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Les deux dernières décennies ont mis en évidence l’une des facettes de « l’exception française » dans le domaine des relations industrielles, le déclin de la syndicalisation allant de pair avec un élargissement de la négociation collective dans ce pays. Ces notes de lecture rendent compte de trois ouvrages sociologiques qui permettent de mieux saisir la dynamique de cette évolution paradoxale de la syndicalisation et de la négociation collective en France, ainsi que leurs perspectives d’avenir.

Deux publications récentes (Amadieu 1999 ; Andolfatto et Labbé 2000) offrent des analyses convergentes de l’ampleur, des causes et des effets de la désyndicalisation au cours des trois dernières décennies en France. Les taux de syndicalisation qui atteignaient environ 40 % au sortir de la Seconde Guerre mondiale se sont maintenus entre 20 % et 25 % de 1958 à 1983, pour ensuite chuter drastiquement entre 1983 et 1998 (Andolfatto et Labbé, p. 29). Amadieu évalue à environ 6,5 % le taux de syndicalisation de la main-d’oeuvre salariée non agricole en France en 1998, alors que Andolfatto et Labbé estiment que le nombre de cotisants syndicaux représente à la fin des années 1990 entre 8 % et 10 % de la population active salariée. Quelle que soit la mesure exacte du taux actuel de syndicalisation en France, il s’avère l’un des plus faibles des pays industrialisés, se rapprochant davantage des taux enregistrés dans les pays en voie de développement comme le souligne Amadieu.

L’ouvrage d’Andolfatto et Labbé présente une synthèse des études sur l’adhésion syndicale menées dans les années 1980 et 1990 par l’équipe dirigée par Dominique Labbé au CÉRAT de Grenoble, de même que des données récentes sur la densité syndicale par secteurs d’activité. Celles-ci montrent que les secteurs à forte syndicalisation (plus de 15 % de syndiqués) regroupent les entreprises publiques dont les salariés disposent d’un statut (EDF-GDF, SNCF, RATP, mines, transport aérien), certaines administrations publiques (PTT, enseignement, finances, impôts, policiers et gardiens de prison) et quelques branches du secteur privé (livre, marine marchande, ports et docks, verre). Les secteurs à syndicalisation moyenne (8 % à 15 % de syndiqués) correspondent à la fonction publique et à quelques branches manufacturières fortement concentrées (sidérurgie, construction navale, chimie et caoutchouc). Enfin, les secteurs à faible taux de syndicalisation (moins de 8 % de syndiqués) incluent notamment l’automobile, la fabrication électrique et électronique, les banques et les assurances, le commerce et les services marchands, l’agroalimentaire et le bâtiment.

Andolfatto et Labbé notent que parmi les cinq grandes confédérations syndicales françaises, la Confédération générale du travail (CGT) compte le plus grand nombre d’adhérents à la fin des années 1990, suivie de la Confédération démocratique du travail (CFDT), de Force Ouvrière (FO), de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), et enfin de la Confédération générale des cadres (CGC) qui est le syndicat catégoriel des ingénieurs et cadres salariés. En marge des grandes confédérations syndicales, on retrouve des syndicats « indépendants » dans le secteur privé (p. ex., la Confédération des syndicats libres dans le secteur de l’automobile), et des syndicats « autonomes » dans le secteur public, tels Fédération de l’éducation nationale (FEN) et la Fédération syndicale unitaire (FSU) dans l’enseignement, et les syndicats SUD (Solidaires, Unis, Démocratiques) aux Postes et dans la fonction publique. Les listes présentées par les grandes confédérations syndicales obtiennent une majorité des suffrages exprimés lors des élections professionnelles (conseils de prud’homme, comités d’entreprise et d’établissement, délégués du personnel), mais elles ont subi depuis le début des années 1970 un recul graduel au profit des candidats non syndiqués. La CGT demeure la principale organisation syndicale parmi les ouvriers du secteur privé, et dans certaines entreprises publiques (EDG, GDF, la SNCF et la RATP). La CFDT recrute ses adhérents principalement chez les professionnels et les techniciens, et les employés cols blancs des services privés et publics, alors que FO recrute ses membres surtout dans la fonction publique. L’implantation de la CFTC et de la CGC est très diluée et beaucoup plus dispersée.

En se basant sur des enquêtes qu’ils ont menées auprès de membres de la CFDT, les auteurs distinguent trois types d’adhésion syndicale en France. L’adhésion « utilitariste » motivée par des besoins d’information et de défense caractérise environ 20 % des adhérents avant 1980, et près de 50 % depuis le début des années 1980. L’adhésion « introdéterminée » par les valeurs personnelles suscite l’engagement syndical de plus de 30 % des adhérents après mai 1968, mais à peine 10 % dans les années 1990. Enfin, l’adhésion « extrodéterminée » liée à des influences externes (famille, amis, collègues de travail) expliquerait entre 40 % et 50 % des adhésions au cours de ces deux périodes. Les auteurs relèvent quelques cas historiques de monopole syndical, comme dans l’industrie du livre (édition-impression) où la CGT a longtemps bénéficié d’un régime syndical d’atelier fermé, et chez les instituteurs qui étaient pris en charge par le Syndicat national des instituteurs (SNI) dès leur entrée à l’école normale. Ces bastions du syndicalisme n’ont cependant pas échappé à la désyndicalisation, et les effectifs syndicaux se concentrent à partir des années 1980 dans le secteur public, les entreprises de services publics (EDF, SNCF, RATP) et les grandes entreprises du secteur privé. Les auteurs identifient comme une cause importante du déclin syndical la dislocation à partir des années 1970 des réseaux familiaux, de voisinage et des mouvements de jeunesse (catholique, socialiste et communiste) qui fournissaient les premières expériences de vie collective, tarissant la source de recrutement syndical dans plusieurs milieux de travail.

Le profil des syndiqués français esquissé à partir d’enquêtes menées par les auteurs et de données publiées par les organisations syndicales se présente ainsi : majoritairement masculin (les femmes qui occupent 45 % des emplois représentent environ 25 % des effectifs de la CGT et de FO, et 40 % de ceux de la CFDT), plutôt âgés (les moins de 30 ans comptent pour à peine 7 % des syndiqués), et travaillant surtout dans le secteur public (en 1998, les travailleurs du secteur privé représentent 39 % des effectifs de la CGT, 25 % de ceux de la CFDT, et encore moins à FO). Les auteurs schématisent l’organisation syndicale typique en une série de cercles concentriques dont le noyau réunissant environ 5 % des membres est constitué des permanents de la confédération, des fédérations professionnelles, des unions régionales, départementales et locales, ainsi que des militants libérés assurant le lien entre ces instances et les syndicats de base. Le deuxième cercle est celui des « syndicalistes d’établissement » (environ 40 % des syndiqués) qui regroupe les militants syndicaux titulaires de mandats électifs et disposant de crédits d’heures pour accomplir leurs fonctions. Le troisième cercle (environ 15 % des effectifs syndicaux) est constitué des anciens élus ou responsables syndicaux qui conservent souvent des responsabilités syndicales, le dernier étant celui des sympathisants-adhérents (environ 40 % des syndiqués) qui appuient l’action syndicale et les listes syndicales aux élections professionnelles. Les auteurs soulignent qu’au cours des trois dernières décennies, les deux premiers cercles se sont élargis alors que les deux derniers rétrécissaient.

Les syndicats regroupant des sections syndicales d’établissements d’une même branche industrielle au niveau d’une localité ont constitué jusqu’à la fin des années 1960 les cellules de base du syndicalisme confédéré en France. Dans le sillage des accords de Grenelle issus de mai 1968 qui ont reconnu les sections syndicales d’établissement et les ont dotées de moyens matériels pour leur fonctionnement, le syndicat d’établissement intégrant différentes catégories de personnel est devenu l’unité de base des organisations confédérales, et le centre de gravité de l’action syndicale s’est déplacé vers le contrôle des institutions représentatives du personnel. Cette réorientation de l’action syndicale a été favorisée par l’institution en France après la Seconde Guerre mondiale d’une structure « duale » de représentation caractérisée par la coexistence au niveau de l’établissement de représentants désignés par les syndicats et de représentants élus du personnel qui ont formellement des rôles distincts. La loi conférant aux cinq grandes confédérations syndicales un monopole de candidatures au premier tour des élections professionnelles, les élus du personnel sont, dans bien des cas, des militants syndicaux cumulant différentes fonctions de représentation des salariés. Cette confusion des rôles a contribué, selon Andolfatto et Labbé, à l’émergence du syndicat-institution disposant de moyens matériels importants et dont l’action est centrée sur des tâches institutionnelles comme la gestion des comités d’établissement ou d’entreprise et les négociations avec l’employeur. Il faut ajouter à ces tâches la participation aux différentes instances de l’organisation syndicale, si bien que les militants syndicaux n’ont guère de temps à consacrer aux contacts avec leurs membres et leurs collègues de travail. Les crédits d’heures accordés aux représentants élus du personnel ont somme toute favorisé, selon les auteurs, l’éloignement des militants syndicaux de leur base dans les milieux de travail.

Les auteurs analysent également trois volets essentiels de l’action syndicale que sont l’information, la grève et la négociation collective. L’information syndicale sous la forme de distribution de tracts, de publication de périodiques et de grandes manifestations publiques a décliné en raison de l’effondrement des effectifs syndicaux, mais les manifestations unitaires autour des grands enjeux sociaux s’avèrent toujours le moyen d’action privilégié du mouvement syndical français. Même si le nombre annuel de grève a beaucoup diminué depuis le début des années 1980 dans le secteur privé, la conflictualité demeure élevée dans le secteur public. De plus, les conflits échappent de plus en plus au contrôle des grandes organisations syndicales, particulièrement les mouvements catégoriels comme ceux des infirmières, des enseignants et des camionneurs, qui sont souvent pris en charge par des coordinations au sein desquelles les syndicats autonomes jouent un rôle prédominant. Enfin, les auteurs soulignent l’impact limité de la négociation collective sur les conditions de travail et d’emploi, en raison d’un pluralisme syndical qui se combine avec une faible syndicalisation, et d’un encadrement juridique peu contraignant pour les employeurs.

Andolfatto et Labbé concluent que le déclin du syndicalisme en France est davantage la résultante de facteurs endogènes que de facteurs exogènes, tels les changements dans l’économie, le marché du travail ou la gestion des entreprises. La principale cause de ce déclin serait la quasi-disparition dans les milieux de travail des militants syndicaux de base qui ont constitué l’armature du syndicalisme français jusqu’aux années 1970. Cette évolution résulte pour une large part de l’adoption par les confédérations syndicales d’un modèle de syndicalisme qui a dilué les identités professionnelles dans la culture d’entreprise. Les confédérations syndicales ont également mis en place au cours des trois dernières décennies des structures de décisions internes plus centralisées et se sont bureaucratisées, éloignant ainsi les représentants syndicaux de leur base. Cette professionnalisation de l’action syndicale a été favorisée par la législation du travail qui incite les militants syndicaux à s’investir dans des activités de représentation du personnel pour lesquelles ils bénéficient de crédits d’heures pour assumer leurs fonctions. Selon les auteurs, en l’absence d’une volonté réelle des dirigeants des confédérations syndicales de remettre en cause leurs structures et leurs priorités d’action, la poursuite de la désyndicalisation en France est inéluctable.

L’ouvrage de Jean-François Amadieu propose une analyse critique des institutions existantes et des acteurs du système de relations industrielles qui contribueraient à l’affaiblissement du syndicalisme en France de différentes manières. Certains facteurs historiques et politiques ont favorisé un pluralisme syndical exacerbé qui explique pour une large part, selon l’auteur, la faiblesse des taux de syndicalisation en France en comparaison avec les pays nord-américains (États-Unis et Canada) et nord-européens (pays scandinaves, Belgique, Hollande, Grande-Bretagne et Irlande). Les principaux facteurs historiques relevés par l’auteur sont la division originelle entre les syndicalismes socialiste et catholique, la politisation des syndicats, l’influence déterminante du Parti communiste (PCF) sur le mouvement ouvrier français et ses liens privilégiés avec la CGT, ainsi que les multiples scissions au sein des confédérations syndicales d’orientation socialiste (entre la CGT et FO) et catholique (entre la CFTC et la CFDT), alimentées par des divergences idéologiques et politiques.

Amadieu note que le fractionnement du syndicalisme français s’est accentué depuis le début des années 1990 avec l’émergence de nouvelles confédérations virtuelles, telles l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) créée en 1993 et le Groupe des Dix qui a fondé en 1998 un regroupement de syndicats autonomes d’allégeance SUD (solidaires, unitaires, démocratiques). Les syndicats SUD, dont les principales assises se retrouvent dans le secteur public tout comme les syndicats membres de l’UNSA, sont nés d’une scission au sein de la CFDT et constituent un courant d’extrême gauche au sein du mouvement syndical français. L’auteur souligne également les tentatives du Front national (FN) de présenter des listes syndicales aux élections professionnelles dès 1995, notamment dans les services policiers et pénitentiaires. L’échec de ces tentatives devant les tribunaux s’explique selon l’auteur par des considérations politiques qui ne sont guère compatibles avec la philosophie libérale de la jurisprudence française en matière de reconnaissance syndicale, le droit du travail actuel ne pouvant endiguer à moyen terme la percée du FN sur la scène syndicale. Le paradoxe du syndicalisme français, selon Amadieu, est que le nombre de confédérations syndicales augmente alors que le nombre de syndiqués est en chute libre. Il considère que ce paradoxe est d’autant plus troublant que les organisations syndicales ont un intérêt évident à s’unir pour contrer la désyndicalisation.

L’auteur note que dans la grande majorité des pays industrialisés d’Europe et d’Amérique du Nord, le mouvement syndical a évolué au cours des dernières décennies vers une plus grande concentration et une plus grande unité d’action, la France faisant exception à cette règle. La concentration syndicale peut se mesurer de deux façons. La première prend en compte le nombre de confédérations syndicales et la concurrence qu’elles se livrent pour la représentation des salariés. On distingue ainsi : les monopoles parfaits (p. ex., Autriche, Israël) où une seule confédération regroupe les syndicats de différents secteurs et de différentes professions ; les monopoles à rivalité interne (p. ex., États-Unis, Canada, Grande-Bretagne, Irlande, Australie) qui fédèrent des syndicats de métiers et des syndicats d’industries se disputant l’adhésion des mêmes groupes de salariés ; les quasi-monopoles (p. ex., pays scandinaves, Allemagne, Japon, Suisse) qui correspondent aux situations de coexistence d’une confédération interprofessionnelle dominante et de syndicats catégoriels ; enfin, les oligopoles (p. ex., Italie, Espagne, Portugal, Pays-Bas, France) où le pluralisme syndical est institutionnalisé sur la base de clivages idéologiques, politiques ou religieux. Une autre typologie distingue le modèle anglo-saxon caractérisé par un pluralisme syndical tempéré par des règles juridiques de monopole syndical au niveau de l’établissement (États-Unis, Canada) ou par des traditions syndicales (Grande-Bretagne, Allemagne, pays scandinaves), et le modèle latin qui combine un pluralisme syndical imposé par la loi à des pratiques syndicales unitaires. L’auteur illustre ce second modèle par l’exemple de l’Italie où les confédérations syndicales d’obédience communiste, socialiste et démocrate-chrétienne ont subordonné leurs divergences idéologiques et politiques à l’unité d’action interconfédérale depuis les années 1970. Les confédérations syndicales françaises ne se sont pas bien adaptées à la logique de ce modèle, selon Amadieu, car elles n’ont pas réussi à s’unir pour contrer la désyndicalisation.

Parmi les facteurs qui expliquent cette situation paradoxale, l’auteur retient tout d’abord le droit du travail qui dissocie la reconnaissance de la représentativité des syndicats, une section syndicale d’établissement existant de plein droit dès lors qu’un salarié est désigné comme représentant d’une confédération reconnue au plan national. Un autre aspect de ce régime juridique renvoie au financement des activités syndicales par les entreprises, en vertu des lois encadrant les élections professionnelles et la représentation syndicale. Les délégués désignés par les syndicats et les représentants élus sur des listes syndicales lors des élections professionnelles bénéficient de crédits d’heures et de moyens matériels pour remplir leurs mandats conférant aux sections syndicales une relative autonomie financière. À cela s’ajoute le financement public des activités syndicales, de telle sorte que les budgets des confédérations syndicales dépendent davantage des contributions patronales et étatiques que des cotisations des membres. En contrepartie des privilèges reconnus aux syndicats, le libéralisme juridique touchant la reconnaissance syndicale et le financement des activités syndicales permettent dans certains des cas aux employeurs et aux pouvoirs publics de privilégier les relations avec des syndicats minoritaires, notamment pour la négociation d’accords collectifs. L’émiettement syndical est aussi favorisé par des facteurs politiques, notamment le multipartisme caractérisant la vie politique française et l’emprise du PCF sur la CGT qui a incité les autres partis politiques à adopter des règles juridiques de reconnaissance syndicale visant à empêcher l’émergence d’une organisation syndicale unitaire sous l’égide de cette confédération ouvrière.

Selon Amadieu, dans un marché syndical peu réglementé, comme c’est le cas en France, la logique syndicale de différenciation idéologique et politique s’impose au détriment du syndicalisme de service axé sur la satisfaction des besoins économiques et sociaux des membres. Pourtant, note l’auteur, plusieurs recherches empiriques attestent que l’unité syndicale favorise les intérêts économiques des salariés en renforçant leur pouvoir de négociation salariale. Ainsi, des études sur les fusions syndicales durant l’ère Thatcher en Grande-Bretagne montrent que le pouvoir de négociation des syndicats est davantage influencé par le degré de concentration syndicale que par l’augmentation du nombre de syndiqués. La viabilité du modèle français de représentation syndicale est subordonnée selon l’auteur à un taux élevé de syndicalisation, ce qui n’est plus le cas en France depuis plusieurs décennies. Il conclut en soulignant que la relance du syndicalisme en France passe par une réforme du droit du travail liant la reconnaissance syndicale à la représentativité réelle des syndicats dans les milieux de travail, l’instauration d’un contrôle électoral de la représentation syndicale, la mise en place de structures favorisant une participation accrue des membres aux activités syndicales, et une plus grande autonomie financière des organisations syndicales.

La contribution d’Annette Jobert (2000) jette un éclairage complémentaire sur l’état actuel des relations industrielles en France à travers une analyse des tendances récentes de la négociation collective. Son ouvrage dresse un bilan de la négociation collective de branche qui est la pierre angulaire du système institutionnel de régulation des rapports collectifs du travail en France. L’auteure fonde son analyse sur la sociologie de la régulation sociale développée par Jean-Daniel Reynaud, qui signe la préface de l’ouvrage. Selon Reynaud, les acteurs collectifs se constituent lorsqu’ils ont la possibilité d’élaborer des normes communes, et la négociation collective est la pratique privilégiée par les acteurs sociaux pour instituer une régulation conjointe des conditions de travail. Annette Jobert considère que la négociation collective de branche en France est un bon exemple de construction par les acteurs sociaux d’une institution centrale du système de relations professionnelles. La notion de branche est cependant utilisée par les économistes et les juristes dans un sens différent de celui qui prévaut en relations industrielles où elle est associée aux conventions collectives. La branche est en pratique une entité polymorphe car elle peut aussi bien désigner une configuration industrielle complexe comme la métallurgie couvrant près de deux millions de salariés qu’une entité étroite telle l’industrie du jouet pour enfants, qui en compte à peine quelques milliers.

Le fil conducteur de l’évolution historique de la négociation collective en France est, selon l’auteure, le passage d’une négociation contractuelle à une régulation normative à travers la construction des branches professionnelles. L’origine de la négociation de branche remonte, selon Jobert, aux tarifs ouvriers négociés au XIXe siècle par les associations d’employeurs et de salariés d’une industrie au niveau local. Les premières conventions collectives de branche sont issues de grèves dans le secteur minier à la fin du XIXe siècle, mais ce n’est qu’en 1919 qu’est adoptée la première loi reconnaissant la légalité des conventions collectives. L’impact de cette loi fut toutefois limité car les employeurs pouvaient s’y soustraire en demeurant à l’écart des associations patronales signataires des conventions collectives. Dans la foulée des grèves et des occupations d’usines qui ont suivi l’élection du gouvernement du Front populaire en 1936, une négociation réunissant les organisations syndicales et patronales à l’initiative du gouvernement pose les jalons d’une nouvelle loi instituant la branche comme niveau privilégié de la négociation collective. Elle prévoit l’extension juridique des conventions collectives conclues entre les organisations patronales et syndicales représentatives au niveau de la branche industrielle, conférant à la convention collective le statut de « loi de la profession ». Après leur mise en quarantaine sous le régime de Vichy, les syndicats retrouvent en 1944 le droit de négocier des conventions collectives sauf sur les salaires, et en 1950 une nouvelle loi reprend pour l’essentiel les principes de la loi de 1936, la négociation de branche demeurant la pierre angulaire du système institutionnel de régulation des relations du travail jusqu’au début des années 1980.

La convergence des intérêts patronaux et syndicaux est un facteur important pour expliquer les différentes structures de négociation de branche, par exemple la négociation centralisée au niveau national dans les industries chimiques (chimie de base et produits pharmaceutiques) et la négociation d’industrie au niveau régional dans la métallurgie. Ces configurations singulières résultent d’une régulation conjointe des acteurs patronaux et syndicaux qui ont structuré leurs stratégies et leurs actions en favorisant une forme particulière de régulation des rapports sociaux du travail dans leur industrie. Les comparaisons internationales permettent de relativiser l’importance des facteurs économiques par rapport aux facteurs sociaux dans la structuration des négociations de branches. L’analyse historique met également en évidence que les conventions collectives de branches s’imposent comme des formes organisationnelles stables dotées d’une dynamique propre. Le cadre juridique des rapports collectifs de travail en France privilégiant la négociation de branche, les négociations collectives à d’autres niveaux sont subordonnées au principe de l’ordre public social voulant qu’un accord collectif conclu à un niveau supérieur s’impose aux niveaux inférieurs de la hiérarchie conventionnelle. Mais en pratique, note l’auteure, il n’y a ni continuité ni articulation parfaite entre les différents niveaux de négociation, chacun d’eux instituant un système relativement autonome de régulation.

La loi privilégiant la négociation et l’extension juridique des conventions collectives de branche, celles-ci couvrent près de 95 % des salariés du secteur privé malgré un taux de syndicalisation inférieur à 10 %. Depuis le début des années 1980, le nombre d’accords collectifs négociés au niveau des entreprises et des établissements a connu une augmentation remarquable, passant de 1 500 en 1981 à 13 300 en 1998. De plus, le taux de signature de ce type d’accords par les différentes organisations syndicales est beaucoup plus élevé que pour les accords de branche. L’intérêt des syndicats pour la négociation d’établissement ou d’entreprise est qu’elle permet de bonifier les conventions collectives de branche qui fixent des normes minimales de travail, notamment aux chapitres des salaires et des avantages sociaux. Des lois adoptées successivement par des gouvernements de gauche (Lois Auroux de 1982) et de droite (Loi Robien de 1996) ont favorisé l’essor de la négociation d’entreprise et d’établissement sur les questions de salaires, d’emploi et de la durée du travail. Cette évolution est cependant multiforme puisque ces accords concernent principalement les grandes entreprises privées et publiques, note l’auteure.

Jobert soutient que le développement de la négociation d’entreprise et d’établissement n’a cependant pas entraîné le déclin de la négociation de branche, le nombre d’accords conclus à ce niveau enregistrant également une augmentation importante depuis le début des années 1980. La branche continue, selon l’auteure, d’assumer trois fonctions essentielles dans le système français de relations professionnelles : la légitimation des organisations patronales et syndicales, la représentation de la profession face aux pouvoirs publics, et l’expertise en matière d’analyses et de prévisions socio-économiques sectorielles. L’exclusion des salariés précaires du champ conventionnel et l’émiettement de celui-ci par la multiplication des conventions de branche limitent cependant l’efficacité de la régulation à ce niveau, notamment lorsque les salariés changent d’employeur et de branche suite à une restructuration d’entreprises. En ce qui concerne l’articulation des différents niveaux de négociation, l’auteure estime que la branche constitue davantage une ressource qu’un ensemble de règles contraignantes pour la négociation d’entreprise. Aux chapitres des salaires et de l’organisation du travail notamment, les négociations de branches et d’entreprises sont peu articulées, les premières ayant pour but de limiter la concurrence sur le marché du travail alors que les secondes visent à procurer à l’entreprise des avantages concurrentiels face à ses compétiteurs.

La deuxième partie de l’ouvrage porte sur les négociations collectives en matière de formation professionnelle, et la dernière partie est consacrée à l’étude de deux nouveaux espaces de négociation collective au sein du système français de relations industrielles, les régions et l’Europe. Les négociations de branche touchant les qualifications et la formation professionnelle renvoient à une fonction d’expertise et à des règles de procédures s’adressant aux acteurs de l’entreprise qui gèrent les compétences, les négociations sur ces questions s’inscrivant dans un registre peu conflictuel. De même, les régions apparaissent davantage comme un espace de concertation qu’une instance de négociation en raison de la faible structuration des syndicats et de la nature non conflictuelle des enjeux (formation professionnelle, développement industriel, etc.) qui prévalent à ce niveau d’intervention. En ce qui concerne la négociation collective au niveau européen, son développement est entravé par les réticences des employeurs à s’y engager et les difficultés d’une coordination transnationale de l’action syndicale. L’auteure conclut son ouvrage en soulignant que l’essor de la négociation d’entreprise en France ne rend pas inopérante la négociation de branche qui demeure le niveau pertinent de régulation pour les questions de formation professionnelle et d’emploi. Elle constate également que dans un contexte d’émergence de nouveaux espaces de négociation collective en Europe et dans les régions, la constitution d’acteurs collectifs capables d’intervenir à ces niveaux est conditionnée par les institutions existantes du système français de relations industrielles qui privilégient d’autres niveaux et d’autres formes de négociation collective.

Ces trois ouvrages mettent en évidence la dissociation croissante de la négociation collective et de la syndicalisation caractérisant les relations industrielles contemporaines en France. Andolfatto et Labbé rendent compte des différents visages de la désyndicalisation en France au cours des vingt dernières années : diminution des taux de syndicalisation et du nombre de cotisants syndicaux, mais aussi perte d’influence des grandes confédérations syndicales aux élections professionnelles. Tout comme Amadieu, ils constatent que cette désyndicalisation s’est accompagnée d’un foisonnement de nouveaux syndicats autonomes et indépendants qui divisent et affaiblissent le mouvement syndical français. À cela s’ajoutent une baisse marquée de la conflictualité des relations du travail et l’émergence de nouvelles formes de coordination des conflits qui échappent à la fois à la logique d’action et à l’emprise des grandes confédérations syndicales.

Les analyses de Andolfatto et Labbé rejoignent pour l’essentiel celles d’Amadieu quant aux causes, aux impacts négatifs et aux voies de sortie de cette crise du syndicalisme. Les divisions idéologiques et politiques ont façonné l’histoire du mouvement syndical en France, et les lois du travail adoptées par les gouvernements de différentes allégeances politiques ont reconnu le pluralisme syndical et la liberté individuelle d’adhésion syndicale comme règles constitutives du régime institutionnel de relations du travail. La reconnaissance légale du pluralisme syndical a été favorisée par la crainte partagée des pouvoirs publics et du patronat qu’un régime de monopole syndical entraînerait la mainmise du Parti communiste et de la CGT sur le mouvement syndical. Un autre facteur institutionnel contribuant à l’affaiblissement du syndicalisme français réside dans la structure duale de représentation des salariés qui oriente l’action syndicale vers le contrôle des institutions représentatives du personnel dont le pouvoir d’intervention dans la gestion des entreprises est essentiellement de nature consultative. Les crédits d’heures attribués aux élus du personnel et aux représentants syndicaux auraient éloigné, selon ces auteurs, les militants syndicaux de leurs collègues de travail en marginalisant l’apport des cotisations des membres au financement des activités syndicales. Les divergences idéologiques et politiques continuent de diviser le mouvement syndical qui est par ailleurs confronté à une désaffectation croissante des salariés à son endroit, que ces auteurs attribuent tout autant à la difficulté des syndicats à prendre en compte les nouvelles réalités économiques et sociales qu’à l’individualisme caractérisant les sociétés occidentales.

La désyndicalisation ouvre la voie à une individualisation des relations du travail, et par conséquent à une dilution des identités et des solidarités professionnelles qui sont les fondements de toute action collective. De même, la faible présence syndicale dans les milieux de travail rend plus difficile l’instauration d’une véritable démocratie industrielle fondée sur la participation des salariés à l’organisation du travail et aux décisions stratégiques des entreprises. À cet égard, la baisse de la conflictualité des relations du travail apparaît à la fois comme une cause et une conséquence de la désyndicalisation. De plus, les divisions syndicales réduisent les capacités de mobilisation et de négociation des syndicats, ce qui peut signifier pour les salariés une dégradation de leurs conditions de travail et une recrudescence de l’arbitraire patronal. Les solutions préconisées par ces auteurs pour résoudre la crise de la désyndicalisation renvoient à une réforme du cadre légal et institutionnel de représentation syndicale, et à une réorientation de l’action syndicale. Les modifications proposées au régime juridique de représentation syndicale visent à subordonner la légalité des accords collectifs négociés par les syndicats au caractère majoritaire de leur représentativité lors des dernières élections professionnelles au niveau de l’établissement. En subordonnant la capacité des syndicats à conclure des accords collectifs à leur représentativité réelle dans les milieux de travail, la loi pourrait favoriser selon ces auteurs une plus grande unité d’action et réduire le fractionnement syndical. Enfin, les syndicats devraient selon eux accorder autant d’importance à la défense des revendications et des intérêts économiques et professionnels de leurs membres qu’aux grandes mobilisations nationales, ce qui pourrait améliorer leur pouvoir d’attraction auprès des salariés dans les milieux de travail.

Le bilan de la négociation collective établi par Annette Jobert fait état d’une augmentation simultanée des accords de branches et des accords d’entreprises, l’activité conventionnelle ne semblant guère affectée par la désyndicalisation. Comment expliquer le renforcement de la négociation collective dans un contexte de déclin de la syndicalisation ? Le cadre légal et institutionnel des rapports collectifs du travail en France s’avère encore une fois un facteur déterminant de cette évolution paradoxale. Les conventions collectives de branche pouvant être bonifiées par des accords d’entreprise et d’établissement, elles fixent des normes minimales de travail ajustées aux capacités économiques et financières des entreprises les moins bien nanties de la branche, qui sont de loin inférieures aux conditions de travail consenties ou négociées par les grandes entreprises du secteur industriel concerné. L’intérêt que portent les syndicats à la négociation à ce niveau est donc limité, puisque la convention collective de branche étendue par décret gouvernemental constitue l’équivalent d’une loi sur les normes minimales du travail au niveau de la profession. Dans ce système où se superposent plusieurs niveaux de négociation, la négociation collective de branche peut se développer indépendamment du rapport de force syndical qui joue cependant un rôle majeur dans les négociations d’entreprise et d’établissement en vue d’établir les conditions effectives de salaire et de travail. La logique d’action collective inhérente à cette configuration institutionnelle explique le fait que les accords négociés au niveau de l’entreprise ou de l’établissement couvrent essentiellement les salariés des grandes entreprises privées ou publiques qui constituent les principales bases d’implantation syndicale.

Somme toute, le paradoxe du système français de relations industrielles est qu’il institue un droit de la représentation syndicale et de la négociation collective très étendu, mais dont l’efficacité est entravée depuis plusieurs décennies par la désyndicalisation et le fractionnement des forces syndicales. La construction d’un mouvement syndical unitaire peut apparaître de ce point de vue comme une condition essentielle à la relance de la syndicalisation et à l’affirmation du pouvoir syndical en France. Mais on peut légitimement s’interroger à la lecture de ces trois ouvrages sur les limites qu’imposent l’histoire et les institutions du monde du travail à la volonté des principales confédérations syndicales françaises de mener une réflexion et des actions communes leur permettant de s’engager dans cette voie.