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Psychologue du travail et docteure en sciences de l’éducation, Edmée Ollagnier, auteure de cet ouvrage préfacé par Nicole Mosconi, entend offrir ici un panorama international des défis que représente le travail du genre dans la formation des femmes adultes. Sans être le premier à explorer les ramifications de la question, l’ouvrage s’impose à plusieurs enseignes comme un ajout très pertinent aux ressources bibliographiques des formatrices et des formateurs. En effet, cet écrit original constitue un vaste état des lieux de la formation francophone, éclairé par un regard féministe, dénonciateur des injustices commises contre les femmes dans les rapports sociaux de sexe et révélateur des ouvertures à saisir pour s’éduquer et prétendre à l’égalité. Campé dans cette posture clairement assumée, le texte se distingue par une abondante littérature sur le genre et par l’alternance entre des passages plus personnels, des sections plus conceptuelles et d’autres encore, marquées par une réflexion critique sur les pratiques de formation des adultes, accompagnée d’une foule d’exemples tirés d’une solide expérience vécue : on sait ainsi qui parle, de quoi elle parle et pourquoi elle en parle.

En révélant le genre comme un « déterminant des rôles sociaux avec la permanence d’une confrontation faite d’inégalités entre le pouvoir sociétal tenu par les hommes et les marges de manoeuvre délimitées qui sont attribuées aux femmes » (p. 27), le fait de « genrer » la formation des adultes revêt alors un sens fondamental, puisque le concept s’impose comme la variable principale de cette formidable expérimentation sociale qu’est la formation des adultes.

La lecture nous entraîne au long des sept chapitres, qui proposent en premier lieu de mettre à jour des notions clés sur les femmes et le féminisme, notions qui empruntent à plusieurs disciplines leurs cadres de référence et leurs concepts. Les 30 premières pages autoriseront une portion du lectorat qui aborde la formation sous cet angle à prendre acte de la vie des femmes à l’échelle mondiale à travers l’analyse du genre, alors que d’autres personnes y découvriront une récapitulation de l’essentiel de l’enseignement du genre, à savoir comment il permet de comprendre la construction des stéréotypes et l’impact de la socialisation sur la santé et le bien-être des femmes, sur la violence qui leur est faite, sur leurs conditions d’éducation et de travail tissées d’incertitude et de pauvreté, bref de mieux saisir le rôle des institutions et des organisations sociales qui façonnent l’identité et les comportements des actrices et des acteurs sociaux.

L’auteure examine aussi le jeu complexe des inégalités du genre, de la race et de l’économie de marché. Et elle ne dissimule pas les nombreuses situations où s’insinue encore le sexisme, mâtiné d’autres discriminations de classe et de race. Malgré ces nuances, ce sont bien l’analyse du genre et la vie des femmes qui occupent tout l’espace de réflexion, car, « [a]vant que d’être dépouillé de ses biens ou de ses droits, l’opprimé l’est, en effet, de son identité » (Noël 1989 : 91).

Le premier chapitre sert donc de lanterne pour mieux entrevoir les avancées communes de l’égalité des chances, de l’égalité de droits et de l’égalité de fait dans le monde, qui seront approfondies dans les chapitres subséquents.

Le deuxième chapitre contextualise plusieurs notions présentées dans les premières pages, en précisant le focus sur la formation des femmes adultes fondée sur une pédagogie féministe. Il puise ses références à des travaux d’envergure, dont la revue des écrits d’English (2006) pour le Canada, qui mettait en exergue l’influence des recherches psychologiques, et d’autres issues de disciplines connexes, sur l’avancement de l’éducation des filles et des femmes, avec le constat partagé par plusieurs de l’ignorance des conclusions scientifiques des disciplines universitaires par les intervenantes et les intervenants.

Les troisième, quatrième et cinquième chapitres constituent le coeur de l’ouvrage et déclinent les questions de fond que pose la nécessité de la formation des adultes, par des titres évocateurs qui suivent la trajectoire du développement individuel et collectif : se former pour exister; se former pour participer; se former pour progresser. Dans le troisième chapitre, apparaît en quelque sorte examinée la conscience de genre de grandes institutions comme l’Organisation des Nations Unies (ONU) ou l’Unesco, qui contribuent, à travers la coopération internationale, à offrir des dispositifs de formation et des programmes d’alphabétisation.

Avec justesse nous semble-t-il, Ollagnier insiste sur les valeurs et les méthodes associées à différents dispositifs pédagogiques. Si l’on souscrit d’emblée avec elle aux valeurs qui surplombent les programmes de formation d’adultes, on remarque cependant que des méthodes de formation pèchent par leur indulgence et leur manque d’efficacité. On atteint peut-être les limites du concept de conscience de genre quand vient le moment d’évaluer l’acquisition des nouvelles habitudes que la conscientisation devrait entraîner : on ne peut ici que relever la naïveté des objectifs de certaines formations qui, pour contrer des violences faites aux femmes, estiment fournir les conditions suffisantes à la transformation des rapports sociaux de sexe en insistant sur le changement de perspective des agresseurs. Cependant, il ne faudrait pas négliger le fait que ces derniers aussi ont une conscience aiguë de leur genre! Si connaître les droits des femmes peut parfois inciter au changement d’attitude, centrer une formation sur le changement d’attitude apparaît un objectif bien hasardeux, surtout lorsqu’il s’agit d’établir la concordance entre savoir-croire et agir, ce que la littérature sur la relation entre attitude et comportement scrute depuis fort longtemps en psychologie sociale, par exemple dans le domaine de la prévention du sida (Cochran et Mays 1993). Poursuivant la même façon de penser, l’auteure, tout en déplorant la pauvreté des évaluations des effets des programmes, n’est pas dupe de certaines collusions. Elle ne craint pas d’érafler au passage les formations en ligne, si économiques, mais peu garantes d’apprentissages, offertes par des établissements universitaires ou internationaux qui se targuent ainsi de faire oeuvre charitable. Dans tous ces cas, Ollagnier adopte certes un point de vue non conformiste.

Au quatrième chapitre, sont mises en lumière les conditions névralgiques de la participation des femmes au développement local ainsi qu’à des formations qualifiantes devant en principe mener jusqu’à l’insertion ou à la réinsertion professionnelles. Or, non seulement les femmes doivent mûrir la décision de suivre une formation, mais elles doivent aussi convaincre leur conjoint, organiser leur absence de la maison, avant de financer une formation pour éventuellement obtenir un emploi. L’auteure relève également les contradictions des groupes mixtes, où les hommes dominent dans les prises de parole. On comprend que, si des changements surviennent, impulsés par la formation, ils ne sont pas toujours suffisants pour transformer les contextes de vie.

La démonstration des défis liés à la formation des femmes adultes se poursuit au cinquième chapitre, par l’analyse du puissant levier que représente la formation continue pour le pouvoir économique des femmes. Toutefois, pour envisager de se former afin de progresser, les formatrices et les femmes cadres, au premier chef, et l’organisation de travail doivent se concerter pour établir un contrepoids au sein de ces environnements. On ne peut qu’acquiescer à la nécessité de constituer des réseaux solides de femmes plutôt que de s’appuyer sur l’autorité des pouvoirs établis qui risquent de retirer leur appui aussitôt que l’avancée éducationnelle des femmes menacera le patriarcat.

Même si l’on dénonce ici les décalages de la pseudo-égalité d’un marché de l’emploi non sexué, avec « des hommes qui réussissent leur entrée dans le monde des femmes en offrant une image positive du masculin dans ses initiatives et son comportement, mais en y prenant le pouvoir » (p. 166), alors que des femmes peinent à s’intégrer aux secteurs d’emplois masculins d’où elles sont encore rejetées, le constat d’ensemble de la formation continue se révèle plutôt positif. L’auteure présente un ensemble de dispositifs d’aide pour aménager les milieux de travail, de manière à donner aux femmes le pouvoir de progresser en emploi, ce qui amène à espérer que tant d’initiatives féministes ne pourront que porter leurs fruits.

L’élaboration du sixième chapitre résiste difficilement à la tentation de témoigner d’une certaine amertume, en conservant cependant toute la lucidité nécessaire à l’examen de la présence relative des femmes dans les politiques sociales et économiques. L’auteure dégage de l’enfilade des énoncés de principe qui se succèdent depuis 1972 et de la recommandation issue du rapport de la 3e Conférence internationale sur l’éducation des adultes de l’Unesco, sur les besoins de formation des femmes et les obstacles qui les empêchent de jouer pleinement leur rôle dans leur société, la question, à savoir comment il est possible d’en arriver quelques décennies plus tard à voir renforcées les inégalités de genre sur le marché de l’emploi. Ollagnier en appelle à des formations plus expérientielles et à la valeur de l’expérience de vie comme l’aune à laquelle mesurer le progrès dans l’égalité de fait.

Sont ainsi proposés de multiples exemples et démonstrations de pratiques qui, s’ils connotent souvent une part de doute, relaient bien aussi les avancées protéiformes de la formation des adultes, tant dans les pays riches que dans les pays pauvres, que vient éclairer la dernière partie du livre. Ce septième chapitre constitue sans doute un legs, tout comme une sorte d’appel lancé aux générations montantes.

L’invisibilité des femmes en matière d’éducation et de formation nous insulte probablement encore plus que dans d’autres domaines, tant cet espace nous est familier et qu’il convie notre sentiment d’appartenance. L’éducation et la formation devraient permettre à toutes et à tous d’exister, de participer et de progresser, pour reprendre les titres de chapitre de l’ouvrage. La démonstration faite par l’auteure établit non seulement que la formation des femmes adultes demeure l’un des lieux de résistance contre l’immobilisme et l’aliénation, mais que des retombées sensibles peuvent être décelées à travers une analyse fine des enjeux sociopolitiques.

Par ailleurs, si le deuxième chapitre synthétise des connaissances issues de travaux théoriques, on peine un peu, dans les chapitres subséquents, à retracer l’influence théorique dans la conception, la mise en oeuvre et l’analyse conséquente des formations, comme si une fois encore la théorie et la pratique se trouvaient écartelées.

Étant davantage une réflexion professionnelle richement illustrée par l’expérience de terrain qu’un essai rigoureusement balisé par les connaissances, l’ouvrage d’Ollagnier devrait intéresser les éducatrices et les éducateurs aux prises avec la notion du genre.

Même si le ton affirmatif et parfois insolent (certainement, une compétence générique qui devrait être enseignée à toutes les femmes) traduit plutôt un optimisme pragmatique qu’une démonstration probante des répercussions de la formation des femmes adultes et malgré l’avertissement de l’auteure qui se présente comme une femme en colère, pour notre part, nous avons ressenti à cette lecture plus d’enthousiasme que de colère, devant le travail accompli par des formatrices et des formateurs d’adultes dont la conscience de genre est éveillée et le travail de genre, bien engagé. Si le réflexe « genre » peut se transmettre, ce sera à travers de telles présentations documentées et réflexives, car si la position politique de l’auteure demeure critique certes, elle s’avère toujours rassembleuse et généreuse, à l’image du mouvement dont elle se réclame.