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Introduction

La question de la capacité des parties à convenir de conditions de travail favorables en négociation collective occupe une place centrale dans le développement des relations industrielles. Dès le tournant du vingtième siècle, les pionniers du champ d’étude aux États-Unis et en Grande-Bretagne s’intéressent à ce mode de « règlement pacifique des différends ouvriers » et y voient une solution au déséquilibre caractéristique du marchandage salarial. Le National Labor Relations Act (ou Loi Wagner), adopté en 1935 par l’État fédéral américain, s’inscrit dans ce courant du pluralisme industriel et vise à rétablir l’équilibre entre le capital et le travail en favorisant la syndicalisation et la libre négociation collective (Stone, 1981). Cette loi constitue la matrice des régimes contemporains de rapports collectifs du travail au Canada et aux États-Unis.

Pour plusieurs auteurs pluralistes[1], la mise en place de ces régimes a effectivement permis de corriger ce déséquilibre entre les parties à la négociation collective. Ainsi tenus pour acquis, la puissance et le pouvoir, autrefois au premier plan de la recherche en relations industrielles, font aujourd’hui l’objet de contributions relativement peu nombreuses (Kelly, 1998 : 9) et ne permettant pas de véritable cumul empirique et théorique. La présente contribution cherche à rompre avec cet état de fait en proposant une synthèse de travaux antérieurs sur la puissance et le pouvoir en négociation collective, intégrant certains acquis incontournables de la sociologie politique. Nous entendons y poser les bases théoriques d’une meilleure compréhension des stratégies déployées par les parties patronales et syndicales ainsi que de l’équilibre entre ces dernières dans la détermination des conditions de travail. Pour ce faire, nous proposerons un survol des principales contributions issues des relations industrielles et de l’économie du travail puis, après avoir défini les notions de puissance et de pouvoir, nous nous intéresserons aux fondements et aux formes de ces phénomènes dans le cadre spécifique de la négociation collective. Notre propos s’appuiera, lorsque cela sera pertinent, sur des exemples provenant du Québec.

Compte tenu de l’espace imparti pour cet exposé et du caractère « essentiellement polémique » du traitement de la puissance et du pouvoir (Lukes, 2005 : 61-64), d’importantes contributions ont été volontairement laissées de côté[2]. Outre ces choix théoriques, la principale limite du présent article réside dans son attachement aux réalités canadiennes et américaine. Notre capacité limitée à généraliser la présente proposition aux rapports collectifs du travail en Europe et ailleurs dans le monde découle de la spécificité nationale des phénomènes de négociation collective.

Puissance et pouvoir en négociation collective : état des connaissances

L’étude de la puissance et du pouvoir en négociation collective[3] est au coeur des travaux des pionniers des relations industrielles. Au tournant du vingtième siècle, les économistes du travail de l’École du Wisconsin et les Webb constatent l’important déséquilibre dans le marchandage salarial, lequel découle essentiellement du chômage de masse sur des marchés du travail marqués par un monopsone patronal, de l’absence d’autres sources de revenus pour les travailleurs ainsi que de la discrimination en matière d’emploi et de rémunération à l’égard des femmes et des immigrants (Kaufman, 1989 : 287-290). Dans de telles conditions, les travailleurs, fortement dépendants des revenus salariaux pour assurer leur subsistance, ne peuvent tenir tête longtemps aux employeurs dans la négociation des termes du contrat de travail (Webb et Webb, 1965 [1897] : 655-657)[4]. Des deux côtés de l’Atlantique, la négociation collective s’impose alors comme solution aux problèmes sociaux découlant de cette asymétrie. Ce mécanisme doit permettre la détermination de conditions de travail plus raisonnables grâce à l’établissement d’un équilibre des puissances. Si les Webb (1965 [1897]) accordent beaucoup d’importance à la nature monopolistique du syndicalisme, Commons (1901 : 329-330) met également l’emphase sur l’épée de Damoclès que constituent les menaces réciproques de grève et de lock-out.

À l’image de ces contributions fondatrices, de nombreux travaux produits dans le champ des relations industrielles sur la puissance et le pouvoir en négociation collective sont de nature descriptive. La plupart de ces contributions identifient des « ressources » issues de l’environnement (Kelly, 1998 : 10-11) telles que, par exemple, certaines conditions micro-économiques favorisant l’inélasticité de la demande de travail syndiqué (Kochan et Katz, 1988), la présence de « zones d’incertitude » au sein d’une organisation (Crozier et Friedberg, 1977) ainsi que la technologie et la complexité des systèmes productifs (Martin, 1992). De façon similaire, les structures de négociation peuvent favoriser l’une ou l’autre des parties (Mishel, 1986). Afin de combiner et de mobiliser les ressources propres aux travailleurs, comme leur position dans le processus de production (Perrone, Olin Wright et Griffin, 1984) et leur situation financière (Sexton, 2001), l’organisation syndicale dispose également de ressources (Batstone, 1989), telles que la qualité de la représentation, la démocratie interne, la solidarité externe et l’existence d’un projet syndical autonome et mobilisateur (Lévesque et Murray, 2002, 2010).

D’autres auteurs ont tenté de définir le fondement de la puissance et du pouvoir. C’est le cas de Bacharach et Lawler (1988 ; Lawler et Bacharach, 1986), qui posent l’interdépendance des parties comme fondement de la puissance et du pouvoir. Ce modèle, dont nous traiterons plus en détail, a été repris et développé sous une forme systémique par Leap et Grigsby (1986). Kirkbride et Durcan (1987) ont quant à eux traité, dans une perspective structurationniste, de l’origine sociale des ressources matérielles et discursives dont disposent les parties.

À la même période que les travaux des Webb et de l’École du Wisconsin, des économistes néoclassiques, tels que Edgeworth (1881) et Pigou (1905), envisageant la négociation collective sous l’angle du monopole bilatéral, ont tenté d’élaborer un outil de prédiction des taux de salaire négociés (Hébert, 1992 : 1069-1070). En réponse à l’incapacité de ces auteurs de dépasser l’identification d’une zone de contrat (range of practicable bargains), d’autres ont cherché à raffiner cet outil en introduisant les notions de risque acceptable (Zeuthen, 1930) et de combativité (propensity to fight) relative des parties (Pen, 1952) dans le modèle du monopole bilatéral. Hicks (1957 [1932]) a pour sa part délaissé ce dernier au profit d’un modèle prédictif basé sur la résistance des parties à un éventuel conflit de travail. Plus récemment, Chamberlain et Kuhn (1986) ont proposé un modèle selon lequel la conclusion d’une convention collective n’est possible que si, pour chaque partie, les coûts associés à un accord sont inférieurs à ceux associés à un désaccord. Ce modèle est aujourd’hui le plus répandu dans les manuels en ce qui a trait à la puissance et au pouvoir en négociation.

Une troisième et dernière catégorie de travaux regroupe les tentatives de mesurer la puissance des parties en négociation collective. Certains auteurs, dont Armstrong, Bowers et Burkitt (1977), ont eu recours à différentes variables approximatives (proxy) pour mesurer la puissance syndicale, sans toutefois parvenir à des conclusions intéressantes (Martin, 1992 : 9-14 ; Kelly, 1998 : 10). D’autres (Edwards, 1978 ; Edwards et Heery, 1989) ont tenté de mesurer la puissance des parties sur la base d’études de cas, révélant les difficultés méthodologiques associées à la mesure de ces phénomènes. Ces contributions, peu nombreuses, sont demeurées marginales en raison de l’absence de résultats concluants, laquelle semble supporter le point de vue de Clegg (1975 : 313) quant à l’impossibilité, ou du moins la très grande difficulté, d’une mesure juste et adéquate de la puissance.

L’étude de cette littérature nous conduit à quelques constats. D’abord, les notions de puissance et de pouvoir, si elles se recoupent d’un auteur à l’autre, revêtent néanmoins un caractère polysémique en raison de l’absence d’une définition commune, préalable au débat. Pour cette raison, l’étude de ces phénomènes est également marquée par un cruel manque de cumul. Nous disposons actuellement d’une longue liste de ressources mais d’assez peu d’exposés sur la façon dont celles-ci fondent la puissance et le pouvoir. Les quelques auteurs s’étant intéressés à une conceptualisation plus générale demeurent, pour leur part, assez abstraits quant aux manifestations de ces phénomènes dans le cadre spécifique de la négociation collective. Enfin, sauf exceptions (dont Fox, 1973 ; Hyman, 1975 et Edwards, 1978), cette littérature tient rarement compte des développements conceptuels issus d’autres domaines des sciences sociales.

C’est à une proposition d’éléments conceptuels permettant de dépasser ces limites et pouvant servir de base à des enquêtes empiriques que nous consacrons les pages qui suivent.

Éléments de définition de la puissance et du pouvoir

Afin de juger des contributions passées et de dégager une proposition cohérente quant à la nature de la puissance et du pouvoir en négociation collective, il nous faut définir ces notions. Pour ce faire, nous nous tournons vers la sociologie politique. Une fois distingués et définis de façon générale, la puissance et le pouvoir pourront être envisagés dans le cadre spécifique de la négociation collective.

Puissance et pouvoir

Les notions de puissance et de pouvoir correspondent à des phénomènes de l’ordre de la « responsabilité causale » (Lukes, 2005 : 30), c’est-à-dire de la production potentielle ou actuelle d’effets sur l’altérité[5]. À ce propos, une distinction cruciale s’impose. Dans son usage commun, le terme « pouvoir », comme son équivalent anglais « power », correspond à la fois à une capacité d’action et à la mise en oeuvre de cette capacité. Un traitement rigoureux de ces phénomènes doit rompre avec cette confusion terminologique, ce que nous permet la langue française :

[…] le français a deux mots pour traduire Macht et power : pouvoir et puissance. L’un et l’autre ont la même origine, le verbe latin posse (être capable de, en avoir la force), le premier est l’infinitif du verbe et, selon la formule de Littré, « il marque simplement l’action », tandis que la puissance (le participe) désigne « quelque chose de durable, de permanent ». On a la puissance de faire une chose et l’on exerce le pouvoir de la faire. C’est pour cela que l’on dit « la puissance d’une machine » et non son pouvoir. Cette distinction serait donc à peu près celle du potentiel (appelé aussi puissance) et de l’acte (Aron, 1964 : 30).

Puissance et pouvoir correspondent ainsi à des phénomènes étroitement liés mais distincts. De plus, il faut se garder de résumer la première au second car une capacité peut fort bien exister sans donner lieu à quelque manifestation que ce soit (Morriss, 2002 : 285). Puisque la définition du pouvoir découle de celle de la puissance, nous nous intéressons d’abord à cette dernière.

La puissance est un phénomène de nature sociale et nous retenons donc, pour point de départ, la définition classique de Weber (1995 : 95), pour qui : « [p]uissance [Macht] signifie toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance ». Ainsi définie, la puissance revêt trois caractéristiques essentielles. D’abord, elle est relationnelle et donc relative et circonscrite (Aron, 1964 : 47). Son importance s’apprécie par rapport aux relations qu’entretiennent les parties avec des tiers[6] et son étendue, en fonction des enjeux, des comportements et des acteurs sur lesquels elle peut être exercée (Crozier et Friedberg, 1977 ; Dahl, 1957 ; Wrong, 1995). Ensuite, puissance et pouvoir supposent un conflit d’intérêts sous-jacent et donc la possibilité de surmonter la résistance du vis-à-vis (Weber, 1995 ; Emerson, 1962). Enfin, le ou les enjeux concernés doivent avoir une importance réelle aux yeux des acteurs, à défaut de quoi un comportement peut tout aussi bien s’expliquer par la puissance d’un acteur que par l’indifférence de l’autre.

Compte tenu de la définition de la puissance proposée par Weber (1995 : 95) et des précisions apportées à celle-ci, nous proposons de définir la puissance, de façon générale, comme : la capacité d’un individu ou d’un groupe de faire triompher sa volonté au sein d’une relation sociale en regard d’un ou plusieurs enjeux conçus comme distributifs[7]et importants[8]. Le pouvoir correspond, quant à lui, à l’actualisation de cette capacité.

Les dimensions de la puissance et du pouvoir

Le traitement des notions de puissance et de pouvoir dans le champ de la sociologie politique a été marqué par un débat entre auteurs pluralistes, critiques et radicaux[9] quant aux formes de la puissance et de sa mise en oeuvre. Pour les premiers (Dahl, 1957 ; Merelman, 1968), la puissance se traduit nécessairement par des comportements observables et s’apprécie par les résultats du règlement des litiges pouvant opposer les parties. Elle est donc une capacité d’influence directe en situation d’affrontement ouvert. Dans leurs travaux, Bachrach et Baratz (1962) reprochent aux auteurs du premier groupe d’ignorer les cas où la puissance d’un acteur pourrait se manifester par une absence de prise de décision (nondecision-making). Dans de tels cas, cette puissance serait le fruit d’un cadre institutionnel permettant l’exclusion d’enjeux importants de l’arène publique, au profit des défenseurs du statu quo. Lukes (2005) propose enfin d’intégrer ces deux dimensions de la puissance et du pouvoir et d’y ajouter une troisième, inspirée de la notion marxiste d’hégémonie, selon laquelle un groupe dominant serait en mesure d’influencer les intérêts d’autres individus et groupes par le recours à différentes institutions (ex. système d’éducation).

Tel qu’indiqué plus tôt, et contrairement à d’autres auteurs du champ des relations industrielles (Fox, 1973 ; Hyman, 1975), nous ne traiterons pas, dans ces pages, de la « troisième dimension » de la puissance et du pouvoir proposée par les auteurs dits « radicaux ». Nous jugeons toutefois pertinent d’intégrer les points de vue « pluraliste » et « critique » à notre proposition afin de bien cerner les différentes dimensions de la puissance et du pouvoir dans les interactions des parties à la négociation collective.

La puissance en négociation collective et ses fondements

Tout comme Bacharach et Lawler (1988 ; Lawler et Bacharach, 1986), nous considérons que la puissance en négociation collective repose sur l’interdépendance des parties mais aussi sur les moyens dont elles disposent pour mitiger leur propre dépendance et exploiter celle d’autrui. À cette première dimension s’ajoute une seconde, reposant sur l’existence, dans les régimes de rapports collectifs du travail, de biais institutionnels favorisant le statu quo.

Première dimension : la dépendance et les moyens de son exploitation et de sa mitigation

Une part importante de la littérature exposée plus tôt traite de moyens permettant aux parties à la négociation collective de faire triompher leur position. Ces moyens, ou ressources, sont le plus souvent des objets, des personnes ou des institutions que les parties patronale ou syndicale doivent instrumentaliser pour parvenir à leurs fins. En plus de commettre une erreur en réduisant la puissance à la détention de telles ressources[10], ce type d’approche nous paraît insatisfaisant dans la mesure où il ne permet pas d’identifier en quoi celles-ci contribuent à faire triompher l’une ou l’autre des parties à la négociation.

Dans leurs travaux, inspirés de la théorie de l’échange social (Emerson, 1962), Bacharach et Lawler (1988 ; Lawler et Bacharach, 1986) offrent une solution à ce problème en identifiant l’interdépendance des parties comme fondement de leur puissance[11]. Il est en effet acquis, au moins depuis Commons et les Webb, que l’interdépendance constitue une donnée essentielle de la relation d’emploi : l’employeur doit disposer d’une force de travail pour produire alors que des revenus d’emploi sont indispensables à la satisfaction des besoins élémentaires des travailleurs et de leurs familles. Le cadre institutionnel des rapports collectifs du travail modifie quelque peu cette interdépendance. D’une part, en raison de l’action collective des salariés et d’autre part, en raison de la substitution de la grève et du lock-out à la rupture du lien d’emploi comme solution de rechange à la capitulation en situation de différend dans la détermination des conditions de travail. Le modèle de Bacharach et Lawler (1988 ; Lawler et Bacharach, 1986) permet donc, sous réserve de quelques amendements dont nous traiterons plus loin, d’intégrer de nombreux travaux recensés puisque les « ressources » identifiées au fil des recherches sur la puissance et le pouvoir en négociation collective correspondent, comme nous le verrons, à des moyens permettant d’affecter le rapport d’interdépendance entre les parties, fondement des rapports individuels et collectifs du travail.

Dans le modèle retenu, la dépendance repose sur deux dimensions : une partie disposant de peu ou pas de solution de rechange ou ayant un engagement (commitment) important envers la relation et son produit est plus dépendante de son vis-à-vis, conférant plus de puissance à ce dernier. À la lumière de certaines contributions présentées plus tôt, il convient d’envisager la dimension « engagement » sous deux aspects, soit l’importance de ce qui est recherché chez le vis-à-vis et l’urgence de ce besoin. La puissance d’un groupe de salariés repose donc d’abord sur la capacité de l’employeur de substituer un autre facteur de production à leur force de travail (ex. équipement ou briseurs de grève) ou, à défaut, sur sa capacité de se passer du produit de leur travail et de la durée d’existence de cette capacité. Inversement, comme l’ont montré Commons (1901) et les Webb (1965 [1897]), la puissance des employeurs repose d’abord sur la disposition, par les salariés, d’autres moyens subsistance (ex. fonds de grève), étant admis que logement et nourriture constituent des besoins essentiels à leur survie dont ils ne peuvent se passer que pour une très courte période.

Pour Bacharach et Lawler (1988 ; Lawler et Bacharach, 1986), la dépendance des employeurs concerne essentiellement la force de travail des salariés. Il faut plutôt considérer l’ensemble de la capacité productive d’un établissement ou d’une entreprise dans la mesure où l’action individuelle ou collective des salariés peut être de nature à freiner ou paralyser l’activité d’un site de production. De même, à la lumière des travaux de Bronfenbrenner et Juravich (2001), notre conception de la dépendance doit également être étendue afin de tenir compte de l’interdépendance indirecte découlant de l’insertion de ces parties dans une multitude de réseaux sociaux impliquant des créanciers, des fournisseurs, des clients, des concurrents, des organismes de régulation, etc.

Enfin, le modèle de Bacharach et Lawler (1988 ; Lawler et Bacharach, 1986) conduit à considérer les parties patronale et syndicale comme des blocs monolithiques. Tel que nous l’enseignent Walton et McKersie (1991 [1965]), les divisions intra-organisationnelles font partie intégrante de toute négociation collective. Il convient donc d’identifier le véritable décideur au sein de chacune des parties puisque ce sont les dépendances directes et indirectes de ce dernier qui sont à la base de la puissance de son ou ses vis-à-vis[12].

La puissance en négociation collective repose donc, dans sa première dimension, sur l’interdépendance directe et indirecte des décideurs des parties ainsi que sur les dépendances qu’entretiennent ceux-ci à l’égard de tiers qui auraient un intérêt dans la négociation[13]. La dépendance ne permet cependant d’expliquer que partiellement les résultats de la négociation d’enjeux distributifs et importants puisque les parties disposent également de ressources leur permettant d’agir sur cette dépendance afin d’amener un vis-à-vis à des concessions ou de limiter les concessions qu’elles-mêmes devront réaliser (ex. structures de négociation favorables, fonds de grève, alliés pouvant être mobilisés ou travailleurs sans emploi pouvant agir comme briseurs de grève).

Pour que de telles ressources contribuent à leur puissance, les parties doivent cependant être capables de les mobiliser. D’une part, dans la mesure où certaines ressources (ex. la force de travail) sont détenues ou contrôlées par des individus (ex. les salariés membres du syndicat), la volonté d’agir (willingness to act) de ces derniers constitue un préalable à leur utilisation (Offe et Wiesenthal, 1980 : 80)[14] par les parties. D’autre part, outre cette question de la disponibilité des ressources, les parties doivent disposer d’une certaine capacité stratégique afin que les résultats souhaités puissent être produits. Une telle capacité repose sur les connaissances, la capacité heuristique et la motivation des leaders de l’organisation, lesquelles se développent à travers des réseaux sociaux et se manifestent dans le cadre de structures organisationnelles favorisant plus ou moins l’élaboration de stratégies riches et originales (Ganz, 2000 : 1011-1018).

Avant de conclure sur cette première dimension de la puissance, il convient d’aborder brièvement la question de la perception de la puissance comme source de puissance. Lawler et Bacharach (1986 : 195) soulignent l’importance de cette perception : « Our perspective assumes that conveying an impression of power will yield the same consequence as having “real power”; manipulating an opponent’s perception of the power relationship will have the same effect as an actual change in that relationship ». Le fait de se voir attribuer une « étiquette » de puissance, en ce qui concerne le lien de dépendance ou les moyens d’exploiter ou de mitiger celui-ci, peut ainsi aider une partie à parvenir à ses fins, notamment dans le cas de la menace, dont il sera question plus loin.

Deuxième dimension : les biais du cadre institutionnel de la négociation collective

La puissance des parties repose également sur la présence de biais institutionnels, c’est-à-dire de valeurs, de croyances et de règles du jeu dominantes favorisant le traitement de certaines questions et l’exclusion de certaines autres du débat public (Bachrach et Baratz, 1962, 1963). Ces valeurs, ces croyances et ces règles sont qualifiées de « biais » puisqu’elles façonnent l’ordre du jour des débats publics au profit des partisans du statu quo. Alors que la première dimension de la puissance renvoie à la possibilité pour une partie de triompher d’un vis-à-vis dans le cadre d’un affrontement ouvert et découle essentiellement de l’interdépendance des parties et des moyens d’exploiter ou de mitiger celle-ci, la seconde dimension correspond à la possibilité de mobiliser les biais du cadre institutionnel de la négociation collective afin de limiter le champ de ce qui est effectivement négocié[15]. Afin d’illustrer cette seconde dimension de la puissance en négociation collective, nous exposerons maintenant certains aspects du droit du travail québécois.

Au Québec, dans le cadre du régime général de rapports collectifs du travail[16], les parties à la négociation collective ont l’obligation de négocier avec diligence et bonne foi tout en disposant d’une grande discrétion quant à l’étendue de la régulation conjointe dont elles souhaitent se doter (Verge, Trudeau et Vallée, 2006 : 141-143). Certaines décisions, notamment au sujet de l’organisation de la production et du travail, des investissements et de la stratégie d’affaires, demeurent néanmoins hors de la portée des salariés et de leurs représentants. Compte tenu de l’impact évident qu’elles ont sur l’emploi et les conditions de travail, ces questions seraient pourtant susceptibles de constituer des objets de négociation importants et distributifs. Leur exclusion du champ habituel du négociable s’explique par trois caractéristiques du régime de rapports collectifs prévu par le Code du travail.

Premièrement, malgré les transformations des systèmes productifs observées au cours des dernières décennies (Murray et al., 2004), les régimes inspirés de la Loi Wagner reposent toujours sur un compromis réduisant les préoccupations « légitimes » des syndicats à la rémunération et à l’encadrement de la gestion des ressources humaines (Kochan, Katz et McKersie, 1994 : 27-29). Deuxièmement, la décentralisation de la négociation collective imposée par les législateurs et les agences administratives responsables de l’accréditation dans le cadre de ces régimes constitue un obstacle à la régulation au niveau « stratégique » de l’entreprise (Kochan, Katz et McKersie, 1994), surtout lorsque cette dernière compte plusieurs établissements. Troisièmement, une règle fondamentale en matière d’interprétation des conventions collectives au Québec a pour effet de favoriser le défenseur du statu quo. La thèse des droits résiduaires[17] prévoit en effet que « l’employeur possède tous les droits reliés à la direction de l’entreprise, sous réserve seulement de ceux qu’il a cédés dans la négociation collective et dont les limites sont expressément consignées dans la convention collective en vigueur » (Vallée et Bourgault, 2011 : 37) ainsi que du contenu implicite de cette dernière, lequel est notamment issu de la loi. Puisque aucune matière obligatoire n’est imposée par le législateur et que l’obligation de négociation de bonne foi ne contient aucune obligation de résultat (Verge, Trudeau et Vallée, 2006 : 141-142), l’introduction d’une nouvelle disposition dans la convention collective nécessite un accord des deux parties, en l’absence duquel le statu quo l’emporte. Cette situation crée un déséquilibre manifeste entre les parties, d’une part parce que le syndicat est la plupart du temps en demande[18] et d’autre part, parce que celui-ci doit être en mesure d’exercer des moyens de pression efficaces face à un refus patronal. L’employeur détenant l’ensemble des droits résiduaires de direction, il n’a pas à se soucier de telles contraintes. Ceci dit, puisque la renégociation de la convention collective s’appuie généralement sur l’entente venant à échéance, l’équilibre entre les parties tend à se rétablir au fil des rondes de négociation. Là où le syndicat parvient à étendre graduellement la portée de la convention collective, un nouveau statu quo est mis en place et l’employeur souhaitant revenir sur un ou plusieurs « acquis syndicaux » doit offrir quelque chose en échange ou être prêt à recourir, lui aussi, à des moyens de pression.

Le biais institutionnel que mettent en place les aspects susmentionnés du régime général de rapports collectifs du travail en vigueur au Québec et, dans une certaine mesure, ailleurs au Canada et aux États-Unis, est donc comparable au phénomène d’inertie en physique. Cet avantage s’ajoute aux rapports de dépendance ainsi qu’aux moyens d’exploiter et de mitiger ceux-ci pour fonder la puissance en négociation collective. Tout comme pour la première dimension, un acteur cherchant à bénéficier d’un tel biais institutionnel doit, du moins la plupart du temps, être conscient de son existence et disposer de la capacité stratégique nécessaire à la mobilisation de celui-ci.

À la lumière des éléments présentés jusqu’ici, nous sommes en mesure de définir plus précisément la puissance en négociation collective comme la capacité dont disposent les représentants d’une partie d’affecter, dans un sens qu’ils jugent bénéfique, les décisions prises au sein d’une autre partie en regard d’un ou plusieurs enjeux distributifs et importants.

Le pouvoir en négociation collective et ses formes

Compte tenu de ce qui précède, lorsqu’appliquée au phénomène particulier de la négociation collective, l’étude du pouvoir porte sur l’actualisation de la capacité dont disposent les représentants d’une partie d’affecter, dans un sens qu’ils jugent bénéfique, les décisions prises au sein d’une autre partie en regard d’un ou plusieurs enjeux distributifs et importants. Reprenant la structure de la section précédente, nous proposons ici une opérationnalisation du concept de pouvoir ainsi qu’un exposé non exhaustif de différentes formes prises par celui-ci en négociation collective.

Première dimension : le commandement, les incitatifs et la décision

En tant qu’actualisation de la puissance d’un acteur, le pouvoir comprend, dans sa première dimension, trois composantes : le commandement, l’incitatif et la décision. Le commandement a trait au comportement attendu du vis-à-vis (ex. une concession). Il peut être communiqué plus ou moins explicitement ou déduit par ce dernier. Puisqu’il est question d’enjeux importants et distributifs, la présence d’un incitatif, émanant de l’acteur puissant ou d’un tiers, est nécessaire à l’adoption du comportement recherché par l’acteur ciblé. Enfin, suivant la définition proposée, l’objet du pouvoir est toujours un processus décisionnel dans lequel l’acteur puissant s’immisce, directement ou indirectement, pour en affecter le résultat.

Les incitatifs associés aux formes communes du pouvoir en négociation collective sont habituellement qualifiés de « moyens de pression » et reposent sur l’interdépendance directe ou indirecte des parties. Au premier plan des moyens de pression associés à la négociation collective, la grève et le lock-out sont considérés comme formellement équivalents[19][20] et leur centralité confère au processus son image d’équilibre dans la détermination des conditions de travail[21]. Les manifestations du phénomène de grève, dont la forme classique est une cessation collective et temporaire de travail (Dion, 1986 : 232 ; Hyman, 1972 : 17), sont diverses mais reposent toutes sur la dépendance de l’employeur envers la prestation de travail des salariés. Cette dépendance découle notamment de l’essentialité des travailleurs dans le processus de production, de la possibilité de substituer à ces derniers des briseurs de grève ou des machines, du niveau d’inventaires disponibles, de l’existence d’autres sites de production ainsi que de la situation des entreprises concurrentes (Kochan et Katz, 1988 : 54-56). L’employeur peut, quant à lui, déclencher un lock-out, en refusant « de fournir du travail à un groupe de salariés à son emploi en vue de les contraindre à accepter certaines conditions de travail […] » (Dion, 1986 : 281). À l’inverse de la grève, l’efficacité du lock-out est fonction de la dépendance des salariés envers la rémunération versée par l’employeur, laquelle renvoie notamment à la situation financière de ceux-ci et à l’existence d’autres sources de revenus (ex. fonds de grève). Qu’il s’agisse de la grève ou du lock-out, les parties doivent être en mesure de supporter les inconvénients associés au recours aux armes économiques (Slichter, 1941)[22].

En situation de grève ou de lock-out, afin d’entretenir la mobilisation des membres, de solliciter l’appui de la communauté et de limiter les allées et venues dans l’établissement visé par le conflit de travail, le syndicat peut organiser une ou des lignes de piquetage (Dion, 1986 : 344). L’action collective des travailleurs peut également se traduire par d’autres moyens de pression dont certains, tels que le piquetage secondaire et le boycottage[23], permettent d’exploiter la dépendance de l’employeur envers ses clients, créanciers et fournisseurs. Au cours des dernières années, des syndicats américains ont mis en oeuvre des campagnes de négociation élaborées, mettant à profit la recherche sur les activités de l’entreprise et combinant plusieurs moyens de pression déployés selon un principe de progression des sanctions (Bronfenbrenner et Juravich, 2001). Le succès de certaines de ces campagnes fait ressortir l’effet d’amplification obtenu par la combinaison stratégique de différents incitatifs.

L’efficacité de tout moyen de pression repose sur le jugement rétrospectif du vis-à-vis sur les inconvénients supportés jusqu’à ce moment (perte de revenus, perte de clientèle, etc.) mais également sur le jugement prospectif quant aux inconvénients prévisibles, si le ou les moyens de pression se poursuivent. Cette préoccupation est également à la base de la menace, qui constitue fréquemment un substitut aux sanctions effectives pour amener un vis-à-vis à adopter un comportement recherché. Les types de menace sont aussi nombreux que les moyens de pression qui leur sont sous-jacents. En négociation collective, les menaces de grève et de lock-out sont les plus communes mais depuis quelques années, l’internationalisation de la production crée des conditions propices au recours, par les employeurs, à la menace de fermeture ou de délocalisation afin d’obtenir des concessions de la part de leurs salariés (Jalette, 2011).

La menace peut être explicite ou non, comme dans le cas de la « règle des réactions anticipées » (rule of anticipated reactions), qui n’implique aucun geste immédiatement antérieur de la part de l’acteur menaçant (Friedrich, 1963: 203). L’efficacité de la menace, directe ou par réactions anticipées, repose sur sa crédibilité de même que sur l’importance accordée par la cible à ce qui est visé par la sanction sous-jacente (Bachrach et Baratz, 1963 : 634). L’imposition passée de moyens de pression contribue à la crédibilité de la menace (Merelman, 1968 : 457), tout comme la réputation de l’acteur menaçant, d’où l’importance pour les parties d’entretenir, chez le vis-à-vis, une perception de puissance.

En plus des moyens de pression, grâce auxquels elles peuvent exploiter la dépendance de l’autre, les parties à la négociation collective peuvent mobiliser des « moyens de résistance » afin de mitiger leur propre dépendance, directe ou indirecte. À titre d’exemple, les fonds de grève syndicaux permettent aux salariés de subvenir à leurs besoins de base en période de conflit de travail et au syndicat de maintenir le moral de ses membres et d’assurer la participation de ceux-ci aux moyens de pression (Sexton, 2001 : 55-57). Du côté patronal, l’accumulation d’un inventaire et l’embauche de briseurs de grève[24] permettent aux employeurs de supporter plus longtemps une grève ou un lock-out (Chamberlain et Kuhn, 1986 : 187-189).

Deuxième dimension : la mobilisation des biais institutionnels

Le cadre institutionnel des interactions peut favoriser une partie sans que celle-ci n’ait à faire ou à dire quoi que ce soit. Dans une telle situation, le pouvoir se manifeste dans l’incapacité d’un vis-à-vis à faire d’une revendication un véritable objet de pourparlers. Il arrive toutefois que les biais institutionnels doivent être créés, mobilisés ou renforcés, rendant ainsi la seconde dimension de la puissance et du pouvoir plus visible (Bachrach et Baratz, 1962 : 948).

L’exploitation du biais institutionnel identifié précédemment peut se résumer, pour les représentants de la partie défendant le statu quo, à opposer un refus à une demande de leurs vis-à-vis. Comme nous l’avons indiqué plus tôt, la thèse des droits résiduaires crée une « inertie » au profit de l’employeur en permettant à celui-ci de voir triompher sa position par défaut si les représentants syndicaux s’avèrent incapables ou renoncent à déployer des moyens de pression efficaces afin de supporter une revendication. De même, les défenseurs du statu quo peuvent également avoir recours aux tribunaux administratifs (ou menacer de le faire) en mettant en doute la bonne foi d’un vis-à-vis revendiquant des droits inhabituels (Verge, Trudeau et Vallée, 2006 : 143-144).

Comme dans le cas de notre traitement des dimensions de la puissance, les comportements associés à la mobilisation des biais institutionnels se manifestent, ou non, en parallèle avec ceux visant l’exploitation ou la mitigation des dépendances respectives des parties. La prise en compte de ces deux dimensions est impérative afin d’envisager, dans son ensemble, ce que nous nommons pouvoir en négociation collective.

Conclusion

Notre proposition peut être résumée de la façon suivante : la puissance en négociation collective correspond à la capacité des représentants patronaux et syndicaux d’affecter, dans un sens qu’ils jugent bénéfique, les décisions prises au sein de l’autre partie, en regard d’un ou plusieurs enjeux qu’ils conçoivent comme distributifs et importants. Le pouvoir correspond, quant à lui, à l’actualisation de cette capacité. Dans leur première dimension, la puissance et le pouvoir trouvent leur fondement dans les liens de dépendance qui unissent les décideurs des parties entre eux mais aussi à des tiers. Elles reposent également sur la disponibilité de ressources et sur la capacité stratégique permettant aux parties de mobiliser celles-ci sous la forme de moyens de pression ou de résistance afin d’exploiter la dépendance du vis-à-vis ou de mitiger leur propre dépendance. Dans leur deuxième dimension, ces phénomènes sont associés à des biais présents dans le cadre institutionnel de la négociation collective et sur la capacité stratégique permettant d’exploiter de tels biais.

Cette proposition se démarque d’abord des travaux antérieurs par la distinction opérée entre puissance et pouvoir. Cette distinction est nécessaire d’un point de vue analytique, l’étude de la puissance permettant d’expliquer « pourquoi » une partie a obtenu les résultats qu’elle espérait dans la négociation d’enjeux importants et distributifs alors que celle du pouvoir permet de révéler « comment » elle y est parvenue. Ces concepts sont néanmoins indissociables dans la mesure où la connaissance du potentiel que constitue le premier passe nécessairement par l’étude empirique du second, sans toutefois s’y résumer (Morriss, 2002 : 285-286). L’originalité de l’article réside également dans la synthèse qu’il offre des contributions antérieures ainsi que dans l’intégration de certains acquis de la sociologie politique. En qui a trait aux limites, l’approche proposée ne permet pas plus de prédire le résultat d’une ronde de négociation collective que de mesurer la puissance d’une partie. S’il est évident qu’un instrument de mesure fiable et valide de la puissance constituerait un avancement remarquable de l’étude des relations industrielles, la recension des écrits sur la question a révélé la nature insatisfaisante des travaux de type métrique et il semble bien que la complexité et la diversité des phénomènes de puissance et de pouvoir rendent impossible, du moins pour le moment, l’atteinte de cet idéal. Ne retenant qu’une approche plus « classique » de la puissance et du pouvoir, notre proposition laisse également de côté des conceptualisations intéressantes mais associées à des perspectives théoriques différentes et traitant de manifestations de la puissance et du pouvoir qui dépassent le cadre de la négociation collective. Enfin, le poids des formes institutionnelles en relations du travail limite, en partie du moins, la portée de cette contribution aux modèles canadiens et américain de la négociation collective et, dans une certaine mesure, au secteur privé[25].

Malgré les nombreuses années passées depuis les premiers travaux sur la puissance et le pouvoir en négociation collective, le chantier demeure très vaste et il va de soi que des travaux empiriques seront nécessaires à la mise à l’épreuve et au raffinement de la proposition contenue dans cet article. Ce dernier contient néanmoins les bases théoriques d’une meilleure compréhension des affrontements entre employeurs et syndicats ainsi que de l’équilibre entre ces parties, particulièrement dans le cadre des régimes de rapports collectifs du travail inspirés de la Loi Wagner de 1935. Suivant la tradition du champ des relations industrielles instaurée il y a un peu plus d’un siècle par Commons et l’École du Wisconsin dans leur étude des problèmes ouvriers, cette compréhension devrait éclairer les activités d’enseignement, de recherche et d’intervention dans le domaine de la négociation collective.