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Aujourd’hui […] on demande presque à un livre d’être un geste, un cri ou une action.

Jeanne Lapointe, Revue des arts et des lettres, Radio-Canada, 28 juillet 1952.

La pratique d’écriture de Jeanne Lapointe reflète le caractère souvent épars, parfois inédit, mais étonnamment influent des lettres féminines. Des années 50 à la fin des années 80, ses publications dans des revues, des journaux et des actes de colloques témoignent de l’efficacité de sa parole qui, même sans livres, contribue à transformer les milieux intellectuel et littéraire québécois. Membre de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec (commission Parent, 1961-1966) et de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (commission Bird, 1967-1970), Lapointe consacre une décennie à ces projets d’envergure dont les recommandations moderniseront le Québec, en commençant par les mentalités. Néanmoins, si la signature de la commissaire s’inscrit dans les archives politiques et la mémoire collective, la femme de lettres et ses textes critiques, jamais colligés, demeurent encore méconnus. Ses écrits visent avant tout à dénoncer les inégalités sociales et sexuelles, mais Lapointe ne revendique jamais le mérite de ce courage. Cette humilité caractéristique – conditionnée en partie par l’absence des conditions favorisant la valorisation de la femme de lettres – garde la figure de l’auteure dans l’ombre de son action. Ce phénomène correspond pourtant à la démarche consciente de Lapointe, dont l’idéal égalitaire au nom duquel elle écrit passe devant le désir de notoriété. Pour cette raison, son discours constitue un ensemble de stratégies offensives et défensives. Étudier son oeuvre critique, qui n’existe qu’en dehors des livres, permet donc de décrire une pratique d’écriture qui se veut avant tout « un geste, un cri ou une action » (Lapointe 1952a : 2).

De l’humanisme au féminisme : un parcours polémique

Point de départ d’un parcours critique caractérisé par une extraordinaire cohérence, la pensée humaniste que Lapointe énonce dans ses critiques littéraires des années 50 apparaît comme l’origine des luttes féministes qu’elle mènera pendant les années 80 pour faire advenir un changement épistémologique : « C’est une conception du monde et de la vie où l’homme[1] occupe la place centrale; conception fondée sur l’éminente dignité de l’être humain; et de l’être humain complet, avec sa raison, bien sûr, mais aussi avec son intuition et sa sensibilité, avec sa volonté, son imagination et ses sens » (Lapointe 1958 : 2). Les nombreux débats amorcés par Lapointe soulignent la prééminence de cette pensée fondatrice dans ses efforts contre le dogmatisme, démarche qui passe par une véritable poétique de l’interaction[2]. En 1954 et en 1955, elle lance deux débats d’idées dénonçant ce qu’elle nomme le « moralisme religieux, codifié et quasi dogmatique » (Lapointe 1955p : 19). Ces propos publiés dans les pages du journal Le Devoir et de la revue Cité libre, à laquelle elle collabore jusqu’en 1960, dénotent une volonté de changement soutenue par le refus de se soumettre à toute forme de conformisme et de domination. Les deux médias contribuent ainsi à faire sortir des cercles universitaires un discours moderne aux orientations humanistes.

De 1972 à 1974, la rhétorique de l’opposition préconisée par Lapointe laisse momentanément place à la critique littéraire spécialisée, pendant sa formation en psychanalyse à l’Institut de psychothérapie du Québec. Retournant rapidement les théories contre les pères de la psychanalyse, Lapointe retrouve son ton polémique lorsqu’elle fait définitivement volte-face, s’en prenant par la métapsychanalyse[3] aux préceptes freudiens qu’elle juge sexistes. Ce n’est qu’à partir de 1979 que sa voix s’élève ouvertement en faveur d’un discours féministe de l’égalité. Elle provoque alors un troisième débat publié dans la revue Études littéraires où elle met en évidence les failles du discours de domination, en réaction à un article de Jean-Thierry Maertens qui remet en cause les fondements du féminisme. Trois années plus tard, en 1982, elle suscite la controverse lors d’une réunion des Sociétés savantes à Ottawa. Son allocution intitulée « Le meurtre des femmes chez le théologien et le pornographe », publiée en 1983 dans les Cahiers du GRIF (Groupe de recherche et d’information sur les femmes) à Bruxelles, fait gronder les murs de l’Université Laval alors qu’elle compare avec ironie le discours de l’Inquisition du XVe siècle à celui d’un estimé professeur de philosophie, Charles De Koninck, dont elle fait l’archétype du théologien sexiste du XXe siècle. Ces joutes intellectuelles aboutiront à la publication d’un guide méthodologique non sexiste, destiné aux chercheurs et aux chercheuses en sciences humaines : Le traitement objectif des sexes dans la recherche (Lapointe 1985).

Radio-Collège : le choix stratégique d’une tribune

Ces divers médias retracent sous forme écrite le parcours critique d’une femme d’action qui a aussi profité, de 1940 à 1987, des atouts liés à son statut de professeure de littérature à l’Université Laval pour contribuer à améliorer la situation des femmes, à l’intérieur comme à l’extérieur du campus universitaire. C’est d’ailleurs à ce titre que, de 1952 à 1955, Lapointe collabore à l’émission Radio-Collège, diffusée sur les ondes AM de Radio-Canada. Elle inscrit ainsi son action dans un vaste mouvement de démocratisation du savoir, comme un présage cohérent par rapport aux recommandations qu’elle signera dans les années 60 au sein de la commission Parent. En effet, lors de la fondation du Service de Radio-Collège en 1941, la Société Radio-Canada suit la voie déjà ouverte par CKAC[4] vers une éducation populaire. Dans sa mission originale, la radio de culture universitaire ou savante sur les ondes de CBF voulait assurer le perfectionnement du corps professoral des collèges classiques en prodiguant un enseignement d’appoint sous forme de conférences de quinze minutes présentées par des spécialistes reconnus. Il s’agissait d’un « prolongement médiatique à la diffusion des connaissances dans plusieurs disciplines : les sciences pures, les sciences appliquées, les sciences humaines, les arts et les lettres » (Pagé 1993 : 21). Grâce à la puissance de son signal et aux affiliations de Radio-Canada aux réseaux privés, Radio-Collège rejoint un large public dans plusieurs régions du Québec et du Canada francophone. En 1951, à l’heure de la redéfinition radiophonique, l’émission voit son format passer de 15 à 30 minutes et ses heures de diffusion augmenter considérablement. Dès lors, « le public cible n’est plus celui des collèges et des enseignants, c’est le grand public dans son ensemble » (Pagé 1993 : 94).

Le caractère populaire et la vocation éducative de Radio-Collège correspondent aux idéaux humanistes de Lapointe. Sa conception égalitaire de l’être humain ne saurait admettre que l’accès au savoir fasse l’objet de discrimination et soit réservé aux élites – cléricales, intellectuelles et, surtout, masculines. Sa contribution à Radio-Canada constitue donc un choix stratégique pour la valorisation des droits et libertés individuels et collectifs : « Il revient à la Société Radio-Canada [d’avoir permis à ses collaborateurs et collaboratrices] d’oser être, dire et faire connaître d’autres civilisations, à des heures où le silence et la soumission prudente aux autorités ecclésiastiques et politiques était de rigueur » (Chaput-Rolland 1986 : 15).

Cependant, dans ses « cours » de littérature française à Radio-Collège, Lapointe n’adopte pas le ton polémique qui caractérise sa voix au sein d’autres tribunes. En ondes, elle délaisse la dénonciation des inégalités et l’angle offensif qu’elle adopte le plus souvent à la même époque. À première vue, Lapointe semble ainsi rompre avec les pratiques féministes de son temps, celles que préconisent notamment Jean Desprez dans les radio-feuilletons C’est la vie et Jeunesse dorée, Thérèse Casgrain dans l’émission Fémina et Jovette Bernier dans Quelles nouvelles?, série considérée comme le premier feuilleton féministe à la radio. Ces oeuvres radiophoniques de femmes, qui émergent à la fin des années 30, remettent en question les stéréotypes qui façonnent la condition des femmes et présentent de nouveaux modèles de la réalité féminine. À l’affût des idées nouvelles, surtout celles qui favorisent l’égalité entre les individus, Lapointe est probablement consciente de son inscription dans une lignée de femmes qui font la promotion à la radio d’« une certaine conscience de leurs droits et de leur désir de changer la société québécoise » (Legris 1990 : 22). Dans le cadre peu propice à la dénonciation et à la revendication que représente Radio-Collège, elle ne récupère pas les stratégies de persuasion et d’ironie[5] mises en place par ses prédécesseures et ses collègues. Par contre, le discours humaniste de Lapointe tient ici dans sa stratégie discursive, qui consiste à valoriser la littérature d’imagination, c’est-à-dire celle qui « est à la fois une prise de conscience, un art et une pensée » (Lapointe 1954d : 17). Parler d’oeuvres dont les termes traduisent un regard personnel sur le monde et permettent une prise de conscience constitue un moyen pour Lapointe de favoriser l’émergence du discours de l’égalité. Les dix textes de sa Revue des arts et des lettres (1952-1954) et surtout les quinze articles qui composent la série intitulée L’écrivain et son style (1955) témoignent de cette subtile stratégie. Ces tapuscrits[6] révèlent en filigrane sa quête née d’une révolte à la fois personnelle et collective qui guidera constamment ses prises de parole ultérieures. Même s’ils sont – et peut-être parce qu’ils sont – avant tout ancrés dans la démarche didactique du Service de Radio-Collège, ils constituent les prémisses d’une rhétorique qui allie le dire, l’écrire et le faire.

Un projet stylistique

Nous proposons ici la première étude d’un corpus original et inédit secrètement conservé par son auteure jusqu’à son décès en 2006, et libéré des restrictions de consultation et de publication en 2010. À partir des chroniques radiophoniques de Lapointe, nous établirons la genèse discursive de sa pensée féministe, encore embryonnaire et livrée sous une forme humaniste au cours des années 50. Parmi ces textes, nous choisissons d’analyser ceux qui illustrent le mieux cette rhétorique en formation. D’une part, la série L’écrivain et son style apparaît comme un tout homogène à considérer dans sa globalité. Les sept textes que nous avons retenus reflètent les aspects de la critique mis à profit par Lapointe dans chacune des chroniques diffusées de janvier à avril 1955. D’autre part, parce qu’ils ne livrent que les balbutiements d’un discours qui se révèle beaucoup plus personnel et spécialisé dans la série L’écrivain et son style, nous nous contenterons d’effleurer les passages les plus éclairants de la Revue des arts et des lettres[7].

Constater une telle progression dans l’émergence du discours humaniste de Lapointe à la radio, c’est prendre conscience du travestissement culturel auquel elle doit se soumettre, comme plusieurs femmes de lettres, afin de légitimer sa présence et sa voix dans les sphères intellectuelle et publique : « Entrer dans l’appareil scolaire et dans l’humanisme occidental, si profondément monosexuel et misogyne, c’est, pour une femme et même déjà une fillette, s’imprégner peu à peu de cet âcre mépris des femmes qu’il sécrète » (Lapointe 1980 : 1). Cette forme d’aliénation se traduit aussi par le corpus presque exclusivement masculin[8] que Lapointe choisit d’aborder en ondes. Cette sélection souligne la domination masculine dans le panthéon de l’histoire littéraire, mais ne sert pas encore, chez Lapointe, la dénonciation de ce phénomène. Dans son parcours critique, ce choix apparaît presque comme une erreur puisque ses autres écrits se consacrent surtout à la valorisation de plumes féminines. Pour cette raison, notre étude se voudra d’abord stylistique : elle tentera de porter un éclairage nouveau sur les stratégies proprement discursives que Lapointe utilise durant les années 50 et qu’elle mettra au service du féminisme dès la fin des années 70.

Dans cette perspective, nous constaterons que la critique radiophonique savante constitue chez Lapointe un exercice littéraire qui, s’il illustre l’utilisation stratégique des tribunes qui s’offrent à elle, contribue surtout à transformer sa pratique d’écriture en véritable acte littéraire. Ses textes critiques peuvent être considérés comme des exercices de style, dans la mesure où ils rendent compte d’un regard personnel posé sur la littérature – et, à travers elle, le monde – dans une forme elle-même travaillée, voire littéraire. Fond et forme liés par la subjectivité de Lapointe donnent à voir des effets de son style qui, dévoilant souvent sa pensée par l’entremise d’un nous, reflète sciemment le collectif. Pour circonscrire et définir la portée de cette pratique, la méthode d’analyse adoptée par Lapointe dès ses premières chroniques demeure des plus appropriées : des figures de son style, nous pouvons dégager un portrait de l’intellectuelle et de la femme qui s’impose peu à peu comme porte-étendard d’un discours moderne tenu contre l’obscurantisme de la pensée.

La notion de style

Selon Lapointe, « le style[,] c’est l’homme même, c’est-à-dire le simple écho de la personne profonde et authentique » (Lapointe 1956 : 82). « Les phrases, les mots, les rythmes, et tout l’appareil stylistique ne sont pas le style; ils sont des effets du style, et supposent d’abord chez l’écrivain un style de l’être même, une attitude personnelle, plus riche que la moyenne, devant le monde et devant le langage » (Lapointe 1955a : 1). Ces considérations qui ouvrent la série L’écrivain et son style annoncent une conception psychanalytique de l’écriture et de la lecture, du langage comme expression d’un regard posé sur le monde. Lapointe en précisait la portée à la fois individuelle et collective dans la revue Cité libre, un an plus tôt :

[N]otre littérature, considérée […] comme une série de phénomènes et de gestes à signification psychologique, pourrait nous éclairer sur nous-mêmes. Les oeuvres […] sont nées d’une intention ou d’une impulsion moins consciente qui, elles, sont des réalités; quand un certain nombre vont dans le même sens, on peut déceler là peut-être des traits généraux de notre personnalité collective ou de notre évolution (Lapointe 1954d : 24).

À la fin des années 70 et pendant les années 80, l’étude du langage comme symptôme d’un inconscient, puis l’analyse de l’inconscient structuré comme un langage[9], permettra à Lapointe d’entrer dans les failles du discours de domination pour le rendre conscient et le remplacer par le discours de l’égalité. Selon elle, le mouvement de dénonciation féministe, qu’elle nomme « (r)évolution » (Lapointe 1980 : 12), réside dans le « pouvoir parler » des femmes, action qui serait apte à les faire sortir de l’ère du silence pour exister dans le « parlêtre » (Lacan).

Chez Lapointe, le langage devient donc la condition d’existence de l’être humain comme sujet. Les actes d’écriture et de lecture donnent un sens à une subjectivité singulière en faisant advenir une prise de conscience. Dans cette perspective, effectuer une lecture critique d’un texte consiste à décrypter[10] les mots et le discours, c’est-à-dire à lire entre les lignes ou derrière le texte avec un soupçon épistémologique constant. La critique lit donc l’oeuvre comme l’écrivain ou l’écrivaine décode le monde; en se constituant comme acte langagier, la critique en livre elle aussi une représentation personnelle. Se profile alors la notion de réciprocité entre la littérature et la critique littéraire, dont la relation interactive est caractérisée chez Lapointe par une liberté et une autonomie dans la mise à profit de la subjectivité de chaque auteur ou auteure (celle de l’écrivain ou de l’écrivaine comme celle du ou de la critique). En effet, « l’essentiel de la démarche de Lapointe est justement de rendre hommage à un discours qui se distingue par son apport à l’expérience esthétique, tout en légitimant l’existence d’un lieu autonome pour l’appréciation et la consécration des oeuvres littéraires » (Schwartzwald 1985 : 82). Littérature au second degré[11], la lecture analytique devient création littéraire, acte équivalent de transcription puis de transformation du monde.

Transcrire le monde

La série L’écrivain et son style constitue d’abord un hommage à la notion de style, « dans ce sens très large de réalité métamorphosée par la sensibilité » (Lapointe 1955a : 1). Si la qualité de la personne sensible réside en sa capacité de percevoir puis de réagir, Lapointe déploie une sensibilité en deux temps correspondant à celui du « pré-texte » (perception) et à celui du texte (réaction).

Une authentique perception

À la fois attitude et réflexion, le mode de perception de la littérature par Lapointe se donne rarement à lire puisqu’il est « pré-critique ». Même si elle en note les faiblesses parfois déterminantes pour son appréciation des oeuvres, notamment chez Yourcenar et Montherlant[12], Lapointe aborde rarement des textes dans lesquels elle ne décèle pas ce qu’elle appelle « l’expérience authentique des valeurs spirituelles » (Lapointe 1955p : 19). Réciproquement, son mode de perception de l’oeuvre littéraire sera marqué par cette même authenticité qu’elle exige de l’auteur ou de l’auteure, révélant l’importance « de toute recherche personnelle dans le domaine de la pensée » (Lapointe 1954d : 36). Cette sensibilité aux vérités intérieures vécue comme une quête « pré-critique » lui permet, par exemple, de déceler d’emblée l’angoisse créatrice de Reverdy ou la force du tempérament chez Giono. Ce rapport personnel aux oeuvres induit une réaction critique si ancrée dans l’univers singulier de chaque auteur ou auteure qu’elle en emprunte les formes et les tons.

Une mimétique réaction

Si, chez Lapointe, l’acte critique constitue l’écho métatextuel de l’oeuvre littéraire, sa parole critique vise la même qualité discursive et se manifeste souvent par un mimétisme formel. Une des illustrations les plus évidentes de cette stratégie demeure l’allongement délibéré de la phrase dans sa chronique sur Proust : « Ce style sinueux, tout en hésitations, en repentirs, en additions arrive à s’amalgamer parfaitement en une matière cohérente, comme fondue au feu, une sorte d’émail aux dessins produits un peu par surprise et ensuite fixés à jamais en éclats qu’on ne peut plus changer » (Lapointe 1955d : 3). Dans cette phrase quasi proustienne, l’énumération associée au phénomène de l’addition de même que les métaphores rappelant le style littéraire de Proust constituent autant de démonstrations stylistiques de la tendance au mimétisme chez Lapointe.

Cependant, l’exercice de la chronique radiophonique dans la série L’écrivain et son style ne consiste pas seulement à imiter la prose ou le vers d’un auteur ou d’une auteure dans le seul but d’en rendre compte, mais aussi à s’approprier ces formes pour forger le style propre à la critique. Celui-ci contribue à légitimer la pratique critique comme une prise de parole créative qui traduit, au même titre que la littérature d’imagination, un état à la fois individuel et collectif. Cette importance accordée par Lapointe à l’aspect formel explique son souci évident du rythme et des sonorités. L’état brouillon de ses chroniques dactylographiées révèle la genèse d’un travail rythmique par des traces manuscrites. La présence de traits obliques ponctuant ses phrases dans trois des textes de la série L’écrivain et son style[13] indique vraisemblablement un rythme à transposer oralement et qui diffère de celui que donne habituellement la ponctuation. L’analyse de ces textes révèle quelques indices d’une telle exigence poétique. Si on considère que les traits obliques ajoutés à la main par Lapointe déterminent la forme versifiée – rythmée – de sa prose critique, certaines phrases de la même chronique pourraient se lire comme un poème. Une nouvelle disposition du texte critique révèle un rythme inégal, établi de façon consciente, et son analyse permet de dégager les caractéristiques de son style (Lapointe 1955m : 1) :

La phrase est nette, droite/
souvent brûlante/
et frémissante/
exprimant les vérités/
les plus personnelles/
les plus révolutionnaires parfois/
avec la tranquille hardiesse,/
la force précise/
que pourrait avoir/
une vérité d’évidence.

Cette forme nouvelle met au jour un système allitératif qui, s’il est introduit de façon inconsciente, n’en révèle pas moins la dualité chaleur/fermeté du ton et du propos. Chez Lapointe, la phrase est à la fois émotion et raison, subjectivité et objectivité. La répétition des consonnes fricatives f, s et v dénotent sa sensualité mise à profit, c’est-à-dire une approche du texte par les sens – ici la sensibilité, « souvent frémissante ». Ces sonorités langoureuses chevauchent les consonnes occlusives b, p et t qui soulignent l’exigence du jugement impérativement investi dans la phrase de la façon la plus « nette, droite, brûlante, personnelle », tel qu’elle le remarque chez Weil. Le rythme et l’allitération illustrent donc du même coup la sensibilité de l’écrivaine (l’Autre) au premier degré de la lecture et, au second, celle de Lapointe (moi) écrivant – ou parlant.

Cet investissement de la sensibilité dans le fond et la forme de la prose critique entraîne la pratique de Lapointe au-delà du simple mimétisme. Glissées entre ses phrases descriptives et analytiques, les figures de son style constituent des manifestations de la mince part d’art qui relie sa conscience du fait littéraire (perception) et sa pensée (réaction) dans l’exercice d’expression du je que devient l’acte critique. Lorsqu’elle décrit les « lignes tracées dans une mince dentelle de givre » par Reverdy, la métaphore exalte son émotion partagée « entre l’angoisse éveillée et le plaisir » (Lapointe 1955j : 1) de la lecture. Lapointe décrit ainsi les extrêmes émotionnels d’un art appliqué de la subjectivité critique. Cet art, c’est l’élaboration progressive d’un style original empreint de son authenticité et de son exigence profondes. Ces deux lignes directrices engendreront plus tard l’accent incisif et ironique qui deviendra la marque reconnaissable de Lapointe. Elles déterminent aussi une prédisposition au débat et au combat idéologique que Judith Jasmin souligne dans une lettre non datée : « tu es “dure” (je maintiens) d’une manière que j’envie – tu opposes farouchement des obstacles entre toi et les embêtants, les médiocres, et tous ceux qui nous prennent notre temps et un peu de nous-mêmes » (Jasmin, [s.d.] : 1).

Transformer le monde

Parce que la démarche de Lapointe se veut si authentique et si exigeante, son style sert impérativement un objectif plus concret et plus signifiant que sa seule vocation esthétique et rhétorique. Selon elle, la critique pour la critique réduirait le scripteur ou la scriptrice à l’absurde, au néant (Lapointe 1955i : 2) : « Qu’est-ce qu’un écrivain s’il n’est que paroles? S’il n’est qu’un flot d’images et non une présence? » Chaque mot soupesé et chaque phrase affûtée par Lapointe se moulent donc à ses idéaux humanistes. Ceux-ci définissent le rôle offensif dont elle investit sa critique en dénonçant notamment le dogmatisme et les discours de domination.

Cette forme d’engagement prend racine dans les convictions et les valeurs qui façonnent Lapointe, la femme et l’intellectuelle, qui en définissent la présence critique. Deux prémisses conditionnent sa pratique d’écriture et, plus largement, sa prise de parole comme acte efficace. D’abord, sa démarche entière est mue par une profonde révolte qui se manifestera souvent sous la forme de vives dénonciations jusqu’à la fin de sa vie. L’origine de cette colère remonte aux années 20 et 30, alors qu’elle évoluait dans un système éducatif encore fermé à l’admission des filles aux études supérieures[14]. Plus tard, intellectuelle intimement choquée par les inégalités avec lesquelles elle aura dû composer, Lapointe utilisera les tribunes qui lui seront offertes pour faire état d’un anticléricalisme suspicieux : « Il y aurait […] à étudier soigneusement quelle notion […] se font de la femme des religieux enseignants, et quelle attitude plus ou moins faussée ils sont parfois susceptibles de transmettre à des jeunes gens » (Lapointe 1958 : 11). Sa pensée anticléricale trouvera dans ses combats ultérieurs contre les discours de domination une actualisation de la même révolte originelle. Même si la tribune aux visées didactiques que représente Radio-Collège convient mal à la rhétorique de l’opposition et aux propos polémiques, les textes de Lapointe dénotent déjà sa révolte motrice dans sa chronique sur Nelligan, en 1952 : « le drame religieux – tel que nous le connaîtrons peut-être durant les prochaines années – a bien dépassé le stade social et historique du cléricalisme; c’est le drame le plus personnel qui soit, il aboutit à la mort intérieure » (Lapointe 1952c : 2).

Cependant, contrairement à son effet sur le poète, ce drame personnel devient bientôt impulsion de (sur)vie chez Lapointe. Parce qu’elle est profondément révoltée, elle se charge personnellement d’une responsabilité morale et sociale : « L’intellectuel a peut-être ainsi pour mission de rester toujours en alerte, au sein des mouvements qui le réclament » (Lapointe 1953a : 2). Toujours à l’affût des nouvelles tendances, Lapointe fait preuve d’« une étonnante capacité d’assimiler rapidement les situations et les idées les plus nouvelles […], d’une réceptivité exceptionnelle à l’égard de ce qui est neuf » (Gagnon 1965 : 39). C’est d’ailleurs par cette façon d’aller au devant et par-delà les courants de pensée que Lapointe s’impose comme une pionnière des idées au Québec. Parce qu’elle conçoit le langage comme un « des moyens donnés à l’homme pour imprimer à ce monde un sens » (Lapointe 1958 : 15), Lapointe exige d’elle-même, comme de tout intellectuel ou de toute intellectuelle, un engagement total. Le privilège de la clairvoyance s’assortit d’un devoir de combat. La saisie sensible et authentique qu’elle fait du monde et les médias critiques dont elle se sert de façon stratégique impriment au monde un sens fondé avant tout sur des valeurs égalitaires, dénonçant les injustices (surtout sexistes), clamant les vérités (surtout humanistes) et valorisant l’intégrité de l’être écrivant.

Efficace, le style?

À la question qui sous-tend l’entière série L’écrivain et son style – « de quoi est fait l’accent inimitable de…? » (Lapointe 1955i : 1) –, nous répondons que celui de Lapointe est empreint d’authenticité et d’exigence, pimenté d’un peu de littérarité mimétique, mais avant tout marqué d’une volonté d’agir sur le monde. Ce style plein d’humour, de nuances et de fermeté accomplit-il pour autant sa mission humaniste au sein de la démarche critique de Lapointe? Sa mise à profit dans des textes publiés ailleurs que dans des livres a-t-elle favorisé un changement des mentalités, tel que le souhaitait Lapointe? À postériori, il semble que ce style personnel – qui analyse, dénonce et recrée – ait été extrêmement efficace. Le verbe précis et l’esprit critique de Lapointe lui ont rapidement conféré une crédibilité manifeste, dès les années 60, dans un milieu majoritairement masculin[15]. Ce style dénonciateur a significativement contribué à l’édification du Québec moderne et à la démocratisation de son système éducatif lorsque Lapointe a participé à la rédaction des rapports Parent et Bird. Dans le milieu littéraire, l’exigence et l’authenticité de Lapointe en ont fait une voix pionnière très tôt devenue une référence – et une inspiration – pour des écrivaines telles qu’Anne Hébert et Marie-Claire Blais. Cette dernière établit d’ailleurs le lien entre les démarches novatrices de Lapointe et son influence sur le milieu littéraire depuis les années 50 : « elle était, comme Judith Jasmin le fut aussi, une femme en avance sur son temps, luttant pour un avenir dont elle pressentait l’ouverture, les fertiles révolutions […] Ainsi encourageait-elle, avec la même vigilance, les jeunes auteurs qui étaient des femmes à écrire, à étudier » (Blais 2006 : 223). Rien d’étonnant à ce que cette même femme, dont la plume humaniste est devenue fermement féministe, ait ultimement ouvert la voie de la recherche dans une perspective non sexiste en sciences humaines et en études littéraires, pendant les années 80.

Cependant, Lapointe a visiblement payé le prix de ces accomplissements. Certes, la responsabilité intellectuelle dont elle s’est chargée à chaque prise de parole donne son sens à sa pratique d’écriture. Toutefois, son style engagé, qui fait du texte critique un instrument avant tout utile, s’assortit d’un tel investissement de son entière personne qu’il devient rituel d’abnégation. Le portrait de la femme que brosse Évelyn Gagnon dans la revue Châtelaine, en 1965, dénote une tendance personnelle au renoncement chez Lapointe : c’est une « femme secrète, qui n’aime pas parler d’elle, mais qui peut vous entretenir pendant des heures, avec chaleur et passion, des autres, de l’éducation » (Gagnon 1965 : 39). Même si elle a rigoureusement mis son talent créatif au service de sa prose critique, il est possible que Lapointe ait – sciemment ou non – sacrifié une carrière d’écrivaine au profit de ses idéaux. Selon Marie-Claire Blais, « [i]l ne faut pas oublier non plus qu’elle était une femme aimant l’écriture, que son don le plus précieux fut celui de cet amour inaltérable de la littérature, à ceux qui ont eu le bonheur de la connaître à ce moment de sa vie où écrire lui paraissait la plus fervente des passions, la plus digne » (Blais 2006 : 224). Professeure et mentore, Lapointe aura donc palpé le livre par personnes interposées, au second degré de la littérature, sans jamais y laisser sa griffe en grandes lettres sur la couverture. Cependant, peu d’indices prouvent que, sans la mission humaniste dont elle s’était chargée, Lapointe ait aspiré à une écriture créative publiée sous forme de livre. La qualité de sa plume laisse présager un talent certain, mais ne confirme pas un désir de le déployer dans une oeuvre de plus longue haleine.

L’oeuvre critique de Lapointe semble toutefois s’inscrire dans une pratique typiquement féminine de l’écriture, en ce sens où elle est élaborée en marge de la littérature d’imagination, en dehors des livres, au nom d’un projet plus vaste de transformation des moeurs et des croyances. Il s’agit d’une littérature engagée, ancrée dans le réel, dénonciatrice. Dans cette perspective, il est possible que cette stratégie ne constitue pour elle ni un renoncement ni un sacrifice de soi, mais plutôt la condition même de la réussite du projet humaniste et féministe. En 1956, Réginald Boisvert établit le même constat lorsqu’il commente, dans une lettre adressée à Lapointe, le débat qui l’oppose à Pierre Gélinas dans les pages de la revue Cité libre : « Si vous n’aviez pas choisi vous-même d’assumer beaucoup de douleur, vous n’auriez pas soutenu sans faillir, de la première ligne à la dernière, votre si émouvant dialogue avec Pierre Gélinas » (Boisvert 1956 : 1). Il semble que l’abnégation de Lapointe, inhérente à son action et à son style, ait permis d’aménager un vaste espace pour le développement des idées modernes durant les années 50 et 60, puis de la pensée féministe pendant les années 80. Si sa condition de femme de lettres passionnée et révoltée n’avait entraîné sa parole sur les sentiers risqués du débat humaniste et des actions féministes, maintes voix authentiques n’auraient peut-être jamais été entendues : « Son amour de l’art, sous toutes ses formes, et de la littérature éloignait de nous les frontières étroites […] sa révolte nous semblait nécessaire, car il fallait changer rapidement, sortir de cette lourdeur de l’ignorance qui accablait nos vies » (Blais 2006 : 223). Mue par la révolte et l’impatience, la pratique critique qu’elle a contribué à forger apparaît comme un véritable moteur de changement, et non un « art de parasite » (Lapointe 1951 : 1), telle qu’elle la qualifiait. En effet, contre l’obscurantisme de la pensée, son art de décrire les styles et d’écrire son propre style s’est révélé hautement efficace. Aujourd’hui, comme elle le souhaitait, « le courage, l’audace, la liberté nécessaires à [celle] qui parle [rencontrent encore] courage, audace et liberté chez [ceux et celles] qui écoute[nt] » (Lapointe 1958 : 15). Elle laisse ainsi son style et les effets de son style en héritage.