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Introduction

Les politiques, mesures et cultures organisationnelles favorables à la conciliation travail-famille (CTF) constituent des ressources précieuses pour les personnes devant composer avec des responsabilités professionnelles et familiales (Chrétien et Létourneau, 2010 ; Kossek et coll., 2011 ; Lee-Gosselin, 2005). Il existe cependant des variations en regard de la disponibilité de ces ressources entre les différents milieux de travail et entre les personnes d’un même milieu (Lambert et Haley-Lock, 2004 ; Ollier-Malaterre et Andrade, 2015). Des conditions de travail et d’emploi contraignantes peuvent compromettre la capacité des individus à négocier la CTF avec les collègues et l’employeur (Lambert, 2008 ; Sweet et coll., 2014 ; Tremblay, 2012).

Aussi, en contexte d’emplois de faible prestige, des horaires contraignants peuvent faire obstacle aux initiatives de changement des employeurs, des syndicats ou du gouvernement (Messing, 2016 ; Swanberg et coll., 2008). Au Québec, près d’une personne sur cinq occupe un emploi dont l’organisation du temps de travail implique des horaires « atypiques » contraints (Cloutier et coll., 2011), expression qui regroupe des temps de travail variés : horaire de soir ou de nuit ; horaire rotatif (alternance jour/soir/nuit) ; horaire fractionné, sur appel ou irrégulier (Simard et Boivin, 2012). Ces horaires engendrent des difficultés pour la CTF, ainsi que des effets sur la santé (Lippel et coll., 2011 ; Presser, 2003), particulièrement lorsqu’ils s’accompagnent d’un bas salaire, d’un faible contrôle sur le temps de travail et sur le travail lui-même (Henly et Lambert, 2014 ; McCrate, 2012 ; Messing, 2016, Swanberg et coll., 2011). On retrouve plus d’hommes au sein d’emplois avec ces types d’horaires (Cloutier et coll., 2011). Toutefois, les horaires de travail irréguliers représentent la forme d’horaire ayant le plus progressé entre 1996 et 2008, la hausse étant plus marquée chez les femmes, au même moment où recule leur présence au sein d’emplois aux horaires réguliers de jour (Crespo et Rheault, 2011). Il est permis de croire que, comme les femmes assument encore aujourd’hui une part plus élevée des responsabilités domestiques (Gagnon, 2009), elles sont plus exposées aux nombreux impacts de ces horaires (Bustreel et coll., 2012 ; Cloutier et coll., 2011 ; Tremblay, 2002 ; Young, 2010).

Le nettoyage est une forme d’emploi où les conditions de travail et d’emploi peuvent affecter la marge de manoeuvre permettant de concilier travail et vie familiale. Composante invisible du monde du travail (Messing, 2016), c’est un métier qui se pratique souvent la nuit, un quart de travail associé à des problèmes de CTF et de santé (Lowson et Arber, 2014 ; Vallery et Hervet, 2005 ; Wong et coll., 2014). Sa pratique implique des postures contraignantes, des mouvements répétés, le transport de charges lourdes et la manipulation de déchets biologiques, ainsi qu’une faible reconnaissance sociale (De Troyer et coll., 2013 ; Messing, 2016). Dans le contexte actuel de précarisation et d’intensification du travail, le métier de nettoyage est particulièrement vulnérable aux contrecoups de pratiques managériales en quête d’une flexibilité accrue centrée sur la profitabilité de l’entreprise (Seifert et Messing, 2006).

L’effectivité et l’équité des politiques et des programmes de CTF doivent passer, entre autres, par la compréhension des stratégies adoptées pour concilier famille et horaires atypiques (Prévost et Messing, 2001), parmi l’ensemble des facteurs influençant le travail réel (Baril-Gingras, 2013). Peu d’études traitent, toutefois, de la CTF au sein d’emplois au bas de l’échelle avec des horaires atypiques contraints (Messing, 2016 ; Swanberg et coll., 2005 ; Sweet et coll., 2014). Nous avons donc mené une étude auprès d’agentes et d’agents du département de nettoyage d’une grande entreprise de transport au Québec où les quarts de travail sont étendus sur 24 heures par jour et 365 jours par année.

Concilier vie familiale et conditions de travail peu flexibles

La flexibilité orientée sur les besoins de l’employeur est particulièrement présente dans les milieux de travail dont les horaires sont étendus et sur lesquels les personnes employées ont peu ou pas de contrôle (Barthe et coll., 2004 ; Gadbois, 2004 ; Lambert, 2008 ; Rubery et coll., 2005). Les horaires en mode « juste-à-temps » sont courants dans ces milieux où l’atteinte des objectifs de vente ou de productivité repose sur une couverture efficiente en ressources humaines (Prévost et Messing 2001 ; McCrate, 2012). Ces horaires, souvent communiqués à la dernière minute, affectent la logistique familiale (Bustreel et coll., 2012 ; Henly et Lambert, 2014). Cette imprévisibilité touche particulièrement les emplois à temps partiel involontaires exposés aux horaires atypiques, emplois qui se précarisent davantage lorsque le nombre d’heures travaillées varie d’une semaine à l’autre, générant une importante insécurité financière (Lewchuk et coll., 2013).

On sait que les difficultés de CTF peuvent être amplifiées lorsqu’il y a faible salaire, horaires atypiques, absence de mesures facilitantes et faible contrôle sur l’horaire (Albertsen et coll., 2013 ; Hammer et coll., 2016 ; Henly et Lambert, 2014 ; Nabe-Nielsen et coll., 2016 ; Messing et Lippel, 2013 ; Muse et Pichler, 2011l ; Swanberg et coll., 2014 ; Warren, 2015). Quelques travaux ont mis en évidence le rôle des dynamiques collectives dans les pratiques informelles de CTF en contexte d’horaires atypiques, notamment dans les rapports avec les supérieurs immédiats et les collègues (Barthe et coll., 2011 ; Caroly, 2011 ; Henly et coll., 2006 ; Lefrançois et coll., 2014 ; Prévost et Messing, 2001 ; Messing et coll., 2014 ; Scheller, 2011).

Le présent article vise à contribuer au développement de cette perspective en analysant le cas de mères de famille qui choisissent de travailler la nuit comme stratégie de CTF. Notre analyse systémique de l’activité visant à concilier horaires atypiques et vie familiale prend en compte l’organisation du travail, les dynamiques relationnelles, notamment de genre, ainsi que les stratégies de CTF. Nous cherchons ainsi à répondre à la question suivante : dans une organisation du travail peu flexible, quelles sont les marges de manoeuvre pour la CTF et comment les dynamiques relationnelles les influencent-elles ?

Un cadre interdisciplinaire centré sur les stratégies de conciliation travail-famille

Le modèle ergonomique de l’analyse de la situation de travail centrée sur la personne en activité (Saint-Vincent et coll., 2011) favorise l’identification, dans l’environnement, de différents déterminants de l’activité de travail, y compris les aspects liés à la conciliation avec les autres aspects de la vie (Messing et Caroly, 2011 ; Prévost et Messing, 2001). Au coeur du modèle d’activité, le concept de marge de manoeuvre est associé à l’espace dont dispose une personne employée pour adapter ses stratégies en fonction de ses caractéristiques personnelles, des ressources disponibles dans son milieu et de la tâche à effectuer (Coutarel et coll., 2015). De nombreux travaux en ergonomie reconnaissent l’importance des rapports entre collègues et certains suggèrent d’adopter une perspective collective de l’activité de travail (Caroly et Barcellini, 2013 ; Clot et Litim, 2008). L’alliance de l’ergonomie avec la communication dans une perspective interdisciplinaire permet ainsi d’adopter une approche relationnelle et interactionnelle de l’analyse de l’activité de travail, où la communication est conçue comme « un processus constitutif qui produit et reproduit un savoir partagé » (Craig, 2009). Nous nous distinguons ainsi des approches plus traditionnelles qui considèrent l’importance des interactions dans l’activité individuelle et la communication comme simple transmission d’informations (Karsenty et Lacoste, 2004).

Dans la perspective interdisciplinaire proposée ici, la marge de manoeuvre permettant de déployer des stratégies de conciliation découle notamment de dimensions relationnelles. L’analyse des rapports entre collègues permet de faire ressortir l’effet structurant des relations sur la manière dont les personnes vont déployer leurs stratégies de CTF. Le soutien reçu du réseau de relations, comme ressource pour les stratégies de CTF, est influencé par des rapports, notamment de pouvoir, marqués par des dynamiques de genre (Özbilgin et coll., 2011 ; Pailhé et Solaz, 2010). Ces normes et dynamiques influencent la manière dont les hommes et les femmes, tant employés que gestionnaires, composent avec les besoins de CTF (Daverth et coll., 2016 ; Hoffman et Cowan, 2010 ; Pailhé et Solaz, 2010 ; Williams et coll., 2013). Notre analyse se base sur la théorie de la structuration (Giddens, 1984) que des études en communication mobilisent pour cadrer la structure organisationnelle comme étant composée de règles et de ressources, qui influencent les interactions entre les actrices et les acteurs, produisant un système d’action qui contribue à reproduire ou à produire cette structure (Haslett, 2013 ; Hoffman et Cowan, 2010 ; Kirby et Krone, 2002 ; Whitbred et coll., 2011).

Méthodologie

Notre étude répond à la demande de la Fédération des travailleuses et travailleurs du Québec (FTQ) dans le cadre d’un partenariat de recherche entre l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et le Service de la condition féminine de la FTQ. Notre partenaire local est une section syndicale affiliée à la FTQ dans une importante compagnie de transport canadienne. Ses 1200 membres sont actifs au sein de services rattachés aux opérations sur le terrain (gestion des arrivées et départs des appareils, vidange des installations sanitaires, circulation des passagers et des bagages, transport de marchandises, propreté et sécurité des appareils).

L’étude cible le service de nettoyage des équipements de transport composé, au début de l’étude en 2014, de 115 agentes et agents de nettoyage. Ce choix repose sur le fait que le syndicat déplorait son manque de ressources pour faire face à un nombre grandissant de demandes d’accommodements individuels de CTF à cause de la rigidité du contexte d’horaires étendus. Un tel choix s’est également imposé parce qu’il s’agit d’un service où travaillent un grand nombre de femmes. L’étude de cas permet de valoriser les multiples points de vue d’acteurs et actrices d’un milieu, en plus de cadrer les stratégies de CTF au sein du système où elles sont déployées (Lewis et coll., 2006).

Caractéristiques du service de nettoyage

Le service de nettoyage doit assurer la propreté et la sécurité des appareils. Il faut nettoyer les habitacles où prennent place les passagers, mais aussi s’assurer de l’absence d’objets dangereux. Le travail est effectué en petites équipes et doit se coordonner avec l’ensemble des opérations sur le terrain (mécanique, bagages, services passagers). Il exige des mouvements répétitifs, la manipulation de charges lourdes, des postures inconfortables et difficiles, ainsi qu’une coordination dans le temps des membres de l’équipe. Certaines tâches sont plus exigeantes que d’autres, ce qui pose parfois des défis pour le partage équitable des responsabilités. Mentionnons aussi que certaines équipes vivent des tensions entre les sexes ou les ethnies.

Les agentes et les agents de nettoyage peuvent occuper un poste à temps plein (40 heures/semaine) ou à temps partiel (20 à 32 heures/semaine). Parmi les postes à temps plein, les chefs d’équipe reçoivent un salaire plus élevé et sont responsables de faire respecter la planification du travail. Le pouvoir disciplinaire relève de trois superviseurs de première ligne, présents durant les opérations des quarts de jour et de soir, et, ultimement, du gérant du service, présent en semaine et de jour. Deux autres postes non syndiqués offrent du soutien administratif au département.

Les besoins de nettoyage sont établis deux fois par année par le siège social, situé dans une autre province. L’horaire produit pour l’ensemble du département fait l’objet d’une révision par un comité syndical composé de deux membres élus. Leur mandat consiste à négocier l’horaire final avec la gérance du département et le service de planification des opérations du siège social. Les agentes et agents choisissent ensuite leur horaire parmi les options offertes par rang d’ancienneté à l’intérieur de chaque catégorie d’emploi. Une minorité de personnes, assignées à des quarts de relève pour couvrir les remplacements, reçoivent leur horaire un mois à l’avance, mais celui-ci peut être modifié avec 72 heures de préavis.

Stratégies et outils de collecte des données

L’outil privilégié de l’ergonomie est l’observation de l’activité de travail, en vue d’identifier ses déterminants et de poser un diagnostic éclairé sur ses problèmes (Saint-Vincent et coll., 2011). L’observation occupe également une place importante dans les études en communication afin de capter le cadre, la nature et les processus structurant les interactions avant de demander aux individus de s’exprimer sur leur perception de ceux-ci (Grosjean et Groleau, 2013).

Au total, 24 périodes d’observation (plus de 100 h de présence terrain) ont été réalisées. Une formation accélérée à la fonction de nettoyage a facilité l’intégration de l’auteure principale au milieu. Des observations participantes ont permis de documenter le travail, les stratégies de CTF et les interactions au sein de quatre équipes volontaires (quarts de soir et de nuit). Près du quart des personnes rencontrées dans le cadre de l’étude travaillaient la nuit au moment des entretiens ou des observations.

Nous avons également réalisé des observations du comité syndical chargé de négocier l’horaire. Une grille a permis de documenter les ressources et les contraintes influençant la marge de manoeuvre des membres de ce comité et leurs interactions « hors comité ». Enfin, nous avons observé l’activité de choix d’horaire des agentes et agents, en ciblant des moments-clés comme l’affichage et le jour du choix, nous permettant de relever les facteurs influençant les décisions, ainsi que les interactions entre collègues, avec le syndicat et les gestionnaires.

Vingt-six entretiens semi-dirigés avec des agentes et agents (n=22), des gestionnaires (n=3) et un membre de l’exécutif syndical (n=1) ont permis de compléter le portrait des stratégies de CTF observées. La grille d’entrevue portait sur deux thèmes centraux : 1- les stratégies de CTF liées au choix d’horaire déployées lors de l’activité de travail ; et, 2- les sources de soutien à la CTF. Au total, 43 heures d’entretien ont été transcrites.

Afin de minimiser l’impact des activités de la recherche sur la CTF des agents et agentes de nettoyage, le recrutement des volontaires et toutes les collectes de données ont eu lieu pendant les heures de travail. Les chercheuses ont été présentes sur le terrain à des heures variées afin de couvrir tous les quarts de travail. Toutes les précautions éthiques ont été prises afin de préserver la confidentialité des données récoltées et le bien-être des personnes participantes.

Participantes et participants à l’étude

Le recrutement des participantes et participants à l’étude s’est fait par affichage et par contact direct avec les auteures. Toutes les personnes, avec ou sans défis de CTF, étaient invitées à participer et 69 personnes différentes ont consenti à participer à une ou plusieurs activités de collecte. Quatre hommes impliqués dans la gérance du département et au niveau du siège social (n=3) et un membre de l’exécutif syndical (n=1) nous ont accordé des entretiens. Le profil des agentes et des agents participants est présenté au tableau 1. Parmi ceux-ci, quatre étaient délégués syndicaux (une femme et trois hommes). En comparant avec la population du département, notre échantillon comporte une surreprésentation des femmes parmi les agents à temps plein (éch. 51% v. pop. 39%) et une sous-représentation des agentes à temps partiel (éch. 30% v. pop. 39%). Sur l’ensemble, la proportion des femmes dans l’échantillon est supérieure à celle du département (éch. 43% v. pop. 36 %). Les répartitions au sein des postes occupés sont similaires.

Des 65 agentes et agents participant à l’étude, 47 vivaient une situation de CTF (soins à des enfants, à une personne malade ou en perte d’autonomie), soit 68%. Leur distribution par quart de travail est illustrée au Tableau 2. Notons que les situations de CTF touchent autant les hommes que les femmes. Cependant, les personnes qui s’occupaient de proches malades/vieillissants étaient surtout des femmes et aucune ne travaillait de nuit.

Tableau 1

Répartition des agentes et des agents de nettoyage par sexe et par poste occupé

Répartition des agentes et des agents de nettoyage par sexe et par poste occupé

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Tableau 2

Situations de CTF

Situations de CTF

Les données de situation familiale ont été récoltées entre avril 2014 et décembre 2015. La colonne « Autre » comporte les personnes qui avaient répondu à l’une des formes de collecte de données mais qui n’étaient pas sur la grille finale d’hiver 2015 pour différentes raisons (mobilité interne ou externe, congé maladie prolongé, congé parental, départ à la retraite, etc.)

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Stratégie d’analyse des données

Les cahiers d’observation et les verbatim d’entretiens ont fait l’objet d’une analyse thématique à l’aide du logiciel nVivo. Le codage vertical et transversal du corpus a permis de repérer les thèmes importants et d’élaborer un arbre thématique (Paillé et Mucchielli, 2008) comportant les catégories analytiques suivantes : 1- stratégies impliquant (ou pas) l’employeur ou les collègues ; 2- conséquences individuelles et collectives des stratégies ; 3- conditions qui favorisent ou contraignent les stratégies ; 4- événements qui influencent les stratégies. Les discussions régulières avec les personnes impliquées, ainsi que la lecture commentée de nos rapports par l’exécutif syndical ainsi que la directrice du service de la condition féminine de la FTQ, ont permis de faire évoluer notre analyse et de valider nos conclusions.

Résultats

L’un des résultats saillants de notre étude est le choix de travailler la nuit par plusieurs mères de famille rencontrées, allant dans le sens de l’hypothèse formulée par les membres de l’exécutif de la section locale, notre partenaire syndical : « Le quart de nuit, c’est la seule alternative pour les mamans! » (Agente A).

Cette affirmation rejoint le constat qu’on peut tirer de la triangulation des données avec la distribution des personnes ayant des besoins de conciliation et travaillant la nuit qui a permis de relever que tous les pères dans cette situation étaient en couple, alors que quatre des cinq mères étaient monoparentales (voir Tableau 2). L’ancienneté moyenne des mères travaillant la nuit (14,3 ans) était également plus élevée que celle des pères (11,3 ans). Comme une ancienneté plus élevée est associée à une priorité de choix d’horaire, cela porte à croire que les femmes faisaient le choix de travailler la nuit alors que certains hommes se retrouvaient dans ces quarts, faute d’autres options.

Les contraintes pour la CTF posées par les quarts de jour et de soir

Les quarts de jour et de soir diffèrent des quarts de nuit, notamment au niveau de l’activité de travail, mais ont en commun de tous comporter des contraintes pour la CTF et la santé. Pour arrimer les horaires de travail aux opérations, la majorité des quarts offerts se situent entre 12 h et 23 h. Le quart matinal, qui commence à 7 h du matin et se termine à 15 h, est perçu par plusieurs comme le quart idéal pour la CTF, même s’il ne concorde pas parfaitement avec les horaires des services de garde, le matin. Or, seules les personnes plus anciennes y ont accès, mais surtout, peu de personnes à temps plein. L’employeur préfère assigner des équipes à temps partiel pour couvrir la période de pointe entre 5 h et 10 h du matin et, ainsi, éviter des coûts de main-d’oeuvre en période creuse. Quant au quart de nuit, il débute entre 21 h et 23 h.

Pour les postes à temps plein, la rotation des jours travaillés et des jours de congé affecte la durée des quarts de travail et le travail de fin de semaine. Par exemple, un horaire organisé selon un cycle de rotation 4-2 signifie que la personne travaillera quatre journées de huit heures/jour, puis sera en congé deux jours. Un cycle de 4-2 donne une fin de semaine de congé complète (samedi et dimanche) toutes les six semaines. Un cycle de 4-4 donne une fin de semaine toutes les trois semaines, mais la durée d’un quart est de 10 h 40 / jour. Les cycles 4-3 et 5-2 sont basés sur sept jours, donc les journées de congé sont fixes ; pour les postes à temps partiel, la durée maximum des quarts est de huit heures en 4-3, et de quatre heures en 5-2 ; pour les postes à temps plein, les quarts 4-3 sont de 9 h 15 et il y a rarement des 5-2.

Le cycle 4-2 qui caractérise la majorité des quarts de jour et de soir des postes à temps plein est décrit comme difficile physiquement parce qu’il laisse peu de temps de récupération. Les parents qui travaillaient sur les quarts de soir nous disaient pouvoir tolérer cet horaire grâce au soutien important des membres de leur famille. Pour trois mères monoparentales rencontrées, le quart de 12 h à 20 h était associé à des dépenses importantes en ressources de garde à domicile, faute de pouvoir utiliser les services de garde réguliers.

Les quarts de nuit sont tous basés sur des cycles de 4-4 afin de permettre une plus longue période de récupération. Ce cycle est aussi apprécié, lorsqu’offert de jour et de soir, car les quatre jours de congé collés comportent des avantages pour la CTF. Les cycles 4-4 sont toutefois restreints dans la convention collective à un maximum de 25 % des quarts offerts.

En observant le travail, nous avons constaté que les agentes et agents de nettoyage doivent faire des choix pour trouver une forme d’équilibre entre les exigences prescrites, la qualité de leur travail, l’horaire des transports, leur satisfaction personnelle et leur capacité physique. Ces choix conduisent à prioriser certains aspects du nettoyage, à adopter des postures inconfortables et à augmenter l’effort pour aller plus vite ce qui génère, avec la répétition, de la fatigue physique et mentale. Si le travail de nuit est associé, pour plusieurs, à des difficultés à dormir, au froid et au manque de lumière naturelle en hiver, il semble offrir l’avantage d’un contrôle accru sur le rythme de travail. En effet, les agentes et les agents, en l’absence de gestionnaires sur le plancher, établissent leurs priorités et la cadence de nettoyage pendant l’interruption des activités de transport entre 1 h et 6 h du matin. En revanche, les quarts de jour et de soir ont une cadence de travail élevée et une absence de contrôle sur celle-ci.

Contribution du travail de nuit pour élargir la marge de manoeuvre

Des mères de famille justifient le choix de travailler la nuit par l’amélioration de leur marge de manoeuvre pour la CTF. Trois types d’arguments sont mis de l’avant. Ce choix peut d’abord être motivé par l’absence d’autres options adaptées à leur situation, à cause d’une ancienneté insuffisante pour accéder à un quart matinal, ou encore à cause de l’incompatibilité du cycle 4-2 et du quart de soir (entre midi et 23 h) avec une vie de famille :

J’ai été longtemps midi-8, puis sur du 4-2. Je me rends compte que là, maintenant que je suis de nuit, c’est beaucoup mieux parce que, malgré tout, je vois mon fils plus souvent.

Agente P

Ensuite, l’expérimentation du quart de nuit a permis à certaines de découvrir la satisfaction d’avoir du temps pour faire le travail et de pouvoir adopter des postures appropriées :

On a le temps de s’asseoir [position enseignée dans la formation initiale]. [De jour], ils travaillent le dos courbé, ils n’ont pas le temps de s’asseoir… c’est différent comme travail. Je préfère la nuit, encore une fois [rires], la nuit gagne.

Agente B

Le dernier argument favorable au travail de nuit est lié au fait que la monoparentalité et les horaires contraignants imposent une mobilisation importante du soutien hors travail, tout comme d’importantes ressources financières. C’est ainsi que trois mères monoparentales rencontrées avaient fait le choix du travail de nuit :

[À part la nuit], il n’y avait aucun autre quart que je pouvais faire. Comme je restais chez ma soeur, elle était là la nuit. Elle dormait, et mon gars, il faisait ses nuits.

Agente A

Même si la plupart ne peuvent envisager un retour à un horaire de jour ou de soir, décrits comme stressants, toutes les travailleuses reconnaissent l’impact du travail de nuit sur leur santé. Différents effets sont rapportés : manque de sommeil, troubles d’alimentation, condition médicale empirée, épuisement. Ainsi, une participante témoigne :

L’année passée, je pensais que j'allais "pogner" [avoir] le cancer ou quelque chose-là, j'allais tomber malade, j'allais mourir. J’étais à bout… Y’a des journées que je me "call" [déclarais] malade. Éventuellement, ton corps, il arrête.

Agente A

Implications du travail de nuit… les mêmes pour les hommes et les femmes?

Pour les mères de famille, le travail de nuit comporte des défis importants, tant pour leurs responsabilités familiales que leur santé. Les trois hommes rencontrés travaillant la nuit vivent aussi les difficultés liées au fait de dormir le jour. L’un d’eux affirme :

C’est une question d’organisation, j’ai une pièce insonorisée avec de bons stores pour couper la lumière. Ils savent qu’il faut me laisser dormir.

Agent O

Le fait d’avoir une conjointe qui s’occupe des enfants pendant ce temps semble leur permettre de préserver leurs énergies, et même de faire des heures supplémentaires malgré des quarts de 10 h 40 / jour, donnant ainsi la pleine priorité au travail. Cela suscite cependant des réactions négatives de la part de membres de la famille :

Les enfants se choquent un peu quand ils descendent de l’autobus : «Tu te couches maintenant ?! »

Agent T

En revanche, cette mère monoparentale à qui on a offert une promotion à un poste de gestion a préféré garder un poste d’agente, sur un quart de nuit, pour protéger l’équilibre de son organisation familiale :

Ils m’ont demandé d’être superviseure à temps plein, mais je le savais que c’était très prenant, puis c’était dans la période où mon fils rentrait à l’école. J’ai refusé parce que ma priorité [actuellement], c’est ma famille. Je ne dis pas que ça sera encore ma priorité un jour… [lorsque les enfants] seront devenus adultes.

Agente P

La seule mère de notre échantillon qui était en couple et travaillait de nuit rapportait un partage des tâches domestiques équitable. Il demeure que c’est le conjoint qui fait des heures supplémentaires pour arrondir les fins de mois et la mère qui sacrifie son sommeil avant d’aller travailler afin de s’occuper des enfants. Par ailleurs, le fait que les deux conjoints occupent des emplois avec des horaires atypiques affecte la vie de couple. Le travail de nuit a permis à cette travailleuse de regagner du temps en famille :

J’ai fait 7-3 à un moment donné, mon conjoint faisait l’après-midi, mais on ne se voit pas beaucoup dans ce temps-là. La meilleure recette en ce moment, c’est la nuit.

Agente B

Plusieurs nous ont partagé le choix difficile entre dormir avant leur quart de travail et être présentes aux rendez-vous médicaux, ou aux activités des enfants, les deuxièmes l’emportant souvent sur le premier :

L’année passée, mon gars allait à l’école en ville, mais moi je reste quand même assez loin. Je le conduisais en ville, je dormais dans mon auto, je le ramassais à 14 h 30 et je le ramenais à la maison.

Agente A

Des stratégies imbriquées au coeur de dynamiques relationnelles et de l’organisation du travail

Les stratégies de CTF déployées au travail, de jour comme de nuit, sont imbriquées dans les relations qu’entretiennent les personnes avec leurs collègues, leur gestionnaire et le syndicat. En effet, la structure de travail en équipe place les collègues de travail aux premières loges des urgences familiales, des émotions liées à une situation plus difficile à la maison ou une baisse d’énergie due à un manque de sommeil. Les échanges d’horaire, principal outil de contrôle du temps de travail, amènent aussi le réflexe de se tourner vers des collègues avant de demander un congé à un supérieur. Plusieurs des personnes travaillant la nuit ont souligné l’importance du soutien dans leur milieu de travail pour déployer leurs stratégies de CTF et ont nommé comment ce soutien était influencé par les dynamiques relationnelles.

Choisir une bonne équipe et échanger d’horaire entre collègues

La composition des équipes est sujette à changement, comme l’horaire, tous les six mois. Il est important, selon cette travailleuse de nuit, d’avoir des collègues qui savent comment s’adapter aux sautes d’humeur et au faible niveau d’énergie disponible causés par le manque de sommeil :

Je vais tous les énerver… Ils le savent dès que je rentre dans la place : « Elle n’a pas dormi aujourd’hui, on ne va pas l’achaler ».

Agente B

La possibilité d’échanges d’horaire est un avantage apprécié pour la CTF, mais peu accessible pour le groupe de travailleuses et de travailleurs de nuit puisqu’il est difficile de trouver des partenaires d’échanges qui veulent travailler la nuit :

J’ai ma liste… Y’en a à qui je ne demanderai jamais, parce qu’ils ne font jamais de nuit… Les samedis ou les dimanches sont un peu plus durs… il faut que tu le demandes assez d’avance …

Agente P

Ce système est cependant peu efficace pour couvrir les besoins de CTF qui surviennent à la dernière minute, que ce soit pour rester au chevet d’un enfant ou d’un parent malade.

Abandonner un accommodement individuel pour éviter la pression collective

Compte tenu des limites qu’imposent la monoparentalité, le travail de nuit et les possibilités limitées d’échanges d’horaire, des travailleuses de nuit ont dû demander un accommodement temporaire à l’employeur. Parmi les options, la réduction du temps de travail est particulièrement lourde à porter pour les mères monoparentales à cause des impacts financiers qui peuvent mener à l’endettement. L’autre option est l’obtention, avec l’aide du syndicat, d’un accommodement individuel à plus long terme.

Ces deux types d’arrangement posent, toutefois, le risque, si la personne absente n’est pas remplacée, que les collègues subissent une augmentation de leur charge de travail :

Le matin, on se trouvait à être ‘short’ [en manque de ressources]. Fait que, ben beau qu’on l’aimait, puis qu’on comprenait la situation et tout, mais… ça vient pesant de toujours combler un manque.

Agent B

Ces résistances ressortent autant des propos de femmes et d’hommes rencontrés. Tous ont insisté sur la tolérance des membres de l’équipe aux absences causées par des urgences. En revanche, l’impact à long terme d’accommodements individuels s’est avéré lourd à porter au sein de l’équipe, surtout à la fin d’un quart, étant donné que la personne absente n’était pas remplacée et que sa charge de travail devait être redistribuée entre les collègues restants.

Aucun père de famille n’a rapporté avoir demandé d’accommodement à long terme pour la CTF, s’organisant plutôt à travers le choix d’horaire, la prise de congés et des échanges avec des collègues. Par ailleurs, deux travailleuses, qui nous ont confié avoir bénéficié d’un accommodement individuel pour leur CTF, que ce soit au niveau de l’horaire ou d’un aménagement de tâches, ont senti que cela affectait leurs relations avec leurs collègues, hommes et femmes, au fil du temps :

J’aide dans le bureau cette semaine, ça m’arrange. Mais y’en a que ça dérange.

Agente V

Ainsi, une travailleuse profitant d’un accommodement individuel censé lui redonner de la marge de manoeuvre a fini par abandonner, sur la recommandation d’une gestionnaire, à cause de la pression des collègues :

Cela a pris une semaine, même avec une lettre du médecin. Et l’ancienne gérante est venue me dire : « Je ne peux pas te laisser sur le quart de matin parce que tout le monde se plaint : ils n’arrêtent pas de venir dans mon bureau ».

Agente A

Plutôt que de réclamer auprès du syndicat, la travailleuse s’est résignée à s’organiser à l’extérieur du travail. Depuis, elle essaie d’obtenir un horaire lui permettant de travailler au sein d’équipes de nuit avec qui elle s’entend bien. Une autre travailleuse rencontrée avait réussi à négocier une affectation à des tâches administratives de façon temporaire. Cet arrangement a été mieux accueilli au sein des collègues puisqu’une autre personne avait été affectée pour la remplacer, n’augmentant pas la charge de travail des autres membres de l’équipe.

Marges de manoeuvre face à une organisation du travail inflexible

Le service de planification des opérations produisant les horaires justifie la variation semi-annuelle des options d’horaires imposées par la nécessité de s’arrimer aux besoins opérationnels et de respecter le budget alloué pour la main-d’oeuvre.

En comparant les données disponibles pour les saisons d’hiver 2015 et 2016 (tous types d’emplois confondus), les quarts de soir sont passés de 45 à 49 % du total des quarts offerts par l’employeur, les quarts de jour de 16 à 20 % et les quarts de nuit de 19 à 26 %. Le nombre de quarts de relève est passé de 20 à 5 %. Les observations ont permis de constater, dans un premier temps, que l’augmentation des quarts de jour provient de la transition de ces quarts vers les équipes à temps partiel, permettant de passer de quarts de travail de huit heures (temps plein) à des quarts de quatre heures (temps partiel). Nous avons aussi observé une concentration des quarts à temps partiel en cycles de 5-2, privant la majorité des personnes de congés la fin de semaine pendant six mois. Enfin, l’entreprise modifie, d’une saison à l’autre, les heures de début et de fin de quart de 30 minutes à quelques heures. Ces changements, apportés à des horaires déjà contraignants pour la CTF, sont perçus par les travailleuses, les travailleurs et le syndicat comme des économies de bout de chandelle et une non-prise en compte des impacts sur la vie familiale.

J’étais ben en colère après la compagnie : « Vous ne comprenez pas que finir une demi-heure plus tard, ça change une vie de famille » … « Ce n’est pas nos problèmes, l’opération le demande ». Mais la plupart du temps, on était ici [45 minutes à la fin du quart] à attendre que ça finisse. Je disais de le changer pour une demi-heure. Puis, ils ne le changeaient pas. C’est arrivé trois fois qu’ils aient eu besoin de nous autres.

Agente P

Un manque d’écoute, couplé à une menace de sous-traitance du service de nettoyage, ainsi que des lieux et équipements de travail dans un état détérioré, appuient la perception partagée par plusieurs personnes que leur travail est fort peu valorisé :

Notre travail n’est pas reconnu et n’a pas de valeur. Des conditions comme ça finissent par nous monter à la tête. Et c’est là que les conflits arrivent. Le pire sort des gens dans des conditions comme ça.

Agente C

Composer avec une marge de manoeuvre syndicale limitée

Cette étude a été motivée par une hausse des demandes liées à la famille parmi les membres du syndicat. Nos partenaires ont aussi demandé l’identification de solutions plus collectives face à une faible écoute de la part de l’employeur. Au moment de démarrer la recherche, une seule femme, mère de famille, faisait partie de l’équipe de quatre délégués syndicaux. Deux ans plus tard, le ratio homme-femme de cette équipe était complètement renversé et le responsable du syndicat se réjouissait, malgré une persistance des insatisfactions liées aux horaires, que la CTF fasse désormais partie des sujets abordés ouvertement au sein du département. Malgré cette évolution, il demeure que le département de nettoyage constitue une petite composante du syndicat local et, en conséquence, plusieurs membres sentent que leur position n’est pas favorisée comparativement aux droits négociés par d’autres départements, ce qui affecte la capacité de leur syndicat à aller chercher des gains dans leurs conditions de travail.

Pour sa part, le comité syndical qui négocie l’offre d’horaire de l’employeur tous les six mois a le défi d’articuler les attentes élevées des membres sur la qualité des quarts de travail avec les besoins organisationnels de l’entreprise, tout en respectant le cadre de la convention collective. Le syndicat demande aux membres de limiter les contacts avec le comité pendant la durée du processus de négociation. Bien que les membres du comité aient affirmé que les gens leur partageaient leurs attentes avant que leur travail ne débute, nous avons, néanmoins, constaté que les demandes de CTF des membres, tout comme la prise en compte du travail réel, sont généralement invisibles lors de la négociation des horaires. Il faut, cependant, préciser que la marge de manoeuvre du comité demeure faible en ce qui a trait à une modification des heures de travail, car c’est l’employeur qui les détermine en fonction de l’horaire de transport.

De plus, la convention exige que les changements proposés par le syndicat couvrent les besoins opérationnels, cela sans engendrer de coût supplémentaire au budget de main-d’oeuvre établi par le service de planification. Ainsi, les quarts qui pourraient être « bons » pour la CTF sont difficiles à justifier par le syndicat s’ils ne s’arriment pas aux opérations, pas plus que l’ajout de personnel pour réduire la charge de travail lorsque cela engendre des coûts de main-d’oeuvre non planifiés.

La marge de manoeuvre syndicale limitée peut s’expliquer, en partie, à cause de la rotation des horaires qui fait que les délégués ne connaissent pas nécessairement l’ensemble des membres. De plus, il n’est pas toujours évident pour le syndicat de connaître l’ampleur des insatisfactions de ses membres, car plusieurs décrivent leurs conditions d’emploi et bénéfices marginaux comme des « menottes dorées ». Ces conditions, meilleures que dans d’autres emplois de nettoyage, font en sorte que les gens « acceptent leur sort » convaincus qu’il serait impossible de trouver mieux ailleurs, malgré les conditions de travail difficiles :

On a un bon salaire, de bons avantages : je ne peux pas lâcher ça. Les échanges de quarts, c’est un très bon avantage qu’on ne peut pas trouver ailleurs.

Agente B

S’ajoute à ce portrait l’application du principe d’ancienneté, qui fait en sorte que les gains sur certains quarts profitent d’abord aux plus anciens, ainsi que le fait que les moins anciens sont moins connus du syndicat et qu’ils n’ont pas encore apprivoisé l’extrême complexité du « choix » d’horaire et des impacts de cette variabilité sur leur vie familiale. Enfin, le syndicat n’a pas nécessairement le portrait complet des besoins individuels puisque les stratégies de CTF individuelles qui sont surtout déployées à l’intérieur de la famille viennent masquer l’ampleur des besoins réels.

Discussion et conclusion

L’analyse ergonomique et communicationnelle de ces résultats appuie la thèse avancée par quelques ergonomes intéressées par la prise en compte du genre, selon laquelle les stratégies pour gérer l’interface travail-famille font partie intégrante de l’activité de travail (Caroly et Messing, 2011 ; Messing, 1995 ; Prévost et Messing, 2001). En rendant visibles les stratégies déployées, on met en évidence l’organisation du travail comme une dimension qui affecte simultanément la CTF de plusieurs individus (Caroly et Messing, 2011). Nous faisons ainsi écho aux travaux d’autres chercheuses qui proposent de placer l’interface travail-famille au centre des manières de repenser le travail et la gestion des ressources humaines (King et coll., 2013 ; Kossek et coll., 2010) et celles qui suggèrent un point de vue relationnel et collectif des stratégies de CTF (Caroly, 2011 ; Scheller, 2011 ; Trefalt, 2013). En ce sens, la situation des mères qui ont fait le « choix » de travailler la nuit est une illustration forte de l’interaction entre l’organisation du travail, les dynamiques collectives et les stratégies individuelles de CTF. Notre approche met en relation les niveaux individuel, interpersonnel et organisationnel des stratégies de CTF déployées au travail en contexte d’horaires atypiques. Ce regard permet de montrer comment les travailleurs et les travailleurs font des choix complexes qui prennent en compte leurs responsabilités familiales, la protection de leur santé, ainsi que les dynamiques au sein de leur équipe de travail.

Des travaux ont souligné l’importance du soutien des collègues pour la conciliation (Mesmer-Magnus et Viswesvaran, 2010 ; ten Brummelhuis et coll., 2012). En nous centrant sur la marge de manoeuvre permettant de concilier horaires atypiques et vie familiale, nous soulignons le risque posé par une gestion des accommodements individuels qui ne sont ni communiqués à l’équipe ni adaptés à une répartition équitable de la charge de travail. Si ces accommodements offrent aux bénéficiaires une certaine souplesse, ils peuvent aussi donner lieu à des perceptions d’injustice, voire à des injustices réelles. Compte tenu de l’importance du travail d’équipe, l’apparence de traitement de faveur peut nuire grandement. La marge de manoeuvre individuelle gagnée pour la CTF l’est alors au détriment de celle des collègues.

Notre étude montre ainsi l’importance d’identifier des façons d’accommoder la CTF des uns, cela sans alourdir la charge de travail des autres, et ce, que le besoin d’accommodement soit ponctuel pour répondre à une urgence familiale ou qu’il soit à plus long terme en fonction d’une situation familiale particulière (séparation, horaire de l’école ou de la garderie, proche malade, formation, etc.). Il relève de la responsabilité de l’entreprise d’intégrer la CTF à ses pratiques afin que l’accommodement raisonnable de situations familiales ne constitue pas une surcharge pour les superviseurs de premier niveau et pour l’équipe de travail.

Par ailleurs, l’exemple du travail de nuit des mères constitue une manifestation importante du fardeau maternel de la CTF. Il souligne l’impact important de cette stratégie sur la santé physique et mentale de ces femmes, notamment le manque de sommeil et les difficultés d’avoir une CTF qui soit satisfaisante. Cette stratégie, absente chez les pères rencontrés, constitue un enjeu de santé au travail important qu’il faudra davantage étudier (Presser, 2003 ; Lowson et Arber, 2016). Nos résultats montrent le contraste entre les stratégies des hommes et des femmes pour gérer des situations de CTF. Nous avons rencontré deux approches différentes : 1- la tendance des femmes à réduire leur temps de travail versus 2- celle des hommes à faire de longues heures afin d’assurer le soutien économique des familles (Tremblay, 2012 ; Messing et coll., 2014). Or, la dégradation des horaires, par le transfert des « bons » quarts pour la CTF vers les emplois à temps partiel, ainsi que l’augmentation des quarts de soir et de nuit ébranlent autant les stratégies de CTF des hommes et des femmes. D’abord, ces changements soulignent le peu de valeur accordée par l’employeur à leurs besoins de CTF lors de ses prises de décision. Ils affectent également la capacité à préserver sa santé dans la durée lorsque l’on effectue un travail exigeant physiquement. De plus, ces changements augmentent le poids des horaires atypiques sur la famille et le couple (Presser, 2003). Enfin, ils peuvent amplifier le sentiment d’insécurité face à des conditions d’emploi qui se dégradent, au profit de postes à temps partiel générant de l’insécurité financière. Les syndicats doivent faire face à ces enjeux, cela tout en accordant de l’attention aux demandes d’accommodements liés à des défis individuels pas toujours visibles et qui touchent tant les femmes que les hommes. Le pari syndical de demain consistera à solutionner ces problèmes de manière collective, et ce par le biais de pratiques qui ne confortent pas le stéréotype que la CTF serait seulement l’affaire des femmes.

En conclusion, des syndicats et groupes d’intérêts[1] réclament l’adoption d’une loi-cadre par les gouvernements du Québec et du Canada qui obligerait les entreprises à accommoder la conciliation famille-travail-études. Des précédents existent dans ce domaine, notamment à San Francisco[2]. De même, des avancées syndicales en Ontario ont permis de conventionner une meilleure prévisibilité des horaires dans le secteur des marchés d’alimentation[3]. Toutefois, il importera que l’encadrement légal ou organisationnel de la CTF prenne en compte l’impact des conditions de travail et d’emploi sur les stratégies de CTF. La préservation de la capacité de travail ainsi mise de l’avant aurait des retombées positives, non seulement pour la santé physique et mentale des personnes devant concilier famille et horaires atypiques, mais aussi pour l’organisation et la société dans son ensemble. De plus, elle réduirait la pression financière causée par la prise de congés de maladie pour se protéger, physiquement ou mentalement, des contraintes du travail. Pareille approche permettrait d’empêcher l’accumulation de contraintes pour la CTF chez une population de travailleurs et de travailleuses dont la voix est peu entendue (Duemmler et coll., 2013 ; Messing, 2016). La compréhension et la prise en compte des besoins spécifiques de la réalité des personnes ayant des horaires atypiques ou un emploi précaire montrent la légitimité de la CTF dans ces milieux, tout comme dans les autres milieux professionnels. Comme en font foi nos propositions, il existe des solutions qui contribueraient à réduire le conflit entre le travail et la vie familiale. Cependant, leur mise en place dépend de la volonté des employeurs, ainsi que de la capacité des syndicats et décideurs politiques à créer les conditions afin que se développe un dialogue social dans ces milieux autour des enjeux de CTF (Bustreel et coll., 2012).