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Célèbre pour son ouvrage publié en 1970 sous le titre Sexual Politics, Kate Millett est une essayiste et militante féministe étatsunienne aussi reconnue que controversée. En plaçant les relations de pouvoir à l’oeuvre entre les sexes au centre de sa réflexion, elle propose de considérer le rapport de domination qui les structure sous un angle politique et théorise une pensée fondamentale pour le Women’s Liberation Movement. Si Kate Millett est une figure historique incontestée du féminisme, un pan substantiel de son oeuvre reste pour le moins négligé, voire ignoré : sa carrière d’artiste plasticienne.

Elle sculpte depuis la fin des années 50, bien avant la publication de l’essai qui l’a fait connaître : « Quand j’avais 29 ans, personne ne savait que je sculptais. Alors je me présentais à tout le monde comme une sculptrice[1] » (Paulsen 1976 : 13). Rarement reconnue en tant qu’artiste, Kate Millett était pourtant très présente sur la scène artistique étatsunienne. Associée au début de sa carrière au mouvement Fluxus, elle a notamment collaboré avec George Maciunas, côtoyé Nam June Paik, Robert Gober ou encore Carolee Schneeman, tandis que Yoko Ono comptait parmi ses proches. Pourtant, la critique artistique contemporaine de Kate Millett oscille entre des analyses politiques et des jugements esthétiques, tous deux également condescendants. On peut ainsi lire ce qui suit dans une chronique anonyme du Philadelphia Inquirer à propos d’une exposition des sculptures de Kate Millett organisée en 1976 au Annenberg Center : « L’ironie de la présentation de Mlle Millett est qu’elle utilise des expressions stylisées – des clichés – pour faire passer ses idées sur l’enfermement de la vie des femmes (et des hommes) dans des formules inaltérables. » Cette position des mondes de l’art semble s’inscrire dans le temps, puisque depuis la rétrospective qui lui a été consacrée en 1997 à l’Université du Maryland, « Kate Millett, Sculptor: The First 38 Years », aucune institution ne lui a offert une exposition monographique. De même, à l’exception notable des travaux menés par Kathy O’Dell (1997a et 1997b) ainsi que par Laurel Fredrickson (2009) et à l’inverse de la littérature exponentielle portant sur ses travaux littéraires, trop peu d’études ont été consacrées à sa pratique artistique. Cette ambivalence de la réception universitaire réservée à l’oeuvre de Kate Millett fait largement écho à l’accueil mitigé de son ouvrage Sexual Politics. Difficile à circonscrire dans un champ de recherche classique, ce livre, qui s’inscrit à la frontière de la critique littéraire et des sciences sociales sans jamais se conformer exclusivement à leurs normes respectives, relève en effet, selon son autrice même, de « l’anomalie » théorique (Millett 1970 : 26).

Pour aborder la pratique plastique de Kate Millett, il faut replacer son oeuvre dans le contexte de la « déferlante identitaire féministe[2] » qui touche les mondes de l’art du début des années 60 à la fin des années 70. La période voit émerger un nombre important de femmes artistes qui, sans forcément se déclarer féministes, envisagent la représentation des femmes depuis un point de vue critique. Niki de Saint Phalle, Alina Szapocznikow ou encore Louise Bourgeois comptent parmi les plus célèbres d’entre elles. Le slogan emblématique des divers mouvements de libération des femmes, « Le personnel est politique », est alors symptomatique d’un nouveau rapport au corps féminin : ce qui le traverse, ce qui le construit matériellement et symboliquement, est au coeur des préoccupations des féministes. Les corps féminins constituent un des enjeux principaux des politiques du genre[3] telles que Kate Millett les théorise en 1970. Ils sont aussi l’un des sujets principaux, pour ne pas dire le sujet majeur de son art. Nous faisons ici l’hypothèse que production plastique et écrit ne constituent pas deux voies distinctes de sa pensée sur les politiques du genre, mais bien une pratique. Nous nous inscrivons ainsi dans la lignée de l’historienne de l’art féministe Griselda Pollock (1988 : 4) : « L’approche alternative n’est pas de traiter l’oeuvre d’art comme un objet, mais de considérer l’art comme une pratique. » Consubstantiellement lieu d’inscription des violences des politiques du genre et support de l’imaginaire, le traitement du corps féminin relève ainsi chez Kate Millett d’une approche transdisciplinaire. Sculptures, performances, dessins et photographies sont, pour elle, autant de supports de recherche mobilisés en vue d’explorer les processus qui inscrivent la représentation des femmes dans un système de domination, afin non seulement de rendre visibles ses mécanismes sociaux et symboliques, mais aussi de s’en affranchir.

Une continuité conceptuelle structure son oeuvre en deçà des ruptures esthétiques. Si Kate Millett (1997 : 41) affirme que la première phase de sa carrière consacrée à la création de meubles anthropomorphes « fantastiques » est dénuée de toute dimension politique, une étude approfondie autorise à voir dans ses sculptures l’ébauche d’un discours sur les politiques du genre ainsi qu’une préfiguration de la deuxième phase de son oeuvre. En effet, les corps représentés par Kate Millett à partir de 1967, notamment dans l’installation Trap (1967), déclinent des mannequins qui, alternativement découpés, pendus et torturés, sont obsessionnellement enfermés derrière des barreaux. Ces « corps en cage » construisent alors une image du pouvoir dans sa capacité à disciplinariser les individus au sens foucaldien (Foucault 1975) et s’attachent à révéler l’emprise spécifique de celui-ci sur les corps féminins. La stratégie de l’artiste vise alors à provoquer l’empathie et la révolte du public à l’égard des discriminations de sexe. Nous aborderons également la troisième phase de l’oeuvre de Kate Millett qui débute en 1977. Avec les Naked Ladies (1977), elle propose une représentation alternative des corps, très éloignée des canons du genre du nu féminin en sculpture. Elle poursuit cette investigation avec une oeuvre photographique et papier peu connue, qui explore les moyens d’une représentation érotique pensée depuis le point de vue des lesbiennes. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous faisons ici le choix d’examiner chronologiquement le traitement du corps dans l’oeuvre de Kate Millett comme une pratique qui, pour travailler le politique, s’articule au croisement de l’expérimentation esthétique et de l’écrit.

Les « corps fantastiques » : un discours sur les politiques du genre en germe dans les premières sculptures de Kate Millett

Au début de sa carrière, en septembre 1961, Kate Millett décide de quitter New York pour le Japon. Là-bas, après avoir détruit ses sculptures abstraites, elle travaille à une oeuvre nouvelle. Construites à partir de rebuts et d’objets trouvés dans la rue, ses pièces composent un mobilier anthropomorphe fantaisiste, visuellement et conceptuellement très éloigné du discours esthétique dominant aux États-Unis. Les corps reconfigurés de Kate Millett assemblés à partir de résidus de la société de consommation, s’inscrivent dans le contexte bouillonnant de l’avant-garde japonaise. Très vite, elle obtient un certain succès et se voit même offrir dès 1963 une exposition monographique à la Minami Gallery de Tokyo. Étranges et poétiques, ses oeuvres opèrent, à l’instar du nouveau réalisme qui s’épanouit en France et en Europe à la même période, un recyclage poétique du réel. Aux États-Unis, au même moment, l’artiste japonaise Yayoi Kusama travaille à une sculpture de l’assemblage. Elle collecte des objets trouvés dans la rue, une matière déclassée, pour composer un mobilier aux accents anthropomorphes. À partir d’objets du quotidien, « souvent associés à la domesticité féminine » (Beret 2011 : 33), elle articule le geste du prendre (ready made) au geste du faire (hand made), en saturant les meubles de phallus réalisés à partir de diverses matières textiles. Ironing Board (1963) est ainsi composé d’un fer et d’une planche à repasser recouverte d’éléments en tissus rembourrés, évoquant explicitement des sexes masculins.

Entre le Japon et les États-Unis se construit, par la pratique politisée de l’« objet trouvé » et de l’assemblage, une réinvention des stratégies de Dada et du surréalisme. Le corps, en tant que support du rêve et de la surprise esthétique, se trouve alors déjà au coeur du travail de Kate Millett (1997 : 41) : « Pendant une longue période, j’ai fait de la sculpture par goût de la forme elle-même. Et ainsi mes premières oeuvres, des meubles pop et fantastiques, étaient déterminées par une certaine inventivité, un esprit “ mozartien ” et de la grâce. »

Le regard qu’elle pose rétrospectivement sur le début de sa carrière semble, en comparaison des difficultés qui succèdent à la publication de son ouvrage Sexual Politics, construire une période idéalisée où le politique n’aurait pas encore pénétré ni sa vie ni son oeuvre. Pourtant, déjà, ses corps recomposés ébauchent une interrogation sur les dynamiques de pouvoir instaurées entre les sexes. Nous reprenons ici la très juste analyse proposée par Kathy O’Dell (1997b : 12) de la sculpture Love Seat (1965) qui fait partie des Furniture Suite, un ensemble de pièces exécutées par Kate Millett entre 1963 et 1966. Minimaliste, l’oeuvre se compose de deux chaises de bois usées dépourvues de pieds placées sur une boîte rectangulaire, et dont la disposition dans des directions opposées évoque directement les causeuses victoriennes. Sur les assises, côte à côte, Kate Millett a installé deux silhouettes grossièrement découpées dans du bois dont les troncs sont fabriqués à partir de chutes de matelas. Ces deux corps sont identiques, dénués de tout élément permettant de leur attribuer un quelconque sexe et ne présentent pas d’autres caractéristiques que celles de leur forme et du titre. Ce n’est pourtant pas là pour Kate Millett une oeuvre sur un duo hétérosexuel, mais bien une mise en scène du couple en tant que phénomène. La mobilisation du mobilier, les meubles étant des éléments indissociables du quotidien et du foyer, intervient comme une métaphore de l’espace domestique partagé (O’Dell 1997b : 12) et ébauche une pensée critique sur les rapports de pouvoir qui s’y exercent. Corrélativement, dans son ouvrage Sexual Politics, Kate Millett (1970 : 129) envisage le foyer comme la pierre angulaire d’un système qualifié d’« esclavage domestique ».

Avec le duo de sculptures He and She (1964-1965) (voir la figure 1), Kate Millett remet en question les différences biologiques sur lesquelles s’appuie l’idéologie qui intronise le « masculin » comme une catégorie supérieure au « féminin ». Chacune des pièces est constituée des mêmes éléments : deux meubles rectangulaires de bois montés sur quatre pieds de chaises et surmontés de pièces en bois qui rappellent les pièces d’un jeu d’échecs. Les deux sculptures sont peintes en noir et blanc, suggérant que la plus petite porte une robe, tandis que la plus grande semble vêtue d’un costume. Pour achever la sexuation du duo, Kate Millett figure des seins féminins avec deux petits tiroirs ouverts et le sexe masculin par un tiroir augmenté d’un robinet. Ces différences physiologiques, simplifiées à l’extrême, sont alors ramenées avec humour à leur trivialité. On peut aussi avancer que Kate Millett critique ici la thèse freudienne de l’« envie du pénis », qui suppose qu’une petite fille qui découvre son sexe prend irrémédiablement conscience qu’il lui « manque » un phallus et que cette révélation est déterminante pour sa construction. Dans son ouvrage Sexual Politics, Kate Millett (1970 : 226) consacre en effet un chapitre entier à la critique des théories de Freud en se demandant notamment pourquoi la petite fille ne pourrait pas se dire « que le pénis est une excroissance et considérer son corps comme la norme ».

Figure 1

Kate Millett, He and She, 1964-1965, techniques mixtes, lieu de conservation inconnu

Kate Millett, He and She, 1964-1965, techniques mixtes, lieu de conservation inconnu

(Photographie : Fumio Yoshimura). Courtoisie : The Kate Millett Estate.

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Conceptuellement, les « corps fantastiques » des Furniture Suite s’inscrivent dans les préoccupations des artistes liés au mouvement Fluxus, dont George Maciunas, avec qui Kate Millett collabore au cours des années 60, reste la figure éminente. Dans l’article « Fluxus Feminus », O’Dell (1997a) revient très précisément sur les liens de Kate Millett avec Fluxus, et émet l’hypothèse que la dimension féministe de sa pratique a contribué à son éloignement. O’Dell (1997a : 52) souligne que les archives ne donnent plus trace de l’inclusion officielle de Kate Millett parmi les artistes Fluxus à partir du moment où « ses écrits ont commencé à se répandre dans le monde, entraînant le corps – “ sexualisé ” et “ politisé ”, pour emprunter au titre de son libre révolutionnaire – avec lui ».

Dans ses premières interviews, Kate Millett considère que ses « corps fantastiques » ne sont pas des oeuvres engagées (Rosen 1967), affirmant même qu’elle n’entre dans la « politisation de son art » que dans la période suivante de sa pratiques, consacrée aux « corps en cage ». Elle revient sur cette idée vers la fin des années 70 : « J’ai toujours cru que ma sculpture était complètement séparée de ma politique. Aujourd’hui, je n’arrive pas à croire combien j’étais naïve » (Burrell 1978 : 17).

Des ressorts d’une métaphore politique efficace : étude des corps féminins en cage dans les sculptures de Kate Millett

À partir de 1966, la sculpture de Kate Millett connaît un tournant tout à fait radical. La lecture d’un fait divers abominable marque en effet durablement sa vie autant que sa pratique plastique et littéraire. Un an auparavant, le corps sans vie de Sylvia Likens, jeune fille de 16 ans, a été découvert au domicile de sa famille d’accueil. Effarés, les enquêteurs ont trouvé sur son cadavre émacié et couvert de blessures les mots « Je suis une prostituée et fière de l’être » grossièrement gravés à même sa peau. L’investigation révèle que l’adolescente a été torturée, battue, affamée et enfermée par sa mère d’accueil et les enfants de cette dernière. Pour Kate Millett, ce meurtre, loin d’être anecdotique, constitue non une violence ordinaire, mais un crime politique qui relève d’une oppression systémique constitutive des politiques du genre (Perry 1979 : 6) : « Et ensuite vous voyez la tirade sur le fait d’être une prostituée et vous savez… ils l’ont tuée pour son sexe… parce qu’elle était nubile et qu’elle avait seize ans, elle n’était qu’un sexe pour le monde qui l’entoure, et il s’agissait en quelque sorte d’un crime. »

Le choc de cette lecture ouvre une nouvelle phase de son oeuvre qu’il convient d’appeler, à l’aune de la régularité non seulement de sa forme mais de sa thématique, le cycle des « corps en cage ». Invariablement, pendant près de dix ans, Kate Millett va placer des mannequins, entiers ou en morceaux, derrière des barreaux. Les corps représentés diffèrent radicalement des recompositions anthropomorphes, vivantes et pleines d’humour de ses premières sculptures. Auparavant libres, ils sont désormais désarticulés, fragmentés, et surtout invariablement enfermés. Si Kate Millett entendait insuffler de la vie dans les « créatures » animées caractéristiques de son travail jusqu’alors, les poupées de cette nouvelle phase sont des enveloppes sans vie, d’autant plus repoussantes pour la spectatrice ou le spectateur qu’elles renvoient les membres du public à leurs propres corps. L’installation environnementale est une stratégie qui, dans le contexte des années 60, est explorée par certaines artistes qui revendiquent le féminisme de leur production. Une année plus tôt, Yayoi Kusama a ainsi présenté le Kusama’s Peep Show (1966) à la Castellane Gallery de New York. Dans un espace clos saturé de miroirs et de lumières colorés évoquant l’esthétique pop des peep show étatsuniens au sein duquel elle invite le public à entrer, elle articule, dans le contexte du conflit armé entre le Vietnam avec les États-Unis, une critique de la guerre et des violences sexuelles exercées sur les Vietnamiennes.

Parallèlement, en Europe, Niki de Saint Phalle propose au public du Moderna Museet de Stockholm de pénétrer de déambuler dans la sculpture Hon/Elle (1966), figurant une monumentale femme enceinte. Dans chacune de ces installations, le corps des visiteuses et des visiteurs se voit ainsi mobilisé, jusqu’à en devenir la matière même. Kate Millett adopte une stratégie identique lorsqu’en 1967, dans la cave du loft qu’elle occupe à New York, elle construit l’installation environnementale Trap. Par un jeu de mise en abîme, la spectatrice ou le spectateur qui s’y aventurent se découvrent pris au piège dans un espace rythmé par des cellules, individuellement habitées par des poupées aux corps plus ou moins fragmentés. Dans l’une de ces cages se tient un mannequin féminin nu et hiératique, dépourvu de jambes et de bras. Privée de ses membres inférieurs, la poupée n’a aucune chance de s’échapper. Elle aborde directement, selon O’Dell (1997b : 19), le drame de Sylvia Likens. Les mannequins mobilisés dans Trap répondent à leur fréquent emploi par les artistes surréalistes, pour qui ces objets relèvent d’un érotisme basé sur l’amagaltophilie et la réification des femmes. L’abondance de leur présence dans l’iconographie surréaliste est telle qu’ils apparaissent désormais dans l’histoire de l’art comme le signe même d’un érotisme alternatif[4]. Pourtant, la réification du corps féminin sous-entendue par la mobilisation des poupées, objets impuissants et soumis symboliquement au bon vouloir du public, est loin d’être neutre. En portant alors, par la fragmentation, la logique de la réification du corps féminin à son paroxysme, Kate Millett montre que les bourreaux de Sylvia Likens ont « tellement déshumanisé la victime dans leur esprit qu’elle était devenue un objet » (Perry 1979 : 6) et matérialise les conséquences directes des politiques du genre : la violence, la peur et, éventuellement, la mort. Elle décline alors des « corps politiques », marqués dans leur chair par les mécanismes insidieux et invisibles à travers lesquels la société exerce son pouvoir sur le corps féminin. Elle déclare ainsi : « J’ai fait de ce crime une métaphore de ce qui est infligé à toutes les femmes. Elle montre combien ces sentiments sont hideux » (Zack 1979). En confrontant des corps féminins mutilés et enfermés aux corps individuels des membres du public, Kate Millett entend amener chaque personne à s’identifier à la position de victime dans laquelle les femmes sont maintenues.

Conjointement, cette exploration esthétique articule une critique des politiques du genre pensée au carrefour d’autres systèmes d’oppression. Particulièrement significative dans l’installation Trap, la section « City of Saigon » (1967) (voir la figure 2) construit en effet un discours sur l’entrecroisement de l’impérialisme, du racisme et du sexisme en jeu dans la guerre du Vietnam en abordant directement le soutien porté par l’institution militaire à la prostitution en activité dans le sud du pays (O’Dell 1997b : 19). Toujours derrière des barreaux, cette section se compose d’une ligne d’urinoirs plantés au mur, augmentés horizontalement de part et d’autre de jambes en papier mâché chaussées de véritables escarpins à talon. L’ensemble, en associant les femmes à des pissotières, souligne leur statut au sein de la société : elles sont des objets disponibles et jetables, à la disposition des hommes. L’avilissement généralement infligé aux prostituées est ainsi suggéré par la mobilisation de fragments de leurs corps non seulement fétichisés et emprisonnés par des barreaux de bois, mais aussi organiquement associés à des récipients réservés aux déchets précisément masculins.

Dans le contexte d’une remise en question féministe de l’histoire de l’art, Kate Millett réinvestit certains emblèmes de l’art conceptuel, pour inscrire son oeuvre à la frontière d’une critique non seulement de ses canons, mais aussi de son détachement politique. Comment ainsi ne pas voir, dans le réemploi de l’urinoir de la section « City of Saigon », une référence directe à la pissotière que Marcel Duchamp a élevée au rang d’oeuvre d’art avec son fameux ready-made, Fountains (1917)? Kate Millett utilise des toilettes portatives à plusieurs reprises dans sa pratique. Dans l’installation Situations (1968), qu’elle présente au Brooklyn Community College de New York, elle place une cuvette derrière des barreaux. En 1970, à l’occasion de l’exposition collective intitulée « The Peoples’ Flag Show » et organisée à la Judson Gallery, elle fait scandale en mettant en cage des toilettes dont dépasse un drapeau des États-Unis. En 1977, une de ses gigantesques Naked Ladies exposées au Woman’s Building de Los Angeles repose sur une cuvette, ridiculement petite en regard du corps féminin gigantesque qui la surplombe. Le ready-made se fait politique dans le rapport que Kate Millett instaure entre la pissotière et le corps féminin. À plusieurs reprises, celle-ci évoque le rapport intellectuel qu’elle entretient avec l’oeuvre de Marcel Duchamp, soulignant toute l’influence du contexte artistique japonais dans cette relation : « Pour certains d’entre nous, Yoko Ono, Shusatsu Arakawa, Fumio Yoshimura, Nam June Paik et moi – Duchamp était le maître que notre maître à Tokyo, le poète Takiguchi, que nous appelions toujours “ Takiguchi sensei ”, avait admiré » (Fredrickson 2009 : 353). Dans les années 70, Kate Millett parvient à rencontrer Marcel Duchamp à New-York. Cependant, c’est au travail de son mari de l’époque, le sculpteur Fumio Yoshimura, que s’intéresse ce dernier. Dans l’ouvrage autobiographique En vol, Kate Millett (1975 : 193) revient sur la froideur de ses échanges avec Marcel Duchamp et sur sa déception : « Il est tout intellect. Il me trouve sans intérêt, d’un seul regard il me juge et me rejette. »

Figure 2

Kate Millett, dans la section « City of Saigon » de l’installation Trap, 1967

Kate Millett, dans la section « City of Saigon » de l’installation Trap, 1967

(Photographie : George Maciunas). Courtoisie : The Kate Millett Estate.

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Poursuivant ses recherches esthétiques autour des effets des politiques du genre sur les femmes, Kate Millett déploie alors les « corps en cage » comme autant de manières de matérialiser des rapports de pouvoirs si puissamment et collectivement intégrés qu’ils n’ont pas besoin d’être visibles pour s’exercer. Présentée au Brooklyn Community College de New York en 1968, l’installation environnementale Situations interroge la notion de l’invisibilité des idéologies à l’oeuvre dans la régulation du féminin. Comme pour l’exposition précédente, l’ensemble est composé de cages de bois. Cependant, paradoxalement, elles ne contiennent plus de mannequins : les corps sont désormais absents des cages, remplacés par des objets caractéristiques de la vie domestique. Un couffin, une commode, une table, une cuvette de toilette, des chaises et un landau sont ainsi emprisonnés en lieu et place des femmes, si dissoutes dans leur rôle social qu’elles se confondent avec eux. On voit ainsi que la répartition binaire consécutive du genre opère au point de toucher des objets qui, pourtant, sont inanimés et dépourvus de toute caractéristique anthropomorphe. Hélène Marquié (2016b : 32) remarque ceci à propos de ce processus de bipartition : « Une telle structuration n’est évidemment pas idéologiquement neutre, et résulte de modes de pensée qui établissent toujours une hiérarchie entre ce qui est connoté “ masculin ” et ce qui est connoté “ féminin ” ». L’installation dévoile ainsi que la symbolique attachée au signifié « femme » ne s’inscrit pas dans la présence physique des femmes, mais bien dans les objets mêmes qui les entravent. La vie domestique se révèle, par la mobilisation conjointe de la cage et de l’absence du corps, comme un lieu et un moyen de surveillance exercée sur le féminin. Kate Millett (1970 : 77) écrit à ce sujet dans son ouvrage Sexual Politics que « [la] surveillance continuelle à laquelle la femme est soumise tend à la rendre perpétuellement infantile ». Pour parachever le rapport tracé entre la prison et les politiques du genre, les uniques mannequins employés par Kate Millett dans Situation sont postés à l’entrée de l’exposition, dans la pièce Tour de garde (1968). Les bustes sont placés en hauteur derrière les barreaux et leurs têtes seules dépassent d’une architecture qui se confond alors avec leurs propres corps, suggérant que les geôliers sont aussi bien les acteurs que les victimes de ce système d’oppression.

Avec « The Trial of Sylvia Likens », Kate Millett consacre en 1978 une dernière exposition à la jeune disparue. Si jusque-là la victime n’avait jamais été expressément nommée, cette installation désigne explicitement Sylvia Likens. L’exposition présentée à la Noho Gallery de New-York constitue un point final pour l’artiste, qui, profondément touchée par ce crime, cherche à s’en libérer : « Cette exposition l’expulserait de mon système, pensais-je. Elle m’a en tout cas sortie de la cage » (Millett 1997 : 46).

Toujours centrée sur les rapports du corps avec les politiques du genre, Kate Millett commence alors une autre phase de son oeuvre, désormais consacrée à proposer une représentation réellement alternative du corps féminin.

La représentation des corps lesbiens : un projet esthétique, un projet politique

La publication de l’ouvrage Sexual Politics connaît un succès retentissant et intronise Kate Millett, selon elle malgré son souhait, en tant que cheffe de file du Women’s Lib. Consacrée par la une que le Times lui dédie la même année, cette position est inévitablement une source de tension au sein d’un mouvement qui, à la fois, cherche ses marques et craint de reproduire les systèmes d’oppression caractéristiques des institutions politiques classiques. Facteur aggravant, Kate Millett, au cours de cette célèbre interview, s’est déclarée lesbienne. Cette annonce est conjointement considérée comme gênante par le mouvement féministe majoritaire incarné par Betty Friedan et survenue trop tard pour les lesbiennes radicales étatsuniennes, qui voient une forme d’incohérence dans son mariage avec Fumio Yoshimura. Au cours des années 70 et tout au long de sa carrière, Kate Millett fait donc les frais des aléas attachés à son statut de cheffe de file au sein d’un mouvement féministe qui oscille entre vénération et violent rejet. Pour Laura Cottingham (1996 : 213), l’orientation sexuelle de Kate Millett a également une incidence sur la perception de son travail : « Il n’y a rien de neutre dans le fait d’être lesbienne. » La chercheuse désigne là que la réception de l’ouvrage Sexual Politics a éludé, et le fait encore, non seulement que son autrice est lesbienne, mais aussi que le livre lui-même parle des lesbiennes en tant qu’entité politique. Comme d’autres formes de contribution culturelle des lesbiennes, Sexual Politics, en tant que livre et en tant que terme politique, a été intégré dans la pensée hétérosexuelle par une pratique d’effacement de sa dimension lesbienne. Il n’en reste pas moins que le lesbianisme personnel de Kate Millett n’est resté ni inaperçu ni impuni (Cottingham 1996 : 213).

Si Cottingham souligne avec justesse que l’orientation sexuelle de Kate Millett explique les mécanismes à l’oeuvre dans la relative méconnaissance contemporaine de son oeuvre littéraire et dans l’évacuation de sa dimension lesbienne, on peut alors formuler l’hypothèse que les mêmes motifs travaillent à l’invisibilisation de sa pratique plastique. Une perspective à laquelle semble inviter Kate Millett elle-même lorsqu’elle déclare à propos de la réception de son essai : « Les gens lisent le livre et s’exclament : “ Oh wow, le lesbianisme est une question sociale. ” En réalité, ils traitent le lesbianisme comme un phénomène sociologique […] Ils ne voient pas la dimension artistique de l’écriture » (Christy 1977 : 8).

À rebours d’une invisibilisation tant médiatique qu’artistique, la sculpture de Kate Millett entre à partir de 1977 dans une nouvelle phase, désormais explicitement réservée au corps féminin, investi depuis un point de vue non seulement féministe mais aussi lesbien. Exposée en 1977 au Women’s Building de Los Angeles, la série Naked Ladies (1977) (voir la figure 3) se compose de six statues monumentales de femmes nues en matériaux divers. Constituées d’une structure en grillage recouvert de ciment et de papier mâché, ses sculptures ne correspondent en rien aux critères classiques du nu. Par leur format d’abord : chacune des six pièces mesure environ 3 mètres de hauteur sur presque autant de large. Par leur forme ensuite : elles présentent des épaules démesurées qui surmontent des membres supérieurs et inférieurs imposants. Elles arborent toutes une peinture monochrome alternativement ocre, noire ou grise et se dressent dans des attitudes affirmées et autoritaires parfaitement atypique dans le répertoire des images du corps féminin en sculpture. Avec les Naked Ladies, Kate Millett inscrit sa pratique en parallèle de celle d’autres artistes féministes qui, elles aussi, entendent remettre en question les normes qui régissent la tradition du nu féminin en sculpture. Alina Szapocznikow et ses plantureux et monumentaux Ventres-coussins (1968) en marbre, Niki de Saint Phalle et les gigantesques Nanas produites depuis la fin des années 60, ou encore Raymonde Arcier et son oeuvre Au nom du père (1975-1976), gigantesque poupée en coton crochetée nue et affublée de sacs de courses, proposent des représentations alternatives et résolument monumentales des femmes. Solidement ancrées dans l’espace, les Naked Ladies sont individuellement investies dans des activités des plus banales. L’absurdité de la vie domestique est ainsi déclinée dans différentes attitudes : une statue pousse un chariot de course métallique, une autre boit un martini, une autre est installée sur une cuvette de toilette et une autre encore regarde la télévision depuis un matelas tout en téléphonant. Une dernière se tient les jambes écartées et les mains sur les hanches devant un frigo et une cuisinière, minuscules objets du quotidien dont l’insignifiance se révèle face à cette femme démesurée. Comme c’est le cas pour ses sculptures japonaises, la série n’est pas dénuée d’humour. Cependant, en se réappropriant la représentation des femmes, Kate Millett fonde surtout un discours politique sur le corps féminin et son image, enjeu qu’elle résume ainsi : « Mais ce que je veux désormais, c’est fabriquer mes propres corps » (Kasdan 1977 : 25).

Figure 3

Kate Millett, photographiée aux côtés d’une de ses Naked Ladies au Los Angeles Woman’s Building en 1997

Kate Millett, photographiée aux côtés d’une de ses Naked Ladies au Los Angeles Woman’s Building en 1997

(Négatif anonyme, don de Sue Maberry, numérisé par le Getty Research Institute). Courtoisie : The Kate Millett Estate.

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Confrontés à une image alternative du corps féminin, nombre de journalistes ne manqueront pas de souligner que les statues constituent une célébration des femmes corpulentes, voire obèses. La répétition de ce commentaire dessine, en creux, la régulation invisible qui pèse sur le corps des femmes, enjointes d’être les plus légères et discrètes possible. Interrogée au sujet de l’« adiposité » de ses sculptures, Kate Millett répond :

Nous n’aimons pas le gras en Amérique. Les femmes sont oppressées par ce truc de régime. J’ai décidé que j’allais célébrer le gras […] Elles ne sont pas obèses. Elles sont grosses. Elles sont fortes! Elles sont toutes emprisonnées dans d’absurdes petites circonstances – le téléphone, le chariot pour les courses – et elles débordent ces circonstances en quelque sorte.

Hendrix 1977 : 100

En relevant que les politiques du genre s’insinuent aussi bien dans l’intime du corps féminin que dans sa représentation, Kate Millett cherche à poser les bases d’une autre tradition esthétique. Les fondatrices du Women’s Building ne se trompent pas sur la portée de cette série et, à l’occasion du cinquième anniversaire de l’institution, décident, afin de constituer « un monument dédié à toutes les femmes du monde[5] », de placer l’une de ses statues sur le toit du bâtiment. L’événement fait un certain bruit, tant en raison de la présence de Kate Millett que des propriétés esthétiques de la sculpture elle-même. Suzanne Lacy (2010 : 89) en témoigne : « Le contraste entre l’image stéréotypé des femmes nues et de cette sculpture était si extrême que l’événement a été couvert par des chaînes de télévision majeures et a fait la première page du L.A. Times. »

Il apparaît cependant que, à l’exception de quelques saillies ironiques aux sous-entendus lesbophobes telles que le titre « Une féministe sculpte ses sujets » (Hendrix 1977 : 100), la critique s’est très largement tue sur un aspect majeur de cette série. En effet, Kate Millett a travaillé à une représentation alternative des femmes qui entend incarner un point de vue lesbien sur le corps féminin. Cette dimension de son oeuvre est très peu relatée dans la presse, malgré ses déclarations on ne peut plus claires : « Je suis une femme obnubilée par le corps féminin, ce qui est le cas de beaucoup d’entre nous, car nous sommes dans une phase d’explosion culturelle […] Ce genre d’explosion survient pour tout groupe submergé quand il ressent enfin son identité » (Kasdan 1977 : 25).

Pour Cottingham (1996), cette invisibilisation de la dimension lesbienne de l’art de Kate Millett est d’abord politique. En effet, les années 70 sont marquées par une certaine gêne à l’égard de la question : beaucoup d’artistes féministes hétérosexuelles rechignent à se voir associées au mouvement lesbien, tandis que de nombreuses créatrices lesbiennes sont mal à l’aise à l’idée d’être socialement identifiées comme telles. C’est dans ce contexte complexe que s’inscrit cette phase de l’oeuvre de Kate Millett, pour qui les Naked Ladies relèvent d’une affirmation identitaire profondément politique. Les corps lesbiens deviennent alors l’un des grands sujets de son oeuvre plastique.

Dans son ouvrage de référence Lesbian Art in America, l’artiste et critique Harmony Hammond (2000 : 28-29) replace de fait Kate Millett parmi les plasticiennes lesbiennes. Hammond se concentre sur la sculpture de l’autrice de Sexual Politics, sans aborder les nus que Kate Millett crée en dessin, en peinture et en photographie. Cette pratique s’inscrit dans le contexte d’un art féministe saturé par des images du sexe féminin, quel que soit le médium. Avec ses photographies de vulve en gros plan, Tee A. Corinne entend se réapproprier des représentations historiquement réservées à l’imagination des artistes de sexe masculin. La photographie Jeanne (1975) montre ainsi une vulve en gros plan, délestée de toute idéalisation et à laquelle l’artiste donne un nom. Dans le domaine de la performance, Carolee Schneeman lisant un rouleau de papier extrait de son vagin dans Body Scroll (1975) reste un des exemples les plus connus. Pour discuter de l’omniprésence des organes génitaux féminins, l’historienne de l’art Cindy Nemser élabore le concept de cunt art. Cependant, avec cette notion, elle entend critiquer une pratique qui lui paraît réductrice, car essentialisante, de l’art des femmes. Il faut pourtant rappeler que, dans le contexte des années 70, l’affirmation valorisante du corps féminin et de la culture des femmes constitue un acte politique. Parallèlement à l’exposition de ses Naked Ladies, Kate Millett inaugure en 1977 une exposition à la Chuck Levitan Gallery, intitulée en référence directe au roman de Monique Wittig, publié en 1973, The Lesbian Body. Ses oeuvres sur papier, nouvelles dans son répertoire, représentent des corps ou des fragments de corps et de sexes féminins, à peine suggérés par quelques lignes plus ou moins grasses tracées à l’encre de chine ou à l’aquarelle. Certaines pièces sont en couleurs; d’autres sont accompagnées de textes. Une étude au crayon et à l’encre de chine réalisée pour l’affiche de l’exposition « Lesbian Body » (voir la figure 4) montre ainsi deux seins face à face, figurés par deux lignes très simples, ainsi qu’un court texte sur l’amour lesbien. Questionnée sur les liens entre son attirance personnelle pour les femmes et sa pratique plastique, Kate Millett répond :

Et bien je m’investis beaucoup… les deux lignes bombées du cul que j’ai dessiné environ neuf trillions de fois maintenant […] Et je dessine toujours mes amantes. Je veux dire, qui d’autre va poser pour vous? C’est le con de mon amante. Et les sessions de dessin sont une sorte d’affaire érotique[6].

Figure 4

Kate Millett, Étude pour le poster de l’exposition « Lesbian Body », 1977

Kate Millett, Étude pour le poster de l’exposition « Lesbian Body », 1977

(Mine de plomb et encre de chine sur papier, 30 x 40 cm, collection particulière). Courtoisie : The Kate Millett Estate.

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Les fragments de silhouettes de femmes, inspirés de la calligraphie japonaise dont elle a abordé la technique au cours des premières années de sa carrière, n’ont plus rien du caractère réifiant et inquiétant de ses mannequins en cage. Pourtant, ces oeuvres se conçoivent toujours en résistance aux politiques du genre. Les corps féminins minimalistes exécutés par Kate Millett donnent forme à la distinction que celle-ci trace entre l’érotisme, qu’elle envisage comme une célébration et une liberté, et la pornographie, selon elle immanquablement basée sur des rapports de pouvoir et de violence. Ses nus, en proposant des représentations du sexe féminin dépourvues de toute idéalisation, composent une imagerie alternative. Dans la série intitulée Lesbia Erotica, qu’elle présente aux États-Unis et en Europe en 1980 et en 1981, Kate Millett (1980 : 18) s’essaie à des photographies : « sans regard voyeur, qui rendent, redonnent le corps à son intériorité, en gros plans, formats vastes, tirages subtils ». Cependant, comme elle le souligne elle-même, la presse artistique, d’habitude friande du potentiel polémique qu’elle tire des chroniques consacrées à l’une des plus célèbres figures du Women’s Lib, ne publie pas un mot sur cette exposition : « Pas un seul critique n’a parlé de mon exposition, pas une seule ligne n’a reconnu son existence[7]. » Dans ce silence se manifeste le rejet dont font l’objet les corps des lesbiennes, dont la représentation se révèle d’autant plus scandaleuse qu’elle est élaborée depuis leur propre point de vue. Particulièrement outrageants, ils se voient, comme leurs créatrices, activement invisibilisés. C’est à la lumière de ces mécanismes d’ordre politique et non d’ordre esthétique que Kate Millett doit être réinscrite dans le champ de l’histoire de l’art, mais également dans le champ de l’histoire de l’art féministe.

Pour Linda Nochlin (1997 : 8), la dimension transdisciplinaire de la pratique plastique de Kate Millett constitue l’une des causes majeures du relatif désaveu, passé et présent, de sa carrière de plasticienne. La critique, entre la fin des années 60 et la fin des années 90, se montre déroutée par une oeuvre qu’elle peine à inclure dans les catégories préétablies de l’histoire de l’art canonique. De manière générale, les mondes de l’art réprouvent le caractère politique de son oeuvre, indissociable, selon eux, d’une certaine faiblesse esthétique, voire d’une certaine « aridité » (Dorsey 1997 : 2). Il lui est même parfois tout simplement conseillé de s’en tenir à l’écriture (Anonyme 1976). On peut penser, prolongeant ainsi la pensée de Nochlin, que cette critique s’inscrit historiquement dans une tendance qui, pour exclure l’art politiquement controversé, s’appuie sur des critères esthétiques. En investissant le corps, Kate Millett fait pourtant de la question des politiques du genre le socle d’une pratique artistique transdisciplinaire, qu’il faut désormais réévaluer.