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Peinture de Patricia Brintle, Défilée la folle

Peinture de Patricia Brintle, Défilée la folle

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Le 31 janvier 2020, des membres des familles des victimes du massacre de La Saline les 13 et 14 novembre 2018[1], des personnes représentant la société civile haïtienne ainsi que des militants et des militantes d’organisations de droits de la personne et des féministes se sont invités à une activité intitulée Ann Refè Jès Défilée a! (« Refaisons le geste de Défilée »)[2]. Ces citoyennes et citoyens ont organisé une cérémonie symbolique pour honorer la mémoire des victimes du massacre qui ont été pour la plupart portées disparues ou abandonnées sur la voie publique. Selon le rapport de 2018 du Réseau national de défense des droits des droits humains (RNDDH), une organisation de droits de la personne, plusieurs dignitaires de l’État avaient participé à la préparation du carnage. La cérémonie a su rappeler le geste civilisationnel commandant aux personnes toujours en vie le devoir d’enterrer celles qui étaient mortes et de leur donner une sépulture, devoir que Défilée avait accompli en 1806 lorsqu’elle avait rassemblé, ramassé, enseveli les restes de l’empereur Jean-Jacques Dessalines et lui avait donné une sépulture après son assassinat, le 17 octobre 1806. Défilée a ainsi pu éviter que le corps de celui qui est considéré comme le fondateur de la nation haïtienne ne soit dévoré par les bêtes.

L’historiographie haïtienne évite de parler de la dimension politique de l’acte civilisationnel et de respect des droits de la personne que Défilée a accompli. En général, elle considère que les actes des femmes dans l’histoire d’Haïti sont peu significatifs; ils ont une valeur historique mineure, et ne donnent pas suffisamment d’information sur les dynamiques collectives au même titre que ceux des hommes qui sont, au contraire, vénérés comme les pères de la nation. Les études qui citent l’action des femmes et relatent leur vie[3] pendant l’épopée nationale sont quasi inexistantes, car les spécialistes de l’histoire haïtienne consacrent surtout leurs études aux faits et à la pensée des Toussaint, Dessalines, Pétion et Christophe. Installés dans leur rôle d’ancêtres et élevés au rang des pères de la nation, ces quatre hommes occupent les premières places dans les célébrations mémorielles haïtiennes. Leurs actes, faits et gestes sont analysés et décortiqués par des universitaires en poste à Haïti ou à l’étranger.

Pour leur part, les femmes n’ont pas le statut de mères de la nation haïtienne[4] ni ne sont considérées comme des ancêtres dont les actes méritent d’être répétés. Quand elles apparaissent dans les récits de l’histoire d’Haïti, leurs actions figurent dans des notes de bas de page; leurs prises de position sont souvent rattachées à celles des hommes ou vues comme ayant influencé leurs décisions. Disqualifiés, les paroles et les actes des femmes parviennent aux générations contemporaines sous la forme d’anecdotes, de blagues dont la valeur historique est minorée. Inconnues ou parfois nommées à partir de sobriquets, les femmes sont déconsidérées à titre d’ancêtres, et leur apport se trouve dévalorisé. Tributaire des dynamiques épistémologiques des Nords, l’historiographie haïtienne tend à oblitérer les rapports de genre.

Le présent article est basé sur des « subjectivités niées » et oblitérées (Luste Boulbina 2015; Chancy 1997; Trouillot 1995) : son objet consiste à faire connaître une figure de femme de l’histoire d’Haïti. J’entends ainsi lever le voile que l’historiographie androcentrée jette sur des figures féminines fondatrices de cette société. Exposer leurs actions revient à revisiter l’histoire nationale en mobilisant la marge pour lire le centre. J’ai pris le parti d’assumer dans mon article une posture féministe réflexive et relative à Haïti en tentant d’éclairer l’angle mort du genre. Partant d’une analyse sociologique, je rappelle les actes de certaines femmes dans la vie politique de ce pays afin de restaurer le poids et la valeur historique de leurs gestes.

Une telle démarche servira à rompre la tendance à produire une historicité du politique présentée comme neutre, en réalité centrée sur les hommes, et consacrée à naturaliser l’invisibilisation politique des femmes. Selon une perspective pluridisciplinaire qui croise la science politique, l’histoire et l’anthropologie, j’ai fait le choix d’analyser le geste du 17 octobre 1806 de Marie Sainte Dédée Bazile, dite Défilée, que Massillon Coicou (1906) cite comme une des plus belles incarnations de conscience nationale haïtienne. En ramassant les restes de l’empereur Jacques Ier, Défilée a accompli un geste qui s’impose comme l’acte de fondation de la nouvelle société, qui propose un mode d’institutionnalisation du lien social en dehors de l’ordre nécropolitique (Mbembe 2006) instauré depuis l’époque coloniale et reconduit en 1806. À noter que l’ordre nécropolitique renvoie aux mécanismes de domination et de pouvoir dictant qui doit mourir et qui peut vivre. Je suggère d’appréhender le geste de Défilée sous l’angle anthropologique en considérant deux moments du contexte politique postcolonial : l’assassinat signifiant le rite de la mort; la sépulture qui marque la rédemption de l’individu stoppant les rivalités qui opposaient les deux groupes de la nouvelle société. Pour montrer la portée politique et le sens symbolique de ce geste, je discuterai d’abord du rôle de l’ensevelissement des dépouilles mortelles dans les sociétés. Ensuite, je proposerai une analyse de la folie comme entreprise disqualificatrice du projet politique qu’elle soutient. En conclusion, j’aborderai l’actualité du geste de Défilée au sein du mouvement féministe haïtien.

Les sociétés et l’ensevelissement des dépouilles mortelles

Plusieurs auteurs et auteures ont montré l’importance de la sépulture donnée aux personnes décédées et des célébrations mémorielles comme des actes fondant les sociétés. La prise en charge du cadavre, à travers les rites funéraires, est l’acte par lequel on espère se rattacher à celles et ceux qui sont morts et les instituer en ancêtres, tout en fixant les filiations qui font perdurer la société, ce qui donne le sentiment d’accomplir ainsi le voeu des ancêtres. Cette proximité avec la mort permet aux individus de prescrire les dates de commémoration et aussi de repenser le lien social dans les moments de doute sous le regard des ancêtres.

Un tel rapport avec la mort, porteur d’une culture qui se bonifie, est coupé dans les sociétés où les individus ont subi l’esclavage ou la colonisation; les personnes décédées sont souvent présentées tels des êtres sans importance ou bannis. Les travaux d’Achille Mbembe (2018) sur les sociétés décolonisées ont largement éclairé ces opérations d’avilissement des groupes autrefois dominés. Leurs ancêtres et leurs cultures sont considérés comme des faits indignes n’ayant aucune valeur à transmettre à leur descendance. Cette idéologie hante les sociétés postcoloniales jusqu’au point où une partie de leurs membres se mettent à s’inventer de nouveaux ancêtres et à rejeter leur propre patrimoine en prévenant que tous et toutes partagent les mêmes ancêtres et peuvent instaurer une filiation.

L’acte de Défilée participe de cette bataille des symboles qui oppose la culture dominante européenne aux velléités des « nouveaux libres » de fonder une société qui réaffirme son passé. À l’inverse, le refus d’une sépulture à Dessalines constitue non seulement une tentative de bannissement d’un chef, mais surtout le refus à l’échelle individuelle de se constituer un ancêtre commun. Dans ce contexte, en soustrayant le corps de l’empereur à la putréfaction publique, Défilée propose une humanisation de l’ordre politique qui éloigne la société des idées dominantes de l’époque coloniale dictant les luttes fratricides sous fond de colorisme divisant « anciens et nouveaux libres ». Elle requiert l’institutionnalisation d’un « nous » en dehors de la violence. Afin de poursuivre cette analyse, je présenterai Défilée dans le contexte de son époque.

Brève présentation de Défilée

Peu d’information circule sur la vie de Marie Sainte Dédée Bazile. Selon Octave Petit (1932), elle serait née à Cap-Haïtien ou à Port-au-Prince. Le Nouvelliste du 5 janvier 1927 rapporte qu’elle serait originaire de Cap-Haïtien. Née de parents en captivité, Défilée aurait été violée par son maître à l’âge de 18 ans (Braziel 2005). Captive insoumise, en 1794, elle a gagné les rangs de l’armée indigène en tant que vivandière. Pendant la guerre de l’indépendance, elle a été sa cantinière. Jasmine Claude-Narcisse et Pierre-Richard Narcisse (1997) rapportent que ses proches, ses fils et son frère ont été massacrés par les soldats du général français Rochambeau. Choquée par cet évènement, elle a continué de suivre l’armée indigène en vouant une grande admiration au commandant de la 4e demi-brigade, le général Dessalines. Les anecdotes rapportent qu’elle criait : « Défilez, défilez! » dès que les soldats faisaient une halte. De là lui est resté le nom de « Défilée » qui est devenue « Défilée la folle ». Après ces épisodes guerriers, elle s’installe à Port-au-Prince, plus précisément à Fort-Saint-Clair. Selon Petit (1932), elle a vécu dans la misère, et on l’a trouvée morte sur la voie publique en 1816. Sa tombe a disparu du cimetière intérieur de la ville de Port-au-Prince.

Défilée est une figure intersectionnelle, femme, captive, pauvre, cantinière, mère sans enfant, vieille, soeur sans frère, survivante de guerre. Pour saisir ce personnage, il faudra l’insérer dans la trame de la société esclavagiste où les hommes sont disqualifiés en tant que pères. Dans cette société qui détruit, les femmes captives sont placées de fait dans la position de gardiennes de la vie sur les plantations; elles y assurent la reproduction de la vie. Être une esclave implique déjà un sens du collectif. Être cantinière de l’armée, préparant à manger pour des milliers de soldats, suppose sa mise au service d’une cause qui transcende les processus individuels. Ces espaces multiples tendent à enrichir le sens du collectif de cette femme. Les étapes de son parcours suffisent pour apprécier son engagement dans une dynamique collective. Elle est socialement outillée pour comprendre le cataclysme que représentait la souillure des restes de Dessalines et disposée moralement pour accomplir le geste qui a été le sien en 1806. À ce sujet, Suzy Castor, Monique Brisson et Morna McLeod (1987 : 10) expliquent :

Lorsque la femme se convertit en agente de changement, et justement à cause de sa position et de sa fonction dans la famille, elle se transforme en élément hautement subversif et efficace, capable de dynamiser les processus de mutation et de transformation à l’échelle de la société.

Défilée suivait un parcours où elle ne devait qu’accomplir ce qu’elle a fait. Ses multiples positionnalités ont engendré une forme de « subjectivité spécifique » (Mahmood 2009 : 37) qui rend aujourd’hui son geste intelligible.

Le contexte historique du geste de Défilée

Le contexte historique permet d’expliquer le geste de Défilé. En 1806, deux années après l’indépendance, les luttes divisant les fractions des classes dirigeantes font rage dans la nouvelle société haïtienne. Selon la terminologie consacrée, ces luttes opposent les « anciens » et les « nouveaux » libres. Les « anciens » sont parfois métissés, fils et filles d’anciens colons qui cherchent à récupérer leurs plantations qu’ils auraient abandonnées. Ces prétendus héritiers et héritières entendent s’adjuger les terres et les privilèges de l’Ancien Régime et transformer les « nouveaux » libres en paysannes et paysans attachés à leurs plantations, soit « 80 % de la population de l’époque » (Pierre-Louis 2009).

Le projet des anciens libres annonce le maintien de la grande plantation et suppose que les nouveaux libres prennent le statut de serfs. Ce modèle veut ressusciter la grande plantation esclavagiste et faire du cultivateur et de la cultivatrice une rente qui sert à l’enrichissement des anciens libres. À l’inverse, les nouveaux libres souhaitent recouvrer leur autonomie dans la petite propriété paysanne, idée qui suppose l’accès à la terre. Toutes les catégories de la société peuvent alors avoir accès à la terre.

Après l’indépendance, Dessalines conçoit le territoire comme un empire. Selon Vertus Saint-Louis (2015), l’empereur Jacques Ier a toujours professé un grand mépris à l’égard du colonat. Jean Fouchard (2017) note que le général s’oppose à l’accaparement des terres laissées à l’abandon. Les anciens libres se sont sentis frustrés quand Dessalines a décidé de vérifier les titres de propriété, car il entendait annexer leurs terres au domaine de l’État. Parlant de la situation, Saint-Louis (2015 : 102-103) explique ce qui suit :

Durant la fin de la guerre contre les Français, nombre d’indigènes riches ont acquis des baux à ferme, des actes de vente de la part des colons en voie de départ. Au fur et à mesure que l’armée indigène rentre dans les villes, ces indigènes qui faisaient partie de la garde nationale au service de la France, passent du camp de la défaite dans celui de la victoire qu’ils viennent gonfler et dominer. C’est la base d’un conflit social et politique avec Dessalines qui entend que toutes les propriétés des colons partis rentrent dans le domaine de l’État. Lui, Dessalines, il se chargera de les adjuger aux grands dignitaires comme fermiers de l’État.

En août 1806, ces mesures ont été à l’origine d’un mouvement insurrectionnel déclenché dans le sud du pays, qui a culminé avec l’assassinat de l’empereur le 17 octobre à Pont-Rouge, à l’entrée de Port-au-Prince[5] (Zavitz 2019 : 383) :

Après l’embuscade de Pont-Rouge, les restes de Dessalines furent rapportés puis trainés dans les rues de Port-au-Prince. En route […], le cortège du défunt fut attaqué par une foule, mutilant le corps au point qu’il fut méconnaissable. Interrompant cette scène macabre, une femme âgée nommée Défilée recueillit la dépouille de l’empereur et la porta au cimetière […] Défilée assuma plutôt un devoir émotionnel en portant le deuil et en plaçant des fleurs sur la tombe au fil des ans […] Quoi qu’il en soit, si comprise telle qu’une représentante des classes populaires d’Haïti, Défilée et son attention à l’égard de Dessalines suggèrent que celui-ci continua d’être une figure conséquente dans la mémoire populaire.

Le 18 octobre 1806, un Te Deum est chanté à la cathédrale de Port-au-Prince, consacrant un acte signé le 16 octobre et intitulé « Résistance à l’oppression ». Après ces évènements, un rituel punitif est exécuté : on ordonne le bannissement de l’empereur de la vie politique nationale jusqu’en 1843 (Zavitz 2019). Ainsi, Dessalines est présenté sous les traits hideux d’un tyran et radié du panthéon national. Son nom est alors banni dans l’Ouest et le Sud. Les anciens libres tentent de conjurer les mots de Dessalines qui se condensent dans cette phrase : « Ceux dont les pères sont restés en Afrique n’auront-ils rien? »

Selon Petit (1932), Défilée continue malgré tout d’aller au cimetière en jetant des fleurs sur la fosse où se trouvent les restes de l’empereur. On rapporte une situation de chaos signant un rite mortifère qui prolonge l’iniquité et l’avilissement de l’individu de la société esclavagiste. L’attribution d’une sépulture à Dessalines constituera un contre-rite dont l’importance sera discutée plus bas.

Le geste politique de Défilée : un contre-rite

L’acte de Défilée peut être décortiqué et appréhendé au même titre que celui d’Antigone, qui a défié le roi Créon en assurant une sépulture à son frère Polynice. À ce sujet, Ndiaye (2012 : 52) précise ceci :

[P]our éviter qu’un ennemi puisse « profiter » des honneurs de la « belle mort », kalos thanatos, selon l’expression grecque, possible que pour le jeune guerrier, son cadavre « insulté » est amputé et les morceaux jetés dans tous les sens. Il peut arriver aussi que sa dépouille soit, tout simplement, abandonnée et laissée aux animaux en vue de sa disparition éternelle. La mort est affreusement scénarisée, le défunt, ainsi privé de sépulture et son corps anéanti, entre, par le biais d’une décision sociale, dans le spectre de l’innommable.

Cette citation permet de situer le sens du geste de Défilée. L’ensevelissement s’oppose au refus de sépulture de Dessalines et incarne le contre-rite du bannissement. Le « devoir de sépulture » (Gilbert 2008) reprend la symbolique universelle de ritualité funéraire. Voici ce que souligne Anne-Claire Bello (2016) à ce propos : « Le déni de sépulture participe des stratégies de déshumanisation pratiquées par les régimes totalitaires qui, quand ils ne le réifient pas, réduisent l’homme à une pure “ vie nue ” (zoé) dans une optique “ biopolitique ”. »

Comme Antigone, Défilée reconduit le tabou universel des rites funéraires, ce geste fondationnel qui sert à prévenir la nudité politique des individus. L’enveloppe des restes dans un sac rappelle le fait de protéger et de préserver. Défilée prend ainsi la voix de la société qui refuse d’approuver, comme l’a dit Judith Butler, citée par Marlène Jouan (2017 : 112), l’idée « que rien de tout cela n’a [eu] lieu », ce qu’aurait causé le non-ensevelissement. Elle fait appel au dépassement de la tentation au brutalisme de l’esclavage, dans le sens de Mbembe (2020), et suggère du même coup la reconnaissance de l’importance de la préservation de la vie et est un moyen de faire société.

Défilée entreprend dès lors un travail de re-signification des imaginaires devant contribuer à maîtriser l’aléatoire que l’assassinat de l’empereur laisse alors planer sur la société. Son geste donne du sens à l’existence des individus en tant que communauté de vie et se transforme en un acte politique radical qui constitue une forme d’auto-institutionnalisation du social. Elle devient l’emblème de la force morale qui rend toute véritable société capable de considérer et de traiter sa population avec humanité. Par là, Défilée ordonne le tragique grâce à la réalisation d’un geste « pertinent et complexe de symbole » (Thomas 1972). Elle énonce le refus de l’horreur par la destruction du corps qui signe un moment insoutenable de haine dans l’exercice de la terreur. Elle invite la société à renoncer au mal comme mode de vie auquel les individus ont été réduits et habitués pendant l’esclavage, et à reconstruire le monde avec un regard différent. Les nouveaux acteurs et actrices devraient ainsi renoncer à une vie axée sur l’inimitié afin d’asseoir la nouvelle société.

L’assassinat de Dessalines est un moment de trivialisation prolongeant le dénigrement du corps de l’ordre colonial. Par contre, l’ensevelissement redonne à l’individu sa dimension humaine; il sert à renforcer et à maintenir le lien social. La dotation d’une sépulture à Dessalines doit être considérée comme un rite différent de son assassinat. En ce sens, Défilée produit un contre-rite qui resignifie le moment où le corps a été dépecé. Ce rituel permet de circonscrire la mort et d’empêcher sa banalisation. Pour reprendre les mots de Muriel Gilbert (2008 : 120), je dirai que Défilée fait en sorte de « mettre à mort la mort elle-même, pour la posséder et régner sur la vie ». Les croyances populaires haïtiennes vérifient cette assertion, car les personnes vivantes estiment que les morts qui ne sont pas enterrés peuvent revenir pour les hanter (Métraux 1958).

Le geste de Défilée apparaît comme une attitude de bravoure devant l’ancienne société. Selon Giorgio Agamben (2002 : 63), en politique, un geste « symbolise la volonté d’assumer et de supporter un ensemble de valeurs, une certaine vision du monde ». L’attribution d’une sépulture devient alors la base symbolique pour construire un « nous » « Collectif haïtien », véritable communauté politique dont les luttes de 1804 tiennent leurs promesses d’humanisation et de dignité. À ce sujet, Jean Alix René (2019 : 21) mentionne ceci :

La révolution haïtienne réclame non seulement la fin de cette institution et des conditions inhumaines qui la définissaient, mais aussi l’élargissement de la modernité pour inclure, au nombre des nouveaux droits, l’égalité raciale et la protection contre le renouvellement des menaces sur la vie.

Le rassemblement des restes rappelle un acte d’unification qui éloigne la dispersion et le démembrement annonçant la désintégration du lien social. Cet acte de langage suppose l’idée de refaire corps. L’ensevelissement incarne un lieu où l’hostilité est écartée : le cimetière. Ces gestes de re-consécration revêtent une efficacité symbolique : ils engagent une remise en ordre de l’humanité, une mise à l’écart de la « mort néantisation » (Ndiaye 2012 : 412) hantant la société. Défilée l’invite à « sortir de la grande nuit pour embrasser […] une nouvelle logique du sens et de la vie » (Mbembe 2010 : 10). La nouvelle société doit faire le choix de l’hospitalité (Derrida 1998) au détriment de l’inimitié (Mbembe 2018). Chaque personne a l’obligation de se mettre à la place de l’autre afin d’établir une société fondée sur la reconnaissance au-delà des conflits qui divisent les anciens et les nouveaux libres. Défilée leur suggère la nécessité de déconstruire les frontières internes et de laisser l’état de guerre du monde colonial pour se rencontrer en vue de définir une dynamique sociale qui défait les structures de la corruption esclavagiste et coloniale. À la fraction qui a assassiné Dessalines, Défilée apporte un message qui la place dans une position radicale. Elle devient celle qui, dans le sens arendtien cité par Manuel Cervera-Marzal (2012), a bravé l’interdit avec courage et est allée à contre-sens de la foule qui rit, insulte, lapide et dépèce. À vrai dire, elle propose une communauté politique au sein de laquelle la responsabilité des uns et des unes à l’égard des autres demeure l’armature du vivre-ensemble.

Défilée invite les acteurs et les actrices à compter toutes les voix afin de construire la cité. Bref, elle suggère la déconstruction du colonialisme et de l’esclavage en laissant advenir d’autres pratiques régulatrices de la société. Elle souhaite rétablir la confiance dans la société en garantissant aux personnes vivantes que leurs dépouilles ne seront pas livrées aux chiens. Son intervention pose les conditions d’inauguration de l’autonomie comme projet politique. Elle prévient le projet d’effacement des initiatives de création d’une communauté nationale qu’interdit la colonie. En soutenant le passage de Dessalines du monde vivant à celui de la mort, Défilée le réintègre en tant que membre du groupe, rétablit le rapport de reconnaissance existant entre les êtres vivants et exigeant des deux groupes de dépasser le dissensus. Elle trace ainsi la ligne entre l’acceptable et l’inacceptable dans la perspective de construction de la nation haïtienne. En effet, l’acte délégitime le projet politique des anciens libres et propose un projet inédit à la société : la cessation de l’hostilité après la mort, démarche qui soumet une perspective biopolitique à la société haïtienne, soit ne pas faire mourir. Le geste de Défilée remet en question les processus d’inclusion et d’exclusion de toute la société.

La folie : une entreprise de disqualification

En son temps, Défilée a lancé un appel à la reconnaissance publique sur les évènements. Cependant, son geste a été associé à un comportement pathologique qui a prescrit sa mise hors jeu politique. La folie sert de prétexte pour organiser une entreprise de disqualification soutenue par les spécialistes de l’histoire. Défilée a ainsi été renvoyée du côté de l’infamie, déconsidérée en tant que sujet politique et interdite du devoir d’intervenir sur les questions relatives au collectif. Elle n’a plus accès à une parole crédible. Elle est donc marginalisée et placée dans une sorte de mort sociale. Le verdict de la folie produit un effet performatif, car la personne qui entend ce diagnostic est alors installée dans une sorte de déficience et se trouve éclipsée des catégories ordinaires de la normalité. En effet, l’enfermement dans la folie équivaut à un déni de compétence politique.

Sous ce prétexte, la démarche de Défilée a été déniée et sa capacité de sujet politique, déconsidérée. Son acte est invisibilisé et pensé comme une absence d’oeuvre (Martelly 2016). Défilée a ainsi été livrée à la postérité. Elle y est enfermée dans une altérité radicale qui empêche d’apprécier la dimension politique de sa proposition. De ce fait, la société haïtienne confirme que le geste de Défilée ne saurait être considéré comme digne. L’historiographie haïtienne a dépolitisé son geste. Sa figure n’est ni réellement acceptée ni vraiment éliminée. Cependant, même rejetée, Défilée en vient à occuper une place paradoxale dans l’histoire nationale. Elle est hors de la société par sa folie et en son centre par son geste. Pour reprendre les termes d’Étienne Balibar (2010), Défilée est exclue de l’intérieur, mais elle présente à sa société d’origine un projet politique novateur pour son époque.

Le projet politique du geste de Défilée

Les anthropologues ayant travaillé sur le sens collectif de la mort et du deuil permettent de mieux saisir le drame que vit la société haïtienne pendant ses premiers moments et aussi d’interpréter le sens politique de l’acte accompli par Défilée. Leurs travaux m’autorisent à dire que cette femme a tenté de restaurer dans l’espace haïtien des acquis civilisationnels qui s’opposaient à l’expérience de l’esclavage en engendrant des blessures profondes chez les individus. Parlant du devoir de sépulture, le philosophe Paul Ricoeur, cité par Anne-Claire Bello (2016), considère que la « sépulture comme lieu matériel devient ainsi la marque durable du deuil, l’aide-mémoire du geste de sépulture […] le geste d’inhumation est souvent l’ultime acte de dignité […] A contrario, l’absence de tombe engendre une rupture et une discontinuité dans la relation entre les survivants et les défunts ».

En effet, le rite funéraire ramène la question de l’ancestralité que le régime esclavocrate avait rompue (Kadya Tall 2014). Elle institue un ordre du politique qui suggère de dépasser la question posée par Dessalines : « Et ceux dont les pères sont restés en Afrique n’auront-ils donc rien? » Elle invite à adopter un aïeul ou une aïeule, à institutionnaliser un passé pour construire un lieu mémoriel commun capable de servir de ciment à l’édification d’une nation.

La sépulture de Dessalines procure à la société haïtienne une ruine (Chivallon 2014) au-delà de celles des plantations sucrières brûlées, laquelle permet d’instaurer la continuité, de fonder le durable du collectif dans la succession des vies individuelles (Chivallon 2014). Le surgissement d’un ou d’une ancêtre en commun permet aux individus d’élaborer un récit postesclavagiste et contre-hégémonique faisant référence à l’ancêtre qui sert à combler le creux historique laissé par la colonisation, dont l’incertain des filiations générées par l’esclavage. Dessalines est passé à la postérité comme une figure mémorielle. Parmi les chefs de la révolution haïtienne, ce serait le seul dirigeant politique qui aurait intégré le panthéon du vaudou haïtien. Il est devenu un loa; il est Ogou Feray, un esprit qui est identifié au Dieu du fer, le forgeron de la guerre (Saint-Louis 2015; Milo 1953; Zavitz 2019)[6]. En devenant un esprit vénéré, l’empereur s’introduit dans un nouvel ordre statutaire, un invisible présent. Le contre-rituel de consécration lui permet d’échapper à la trivialité de son assassinat et de revenir comme un ancêtre[7]. Ainsi, Défilée dévie la néantisation et la malédiction de choir en tant que spectre essentiel[8] (Mellaissoux 2006) qui guettait l’empereur, pour reprendre Anne-Claire Bello citant l’auteur. Zavitz (2019 : 372-373) l’exprime ainsi :

Néanmoins, dès le milieu du xixe siècle et avec comme point d’aboutissement le centenaire de 1904, Dessalines reprit sa place comme père de l’indépendance. Ce parcours exceptionnel durant lequel Dessalines passa du statut de créateur d’une mémoire officielle à celui du grand oublié des festivités officielles pour ensuite être réintégré à cette mémoire illustre la centralité des questions de couleur, de classe et de politiques régionales en Haïti au cours du xixe siècle. Tant que l’unité nationale demeurait un objectif difficile à atteindre et que la souveraineté du pays était menacée de l’extérieur, les dirigeants de l’État haïtien de concert avec les élites utilisèrent le souvenir de Dessalines pour réanimer la fibre nationaliste à l’aube du centenaire.

Sur le plan politique, Défilée se place dans une position de tiers : celle qui apporte la Loi au sein du chaos. Elle représente donc la voie de l’interdit dont le rôle est d’aider la société à surmonter son incapacité à se libérer de sa part maudite qu’a constituée l’esclavage en tant qu’entreprise déshumanisante qui installe le conflit entre les anciens et les nouveaux libres.

En citant Michel Leiris, qui montre l’importance du culte de la mort dans les sociétés antillaises comme moyen pour instaurer l’ancestralité, et en reprenant Christiane Bougerol, Christine Chivallon (2014) admet que la sépulture représente la preuve matérielle qui relie l’ancêtre au territoire et témoigne d’un acte de possession de la terre par les anciens libres commandant l’appropriation d’un patronyme et l’inscription des Haïtiens et des Haïtiennes dans une lignée pour assumer une identité citoyenne. L’idée était de dépasser le marronnage et la fuite comme forme de résistance devant l’oppression que le colonat avait instituée dans l’espace. En lieu et place d’un nom attribué, le collectif peut choisir un nom, s’autonommer, s’autodéterminer, se territorialiser en écartant les failles de l’incertain dans la généalogie.

Pour traduire Marie-Joseph Bertini, citée par Sarah-Anaïs Crevier Goulet (2016) parlant d’Antigone, je dirais que l’acte de Défilée ancre, d’une part, l’ordre social ailleurs que dans la violence originaire et fait de la désobéissance portée par le principe féminin, le moyen d’accès au monde des significations communes, donc au symbolique. Le geste permet de dépasser la vengeance et le ressentiment, tout en conjurant les conséquences anthropologiques et politiques de la malemort dont l’empereur a été victime. Dessalines devient alors une figure identificatoire collective, à même d’être récupérée en vue de construire du neuf sur le plan national.

En guise de conclusion

L’histoire de Défilée atteste la manière dont une société cherche, à travers une femme, à restaurer la dignité humaine que l’esclavage et la colonisation avaient détruite. La mort de Dessalines est le moment évènement qui illustre cette utopie. Cependant, l’historiographie haïtienne tend à déprécier ce geste en montrant Défilée sous l’aspect d’une folle. Ce récit signale que ladite héroïne parvient à surmonter le travail déshumanisant de l’esclavage, car elle se construit un itinéraire personnel qui la place comme garante du social. C’est cette valeur que Défilée exprime lorsqu’elle ramasse les restes de l’empereur et leur donne une sépulture. Elle refait alors le geste fondateur de toute civilisation, à savoir le respect des dépouilles mortelles et la conservation de la vie. Par cet acte, elle somme les deux groupes de dépasser les pratiques avilissantes des sociétés esclavagistes. Contre cette catastrophe, Défilée fait une demande de protection et de maintien de la vie en proposant une « pratique de pensée maternelle » (Tronto 2012) dans le politique. Elle a une conception de ce qu’est « une vie bonne » (Butler 2014) et s’oppose à la terreur fraternelle dont témoigne l’assassinat de l’empereur. À l’instar de Butler (Alleau 2020), elle proclame qu’aucune vie humaine n’est plus estimable qu’une autre. Cette condition radicale suffit pour lutter contre les violences.

L’analyse du geste de Défilée suggère de définir trois lignes politiques essentielles de la société : la reconnaissance de l’autre en tant que semblable au-delà du différend; le devoir de sépulture enjoignant au groupe dominant de dépasser l’inimitié afin de construire la nation; le devoir de responsabilité citoyenne à l’égard de la cité malgré l’indifférence de la classe dirigeante. À ce moment s’étale la dimension axée sur le soin (care) d’un projet qui invite les êtres humains en guerre à considérer leur propre vulnérabilité et celle des autres comme élément du politique. Cette philosophie suggère une forme inédite de symbolisation du pouvoir politique à qui l’on demande de dépasser ses pratiques carnassières, pour reprendre le titre de Marie-Célie Agnant (2015).

Défilée doit être considérée comme une figure postcoloniale magistrale dans sa lutte contre les violences d’État, une artisane de la mémoire et une défenseuse des droits de la personne, contre les logiques sociales mortifères dans les sociétés postesclavagistes. Elle impose dans la société haïtienne le principe selon lequel toutes les vies comptent et doivent être considérées comme des vies humaines. L’inimitié doit s’arrêter devant la mort, laquelle transcende les conflits et les luttes. Cette héroïne incite ses compatriotes à créer une ancestralité construite qui permet d’établir un pont entre les Haïtiens et les Haïtiennes. En invitant la société à l’ensevelissement collectif et au deuil de l’empereur, elle institutionnalise l’idée de condoléances publiques et le principe de la dignité en politique. Elle se met à l’avant-garde de la proposition d’une société sans impunité pour la reconnaissance des « effacés de l’histoire » (Blin 2006). L’originalité de ce projet se remarque dans la capacité pour certains groupes de construire sur les failles en dépit des secousses incessantes de l’histoire. Toutefois, les récents massacres ordonnés par le pouvoir témoignent que le souhait de Défilée n’est pas encore accepté par le pouvoir politique en Haïti.