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Ce livre est le fruit d’un programme de recherche pluridisciplinaire et internationale, mené pendant sept ans, sur les organisations patronales en Europe. Il analyse le rôle des organisations patronales dans la régulation économique et financière en Europe durant les 19e et 20e siècles. Plusieurs questions inspirent cet ouvrage, mais la question principale s’avère la suivante : « De quelle manière les organisations patronales ont participé à la modification du contenu, de la hiérarchie et du poids relatif des règles ? ». Les réponses à ce questionnement se trouvent dans 28 chapitres, regroupés en deux grandes parties et rédigés par plusieurs mains. La première partie examine la régulation économique par l’État et par le marché, alors que la deuxième partie aborde la régulation économique par branche et par secteur.

Avant de commencer, il est intéressant de souligner que la définition d’organisation patronale utilisée par les auteurs est large. Certaines organisations sont des associations, par exemple, la Société industrielle de Mulhouse, tandis que d’autres constituent des cartels, tel le Cartel des peigneurs de laine de Roubaix-Tourcoing.

De facto, les auteurs montrent l’importance du rôle joué par les organisations patronales dans les sphères économique, juridique et politique. Certaines organisations ont contribué à la définition de la qualité des produits, ainsi qu’à la fixation des prix et des tarifs. Citons, par exemple, les Organisations patronales des soies de Lyon qui ont contribué d’une manière très significative à mettre en place des règles et des usages susceptibles de réduire les coûts de transaction et l’incertitude dans le but de définir et de contrôler la qualité des soies, de lutter contre la fraude, d’améliorer l’information sur les marchés et entre les partenaires commerciaux, de défendre le protectionnisme, etc. Citons, également, le Cartel des peigneurs de la laine de Roubaix-Tourcoing qui a mis en place un système d’engagement visant à supprimer la concurrence, à freiner la surproduction et à instaurer une solidarité entre les membres du cartel. De même, dans l’industrie européenne des câbles, l’International Cable Development Corporation a imposé des normes techniques, des contingents nationaux, des quotas d’exportation, ainsi que des mesures de contrôle des prix. Dans le secteur tertiaire, les organisations patronales suisses ont pu imposer un système durable de régulation de la concurrence. Cette réussite est liée en grande partie au soutien de l’État. En effet, « la Suisse offre un bon exemple remarquable de coopération entre les organisations professionnelles, les cartels et l’État ». Toutefois, l’objectif du système suisse était de fixer des règles dans le but de réaliser un « optima au sens de Pareto ».

Il y est mentionné, également, que l’Association italienne des hôteliers a réduit les coûts de production à travers la régulation du « marché du travail » et a adopté un système de prix transparent qui a permis de réduire la concurrence par la publicité des prix. En effet, le rôle de l’État est plus déterminant en Italie qu’en Suisse, et ceci est lié au système politique de ce pays qui est plus centralisé.

Le livre aborde aussi des questions intéressant les spécialistes en relations du travail. Plusieurs contributions portent sur le travail des enfants, le travail de nuit, la santé et la sécurité au travail, et le dialogue social. Par exemple, en 1827, la Société industrielle de Mulhouse (SIM) a proposé la règlementation du travail des enfants. Toutefois, la réaction de l’État ne fut pas rapide. En 1833, la SIM revenait à la charge en présentant une proposition plus concrète grâce à un rapport qui se concentrait sur l’aggravation du mal en raison de l’extension du machinisme et du remplacement croissant des adultes par des enfants dans les ateliers. Par la suite, la SIM a présenté un projet de loi prévoyant l’interdiction du travail des enfants de moins de huit ans, ainsi que la fixation d’une durée maximale de la journée de travail à huit heures par jour. Les industriels mulhousiens souhaitaient que leurs initiatives deviennent obligatoires pour tous. Toutefois, Stoskopf relève la contradiction des discours et des pratiques lorsqu’il s’agit d’appliquer les mesures sur les deux principales activités à Mulhouse, soit la filature et l’indiennerie : « Ce que veulent les industriels de la SIM, c’est la philanthropie obligatoire pour tous, mais pas au-delà de ce qu’exige le fonctionnement de l’industrie ».

La réflexion sur le rôle des organisations patronales a traversé l’Atlantique. Laroche a examiné le cas d’une association québécoise, Réseau Trans-Al, qui a influencé également la régulation économique à travers sa participation au règlement des aspects sociaux du travail. Cette association a été créée afin de répondre aux problèmes collectifs des entrepreneurs du secteur de la transformation de l’aluminium. Toutefois, elle a évolué sans cesse dans le temps pour s’adapter aux différentes transformations institutionnelles et juridiques. De facto, le champ d’action du Réseau Trans-Al était d’abord limité au niveau régional, toutefois, avec le temps, l’association est devenue un acteur légitime au niveau provincial, connu pour sa capacité à évoluer et à modifier son environnement institutionnel. Elle est maintenant un acteur de premier rang dans la mise en place de mesures relatives à la formation, à l’innovation et au développement technologique dans ce secteur industriel.

À la fin du livre, Fraboulet, Margairaz et Vernus ouvrent d’autres perspectives. Les auteurs annoncent leur intention d’élargir leur champ d’investigation. Ils proposent d’aller au-delà de l’Europe et d’étudier d’autres continents, notamment l’Amérique et l’Asie. Les auteurs désirent étudier le rôle des organisations patronales dans le fonctionnement des districts industriels, notamment au Japon. Ils favorisent également un élargissement des études aux deux moments extrêmes de ce temps long : 1- un approfondissement des travaux sur les formes de structuration patronales lors des deux premiers tiers du 19e siècle; et 2- un approfondissement de l’analyse au dernier tiers de 20e siècle et au début de 21e siècle, tout en prenant en considération la montée en puissance du phénomène de « multinationalisation ». Finalement, les auteurs mettent l’accent sur la nécessité de questionner le rôle des organisations patronales dans la réduction des coûts de transaction sur les différents marchés de produits à travers l’analyse de la définition des pratiques et usages commerciaux, ainsi que des procédures d’objectivation de la qualité.

Cet ouvrage est d’importance par sa présentation d’organisations patronales qui sont méconnues en Europe, mais surtout en Amérique du Nord. Il montre également la diversité des organisations patronales (association, cartel, etc.). Une autre des particularités de ce livre est sa méthodologie : tous ses chapitres s’inscrivent dans une perspective historique. De plus, plusieurs études se situent dans une perspective de comparaison internationale, et ces dernières ont permis de conclure à de nettes différences nationales, tant en matière de règles et de lois, qu’au niveau de l’action patronale.

Chaque chapitre présente des enjeux économiques et sociaux auxquels les organisations patronales et la société sont confrontées. Toutefois, il importe de mentionner que, pour le lectorat nord-américain, sa lecture aurait été facilitée si les auteurs avaient fourni des définitions davantage explicites des différents types d’organisations. Ainsi, parfois, des recherches ailleurs sont nécessaires pour savoir si l’organisation à laquelle les auteurs réfèrent est une organisation patronale, étatique ou non patronale. Il s’agit, selon nous, de la plus importante lacune de cet ouvrage collectif, lacune qui sera surtout ressentie de ce côté-ci de l’Atlantique.