féminin, tend à promouvoir les fonctions sociales des policières (par le biais des commissariats de femmes, par exemple) tout en valorisant leurs qualités (elles seraient incorruptibles, redresseraient l’image de l’institution). Cette image a des répercussions sur la communauté citoyenne et influence un bon nombre de femmes dans le choix de leur orientation professionnelle dans la mesure où elles considèrent la police avant tout comme un travail social, comme le souligne Marilú qui explique pourquoi de ces deux expériences à la Policia de Transito et au commissariat de femmes du centre de Lima elle préfère ce dernier : « C’est un travail social. Un travail social. Avec tous ces gens qui viennent demander de l’aide. »

Si les emplois sociaux sont traditionnellement féminins, associés au domaine du care, l’autorité que confère la police valorise en quelque sorte ce type d’activités en les intégrant à ses nombreuses fonctions. En tant qu’officiers de police, et en sachant qu’elles auront à travailler dans diverses unités, les femmes envisagent leur travail autrement. Elles pensent avoir plus de responsabilités, comme Alicia, sous-officier de troisième classe qui dit avoir choisi la police avant tout pour la fonction sociale qu’elle accomplit dans la société :

Je l’ai choisi surtout pour le travail social. Je me suis identifiée à ce qu’est le travail social et c’est une des formes par lesquelles je me suis décidée, je me suis dit : « Bon, je crois que je vais m’en approcher comme autorité. »

Non seulement en tant que policières les femmes disposent-elles de plus de responsabilités, mais elles pensent ainsi être plus efficaces. Certaines d’entre elles font preuve d’une véritable conscience politique. Pour elles, être policière est un moyen de lutter contre la délinquance, la corruption, ce qui dans leur domaine privé menace directement leur famille. Elles estiment contribuer à améliorer les choses. Pour Élisabeth, sous-officier de troisième classe, son métier est avant tout de prévenir, d’assister et de répondre aux besoins des jeunes. Elle se montre très sensible au sort des enfants maltraités ou abandonnés :

J’ai voulu être policière parce que, d’un coup, il y a eu beaucoup de délinquance, et beaucoup d’abus, et beaucoup de maltraitance, et surtout pour les enfants, et ça, ça a été ce qui m’a motivée le plus. Alors, essayer de combattre la délinquance, la corruption, c’est ce qui m’a inspirée pour postuler à la Police nationale.

En s’adonnant à un travail social tout en faisant partie de la Police nationale, les femmes se sentent valorisées. Elles savent qu’elles sont le premier interlocuteur entre une personne victime d’abus et la justice. En cela, elles valorisent l’institution policière elle-même dans la mesure où, censément, elles se montrent capables de se charger de tâches sociales avec plus d’enthousiasme que leurs collègues masculins. Que les femmes décident d’une carrière policière motivée par le modèle familial, par les perspectives offertes par la Police nationale ou encore par leur volonté de contribuer à l’amélioration de la société, on peut dire dans tous les cas qu’elles le font en s’identifiant à un modèle par lequel elles se sentent valorisées. Parce qu’elles représentent l’autorité, parce qu’elles gagnent ainsi une certaine indépendance, ce qui joue dans leur auto-estime. Ce dernier point ne doit pas occulter cependant certaines contradictions marquant le travail quotidien réalisé par les femmes dans la police. En effet, si le personnel féminin apparaît légitime au sein de la Police nationale, l’observation des activités déployées par les policières à travers l’exercice de leurs fonctions montre une claire division des tâches selon le sexe.

La femme policière au quotidien : entre assimilation et margilnalisation

Plusieurs facteurs permettent d’avancer cette idée. Tout d’abord, la gestion du personnel féminin de police se retrouve concentrée dans des unités spécifiques, ce qui crée un réel déséquilibre dans la répartition des tâches entre les sexes ; mais, aussi, la différenciation entre hommes et femmes comme personnel de la Police nationale apparaît clairement dans les mesures et les discours concernant les femmes policières, malgré le fait que les policières sont considérées comme les égales de leurs homologues masculins sur le plan des salaires et des droits, mais aussi des devoirs. En effet, au sein du personnel de police, les femmes reçoivent une rémunération rigoureusement identique à celle des hommes, elles sont placées sous le même régime de retraite et ont comme les hommes accès aux services qui sont réservés au personnel de la Police nationale et à leur famille (hôpital, écoles et collèges, voire dans certains cas lieux de résidence, etc.). De plus, il est possible de dire qu’un certain nombre de structures ont été aménagées ou réaménagées pour pouvoir accueillir les femmes dans la police et faciliter leur travail, par la présence de crèches ou de garderies dans les quartiers généraux des unités de circulation de la capitale, par exemple, ou encore par la mise en place d’un bureau essentiellement orienté vers les problèmes spécifiques de genre à la Defensoria del Policia, organisme chargé de défendre les droits du personnel de la Police nationale. Les policières suivent en outre rigoureusement le même rythme de travail que les policiers : elles ne disposent pas d’un aménagement d’horaires particulier (sauf en cas de grossesse) et, tout comme les hommes, elles suivent une organisation du travail autour du modèle des gardes de 24 heures : c’est-à-dire qu’elles travaillent un jour complet tous les deux jours, et cela, aussi bien dans les commissariats que dans les unités de circulation (même si dans ce cas précis on peut observer quelques variantes). Enfin, une dernière observation qui plaiderait pour une réelle intégration des femmes dans la police au Pérou serait l’étude des différents discours dont elles sont les protagonistes. De fait, si l’on s’intéresse aux nombreux articles qui paraissent sur le site Web de la Policía Nacional del Perú depuis dix ans, on constate que beaucoup d’entre eux sont consacrés aux femmes policières et célèbrent leurs vertus. Bien souvent, cela entre dans le cadre de remises de distinctions pour des actions particulières, mais il peut aussi s’agir du portrait d’une policière en particulier qui se serait distinguée d’une manière ou d’une autre. Par ailleurs, les agressions commises contre les policières de la circulation font dans bien des cas l’objet d’articles dans les journaux nationaux et régionaux, ce qui reflète une certaine visibilité du travail des femmes dans la police.

Or, la promotion des policières dans le cadre des campagnes de communication sociale impulsées par le ministère de l’Intérieur, plutôt que de valoriser le travail des femmes dans la police, cherche en réalité avant tout à servir une stratégie de revalorisation d’une institution en perte de légitimité. Les femmes, on a pu le voir avec le cas de la circulation, contribueraient ainsi à redorer le blason de la police. De même, si la rémunération des femmes est identique à celle des hommes au sein de la Police nationale péruvienne, les policières exerçant au rang d’officiers et susceptibles de grimper jusqu’aux plus hauts échelons hiérarchiques (général) – et donc de bénéficier des meilleurs salaires –– sont très minoritaires face à leurs homologues masculins, car elles ont davantage tendance à freiner leur carrière professionnelle au profit de leur famille, paradigme somme toute relativement classique du travail féminin. On peut ainsi se demander, cependant, si cette apparente banalisation du portrait du personnel de police féminin ne cache pas un certain nombre de failles. La stricte égalité en matière de salaires reste en effet à mesurer : si les femmes policières touchent strictement le même revenu que leurs homologues masculins, le fait qu’elles aient concrètement moins de possibilités d’évoluer en grade finit par limiter leurs possibilités d’augmenter leurs revenus. En outre, alors que les hommes mettent à profit leur journée de relâche afin de travailler dans le privé, où ils trouvent facilement un emploi, ce n’est pas le cas des femmes, qui se voient plus souvent écartées par les entreprises de sécurité privées et qui profitent de leur journée de relâche pour s’occuper de leur famille, une tâche qui n’est généralement ni rémunérée ni valorisée. La très grande majorité des quelque 12 000 policières qui composent le personnel de la Police nationale[11] se retrouvent affectées aux unités de circulation, et ce, dans la plupart des grandes villes péruviennes : Lima, la capitale, qui compte plus de huit millions d’habitants, concentre une grande partie de cet effectif, tandis que des villes comme Cuzco, Arequipa, Puno, Trujillo, Huaraz, toutes capitales de département, suivent le même schéma. En réalité, les trois quarts des jeunes policières récemment promues se retrouvent aux unités de circulation ou dans les commissariats de femmes. Et si elles sont appelées à évoluer tout au long de leur carrière et à changer d’unités, il demeure rare de rencontrer des femmes dans les brigades d’élite ou dans des postes d’« action ». Celles qui ont la possibilité d’exercer des activités plus diversifiées le doivent bien souvent à une perte de « confort » dans leur sphère professionnelle : elles se retrouvent isolées parmi les hommes au sein de leur brigade et ne disposent plus de recours en cas de harcèlement ou d’injustice, en même temps qu’elles se voient obligées d’établir des liens de sociabilité d’un nouveau type (travailler avec des hommes, montrer qu’elles sont tout aussi capables qu’eux). Ainsi, lorsque les policières sortent des voies qui leur sont tacitement réservées, cela n’est pas sans perdre une certaine sécurité : en effet, tant qu’elles sont dans des unités comprenant une majorité de femmes elles restent dans un univers qui leur est familier, tandis qu’ailleurs elles se heurtent à plus d’hostilité. Cela a notamment été le cas de Patricia, sous-officier qui, avant d’être affectée au commissariat de femmes de Villa El Salvador, avait travaillé un certain nombre d’années dans un commissariat de quartier :

Dans le commissariat dans lequel je suis arrivée, il n’y avait pas de section pour la violence familiale [alors que légalement chaque commissariat péruvien doit prévoir une section spécifique à la violence domestique]. Nous étions deux, alors ils nous ont dit « Déjà, vous deux, vous allez vous charger de la violence familiale ». […] Nous on arrivait, et la vérité est que jamais on avait travaillé pour ça, on connaissait le sujet, mais jamais on avait travaillé là dedans, et ils nous ont mis dans ce bureau et on ne savait pas quoi faire. Que faire ? […] Bien sûr, on aurait bien voulu, comme eux, sortir en opération, sortir avec eux.

Beaucoup des policières interrogées reconnaissent que leur institution est restée « machiste ». Elles attendent souvent cependant que l’enregistreuse soit éteinte afin de donner des détails sur les expressions du sexisme ordinaire qui continue de caractériser la police péruvienne. Cela peut aller d’un simple mépris pour leurs capacités professionnelles, comme nous le relate Patricia, à des provocations sexuelles. Or si le harcèlement au sein de la Police nationale est explicitement condamné, il n’est pas de bon ton pour les policières de trop chercher à déposer une plainte, la tendance étant plutôt de « s’arranger ». Par ailleurs, la domination virile est si prégnante dans la police qu’elle a été intériorisée et normalisée par les policières de telle façon qu’elles-mêmes n’en font pas mention. Un exemple parlant est celui de Betty qui, pour avoir suivi une carrière atypique en tant que sous-officier de première classe (police antidrogue, police des polices, postes à responsabilités), se défend d’avoir eu à souffrir de harcèlement. Cependant, au cours d’une rencontre informelle et sans enregistreuse, elle raconte comment un collègue l’a poursuivie littéralement de ses assiduités. Ce collègue s’était entiché de la policière au point où elle avait fini par appeler à la rescousse un ami haut gradé de la Police nationale afin qu’il calme ce prétendant gênant[12].

Les policières mettent en jeu par ailleurs leur intégrité physique, et cela, bien plus que ne le font leurs homologues masculins. Cette observation n’est pas qualitative, mais suit plutôt une logique tout à fait quantifiable. Étrangement, on retrouve chez les policières la nécessité que ressentent les militantes engagées dans la lutte armée de surenchérir sur leurs capacités à exercer la violence, endurer des conditions difficiles, faire preuve de courage ou de détermination. Pour illustrer ce propos, il suffit de prendre en compte le nombre d’agressions dont sont victimes celles d’entre elles qui travaillent à la circulation. Il ne se passe en effet pas un jour sans qu’une ou plusieurs agressions, physiques ou verbales, soient commises quelque part au Pérou par un conducteur mécontent de devoir se plier à l’autorité d’une femme. Les policières de la circulation se font en effet régulièrement insultées, renversées, frappées, séquestrées, tuées… Seulement dans les huit premiers mois de 2004, la Defensoria del Policía a répertorié 121 cas d’agressions, parmi lesquels on compte 70 hospitalisations. L’année précédente, deux policières ont trouvé la mort dans des conditions similaires. La tendance s’est maintenue les années suivantes sans qu’aucune mesure concrète ait été entreprise. La Defensoria del Policía, sorte de syndicat de la police péruvienne[13], assistée des mouvements féministes Flora Tristan et Manuela Ramos, a tenté de mener une campagne contre la violence que subissent les policières de la circulation en distribuant des autocollants et des prospectus, mais sans jamais disposer du financement nécessaire pour utiliser les outils de communication de masse. De leur côté, les institutions policières cherchent à englober ce phénomène de violence dans une campagne plus générale de lutte pour le respect de la police… alors qu’il s’agit d’une violence spécifique de genre, ce type d’agression se dirigeant essentiellement sur des femmes et s’exprimant selon des stéréotypes que l’on pourrait décrire comme spécifiquement construits par le sexisme. Quant aux sanctions appliquées aux agresseurs, malgré les revendications formulées par les mouvements de femmes et la Defensoria, elles ne se montrent guère exemplaires : il s’agit le plus souvent d’amendes, voire d’incarcération courte, mais ce dernier cas reste rare. L’agresseur n’a pas réellement de profil type : ce peut être une femme, un homme, un conducteur particulier, un cobrador de combis[14], un chauffeur de taxi… Et si les cobradores sont le plus souvent mis en cause, on a déjà vu un médecin séquestrer une policière dans son garage pendant plusieurs heures[15], tandis qu’une autre a été physiquement agressée par un président de région[16]. De plus, les policières affectées à la circulation sont victimes d’une double discrimination venant à la fois d’une partie de la population civile qui n’accepte pas leur autorité, mais aussi de la Police nationale elle-même : cette dernière en effet, en ne reconnaissant pas comme une violence spécifique de genre la violence à laquelle sont soumises les policières de la circulation, nie par la même occasion les racines mêmes du problème et s’en rend implicitement complice. Les policières de la circulation, de leur côté, ne ressentent pas tant la peur qu’un stress continuel à l’idée d’être insultées, rabrouées, ridiculisées, et avouent bénéficier de peu de soutien psychologique.

Outre ces claires inégalités dans le « confort au travail », on remarque une non moins limpide division des tâches selon le sexe. Comme il a été dit précédemment, les policières sont majoritairement affectées à des tâches pensées conformes à leur sexe. Il s’agit ainsi soit de se montrer dignes de « l’honneur » qui leur est fait en se montrant incorruptibles face aux chauffeurs pris en faute, soit d’exercer des qualités qui leur seraient « innées », comme cela peut être le cas lorsqu’elles sont envoyées dans les commissariats de femmes. En d’autres termes, les années de formation en école de police représentent bien peu face aux qualités jugées intrinsèques des femmes qui, tout « naturellement », sont amenées à aller vers le travail de care. Il existe donc une implicite « spécialisation » féminine qui justifierait que les femmes s’acquittent de certaines tâches plutôt que d’autres. Cela peut paraître constituer une limite. Et ça l’est, dans la mesure où une telle assertion rend encore plus lointain le jour où les femmes feront concrètement partie des brigades d’élite (quelques-unes y ont déjà été intégrées). En même temps, cette division sexuelle du travail, bien qu’elle soit le reflet d’une perception patriarcale de la profession policière, peut paraître comme un « atout » en donnant aux policières une légitimité démesurée sur des espaces d’action qui vont peu à peu échapper à leurs homologues masculins. Elles investissent par là même des espaces, tant physiques que symboliques, qui permettent de concurrencer, même de façon limitée, le leadership masculin de la police péruvienne.

D’autres facteurs traduisent les limites de l’intégration des femmes dans les activités policières, notamment la difficulté pour les femmes et les hommes d’exercer ensemble une profession dont les systèmes de représentation et les types de relations s’expriment sous le signe de la virilité, d’autant plus lorsqu’il s’agit pour une policière d’exercer sa fonction à un poste de commandement et de réussir à se faire obéir de ses subalternes masculins. Les femmes policières se font souvent rabrouer, aussi bien dans les écoles de formation que sur leur lieu de travail, soit parce qu’il est difficile pour les hommes de les considérer comme leurs égales (ce qui est le cas notamment à l’école d’officiers), soit parce qu’elles sont jugées moins productives que les hommes. Aux yeux de ses supérieurs, la policière enceinte, par exemple, ne se révèle plus d’aucune utilité, et rares sont ceux qui profitent de la grossesse de leur personnel féminin pour leur faire remplir des tâches d’information et de communication (comme des interventions dans des collèges et lycées, par exemple). Dans la plupart des cas, en attendant son accouchement (les policières, qui disposent de trois mois de congé avant et après l’accouchement, préfèrent en général travailler jusqu’au dernier moment pour pouvoir passer plus de temps avec leur bébé), la policière enceinte est affectée sur son lieu de travail aux tâches domestiques de ses supérieurs, faisant la cuisine et les basses besognes dont personne ne veut. À cela, on peut ajouter la difficulté pour les policières de conjuguer leur vie privée avec leur vie professionnelle. Les tours de garde de 24 heures un jour sur deux ne sont guère adaptés pour les mères de famille. Si certaines d’entre elles réussissent à trouver des postes d’ordre plus administratif, et dont l’horaire est plus simple (7 heures–15 heures cinq fois par semaine), cela ne peut représenter une solution pour les plus jeunes récemment sorties de l’école et qui souhaitent faire carrière. La plupart des policières doivent donc être capables de s’organiser, le plus souvent en confiant leurs enfants à des membres de leur famille (soeur, cousine). Cela cependant ne saurait constituer une solution à long terme dans la mesure où, comme certaines d’entre elles le précisent, il devient difficile de pouvoir confier ses enfants à quelqu’un de la famille, les Péruviennes ayant de plus en plus tendance à travailler à l’extérieur de leur maison.

Les femmes policières dans leur ensemble représentent un paradoxe. En effet, si, à bien des égards elles apparaissent comme des enfants de la « modernité », elles continuent d’être confrontées aux problèmes traditionnellement rencontrés par les femmes dans leur milieu professionnel. Ainsi, d’un côté, la policière se montre une femme moderne, qui possède un bon niveau d’études universitaires, qui peut jouer à armes égales avec les hommes et prétendre aux mêmes perspectives de carrière tout en établissant de nouvelles stratégies de gestion de la famille et de la vie privée. D’un autre côté, elle partage avec l’ensemble des autres femmes de la société péruvienne la difficulté de s’affirmer dans un monde professionnel dont elle a longtemps été exclue en devant travailler deux fois plus qu’un homme pour la même reconnaissance, tout en s’acquittant de la double journée de travail puisqu’elle doit aussi prendre soin de son foyer. Cependant, l’analyse des activités exercées par les femmes dans la police semble peu dépasser le simple cadre de la division sexuelle du travail pour aborder l’angle du sens donné au travail par les individus, masculins et féminins. À partir de cette perspective, le travail des femmes dans la police ne se perçoit plus seulement par ses limitations, mais aussi au travers de nouvelles perspectives culturelles de genre.

Conclusion : l’apport des femmes à la culture policières. vers la formation d’une nouvelles identité professionnelle ?

Nous avons évoqué dans cet article le fait que les professions policières s’inscrivent dans une culture professionnelle spécifique (Monjardet, 1994). Dans le cas du Pérou, nous avons vu que le travail des femmes dans la police n’échappait pas à un certain essentialisme : parce qu’elles sont femmes, les policières seront plus compréhensives, moins corruptibles, et c’est à partir de telles considérations que sont divisées les activités entre les sexes dans la Police nationale péruvienne. En ce sens, il est possible de réfléchir sur l’affirmation de McLean (1997) insistant sur le fait que la culture policière peut être considérée comme une « culture organisationnelle », ce qui sous-entend que chaque individu doit y trouver sa place non pas par ce qu’il est, mais par ce qu’il fait. Or, s’il est possible de dire que la présence des femmes dans la police péruvienne est aujourd’hui considérée comme légitime, c’est d’abord en tant que femmes que les policières réussissent à s’imposer et à créer leur propre culture professionnelle. Et si ce qu’elles sont (des femmes) est devenu ce qu’elles font (circulation, commissariat de femmes), il est possible de dire que le lien essentialiste entre la policière et son métier n’a jamais été rompu. La féminisation de la police péruvienne a ainsi avant tout privilégié la ségrégation de sexes plutôt que la mixité : la création d’écoles de sous-officiers réservées aux femmes, l’affectation des policières à des tâches spécifiques et l’élaboration de discours valorisant – mais en même temps marginalisant – les femmes dans la police apparaissent comme autant de facteurs traduisant une distinction explicite entre les sexes.

D’un autre côté il est possible de reprendre l’idée construite par Bourdieu (1999) sur le fait que le masculin se passe de justification : la vision androcentrique s’impose comme neutre, alors que le féminin est explicitement caractérisé, construisant le monde social « comme réalité sexuée et comme dépositaire de principes de visions et de divisions sexuants » (Bourdieu, 1999) : la neutralité de la Police nationale se résume finalement à l’absorption d’un personnel féminin au sein d’un groupe construit selon une vision masculine. Si les femmes peuvent se frayer un espace dans un tel groupe, cela ne peut se faire que selon deux principes : soit elles cherchent à s’adapter à leur milieu professionnel en procédant à une transformation (de leur valeurs, identifications, habits, comportement), c’est-à-dire qu’elles vont être absorbées dans la culture dominante, soit le groupe lui-même diversifie ses compétences ou réoriente ses activités en fonction des nouveaux individus qu’il intègre. Or si les policières doivent souscrire à un ensemble de valeurs à l’élaboration desquelles elles n’ont pas participé, elles permettent aussi d’aborder l’institution sous de nouvelles dimensions dans la mesure où elles ne peuvent être totalement assimilées à la culture policière construite par la Police nationale péruvienne autrement que d’un point de vue théorique, alors qu’en pratique elles s’y identifient et sont identifiées selon des schémas totalement différents de ceux appliqués à leurs collègues masculins.

Les policières ont donc réussi à occuper un espace professionnel spécifique, distinct de celui des policiers, bien qu’étroitement lié aux schémas culturels associés à cette profession. Comme le souligne Simard (1997), la large part d’autonomie conférée aux policiers (dans la mesure où les exécutants sont ceux qui prennent les décisions immédiates au contraire de la bureaucratie classique) joue sur la fermeture de l’organisation policière, rendant celle-ci difficilement pénétrable par ceux qui n’en font pas partie et renforçant davantage les pratiques et les règles autoproduites. Cette perspective permet de penser qu’à partir du moment où les femmes ont pu se « normaliser » au sein de la Police nationale, et en appliquant ces mêmes règles autoproduites (soit par leurs collègues masculins, soit par elles-mêmes), elles se sont servies du capital culturel spécifique de leur profession pour se définir selon leur activité professionnelle, mais aussi selon leur sexe, produisant par là même un nouveau système de représentation valable tout aussi bien pour les femmes que pour la police.

Il reste important de souligner, cependant, que l’intégration des femmes dans la police permet d’évaluer un certain nombre de changements quant à l’étude du rôle et du statut qu’elles peuvent jouer, aussi bien dans le monde professionnel que dans la société péruvienne. Alors que l’on a considéré pendant longtemps la police comme le simple garant de l’ordre et de la sécurité, les choses ont tendance à évoluer, comme le montrent par exemple les diverses mesures de lutte contre la violence familiale. Ainsi, les policières ont été amenées à accomplir des fonctions spécifiques qui ont permis de diversifier les activités de police. Elles sont en effet beaucoup plus efficaces que leurs collègues masculins lorsqu’il s’agit d’assistance à personne en danger en bénéficiant au final de plus d’expériences, « forcées » comme elles le sont d’acquérir des compétences qu’on leur juge innées. Par là même, si elles font preuve de plus de compréhension, de plus de compassion et qu’elles inspirent confiance, ce n’est pas tant dû à leur nature de femme qu’à l’image qu’elles renvoient. Dans un sens, les policières ont permis une meilleure identification de la société civile à la police. Dans les commissariats de femmes, par exemple, la policière qui reçoit la déposition d’une victime non seulement améliore la qualité de l’échange (la victime considère que la policière en tant que femme peut la comprendre ; elle se sent dès lors moins coupable et moins honteuse), mais elle facilite aussi une identification plus positive de la victime. Celle-ci se montre valorisée par l’attention qu’on lui porte et non réduite à la simple condition de victime (et parfois de coupable) sous le regard d’un agent masculin.

En partant du principe que la présence de femmes permet d’humaniser le visage de la police et de la rapprocher de la citoyenneté, on peut penser que plus la police va se rapprocher de la citoyenneté, plus elle va diversifier ses activités. Si l’on continue dans cette logique, on peut aller jusqu’à dire qu’en ne se contentant plus de faire respecter l’ordre, mais en cherchant bien à participer à des initiatives préventives, la police pourrait devenir un acteur social. Savoir dans quelle mesure cette évolution est représentative de nouvelles réalités sociales et de nouveaux besoins, mais aussi d’une nouvelle idéologie du pouvoir serait un objet intéressant pour une future recherche. C’est alors que doit surgir une plus large réflexion sur le rôle que doivent jouer les policières selon cette nouvelle perspective, devenant alors des acteurs sociaux « doubles » : représentantes de lien social en tant que femmes, mais aussi détentrices de l’autorité et d’une forme d’exercice du pouvoir.

Les policières dans la Policía Nacional del Perú, des femmes au travail ou un travail de femmes ? Il semble possible de dire aujourd’hui qu’à partir d’une notion de « travail de femmes » les policières ont réussi à s’institutionnaliser au sein d’un secteur professionnel donné et que, si elles continuent à représenter un personnel distinct du personnel masculin, leurs pratiques, le rapport qu’elles entretiennent avec leur profession et les droits qu’elles ont obtenus permettent de penser que les activités qu’elles déploient ne sont plus seulement simplement identifiables à leur sexe. Si un grand nombre des compétences qui leur sont reconnues peuvent se résumer à une vision relativement essentialiste, on peut dire que les policières ne sont pas passives dans ce type d’identification : puisqu’il est décidé qu’elles seront plus efficaces dans certains secteurs donnés, elles se montrent capables de s’emparer d’un espace professionnel, culturel, public, ce qui n’est pas sans répercussions dans d’autres sphères d’activités des femmes au sein de la société péruvienne.