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« Là où sont les femmes, le pouvoir n’y est pas » (Rendell 1980 cité dans Mann 1995 : 9 ; traduction libre). Cette formule lapidaire nous permet d’introduire la relation complexe des femmes avec le pouvoir et les pistes d’interprétation qui ont été avancées pour l’expliquer. D’abord, mentionnons le fait que les femmes n’ont traditionnellement pas eu accès aux postes et aux rôles de pouvoir dans nos sociétés patriarcales qui tendent à privilégier encore largement les hommes pour ces fonctions. C’est ce à quoi se réfère le concept de « plafond de verre » (Morrison et autres 1987), barrière invisible mais néanmoins bien réelle qui limite l’accès des femmes aux niveaux supérieurs de gestion en dépit d’un discours méritocratique qui dénie l’existence de ce phénomène. Ensuite, et à l’inverse, ce constat serait attribuable au fait que les lieux où se concentre la présence des femmes ne sont pas investis de pouvoir ou n’y conduisent pas. On parlera alors de « mur de verre » (Morrison et autres 1987) par référence au fait que les femmes réussissent parfois à gravir les échelons mais sont dirigées vers la périphérie des lieux de pouvoir, vers des emplois de service ou de conseils (staff), ou encore techniques et professionnels qui n’offrent pas des expériences reconnues pour l’accès aux postes de niveaux supérieurs. On dira aussi qu’une profession ou un travail qui se féminise perd de son prestige et de sa valeur, source indéniable de pouvoir, ou encore est en voie de sombrer dans la désuétude et est déserté par les hommes (Martin 2000 ; Cockburn 1985). Une troisième interprétation indiquerait que les femmes ont un mode de fonctionnement qui n’engendre pas le pouvoir, du moins pas dans les termes de la définition traditionnellement masculine. Des études portant sur la perception tant des femmes que des hommes dans les organisations ont démontré une préférence pour un exercice du pouvoir et un leadership directif et autoritaire, axé sur la tâche, l’objectivité, la compétition et l’affirmation de soi, ce qui est en fait un plaidoyer pour les hommes au pouvoir (Marshall 1984). Enfin, selon une dernière interprétation, les femmes, en raison de la peur du succès ou de la conscience du prix à payer pour celui-ci (Gilligan 1987) se tiennent volontairement éloignées et s’excluent elles-mêmes du pouvoir. Ces multiples interprétations font foi du lien complexe des femmes avec le pouvoir ou vice versa. Si le pouvoir semble se conjuguer au masculin, on peut alors comprendre le défi qui se pose aux femmes qui aspirent à participer aux instances décisionnelles de la société.

Au coeur des questionnements actuels, il y a débat à savoir si les femmes constituent un apport substantiel aux milieux traditionnellement masculins qu’elles investissent ou s’il n’est question que d’un enjeu d’égalité des chances pour permettre aux femmes de réaliser leurs ambitions ou encore d’une problématique d’égale représentativité des hommes et des femmes dans les postes de gouvernance des organisations et des institutions (Yoder 1991). Notamment dans le domaine de la gestion, relativement à l’exercice du pouvoir et du leadership, peut-on parler d’une approche féminine comme le soutiennent certaines recherches (Rosener 1990) ? Au-delà de l’optimisme placé dans l’évolution des mentalités par l’atteinte d’une masse critique (Kanter 1977), en ce qui concerne la contribution des femmes, le courant féministe radical affirme que des femmes accédant aux instances décisionnelles de la société ont peu de chances de produire un changement puisque, pour parvenir à ces postes, elles doivent assimiler la culture masculine qui règne et qui préside à la reproduction des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes dans les organisations (Brandser 1996 ; Yoder 1991 ; Grant et Porter 1994).

Notre recherche a pour objet de contribuer à l’étude de la problématique relevée entre pouvoir et féminité. Elle se fonde sur le postulat que des femmes gestionnaires venant d’un milieu professionnel doublement masculin tel que l’ingénierie vivent l’expérience du passage à la gestion d’une manière différente des autres femmes, car, pour les premières, ce passage se caractérise par une entrée dans un monde de plus en plus masculin au fur et à mesure qu’elles gravissent les échelons hiérarchiques (Marshall 1984). En étudiant la genèse de cette triple combinaison identitaire, notre recherche propose une analyse du développement de l’identité féminine en s’appuyant sur les récits de vie de huit ingénieures ayant choisi de devenir gestionnaires. Ainsi, nous proposons un éclairage pour comprendre la dynamique invoquée par les débats en matière de gestion sur la place et le rôle des femmes et de la féminité dans les milieux d’exercice du pouvoir.

Devenir femme, ingénieure et gestionnaire

Avant d’aborder les résultats de notre recherche, nous présentons ci-dessous certaines problématiques du cheminement identitaire des femmes qui sont ingénieures puis gestionnaires. Nous exposerons les fondements de notre approche afin de bien camper les enjeux du développement de l’identité féminine, non pas en opposition avec les considérations culturelles issues des processus de socialisation et de construction sociale des structures de pouvoir dans les organisations, mais bien en complémentarité afin de proposer une compréhension en profondeur de la dynamique identitaire complexe qui peut se jouer dans des choix de carrière non traditionnels comme le génie et la gestion.

Féminité et masculinité

Un certain nombre d’auteures et d’auteurs se sont basés sur les théories du développement en psychologie et en psychanalyse pour expliquer les différences de genre. En raison du fait que la mère porte l’enfant, qu’elle est d’abord biologiquement puis traditionnellement sa première et principale relation significative, marquée par une totale dépendance et une indifférenciation originelle, il en résulte deux cheminements distincts pour le développement de l’identité masculine et féminine (Chodorow 1978 ; Gilligan 1982). Le chemin de la masculinité devant passer par la distinction en rapport avec la mère – et le féminin comme altérité – laquelle est de surcroît entérinée par la culture patriarcale qui prédéfinit cette distinction, le caractère masculin met l’accent sur la séparation, l’individualité, le désir de maîtrise de l’environnement, l’action, la répression des émotions.

En revanche, le caractère féminin étant développé en relation avec la mère dans un rapport au même, il se caractérise par la continuité, la connexion avec les autres, le sentiment de soi en interrelation (self-in-relation), l’interdépendance, la considération et l’affectivité. Winnicott (1971), pour sa part, définit un principe masculin axé sur « le faire » (doing) avec sa quête implicite de résultat et de maîtrise, alors que le principe féminin est « l’être » (being), composé d’ouverture et de réceptivité à ce qui est, ce qui le distingue du « faire » en ce qu’il exclut le jugement quant aux attentes de résultats qui sont absentes. Ces conceptualisations rejoignent la dualité de l’existence de Bakan (1966) consistant en deux principes, l’actance (agency) et la communion, concepts repris par Marshall (1984) dans son analyse de la place des femmes dans le monde masculin de la gestion.

Ces caractéristiques influent sur les modes de pensée et d’action des femmes, comme l’ont révélé certaines études (Gilligan 1982 ; Belenky et autres 1986 ; Grant 1988 ; Grant et Porter 1994), et ont même servi d’explication au faible engouement des femmes pour les sciences, ces dernières ayant été construites sur le principe masculin de la séparation du sujet et de l’objet, de l’objectivité, de la rationalité et de la domination (Keller 1990).

Bien qu’il soit possible pour les femmes d’acquérir les caractéristiques dites masculines, on ne peut nier par ailleurs que les femmes appartiennent en même temps et plus fondamentalement au monde féminin. La féminité n’est certes pas un concept facile à circonscrire, d’autant plus qu’il a été contaminé, à un certain degré dans la conscience des femmes elles-mêmes, par les contenus des discours patriarcaux sur les femmes et le féminin (Ferguson 1984). Comme le souligne Martin (1994 : 406) : « There is nothing the matter with difference ; the problem is that one of the two categories in each dichotomy is devaluated. Thus, the issue is neither similarity nor difference, but power. »

Critiquée pour ses relents essentialistes, notamment par le courant féministe postmoderne qui condamne de surcroît toute forme de catégorisation, cette approche de la différence demeure, à notre avis, légitime en tant que catégorie d’analyse, d’abord pour donner une voix aux femmes dans un contexte encore largement masculin (McGee Calvert et Ramsey 1992) et, enfin, pour mieux comprendre l’expérience des femmes et les iniquités qu’elles continuent de subir en raison de leur sexe (Ferguson 1991).

Femmes en génie : compétence et estime de soi

Le caractère masculin de la profession d’ingénieur ressort d’un certain nombre de recherches (Cockburn 1985 ; Carter et Kirkup 1990). Selon ces études, l’exercice de la profession se caractérise par la rationalité technique, l’instrumentalité, la séparation, la fragmentation et la hiérarchisation qui sont socialement associées à la masculinité, l’ingénieur lui-même représentant une sorte d’archétype du masculin.

La recherche sur les femmes en génie a largement porté sur la problématique de l’accès des femmes à la profession et la question des préalables et de la compétence scolaire qui y est étroitement associée (Dryburgh 1999). Actuellement, les chercheuses et les chercheurs s’intéressent de plus en plus aux femmes qui ont choisi d’exercer cette profession et à l’expérience qu’elles vivent dans un contexte de travail technique en milieu organisationnel (Brush 1991 ; Evetts, 1996, 1997 ; McIlwee et Robinson 1992 ; Carter et Kirkup 1990 ; Bailyn 1987). En général, les difficultés qu’éprouvent les ingénieures, notamment la perte d’estime de soi, le manque de reconnaissance professionnelle et la faible intégration, sont liées à des causes sociales, que ce soit les processus de socialisation (Dryburgh 1999), les phénomènes d’habitus (Atkinson et Delamont 1990) ou de culture (McIlwee et Robinson 1992 ; Dryburgh 1999) plutôt qu’à des dispositions ou caractéristiques individuelles.

Il demeure essentiel cependant, en raison de l’importance que revêt la question de la compétence professionnelle dans les milieux d’expertise comme celui du génie, de tenter d’en comprendre la dimension subjective et la teneur émotionnelle, d’autant plus surprenante chez des femmes qui, par ailleurs, ont un parcours non traditionnel basé sur des capacités intellectuelles et scolaires éprouvées (Di Tomaso et Farris 1991 ; Symonds 1983).

Les résultats d’une recherche comparative menée par Bailyn (1987) démontrent que les ingénieures diffèrent substantiellement de leurs confrères en ce qui a trait à leur définition du succès : ceux-ci l’associent au succès professionnel, alors que les femmes le définissent en relation avec leur capacité de réussir une vie familiale satisfaisante. Rejoignant en cela une autre étude (McIlwee et Robinson 1992), Bailyn (1987) constate de plus que les ingénieures ont une estime de soi significativement inférieure à celle des hommes dans tous les types de travail technique. Par contre, les ingénieures dans des positions de gestion sont les seules qui ont une estime de soi égale ou supérieure à celle de leurs collègues masculins. De plus, dans ces fonctions de gestion, les femmes ont tendance à délaisser l’orientation technique par rapport à leur travail, tandis que les hommes tendent plutôt à mettre l’accent sur la dimension technique de leur travail. Il semble donc qu’une différence appréciable existe entre l’expérience du travail technique et celle de la gestion, ce que nous avons tenté d’explorer dans notre recherche.

Femmes en gestion : pouvoir et leadership

En matière de gestion, la tradition et la culture des milieux où se concentre le pouvoir ont été reconnues comme une construction masculine fondant une structure de reproduction de cette masculinité à travers la concurrence et les mécanismes de sélection pour les postes, de plus en plus restreints, au haut de la hiérarchie (Morgan 1986).

Dans la littérature sur les femmes en gestion, il ressort clairement que le féminin ne trouve pas de résonance appropriée dans les organisations et que les femmes sont dans une position difficile pour y soutenir leur identité féminine en raison de l’institutionnalisation de la masculinité dans nos organisations patriarcales. Les travaux de Kanter (1977) ont fait ressortir la double injonction qui pèse sur les femmes dans les organisations bureaucratiques, à savoir les attentes stéréotypées envers le comportement féminin et la nécessité d’adopter les comportements masculins pour accéder aux zones de pouvoir et gravir les échelons hiérarchiques. Suggérant que l’impact du nombre est un déterminant des comportements des femmes, ces études ont contribué à mettre l’accent sur la structure de pouvoir et de possibilités pour comprendre les comportements des femmes et leurs difficultés d’avancement dans les organisations.

La structure de carrière étant à la fois un mécanisme d’inclusion et de récompense, le cheminement de la réussite implique, pour une bonne part, une assimilation de la culture et des normes sociales qui règnent. Selon cette approche structurelle (Gutek 1993), les femmes qui gravissent les échelons sont considérées comme adoptant les modes de pensée et les comportements masculins, y compris dans le regard qu’elles portent sur leur propre genre (Kanter 1977 ; Ferguson 1984 ; Calàs et Smircich 1992).

Remettant en question le lien étroit de ces résultats avec l’organisation bureaucratique, certains auteurs et auteures ont pu démontrer en quoi les organisations dynamiques et à structure de réseau, travaillant dans des contextes qui les mettent constamment au défi d’innover, offrent de meilleures occasions de participation aux femmes, quoique toujours dans un ethos du travail comme dimension centrale de la vie (Kvande et Rasmussen 1995). Cependant, il reste à analyser si ces milieux permettent aux femmes, en retour, d’en influencer les pratiques et la culture (Evetts 1997).

À la suite des travaux de Rosener (1990), on a pu noter un courant de revalorisation du leadership au féminin. Celui-ci est néanmoins critiqué pour le nouvel héroïsme du leadership (voir notamment Bass et autres (1996)) qu’il reconduirait en ne faisant que remplacer les héros masculins par des femmes dans une logique d’ensemble inchangée (Brandser 1996). Ainsi, l’avantage féminin (Grant 1988) risque d’être récupéré par les nouveaux discours managériaux, dont on peut déjà dévoiler la féminisation (Fondas 1997) et qui s’approprient, au nom du changement, la contribution des femmes sans la reconnaître (Olsson 1996).

Les actrices et leur réalité subjective

Sur le plan épistémologique et en raison de cette institutionnalisation de la masculinité, il importe de reconnaître que l’observation des comportements des femmes en contexte organisationnel ne suffit pas toujours pour comprendre les schémas cognitifs et émotifs qu’elles utilisent pour donner un sens à leur action et forger ou maintenir leur identité féminine. De surcroît, Westkott (1990) démontre la présence d’une discontinuité entre la conscience et l’action, en ce sens que les femmes peuvent s’opposer aux conditions mêmes auxquelles elles se conforment dans leurs actions dans le but de s’adapter et de survivre dans ces contextes masculins.

De cela découlent des considérations méthodologiques importantes qui recommandent l’étude de la subjectivité des femmes. Nos choix méthodologiques correspondent à la mise en évidence d’une contribution majeure de la recherche sur et pour les femmes, qui réside en sa capacité de faire émerger les schèmes interprétatifs féminins et de les faire accéder au niveau du discours (De la Durantaye 1988), ce qui s’avère un facteur nécessaire de changement social.

Ainsi, en accord avec les approches critiques devant les conditions imparties aux femmes dans les organisations bureaucratiques (Kanter 1977 ; Ferguson 1984) et de tradition patriarcale (Calàs et Smircich 1992 ; Martin 1994), et quoique nous reconnaissions d’emblée l’impact qu’ont ces structures de pouvoir et ces dynamiques culturelles sur l’expérience des femmes, nous considérons aussi celles-ci comme des actrices de leur vie et nous avons voulu les laisser définir leur expérience de même que leur perception du pouvoir et de la signification donnée à l’identité féminine. Nous situons donc notre recherche dans l’analyse de la subjectivité des actrices, laquelle comporte trois dimensions : deux niveaux de conscience, soit discursive et tacite, ainsi qu’un niveau inconscient qui inclut notamment les motivations profondes (Giddens 1984). En ce sens, notre point de vue rejoint celui qui est soulevé par Chodorow (1995) corrigeant une lecture réductionniste de son ouvrage sur la reproduction sociale des caractéristiques psychologiques et sociales des genres (Chodorow 1978) lorsqu’elle revendique un retour, dans les études féministes, aux aspects psychiques et à l’approche clinique ainsi qu’à la contribution de cette approche à la compréhension de la dynamique identitaire du genre (Chodorow 1995 : 517) :

I suggest, that is, that gender cannot be seen as entirely culturally, linguistically, or politically constructed. Rather, there are individual psychological processes in addition to, and in a different register from, culture, language, and power relations that construct gender for the individual. Meaning – at least about any linguistic or cultural categories that matter to us – is always psychologically particular to the individual [...] I suggest that each person’s sense of gender – her gender identity or gendered subjectivity – is an inextricable fusion or melting of personally created (emotionally and through unconscious fantasy) and cultural meaning.

Récits de vie et interprétation psychodynamique

Compte tenu des arguments épistémologiques présentés, la méthode des récits de vie a été retenue puisqu’elle permet d’avoir accès à l’expérience subjective et à son évolution dans le temps (Lapierre 1992) et de révéler l’interaction entre la personne et son environnement (Bertaux 1980). Les récits de vie ont été rédigés à partir des données recueillies lors d’entrevues en profondeur, entièrement retranscrites sous forme de verbatim, avec six ingénieures québécoises (un récit ayant servi de prétest), récits auxquels nous avons pu ajouter deux récits de vie complémentaires, dont l’un est autobiographique, rédigés par des étudiantes de deuxième cycle sans aucune connaissance préalable de notre cadre conceptuel, renforçant ainsi la validité interne de notre étude.

Nous avons fait l’analyse des données de manière à faire ressortir les motivations profondes et leur lien avec l’identité féminine ainsi que son évolution au cours de la vie et ses changements, notamment lors du passage à la gestion. Ces thèmes étaient englobés dans les entretiens quoique par des questions ouvertes et non directives. Les problématiques de la compétence professionnelle et de l’exercice du pouvoir ont émergé du récit et l’analyse que nous proposons est essentiellement inductive et interprétative.

Le choix de la théorie psychodynamique des relations d’objet en psychanalyse est motivé par notre intérêt pour l’identité féminine et la problématique de la relation à la mère invoquée dans des travaux antérieurs (Chodorow 1978 ; Gilligan 1982).

Afin de bien appuyer l’importance de ce choix et de ses conséquences sur l’analyse des résultats, notons que, au premier abord des récits de vie qui nous ont été confiés, la relation des femmes avec leur père était si prégnante que nous avons d’abord reconnu la dynamique présente dans l’étude de Hennig et Jardim (1978) portant sur 25 femmes gestionnaires. Selon cette étude, le père à qui ces femmes s’identifiaient leur ouvrait un monde dans lequel elles étaient des filles, mais des filles différentes qui pouvaient faire plus que ce qui était alors associé à la féminité. Cette attention, voire cette « permission », que les pères semblaient accorder à leur fille donnait à leur féminité un plus dans l’ordre traditionnel des choses, mais surtout une impulsion qui les distinguait inévitablement du monde de leur mère, monde prétendument laissé derrière par la dissolution du lien mère-fille (Hennig et Jardim 1978).

Alors que l’analyse de Hennig et Jardim (1978) est basée sur la théorie freudienne, laquelle est axée sur la structure psychique et l’influence du père dans le dénouement du complexe d’OEdipe, nous avons choisi la théorie des relations d’objet (Klein 1968 ; Winnicott 1971) pour interpréter les récits puisqu’elle est dynamique et révèle l’importance de la relation à la mère comme premier objet en établissant les fondements de la phase préoedipienne, largement ignorée par la théorie freudienne.

C’est donc en accordant une attention à la relation à la mère que nous avons pu apporter une contribution à la compréhension de la dynamique identitaire chez ces ingénieures. Si l’identification à la mère fait partie du développement de la féminité, l’étude de Hennig et Jardim (1978) montre que certaines femmes se tournent vers le père et y trouvent une impulsion pour sortir du modèle maternel, voire le dépasser. D’autres études portant sur la carrière des femmes qui se démarquent socialement font état d’une relation complexe à la mère et d’une identification au père (White 1995). Que ces femmes se retrouvent en gestion plus tard dans leur carrière rejoint les caractéristiques de notre échantillon. Contrairement aux autres études qui s’en tiennent à ce constat, nous avons cherché à comprendre davantage ce qu’il advenait de la relation intérieure avec la mère au-delà de cette identification au père qui conduit à un choix de carrière non traditionnel, ce que nous permettait une approche avec la théorie des relations d’objet. Comme le souligne Klein (1968 : 68) :

[Ce] mécanisme, qui consiste à fuir la mère et à investir d’autres personnes [sic] admirées et idéalisées, cherche à éviter que les sentiments hostiles ne portent atteinte au sein maternel qui constitue par excellence l’objet envié (et donc haï). Cette fuite devient alors le moyen de sauvegarder le sein maternel et, de ce fait, la mère. J’ai souvent souligné que le mode selon lequel le premier objet est abandonné au profit d’un second, le père, est d’une importance capitale. Si l’envie et la haine prédominent, ces émotions se trouvent jusqu’à un certain point transférées sur le père ; par la suite ce mécanisme de fuite est voué à l’échec.

Selon cette approche, il est donc crucial pour le développement que la personne acquière la certitude d’avoir pu faire l’introjection d’un bon objet et ainsi de pouvoir compter sur lui, par identification, dans sa capacité de réparer les torts causés par les sentiments négatifs éprouvés envers les objets primitifs. En cela, le sentiment de culpabilité, qui émane de la conscience que l’objet haï et l’objet aimé sont bel et bien le même, est un moteur à la source d’un désir de réparation qui oriente la pensée et l’action vers des activités socialement désirables et peut constituer une motivation profonde sous-jacente à des choix de vie et de carrière.

Résultats de la recherche

Nous avons rencontré, pour notre recherche, cinq ingénieures. Nous disposions en outre d’un récit de vie que nous avions recueilli en guise de prétest et de deux récits de vie rédigés par des auteures indépendantes du présent projet. L’âge des répondantes au moment des entretiens et de la rédaction des récits de vie variait de la jeune trentaine à la mi-cinquantaine. Elles étaient toutes mariées ou vivant avec un conjoint, trois n’avaient pas d’enfant, alors que les autres avaient de deux à quatre enfants. Elles sont toutes devenues gestionnaires relativement jeunes, c’est-à-dire dans la trentaine, sauf une qui était alors dans la quarantaine. Elles ont toutes parlé intensément de leurs pères qui étaient tous dans un domaine technique, proche ou très proche du génie et plusieurs ont senti qu’en devenant ingénieures elles réalisaient des ambitions que leur père aurait aimé voir se concrétiser pour lui-même. Leur récit d’enfance, d’adolescence et de jeune adulte fait peu de place à la mère qui semble demeurer silencieuse, en retrait de la trame animée du récit.

Passer de la différence au défi de la difficulté

Durant leur enfance et leur adolescence, particulièrement à l’école et pour des raisons très variées, ces femmes se sont toutes senties différentes et marginales par rapport aux autres filles de leur entourage. Certaines difficultés de socialisation en ont découlé et l’attrait du défi semble avoir pris une signification particulière pour elles, dont celle de démontrer que cette différence avait des retombées sur ce qu’elles étaient capables d’accomplir. Plusieurs ont choisi de devenir ingénieures, en partie du moins, parce que dans leur entourage on remettait en question les aptitudes des filles pour les sciences et les mathématiques ou encore parce que ce domaine était perçu comme difficile. Cet aspect rejoint l’étude de White (1995) qui relie la mise au défi à un jeune âge comme facteur de dépassement, de recherche et de validation de compétences distinctives, de même que l’étude de Jenkins (1996) sur les caractéristiques d’indépendance sociale de la définition du soi des femmes allant vers des domaines non traditionnels :

Je veux être la meilleure et différente. Outre l’indépendance financière et la carrière, je désire prouver que les filles sont égales aux garçons. Je m’oriente alors vers un secteur non traditionnel.

J’ai toujours aimé les choses dites difficiles pour les filles. Tout comme j’ai choisi l’option la plus difficile à poly.

Féminité et compétence : gratification paradoxale de la différence

Plus tard, que ce soit à l’université ou dans leur premier emploi comme ingénieures, elles faisaient l’expérience d’une certaine spécificité liée au fait d’être la seule femme ou presque dans un milieu d’hommes. Toutes ont éprouvé des gratifications à se distinguer par cette différence à partir de l’université. Les situations les plaçant dans un rôle de « première femme » sont relevées avec beaucoup de fierté. Pour ces ingénieures, du seul fait d’être une femme, elles se retrouvent à être spéciales, différentes des autres femmes aux yeux des hommes. Plusieurs se souviennent avoir préféré la compagnie des hommes et affirment qu’à cette époque elles ne pouvaient s’imaginer dans un domaine féminin. Leurs relations avec les hommes sont perçues comme plus faciles, plus franches ou encore plus naturelles.

Notre attention a été retenue par le fait que, malgré une apparente position d’infériorité suscitée par des relations avec des confrères ou collègues qui les considèrent comme leurs « petites soeurs », et des patrons ou mentors aux attitudes paternalistes, elles ne semblent aucunement offusquées de cette attitude condescendante :

Je ne me souviens pas d’avoir eu un moment pas heureux à l’école. Je pense que, autant au niveau des confrères qui étaient avec moi qu’au niveau des professeurs, les professeurs avaient une attitude paternaliste [...] Et les confrères, je me suis souvent considérée comme leur petite soeur et c’était super agréable.

À cela s’ajoute une facilité surprenante, pour ces femmes douées et habituées à être des premières de classe dans leur parcours scolaire, à avouer une infériorité technique en génie par rapport à leurs collègues, voire à exprimer un sentiment d’inadéquation ou de relative incompétence :

Même si je n’étais pas très bonne dans ce que je faisais, je réalisais que, juste le fait d’être ingénieure, je n’avais pas besoin d’être bonne, ça m’ouvrait des portes et ça faisait que les gens s’attardaient.

Il y a en effet un paradoxe important dans ce que vivent les ingénieures dans ce rapport entre le fait d’être différentes et spéciales, qu’elles ont hérité de leur enfance et de leur relation privilégiée avec leur père, et ce qu’elles vivent en génie. Fierté et infériorité professionnelles se côtoient de manière pour le moins équivoque :

Alors il y avait peut-être ce petit côté-là qui n’est pas désagréable non plus – si tu ne te sens pas menacée et même que tu te sens valorisée – rien que parce que tu es une femme. Tu n’as rien fait encore là ! C’est juste ta différence qui te fait remarquer. Les gens se souviennent de toi [...] Mais je dirais que, ce que le génie m’a apporté, c’est beaucoup de fierté. Et peut-être que c’est par rapport au manque de confiance que j’avais plus jeune, le fait de me sentir isolée un petit peu, que ce fut vraiment un tremplin. Parce que non seulement j’étais différente, mais en plus ça me mettait un petit peu comme sur un piédestal […] alors tout à coup tu es mise en évidence puis tu n’as rien fait et tu apprends de ça. Et tu réalises que ce n’est pas toi, ce n’est pas parce que toi tu es bonne. C’est juste qu’il n’y en avait pas d’autre. Alors tu relativises tout ça parce qu’autrement le danger c’est que ça te monte à la tête et que tu te penses bonne.

Rivalité féminine sous-jacente

Comme ingénieures, nos répondantes sont spéciales du seul fait d’être une femme. On interprète alors que ce serait plutôt par rapport aux autres femmes qu’elles « rivalisent », inconsciemment, par leurs compétences techniques, subjectivement niées mais pourtant rationnellement indéniables :

J’étais vue comme une personne ambitieuse, mais en plus, c’était comique, parce que mes collègues disaient : « Toi, c’est pas pareil [...] Ma femme, moi je veux qu’elle fasse telle chose, mais toi, c’est pas pareil ! » C’était comme [...] Il y avait vraiment une distinction parce qu’eux ne me voyaient pas dans une carrière professionnelle, mais me voyaient beaucoup plus comme un de la gang, une de la gang. J’ai beaucoup aimé cet aspect-là.

L’identité professionnelle semble amener une confusion entre le fait de se démarquer qui, plus jeune, était lié aux capacités intellectuelles et à la réussite en mathématiques et en sciences par rapport aux autres filles et qui maintenant se trouve lié au genre dans des groupes à majorité masculine. Meltzer (1973) précise que l’identité basée sur une identification à une partie du soi, ici la dimension intellectuelle, produit un sentiment de « petitesse » teintée de solitude. Ce sentiment similaire d’infériorité ne semble pourtant pas ressenti négativement et un certain déni des situations discriminatoires qui rejoint certains constats de même nature dans d’autres études (Evetts 1996 ; Dryburgh 1999) demeure à expliquer.

Ces éléments soutiennent une interprétation de Klein (1968) quant aux réminiscences de la rivalité oedipienne. Étant dans un milieu masculin, l’ingénieure évite inconsciemment en quelque sorte une concurrence avec la mère et toutes les figures féminines qui peuvent par la suite la représenter. En revanche, elle peut éprouver de la culpabilité relativement à sa situation privilégiée auprès du père, identification qui engendre une motivation ascendante, mais qui demeure au mieux teintée d’anxiété et de doute de soi, quand elle n’est pas accentuée de l’illusion d’être spéciale dans le regard de l’autre par l’identification projective (Meltzer 1973).

On peut interpréter que l’ingénieure supporte néanmoins plus facilement le sentiment d’infériorité qui peut accompagner ce rôle qu’elle joue aux côtés des hommes puisqu’il est moins douloureux que le sentiment de culpabilité contre lequel elle l’a en quelque sorte échangé, ce qui expliquerait l’apparente indifférence quant aux éléments culturels l’infériorisant.

Passage révélateur à la gestion : faire la différence en tant que personne

Le tableau 1 (en annexe) présente une description des caractéristiques et facteurs entourant le passage à la gestion chez les femmes de notre échantillon. Ce passage subjectif est révélateur en ce sens que les ingénieures n’ont eu l’impression de « passer à la gestion » que lorsqu’elles ont quitté nettement les fonctions techniques, qu’elles ont véritablement fait le « saut » pour se retrouver dans une position sans interface technique, avec comme seul outil d’influence leurs propres capacités personnelles et relationnelles. Être gestionnaire pour elles, ce n’est pas « faire » de la gestion, c’est « faire la différence », non seulement comme femme mais comme personne :

J’avais toujours été dans le milieu technique. À l’époque, j’avais un groupe d’une quinzaine d’ingénieurs. Je faisais plutôt de la gestion de projets, tout ça. Et puis là ! […] Et là, ça a été tout un changement : je me suis retrouvée là avec des femmes, syndiquées, et là, je ne faisais que de la gestion parce que le côté technique était plus du tout, [n’était] plus [mis] à profit […] j’ai beaucoup, beaucoup aimé ce poste-là, d’un point de vue humain, premièrement parce qu’on sent qu’on fait une différence.

Soudainement, ces femmes sont sollicitées par une attention sur des bases plus larges que leur seule distinction de genre, et c’est la découverte de soi qui émerge. Devant les considérations nouvelles que leur ouvrait leur rôle de gestionnaire, ces femmes ont délaissé facilement les considérations techniques au profit des dimensions humaines et sociales, plus larges et plus satisfaisantes. C’est à la fois une ouverture et une révélation pour elles. Ces ingénieures sont tout à fait à l’aise d’allier les aspects rationnels et émotifs et s’en sentent plus entières. Si elles se retrouvent dans un monde aussi masculin que celui de la gestion, leur côté féminin ressort comme libéré et mis à contribution sur une base nouvelle.

Contrairement à ce qui a été vécu dans le contexte du travail technique en ingénierie, l’ingénieure gestionnaire n’est plus qu’un visage impersonnel mais féminin parmi un monde d’hommes, ce n’est plus que le fait d’être « spéciale » dans ce regard masculin parce que l’on est une femme différente des autres femmes. C’est un nouveau visage, individualisé cette fois, où la personnalité est saillante, avec tous ces aspects de soi qui font que l’on est non seulement spéciale mais unique, ce qui constitue une réactivation du processus d’individuation (Klein 1968 ; Meltzer 1973).

Ce processus d’individuation est un processus normal s’étendant sur toute une vie. Certains auteurs et auteures ont démontré que la « crise » du mitan de la vie pouvait avoir des effets similaires d’épanouissement chez les femmes gestionnaires (Guay 1994), tout comme certains événements marquants de la vie tels que des deuils, la maladie, une séparation peuvent provoquer des remises en question et un recentrage des valeurs et des priorités. Dans la présente analyse, le jeune âge des répondantes lors de leur passage à la gestion ainsi que le fait qu’elles sont devenues gestionnaires en grande partie sous l’influence des encouragements de l’entourage professionnel et personnel, en dépit de leurs propres doutes quant à leurs capacités, nous incitent à penser que les transformations personnelles et la réconciliation intérieure liée à l’identité féminine émergent à la suite de l’expérience de gestion plutôt qu’elles en sont à la source. L’intérêt de notre recherche est donc de suggérer que le processus d’individuation puisse être activé, voire précipité chez certaines personnes, par le passage du domaine technique à la gestion :

C’est quelque chose qui m’est arrivé très soudainement, très rapidement. J’ai pris conscience de mon potentiel sur d’autres plans que technique. J’ai vu que j’avais des habiletés que je ne soupçonnais pas, qui n’avaient pas pu se révéler dans mes fonctions précédentes. J’ai vu que j’étais sous-utilisée [...] Je me suis aperçue que j’avais des habiletés administratives, des habiletés en communication, que j’avais du leadership, que je pouvais l’exercer, et que ça produisait des résultats quand j’avais la chance de l’exercer.

Au début, j’étais ingénieure, je n’étais pas du tout gestionnaire. C’est sûr que quand tu franchis les marches une à une, le jour où tu deviens chef de division, tu deviens un petit gestionnaire, tu supervises, avec un petit budget, bon. Ensuite, tu deviens chef de service, là aussi. Moi je dirais que l’endroit où ça devient le plus marquant, c’est quand tu quittes ton domaine de spécialisation. Le jour où tu te dis, bon je vais aller carrément dans d’autres domaines, qui font appel quand même à ton cheminement de pensée technique et peuvent être logiques dans ce cheminement, mais qui n’ont plus rien à voir avec ton métier de base. Là, je pense qu’on peut commencer à dire qu’on « gère ». On gère en vol libre ! […] à ce moment-là, c’est plus le propre des aptitudes personnelles sur lesquelles tu te fies. Quand les gens font équipe avec toi, que tu es capable de les dynamiser, d’être rigoureux dans l’atteinte des objectifs qu’on se fixe, tant au niveau financier, échéancier, planification. Mais la valeur qui revient en premier dans tout ça, je pense que c’est vraiment une question d’équipe et de confiance avec ceux avec qui tu travailles.

Héritage maternel et féminin

C’est à partir de ce moment que l’héritage maternel et féminin est reconnu et accepté, avec la possibilité de réintégrer celui-ci sur ses propres assises, distinctes et individualisées. Le rapprochement avec le père révèle alors une étonnante ressemblance avec la mère qui pouvait être « menaçante » à un plus jeune âge. En entrevue, l’une d’entre elles parle soudainement de sa mère en ces termes :

Je pense que vous me voyez, et vous verriez ma mère... Je suis un peu... Mais j’ai peut-être eu plus de chance qu’elle, pour aller plus loin. Alors je me retrouve dans beaucoup de choses, je la retrouve dans beaucoup de choses que je fais. C’était une personne qui aimait beaucoup le monde, elle était toujours très... Tout ce que je fais de bon aujourd’hui, bien c’est un peu à son image. Me préoccuper des gens, porter des attentions spéciales, tout cela vient d’elle [...] je suis une suite d’elle. C’est peut-être pour cela que je m’entendais aussi bien avec mon père, j’étais comme elle [l’italique est de nous].

Dans le développement et dans la fantasmatique de la fille, il peut y avoir eu un temps où la fille se sent – ou voudrait s’imaginer – plus intéressante que la mère aux yeux du père et par la suite reporter cette impression sur d’autres personnes significatives comme les professeurs, les collègues, les patrons. Elle attribue sa capacité à se démarquer à ce qu’elle fait de « mieux » que les autres femmes : être bonne en mathématiques, en sciences, être ingénieure, être une fille différente. Elle peut en revanche avoir « besoin » de penser que sa mère est moins intéressante pour se justifier et se légitimer de prendre un peu sa place aux yeux du père, en imagination ou en réalité :

[Ma mère] elle ne voyait pas [pour moi] nécessairement un modèle semblable au sien. Oui, ma mère a toujours été... Oui, je pense qu’elle n’a jamais caché sa dépendance [...] C’est quelqu’un qui est assez bien dans sa peau et j’imagine que – mais on n’en a jamais parlé – j’imagine qu’elle doit avoir eu des périodes dans sa vie où elle se sentait désavantagée.

Aussi gratifiants que puissent être cette relation avec le père et par la suite ce sentiment d’être spéciale, il y a une souffrance liée à la culpabilité en rapport avec la mère, comme premier objet, mais aussi comme base de sa propre identité féminine. Pour prendre une distance apaisante par rapport à cette culpabilité, on peut comprendre pourquoi le fait de réussir dans un monde masculin peut être plus facile, émotivement parlant, puisque cela ne consiste pas à entrer en concurrence avec la mère sur son propre terrain ni avec d’autres femmes ou dans un domaine féminin auquel l’identité sociale de la mère est rattachée (Klein 1968).

Dans ce monde masculin, l’anxiété liée à la rivalité féminine et à l’illusion d’une « victoire oedipienne » est ainsi inconsciemment « échangée » contre un sentiment d’infériorité qui est accepté d’autant plus facilement qu’il est moins douloureux et qu’il y fait écran. Cela expliquerait cette étonnante acceptation des conditions difficiles vécues par les ingénieures ainsi que la facilité avec laquelle ces femmes brillantes et ambitieuses admettraient leur moindre sentiment de compétence technique. De là proviendrait une part importante de leur perte d’estime de soi, davantage due au fait d’être coupée du « bon objet », d’autant plus que cet objet (méprisé) est une composante du soi féminin.

Reconnaître et accepter l’héritage maternel et féminin en soi, c’est donc d’abord et avant tout retrouver en sa mère un « bon objet », reconnaître aussi qu’elle était aimable et probablement aimée du père, mettant ainsi un terme à la nécessité compensatoire de dévaloriser la mère et le féminin.

Désir de réparation, collaboration féminine et action sociale

Dans le deuil d’une illusion provenant du désir d’être la fille préférée du père, et du plaisir à l’être, à être une femme pas comme les autres et de rejeter la féminité vécue par les autres femmes autour d’elle, une prise de conscience d’avoir pu susciter l’envie et d’avoir entretenu une certaine dévalorisation entraîne inévitablement une culpabilité et un désir de réparation important peut en résulter. On ne s’étonnera pas de voir chez ces ingénieures un désir intense d’aider les autres, quelques-unes ayant même été jusqu’à réorienter radicalement leur carrière en ce sens par une bifurcation vers des domaines communautaire et humanitaire ou par l’ajout à leurs activités professionnelles d’un engagement personnel dans des causes féministes ou sociales, dédiées à aider des femmes dans diverses situations difficiles :

Il est important pour moi de rendre à la société. Je pense que je suis choyée en général, à bien des points de vue. Puis peut-être aider des personnes, des organisations qui aident des personnes à élargir leurs opportunités, apporter quelque chose. Je ne vais pas être la personne qui va faire l’intervention parce que je n’ai pas l’empathie pour ça, mais défendre une cause, aider au financement d’une cause, organiser des choses pour aider une cause, ça je pense que j’ai la préoccupation de faire ça dans la vie. Il y a des parents qui le font par le biais de leurs enfants, l’implication dans des associations de parents, ou sur des comités scolaires, les loisirs des enfants, des choses comme ça... Si j’avais eu des enfants, c’est peut-être ça que j’aurais fait. C’est l’image que j’ai eue d’une femme qui s’impliquait socialement. Comme je n’ai pas d’enfant, moi l’image que j’ai est plus en référence à mon père : la carrière, l’éducation sociale, les valeurs social-démocrates. Je tiens beaucoup plus ça de mon père.

Moi là, c’est très présent. Ça fait que moi, c’est ma crainte en ce moment, c’est de m’éloigner de ça. Je n’ai pas coupé le cordon, là, avec tu sais cette espèce de service à la société, là... Je n’ai pas coupé le cordon. Tu sais, m’en aller dans les affaires, dans l’entreprise privée à caractère, tu sais, profitabilité/rentabilité. Tu te démènes toujours dans ces préoccupations, baigner dans la compétition. J’ai peur un petit peu. Moi, c’est plus ça. Pour moi, ce n’est pas juste lié au fait que je suis une femme.

À partir de ce dénouement, un rapprochement avec les autres femmes est perceptible et s’exprime dans le désir d’endosser des causes féministes et la capacité de collaborer avec d’autres femmes est aussi accentuée dès ce moment :

Moi, j’ai réalisé la force des femmes, puis je vous dirais que comment est-ce que je fonctionne dans le monde des hommes, c’est quasiment un secret de Polichinelle, c’est un secret. Ce n’est pas quelque chose que j’irais crier sur les toits, mais je réalise que les femmes sont très fortes. On est très fortes à cause de la multiplicité des choses qu’on doit faire dans une vie, à partir de la procréation. C’est un rôle très actif, c’est pas un rôle secondaire, c’est un rôle très actif. Celui après ça de la responsabilité d’élever les enfants, vu que c’est toi qui lui donnes le sein, c’est pas l’autre, et après ça historiquement la femme avait la responsabilité de la famille. La femme en prend large, tu sais, ce n’est pas parce que les hommes ne sont pas capables, mais on se l’est comme accaparé et on est capable de le faire. On a peut-être aussi une façon de gérer notre temps, de gérer notre corps autrement que les hommes le font [...] Alors je pense qu’il faut, nous, comme femmes, bien réaliser ces différences qu’il y a, comme gestionnaire. J’ai peut-être mieux compris les gars parce que j’ai été avec eux, je les ai regardés faire et puis ce que je vous dis ce sont des choses que j’ai conclues un petit peu à partir de ce que je voyais [...] Alors j’ai appris qu’une société est forte en autant qu’on aille chercher autant le point de vue des hommes que le point de vue des femmes, le point de vue des forts et des faibles.

La confiance et l’estime de soi que leur a procurés cette « réconciliation » intérieure avec la mère (et le féminin) les rend plus fortes, moins dépendantes à présent du regard du père ou d’un mentor (Meltzer 1973), ainsi que des attentes masculines dans les organisations. Ultimement, elles sont moins dépendantes d’une réussite en fonction de ce qu’elles « font », mais éprouvent davantage le désir d’être appréciées pour ce qu’elles « sont » :

Je me suis ramassée dans des affaires où je n’avais aucune préparation, aucune connaissance. Mais c’est peut-être parce que j’aimais aussi le défi, de faire quelque chose que d’autres n’avaient pas fait. J’aime bien ne pas avoir de chemin tracé, de tracer moi-même mon chemin [...] [Auparavant] je n’avais jamais vraiment élargi mon action à essayer de faire le pont justement entre les gens. Parce que, j’étais peut-être gênée, je manquais beaucoup de confiance en moi. Maintenant, ce qui me donnait par contre confiance, c’était le fait que j’étais ingénieure. Ça, ça te donne... Tu réalisais que ça t’ouvrait des portes, c’est une carte d’affaires qui est absolument exceptionnelle ! Et je m’en suis rendu compte surtout au moment où je suis allée à [nom de ville], parce que, même si je ne connaissais absolument rien dans ce domaine, je réalisais que les gens m’acceptaient, d’une part, parce que tu es nommée et ça, ça donne une certaine crédibilité, et, d’autre part, ma formation.

Développement de l’identité feminine : entre rupture et continuité

Notre recherche apporte donc un certain regard critique sur la notion de continuité du développement de l’identité féminine en rapport avec la mère qui prédomine depuis les travaux de Chodorow (1978) et Gilligan (1982) particulièrement. Ce qui ressort de notre recherche est la possibilité qu’il existe pour plusieurs femmes une opposition avec la mère et qu’il se produise non pas une rupture mais un transfert sur le père, ou une autre figure significative, de l’investissement affectif et que ce transfert, bien qu’il entraîne une apparente identification masculine, serve plutôt à préserver ainsi la mère en tant que bon objet et à sauvegarder la possibilité de retrouver intact l’héritage maternel et féminin à une étape ultérieure du développement.

Bien que nos résultats confirment ceux de Hennig et Jardim (1978) dans leur ensemble, notre recherche permet d’aller plus loin dans notre compréhension de la dynamique relationnelle et psychologique avec la mère qui n’avait pas fait l’objet d’une attention particulière chez ces auteures. En effet, contrairement à ce que soulignent Hennig et Jardim (1978), le rôle du père ne serait pas tant d’offrir un lien en remplacement de celui à la mère parce que celui-ci aurait été irrémédiablement dissout, mais bien de le mettre « entre parenthèses » le temps que la fille trouve ses propres assises pour intégrer positivement l’objet maternel une fois la rivalité oedipienne atténuée. Ainsi, la question de la rivalité féminine est mise en évidence dans une perspective qui en permet une intégration constructive dans le développement :

C’est vrai. Je pensais que j’en avais parlé [de ma mère]. En fait, je dis toujours, j’ai la tête de mon père et le coeur de ma mère.

Nous apportons donc, par notre recherche, une contribution quant à une compréhension psychodynamique des satisfactions émotives qui peuvent justifier des choix de carrière masculins et de la tension entre féminité et compétence professionnelle qui y est répandue. De plus, malgré notre acquiescement quant à l’importance des facteurs culturels et des traces des processus de socialisation qui sont en jeu dans la dynamique présentée, nous pouvons cependant remettre en cause la validité de l’argument déterministe issu du courant féministe radical qui soutient que les femmes se masculinisent en gravissant les échelons menant aux postes de commande et de pouvoir dans les organisations ainsi qu’à son corollaire qui implique en quelque sorte que la gestion soit masculine, dans sa nature, ses modes de pensée et d’interaction.

Identité féminine et gestion

Outre le fait que les ingénieures font ressortir la dimension féminine importante de la gestion par leur passage révélateur en provenance d’un domaine technique, nous retrouvons chez elles une affirmation de l’importance qu’elles accordent à leur identité féminine en tant que gestionnaire ainsi que dans leur conception et leur exercice du pouvoir. Le tableau 2 (en annexe) rassemble les différents éléments qui fondent les identités personnelles et professionnelles ainsi que les liens et contrastes entre ces différentes identités.

Le titre d’ingénieure peut être vu comme une « carte de compétence » qui apporte une crédibilité et acquiert une valeur indiscutée pour une femme travaillant dans le monde masculin de la gestion. N’ayant pas, comme d’autres femmes doivent le faire, à prouver leur légitimité à faire partie de ce monde, les ingénieures semblent disposer d’une latitude avantageuse à l’intérieur de laquelle elles peuvent se permettre d’exprimer leur féminité. De plus, le processus d’individuation qui a été en quelque sorte réactivé par ce passage révélateur à la gestion, depuis l’enjeu de la difficile distinction de la mère à celui de se reconnaître un caractère unique, amène ces femmes gestionnaires à être davantage elles-mêmes, y inclus la féminité, sans craindre désormais l’engouffrement de la fusion au même.

La venue des femmes aux niveaux supérieurs de gestion, lorsqu’elles ont la capacité ou le désir d’affirmer ces aspects d’elles-mêmes et qu’elles ont de surcroît un succès dans leurs entreprises et le respect de leurs pairs, permet de rendre plus visible et tangible la contribution du féminin à l’exercice du pouvoir. On peut penser que leur conception de l’objectivité et de la rationalité telle qu’en sont imprégnés leur leadership et leur exercice du pouvoir rejoint les concepts de « solide objectivité » de Harding (1987), qui se réfère à l’intégration des points de vue des personnes extérieures dans la prise de décision, ainsi que celui de « rationalité responsable » de Rose (1987), qui intègre la considération et l’objectivité. Ou encore la capacité de reconnaître et d’utiliser le pouvoir comme capacité plutôt que comme instrument de domination (Cockburn 1991) :

Moi j’avais confiance en moi, mais par rapport aux connaissances particulières, quand j’arrivais, j’ai toujours demandé aux gens qu’ils m’apportent leurs connaissances. Quand j’arrive en quelque part je ne dis pas : « Bon bien, moi, je sais comment on va faire ça », puis montrer que je suis bonne.

Quelque chose de technique, à peu près n’importe qui peut le faire. Par contre, être capable de faire ce que je faisais demandait un vécu. Je n’aime pas tellement le mot parce qu’on dirait qu’il est galvaudé, mais ça demande des années d’expérience que tout le monde ne peut pas avoir. Ce n’est pas tout le monde qui a fait le chemin que j’ai fait. Et tu es capable, à cause de ça, de te mettre en position de service.

On peut décrire toutes sortes de comportements que l’on attribue au féminin, mais on a toujours de la difficulté à le définir avec justesse. Chacune de ces femmes est très différente des autres, elle a sa personnalité et son histoire, sa façon particulière de gérer et de diriger. S’il y a quelque chose du féminin que nous avons compris en écoutant ces femmes gestionnaires, cela pourrait se résumer dans les propres termes que plusieurs d’entre elles emploient : « Faire que les choses arrivent. »

Dans cette phrase, il y a à la fois de l’action et de la réceptivité passive. Faire que les choses arrivent, c’est permettre, c’est surtout parfois ne pas empêcher. C’est créer un espace pour l’action des autres et leur développement, c’est créer une atmosphère propice, mettre une âme dans une équipe, c’est parfois aussi ne rien faire et juste être là, comme le dit l’une d’entre elles : « Être bien et faire que les autres soient bien autour, qu’est-ce qu’on peut faire de mieux que ça ? »

La répondante qui nous a dit que, auparavant, comme ingénieure, elle « bâtissait des ponts » et que maintenant elle « bâtit des ponts entre les personnes » (ce qu’elle trouve plus important pour elle), nous a donné dans une seule phrase la clé pour comprendre comment on passait de la technique à la gestion, du « faire » au « faire arriver », ou encore du « faire » à l’« être ». Sans éliminer l’épineuse question de la confiance en soi, une intégration semble poindre à l’horizon entre féminité et pouvoir à travers la confiance envers les autres :

Si j’ai confiance en moi ? Je dois dire que j’ai plus confiance aux gens qui sont autour de moi. Ma confiance en moi est toujours [...] Je n’ai pas une confiance totale en moi, comme je dis, je fais bien confiance aux gens autour. Moi, je peux me tromper, je peux faire des erreurs [...] Alors tu t’entoures des bonnes personnes, j’ai réalisé que c’était le monde qui faisait la différence, dans tout ce qu’on fait, dans tout ce qu’on fait [...] Je délègue beaucoup, je fais une grande confiance à mes collaborateurs, je leur passe mes impressions puis eux après ça ils agissent. Par contre, quand il faut que j’aie le courage de faire quelque chose, de faire des changements, quand je me suis rendu compte que je m’étais trompée. Ca fait mal ça quand tu réalises que tu te trompes. Mais d’un autre côté je trouve horribles ceux qui n’amèneront pas des changements parce qu’ils ne veulent pas dire qu’ils se sont trompés [...] Alors je suis, je dirais que je traite les gens comme j’aimerais être traitée, avec le plus de respect possible et puis avec de la confiance, en leur faisant partager mes valeurs.

Conclusion

Un regard très large sur la problématique féminine dans les organisations nous amène à penser, avec Marshall (1984), que le plus grand risque auquel font face les femmes, et leur plus grand potentiel à la fois, c’est le risque d’être elles-mêmes. Ce qui revient à dire de ne pas chercher à se définir en fonction des normes du milieu qui, jusqu’à maintenant, étaient des exigences de succès et de promotion. Il s’agit aussi de ne pas se définir en fonction de normes féminines stéréotypées, de ce que l’on attend d’une femme dans nos organisations et notre société, car ces normes, on l’a bien vu, ont été déformées au point où l’on a de la difficulté à appréhender une authentique féminité (Ferguson 1984). Voici d’ailleurs ce qu’en pense Marshall (1993 : 321) :

I have suggested that women take more liberties in organisations – while maintaining an appropriate sense of self-protection – to release energy that is currently used defensively. But I also have reservations about directing advice concerning change at women. I am suspicious of this too-well-established genre of writing. If cultures are resilient, largely unconscious systems, is it realistic or ethical to exort individuals, especially potential marginals, to bring about organisational change ? Perhaps women should give up trying and « just » act as if they have the right to define their own behavior. This in itself may be a paradoxical intervention in the system.

On peut cependant concevoir qu’une bonne confiance en soi est essentielle à cette capacité d’affirmation de soi dans des contextes peu enclins à l’encourager. Nous devons poursuivre nos recherches afin de continuer d’identifier les contraintes intérieures et extérieures qui entravent la participation des femmes dans les organisations et leur potentiel de réalisation professionnelle. Au-delà des aspects structurels et culturels qui contribuent indéniablement au malaise des femmes dans les organisations et dans des domaines traditionnellement masculins comme le génie et la gestion, nous avons tenté de mettre en lumière la participation des femmes à la dichotomisation entre compétence professionnelle et féminité, dans sa dimension subjective du moins et souvent inconsciente, en explorant le cheminement qui conduit à un choix de carrière non traditionnel tel que le génie.

Par l’analyse du passage à la gestion, nous avons pu démontrer que l’identification masculine à la base de ce choix n’entraînait pas nécessairement une masculinisation profonde, mais pouvait être plutôt une étape dans le processus d’individuation permettant de préserver le féminin en le protégeant d’une rivalité qui, autrement, aurait pu être plus destructive à cet égard.

Finalement, si nous avons pu constater en quoi, au niveau professionnel, culture et subjectivité se rejoignent pour diminuer l’estime de soi de la femme dans le domaine technique, nous avons aussi observé que l’intégration constructive du féminin était possible dans l’exercice du pouvoir et que celle-ci guidait des pratiques de gestion et des choix de carrière plus émancipateurs.

Par notre recherche, nous avons voulu étudier des dynamiques en profondeur et, en nous restreignant à un petit nombre de cas, nous ne pouvons prétendre à la généralisation de nos résultats. Nous offrons plutôt des pistes d’interprétations psychodynamiques quant aux liens entre le développement de l’identité féminine et les choix de carrière dont la validation pourrait être étendue à des femmes faisant partie d’autres groupes professionnels ou ayant effectué des choix de carrière non traditionnels autres que le génie.

En ce qui a trait au passage à la gestion, nous croyons que nos résultats pourraient être valables non seulement pour des femmes gestionnaires mais aussi pour un certain nombre de personnes qui passent d’un domaine professionnel ou technique vers la gestion en ce que cette transition nous apparaît, au-delà de la «maîtrise d’une nouvelle identité» qu’elle implique (Hill 1992), constituer un véritable lieu de découverte de sa propre identité. En ce sens, le passage à la gestion représente une étape importante dans la vie des personnes visées et contribue à notre compréhension des phénomènes qui relient la vie personnelle et la vie professionnelle par l’intermédiaire des questions identitaires.