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Introduction

Les compétences, tout comme les pratiques de gestion axées sur ces dernières, ont été à l’origine de nombreuses publications. Avec la gestion des talents, celle des compétences s’inscrit dans le courant de la gestion stratégique basée sur les ressources (Barney, 1991) et a été une des approches marquantes en gestion des ressources humaines (GRH) durant les dernières décennies.

Diverses raisons sont à l’origine de cet intérêt. À la suite d’une analyse d’écrits parus dans cinq pays, Foucher et Naji (2010a) concluent que les principaux motifs des États et des organisations pour prêter attention aux compétences individuelles et aux démarches visant à les mesurer, les reconnaître et les développer se distribuent sur trois plans: économique, social et managérial. Même si la nature et le poids des objectifs à l’origine des démarches compétence et les moyens d’action déployés varient selon les pays (Bouteiller et Gilbert, 2005; Geffroy et Tijou, 2002), le désir des dirigeants d’organisations de les implanter s’inscrit dans une perspective de régulation déterministe : par ce moyen, on vise à améliorer le fonctionnement et la performance des individus et de l’organisation. Lorsqu’ils participent à l’implantation d’une démarche compétence, les syndicats peuvent difficilement occulter ces objectifs.

À l’instar d’autres approches de gestion, celle axée sur les compétences s’accompagne d’outils, principalement de référentiels, qui s’inscrivent dans un système évolutif demandant de prendre en compte trois composantes interdépendantes (Allaire et Firsirotu, 2004; Tichy, 1983) : 1- la culture organisationnelle, notamment les valeurs qui sont porteuses de sens pour l’action; 2- les structures, qui englobent les outils de gestion conditionnant le déploiement de l’action; 3- les individus, entre autres leurs motivations et leurs jeux d’intérêts (Crozier et Friedberg, 1977) qui construisent l’action. Ce contexte évolutif et interactif invite, à la fois, à interroger la capacité des référentiels d’agir comme seuls déterminants de l’action et à examiner les actions déployées par les individus pour construire leur propre réalité. En corollaire, ce contexte suscite une interrogation sur la façon de déployer les référentiels pour qu’ils traduisent la double réalité qu’ils sont appelés à signifier : d’une part, les compétences véritablement requises et valorisées par les parties concernées; d’autre part, les compétences effectivement déployées.

Ces interrogations sont à l’origine d’une recherche qualitative s’articulant autour de cette question :

Compte tenu des interactions entre les composantes d’une organisation et de leurs évolutions, comment approcher les référentiels pour qu’ils reflètent les compétences réellement développées et exprimées par les individus afin de bien effectuer leur travail et contribuer à l’atteinte des objectifs organisationnels ?

La réponse résultera d’une démarche en deux étapes.

La première, de type inductif, s’inspire de la « théorie ancrée » (Glaser, 2001). Le matériel analysé, ici de nature théorique, provient de trois types de travaux complémentaires : les premiers sur les outils de gestion en général; les deuxièmes sur les référentiels de compétences; les troisièmes sur divers apports du paradigme constructiviste. Ces travaux fournissent des assises à l’adoption d’une perspective interactive et évolutive entre le travail, la réalité représentée dans les outils de gestion et les rapports avec leurs usagers. Dans l’esprit de la théorie ancrée, cette première étape permet de dégager des propositions faisant émerger une ébauche théorique, exprimée ici dans un cadre de référence ayant un double objet : 1- les rapports entre travail, référentiel de compétences et compétences déployées, à travers des mécanismes d’appropriation; 2- l’ancrage de ces mécanismes dans des courants de pensée se rattachant au paradigme constructiviste.

La seconde étape de la recherche consiste à appliquer ce cadre de référence à l’analyse de quatre cas, chacun illustrant un mécanisme d’appropriation du travail effectué et menant à suggérer des moyens pour concilier des apports différents, appelés déterministes et constructivistes, dans le déploiement de référentiels de compétences. Cette étape s’apparente à celle suivie dans une étude de cas multiples (Yin, 2014), mais élaborés par d’autres auteurs. Ces cas, analysés selon des principes méthodologiques reconnus, ont été choisis dans la littérature portant sur le développement des compétences en raison de leur pertinence.

Analyse des outils de gestion

La rationalisation et la bureaucratisation des pratiques de gestion ont contribué à multiplier le nombre d’outils de gestion, que de Vaujany (2006) définit ainsi : « un ensemble d’objets de gestion intégrés de façon systématique et codifiés dans une logique fonctionnelle (ou toute autre logique d’acteur) et respectant un certain nombre de règles de gestion » (p. 113). Pour sa part, Moisdon (1997) précise que ce sont des schémas « reliant de façon formelle des variables issues de l’organisation et destinées à instruire les divers actes de la gestion » (p. 7).

Concrétisant une philosophie et des modes de gestion, les outils de gestion servent à l’atteinte d’objectifs organisationnels. Leurs rôles sont de coordonner la réalisation des actions collectives, mémoriser des schèmes d’action, repérer les écarts entre normes et pratiques réelles et, enfin, interpréter ces différences (Lorino, 2002).

La quantité et la rapidité des changements que les organisations doivent apporter afin de s’adapter aux mutations de l’environnement ont amené à repenser la dynamique des liens entre les outils de gestion et leurs usagers (Moisdon, 1997). Ainsi, des chercheurs en sont venus à voir la conception et le déploiement comme des processus reliés dont on ne peut évacuer l’action des usagers. Ce rapport est vu selon une perspective d’appropriation traitée dans divers collectifs (de Vaujany, 2005; Grimand, 2006; Teulier et Lorino, 2005).

Le déploiement d’outils de gestion suscite donc des questionnements prenant racine dans des réflexions épistémologiques menant à la remise en cause de l’approche déterministe d’après laquelle l’instrument a une existence propre et induit par lui-même des comportements prévisibles. Certaines de ces réflexions ont trait aux jeux d’intérêts entre les parties, l’enjeu étant l’appropriation sociopolitique de l’outil dont traitent plusieurs chapitres du collectif de Chiapello et Gilbert (2013). D’autres touchent les aspects cognitifs et symboliques de l’appropriation. Cette approche a été impulsée par les écrits de Lorino (2002) et de de Vaujany (2006) notamment.

Dans un texte souvent cité, Lorino (2002) analyse les théories qui sous-tendent la conception des outils de gestion. D’un côté, il décrit celle de nature positiviste, d’après laquelle ces outils reflèteraient des situations génériques et conduiraient, de façon prédictible, aux décisions et actions des acteurs. Ils seraient censés induire, de facto, des comportements ou actions clairement spécifiés, sans égard au contexte. En position intermédiaire, Lorino mentionne des conceptions amenant à repenser l’action des utilisateurs par rapport à l’outil de gestion. En continuité avec ces vues et à l’opposé de la vision positiviste, il décrit la théorie instrumentale prenant assise dans les travaux de Vygotsky (1980) et poussant plus loin l’étude de la relation entre l’individu et l’outil de gestion. Ce dernier est perçu comme composé d’un objet et d’un sujet ayant des schèmes d’utilisation d’ordre représentatif et opératoire. Ce double statut amène à prêter à l’outil une nature objective d’élément présent dans la réalité externe, et subjective de schème d’utilisation résultant d’actions posées dans un contexte. L’interaction entre l’outil et l’activité s’exprime dans un mouvement de va et vient : il part de l’activité, en l’interprétant; il aboutit à l’activité, en produisant des actions.

De Vaujany (2006) apporte un complément d’information en formulant une théorie de l’appropriation des outils de gestion visant à dépasser l’opposition conception-usage. En préambule, il traite des perspectives selon lesquelles l’appropriation peut être envisagée et des axiomes sur lesquels elle se fonde. D’après lui, le processus d’appropriation peut se décliner selon trois perspectives :

  1. Rationnelle : l’outil de gestion exige une appropriation normalisée et fait appel à une régulation de contrôle;

  2. Sociopolitique : l’outil de gestion est un instrument de valorisation et d’influence; son appropriation résulte d’un processus collectif s’inscrivant dans la durée et faisant appel à la régulation autonome et conjointe;

  3. Psycho-cognitive : l’outil de gestion soutient l’apprentissage sur sa propre action; l’appropriation se fait par un processus cognitif s’étalant dans le temps et faisant appel, d’après Grimand (2006), à une régulation autonome, mais principalement conjointe.

Grimand ajoute le regard symbolique qui conçoit l’appropriation comme une construction de sens et une source de légitimation de l’action réalisée par régulation autonome. Les quatre axiomes se résument ainsi : l’appropriation est contingente, résulte de la flexibilité instrumentale et interprétative d’un instrument, requiert les apports des parties concernées et débute avant la phase d’utilisation, pour se poursuivre dans les modes routiniers d’utilisation.

De Vaujany et Grimand (2005) expliquent le processus d’appropriation par deux théories : la « conception à l’usage » et la « mise en acte » des outils de gestion. Selon la première, la conception d’un outil est intimement intégrée à son usage, si fortement que les deux ne peuvent pas être distingués. L’outil prend forme à travers les apprentissages, les conflits pour sa maîtrise, et les alternances entre autonomie et contrôle, remettant ainsi en cause son rôle de stabilisation d’une organisation. Quant à la théorie de la « mise en acte », elle accorde plus d’importance à l’interaction entre outils de gestion et acteurs. Celle-ci donne lieu à des apprentissages trouvant leur raison d’être dans l’incapacité des outils de gestion d’embrasser la réalité des différents acteurs. Ce processus continu converge entre la régulation de contrôle, qui vise à standardiser l’outil et son utilisation, et la régulation autonome, qui s’efforce de l’adapter à sa réalité. Ces deux théories amènent de Vaujany (2006) à repenser les rapports entre la conception et les modalités d’usage, et à aller dans le sens de la proposition de Moisdon (2005) selon laquelle il pourrait y avoir une interaction continue exploitant les boucles de rétroaction entre les expériences vécues et la révision à la fois des principes d’action et des outils de gestion.

De ces travaux sur les outils de gestion émergent cinq tendances traduites en propositions inspirant le cadre de référence : 1- la position déterministe n’est pas suffisante pour rendre compte du déploiement des outils de gestion; 2- une interaction existe entre l’activité et l’individu; 3- une interaction existe entre l’outil et son usager; 4- cette interaction peut susciter diverses formes d’appropriation : sociopolitique, psycho-cognitive et symbolique; 5- la rétroaction entre les expériences vécues et la révision des outils de gestion est souhaitable.

Analyse des référentiels de compétences

Les référentiels de compétences sont des outils de gestion ne formant pas un ensemble homogène; ils sont définis de façon variable, renvoient à divers contenus, ont une portée différente, prennent plusieurs formes et sont construits avec une rigueur inégale. Dès 2002, Oiry et Sulzer ont traité de ces thèmes dans un chapitre intitulé « Les référentiels de compétences : enjeux et formes ». Quelques années plus tard, Dietrich (2005) a analysé des référentiels de compétences en tant qu’outils de gestion. Désireux de prolonger ces apports, le présent texte examine différentes facettes des référentiels de compétences.

Description

Les référentiels de compétences ont un sens variable. Selon le Larousse Encyclopédique, il s’agit d’un « ensemble d’éléments formant un système de référence ». Cette perspective sous-tend la définition de Draganidis et Mentzas (2006), soit « une description narrative des compétences pour une catégorie d’emploi, un métier ou une profession…ou toute autre unité d’analyse » (p. 55). C’est ce sens que retient Marcq (2008) en définissant un référentiel comme : « l’ensemble des compétences auxquelles une personne se rapporte de manière informelle (comme le patient pour juger son médecin) ou formelle (…comme un manager pour évaluer un collaborateur) » (p. 133).

Même formalisé, un référentiel peut être d’usage souple, comme l’indique la définition de Gerbé, Raynault et Nokam (2012) selon laquelle il « présente un ensemble de compétences organisées et documentées de façon à pouvoir répondre à un ensemble d’objectifs allant de l’information à l’évaluation » (p. 2). Toutefois, selon Franchet (2005), la formalisation d’un référentiel de compétences a plutôt pour conséquence d’en faire « un système de repérage des exigences qui établit des normes » (p. 56). Pour leur part, Du Roy, Lemay et Paulino (2003) précisent qu’un référentiel de compétences « sert à évaluer le rapport entre l’acquis et le requis, et à indiquer les évolutions professionnelles » (p. 39). Il devient ainsi un outil de gestion permettant de déterminer les compétences requises pour effectuer un travail, performer selon les normes en vigueur et identifier des besoins d’apprentissage.

Comme le contenu des référentiels de compétences varie, Dietrich (2005) s’est servi, pour les analyser, de différents critères, tels que la façon de catégoriser les compétences et la nature des énoncés retenus. Ainsi, les référentiels peuvent comporter divers types de compétences (techniques, relationnelles, et autres). Certains situent même celles-ci sur plusieurs plans : technico-professionnel, communicationnel, etc.

La portée des référentiels peut passer de spécifique, dans le cas d’un emploi, à générale, si la cible est une profession comme celle de gestionnaire. La première tendance contribue à rapprocher le référentiel de la description d’emploi et à le rendre plus rigide. La seconde amène à retenir tels quels ou à moduler des énoncés de compétence choisis parmi un ensemble pouvant s’appliquer à une même profession. Selon Bouteiller et Gilbert (2005), la première pratique dépeint une tendance française alors que la seconde est une caractéristique de l’expérience nord-américaine. Nagels et Lasserre Moutet (2013) renchérissent en soulignant une pratique répandue en France :

Du point de vue des gestionnaires des ressources humaines […], l’usage d’un référentiel vise essentiellement à rationaliser l’évaluation individuelle des salariés. Les attentes et les exigences sont formulées avec un niveau de détails se rapportant aux tâches les plus élémentaires. La parcellisation du travail semble nécessaire pour objectiver l’évaluation individuelle […].

p. 100

Du côté nord-américain, Arsenault (1997), Gebelein et al. (1992) et Lombardo et Eichinger (2002) proposent un référentiel de compétences souple, modulable en fonction des besoins et du contexte spécifique des usagers. C’est la conception du Dictionnaire de compétences TRIMA (Arsenault, 1997) et de nombre de travaux en langue anglaise où les expressions « dictionnaire de compétences » et « modèle de compétences » sont utilisées pour désigner un outil plus souple que le « référentiel de compétences », une expression qui n’existe pas en langue anglaise. Cette conception souple se reflète dans la définition retenue pour caractériser le référentiel de compétences du gestionnaire-leader de la Fonction publique québécoise : « Un référentiel est un répertoire composé de plusieurs compétences génériques associées à un ensemble de postes et pouvant être choisies pour constituer des profils de compétences. » (Direction du développement des personnes et des organisations, 2012 : 9).

Le contenu et la portée variables des référentiels de compétences font en sorte qu’il en existe divers types, comme l’ont fait ressortir Foucher et Naji (2010b). Leur analyse du contenu de nombreux référentiels a été effectuée selon trois critères, chacun constitué de plusieurs aspects spécifiques: 1- leur objet, tel que leur degré de spécificité et leurs composantes : connaissances, habiletés, ...; 2- leur mode d’élaboration, entre autres, l’indice identifiant une compétence : caractéristique d’un rendement supérieur ou exigence à satisfaire; 3- leur mode d’application, telle leur flexibilité. L’application de ces catégories de critères a amené ces auteurs à identifier six types de référentiels de portée variable : cadre de référence s‘appliquant à plusieurs emplois, contenu d’application générale, emplois de gestion de divers niveaux, professions spécifiques autres que celle de gestionnaire, emplois spécifiques, et activités spécifiques s’insérant dans des processus.

Des critères métriques, qui renvoient à la capacité d’un référentiel de bien représenter les compétences à maîtriser pour réussir dans le cadre de l’activité professionnelle et du milieu de travail pris en compte, sont communément utilisés pour juger de la qualité d’un référentiel de compétences. Cadin, Guérin et Pigeyre (2002) en retiennent cinq : la constance, la sensibilité à la différence, la validité pronostique, la validité de contenu et la validité de construction. Malheureusement, les référentiels de compétences ne satisfont pas tous à ces critères. Bouteiller et Gilbert (2005) affirmant que les référentiels américains ont tendance à se fonder sur des bases psychométriques plus solides que ceux élaborés en France.

Les qualités métriques des référentiels de compétences sont analysées dans l’article de Schippmann et al. (2000). Selon ces auteurs, la qualité métrique d’un référentiel dépend du processus d’élaboration : 1- diversité, complémentarité et pertinence des méthodes utilisées pour s’informer sur les compétences à retenir; 2- mise à contribution de divers experts de contenu au processus d’identification des compétences; 3- mise en place d’un mécanisme de révision au cours de l’élaboration du référentiel.

La rigueur des méthodes servant à identifier les compétences exerce aussi une influence. Ces méthodes ont deux cibles : les personnes ou le travail, une division semblable à celle que l’on retrouve en analyse d’emploi (Catano, Wiesner et Hackett, 2016). La méthode décrite par Spencer et Spencer (1991), qui est représentative de celles ciblant les compétences démontrées par des personnes, s’inspire des incidents critiques et vise l’identification des compétences qui différencient les personnes au rendement supérieur des personnes satisfaisantes. De leur côté, les méthodes basées sur l’analyse du travail cherchent à identifier les compétences exigées pour effectuer adéquatement les activités professionnelles prises en compte. Celles que proposent Jouvenot (2005) et Labruffe (2003) portent spécifiquement sur les compétences, tandis que celles que décrivent Catano et al. (2016) s’inspirent des méthodes traditionnelles d’analyse d’emploi. Selon l’approche choisie, on visera à assurer la maîtrise adéquate des compétences par le plus grand nombre ou à hausser la performance à un degré plus élevé.

Analyse

La fidélité et la validité d’un référentiel de compétences peuvent varier dans le temps, selon les évolutions du travail et les appropriations qu’en font les usagers. Ces appropriations, susceptibles de conditionner la forme, les applications et les apports d’un référentiel, sont illustrées, notamment, dans une étude de cas réalisée par Moisdon (2012). Les modes d’appropriation que révèlent la collecte longitudinale d’information provenant d’entrevues va dans le sens de ceux proposés par Lorino (2002) et Grimand (2006) pour les outils de gestion en général. Une approche déterministe ne rend pas compte des transformations survenant lors du déploiement du référentiel de compétences. Il faut prendre en compte les forces appropriatives, qui sont de trois types :

  1. les actions politiques renvoyant aux discussions et jeux de pouvoir influençant le développement d’une représentation partagée par les parties;

  2. les actions cognitives regroupant les mécanismes d’apprentissage déployés pour maîtriser l’instrument;

  3. les actions symboliques à travers les mécanismes d’attribution de sens utilisés par les acteurs.

Chacune de ces formes d’appropriation est mise en lumière dans d’autres études. Par exemple, Sanseau (2005) montre l’importance des collaborations entre acteurs lors de l’élaboration d’un référentiel marketing basé sur les acquis d’expérience. De leur côté, Oiry et Sulzer (2002, 2005) insistent sur les négociations entre les acteurs dans leur appropriation des référentiels, mais mettent en garde contre l’impact possiblement négatif des arbitrages sociaux sur la qualité des référentiels.

À cet apport empirique, il convient d’ajouter ces éléments de réflexion issus de divers travaux. Selon leur forme, leur contenu et leur portée, les référentiels de compétences ont une capacité variable de rendre compte des évolutions du travail et des appropriations qu’en font les individus. Cependant, tous sont des outils de gestion suscitant des réflexions sur leurs rapports avec le travail réel et les compétences effectivement déployées.

Selon le classement proposé par Bouteiller et Gilbert (2016), ils renvoient à un modèle spécifique de la compétence selon lequel des organisations définissent celles qui sont requises. Une question se pose : Comment procéder pour que les référentiels traduisent les exigences nouvelles issues de la mouvance du travail ?

  • Les référentiels visent à induire des schèmes d’action constituant, selon Vergnaud (1990) : « une organisation invariante de la conduite pour une classe de situations » (p. 136), comme l’illustrent les examens de certification élaborés, en Angleterre, par le National Council for Vocational Qualifications. La cristallisation de ces schèmes d’action soulève des questions ayant une incidence sur la validité du référentiel : Lors de la construction du référentiel, a-t-on pris en compte l’ensemble des classes de situations susceptibles de se produire ? Au cours de son déploiement, a-t-on recensé l’apparition de nouvelles classes de situations et les schèmes d’action qu’elles requièrent ?

  • Des individus peuvent rendre un référentiel non représentatif en ne déployant pas les compétences qu’ils perçoivent comme illégitimes ou non pertinentes, et en actualisant certaines autrement que prévu, comme l’indiquent les écrits sur l’appropriation socio-politique.

  • Le référentiel n’épuise pas tous les rapports de l’individu avec son travail. Par exemple, celui-ci peut développer, dans et par l’action (Marcq, 2008), des compétences non comprises dans le référentiel. Un référentiel ignorant cette dynamique devient incomplet et moins pertinent.

  • Le rapport de l’individu avec son travail invite à poser des questions sur le sens qu’il lui donne et sur les compétences qu’il déploie en fonction de ce dernier (Sandberg, 2000), celui-ci pouvant influencer la validité du référentiel de compétences.

Propositions

Des travaux sur les référentiels de compétences émergent cinq propositions rejoignant celles sur les outils de gestion en général : 1- la position déterministe n’est pas suffisante pour rendre compte du déploiement des référentiels; 2- une interaction existe entre ces derniers et leurs usagers; 3- cette interaction peut donner lieu à diverses formes d’appropriation : sociopolitique, psycho-cognitive et symbolique; 4- l’interaction entre l’individu et le travail peut influencer la valeur du référentiel; 5- la rétroaction entre les expériences vécues et la révision des référentiels est souhaitable. Ces propositions seront considérées dans l’élaboration du cadre de référence.

Apports du paradigme constructiviste

Tel que mentionné, il est pertinent de distinguer outil de gestion et activité, référentiel de compétences et compétences déployées. Cette distinction, traitée notamment par Norris (1991) et Sandberg (1994), a des racines épistémologiques et ontologiques qui ressortent dans les analyses que Burrell et Morgan (1979) font des approches déterministes et constructivistes. Sur le plan ontologique, l’approche déterministe adopte une perspective dualiste distinguant les activités de travail et les attributs des travailleurs, ce qui amène à concevoir la compétence comme une caractéristique composée de traits dont la nécessité est imposée par des réalités externes permettant de l’ériger en norme orientant la sélection, l’évaluation, la formation et la reconnaissance du personnel. Posséder ces traits devient signe de compétence et garant de rendement, dans des situations variables. C’est pourquoi la compétence requise peut être prescrite dans un référentiel. À l’opposé, le paradigme constructiviste conçoit la compétence comme un construit de la conscience humaine (Sandberg, 2005) et considère qu’il y a présence d’une intentionnalité dans la construction de la compétence. Quant à la comparaison d’ordre épistémologique, elle fait ressortir les différences suivantes. Dans une perspective déterministe, l’employé est neutre par rapport à la compétence; la connaissance qu’il investit dans sa performance est détachée de son interprétation idiosyncratique (Hatch et Cunliffe, 2009) et demeure objective. Dans une perspective constructiviste, la compétence existe de façon vraisemblable et raisonnable dans la mesure où les individus en ont conscience mais, pour que ce soit une compétence, il faut qu’il y ait une convergence de vues avec des critères robustes touchant la crédibilité, la vraisemblance, et la possibilité de répliquer et de transférer (Lincoln, Lynham et Guba, 2011).

L’approche constructiviste permet d’envisager la compétence à partir de courants de pensée convergeant avec les formes d’appropriation recensées :

  • Le premier prend racine, notamment dans la psychologie sociale : la réalité est perçue comme celle que les individus construisent à travers les représentations qu’ils s’en font. En conséquence, la façon de voir un même objet peut varier au sein d’une même collectivité. Les résultats de recherche sur les représentations différentes des compétences requises vont dans ce sens, comme l’indiquent certains travaux dans des domaines comme la santé (Shilton et Lower, 2003) et la restauration (Tesone et Ricci, 2009).

  • Le deuxième perçoit la compétence à partir de son élaboration durant le parcours professionnel. Il est principalement issu des travaux de Benner (1995) sur les étapes que franchit une personne pour acquérir et développer ses compétences. Ces étapes se déclinent à travers un processus comprenant cinq niveaux, de novice à expert. Le passage d’un niveau à un autre reflète des changements marquant le développement progressif des compétences observable dans l’activité professionnelle.

  • Le troisième conçoit la compétence comme une construction résultant de la conscience professionnelle d’une personne, appelée « théorie d’action » par Argyris et Schön (1996) et « cadre de référence » par Keegan (2000). La conscience professionnelle est organisée en niveaux, du plus superficiel au plus profond, et composée de plusieurs aspects, tels que des théories d’action guidant les façons récurrentes de penser et d’agir.

  • Le quatrième insiste sur les mécanismes privilégiés par le travailleur pour attribuer du sens à ses compétences, lesquels peuvent prendre des formes telles que la différenciation par l’attribution d’un sens particulier à l’action (Spreitzer et al., 2005), l’harmonisation interne par la recherche d’authenticité, d’affirmation et d’engagement (Swann, Johnson et Bosson, 2009), et l’addition intégratrice de ses apports à ceux des autres (Rosso, Dekas et Wrzesniewski, 2010).

Cadre opérationnel de la recherche

Les trois littératures consultées apportent un éclairage sur les rapports entre travail, référentiel de compétences et compétences réellement déployées, à travers des mécanismes d’appropriation mettant à contribution trois types de processus: 1- cognitifs (apprentissages amenant la maîtrise de schèmes de pensée, leur intégration dans des routines d’action et leur utilisation novatrice conséquente à leur assimilation); 2- interprétatifs (attribution de sens conditionnant le rapport avec le travail et les référentiels de compétences); 3- relationnels (négociations visant des adaptations et des convergences). Décrits dans les sections consacrées aux outils de gestion et aux référentiels de compétences, ces processus d’appropriation seront, par extension, appliqués au travail, un choix qui permet de retenir une catégorisation claire et compatible avec des travaux portant directement sur l’appropriation de celui-ci, comme ceux de Bernoux (1982).

La Figure 1, qui sert d’assise à notre recherche, est composée de deux types de variables : 1- les interactions entre travail, référentiels de compétences et compétences déployées; 2- les processus d’appropriation et leur association à des courants de pensée appartenant au paradigme interprétatif. Le recours à ces derniers vise un double apport : guider le choix de cas illustrant les appropriations cognitives, symboliques et socio-politiques; enraciner ces appropriations dans des assises théoriques. Cet apport se fera de deux façons : 1- en appréhendant le déploiement de compétences non inscrites dans les référentiels; 2- en identifiant une représentation des compétences requises susceptible de différer de celles qui sont inscrites dans les référentiels.

Figure 1

Formes d’appropriation des compétences et des référentiels de compétences

Formes d’appropriation des compétences et des référentiels de compétences

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Méthodologie de la seconde étape

De nature déductive, la seconde étape de cette recherche vise à illustrer, à travers des cas appuyés par un éclairage théorique, les quatre vecteurs d’appropriation de la Figure 1. En corollaire, des questions seront posées sur les façons d’améliorer les référentiels, en considérant les compétences véritablement déployées en lien avec le travail.

La méthodologie utilisée, qui s’inspire de Yin (2014), a pour objectif d’illustrer les modalités d’appropriation du travail par des études de cas se rattachant aux courants de pensée appartenant au paradigme constructiviste. Ces cas, choisis dans la littérature sur le développement des compétences, devaient se conformer aux qualités méthodologiques reconnues dans les écrits sur la méthode de cas, et s’avérer pertinents. Le nombre de quatre cas présentant les liens logiques recherchés est estimé suffisant pour illustrer les types d’appropriations et la réflexion reliée à ces dernières. Compte tenu de l’objectif visé, il n’y a nulle nécessité d’avoir des cas représentatifs de l’ensemble des pratiques. L’ajout d’autres cas pourrait enrichir le propos, mais n’enlèverait rien à la contribution de ceux cités.

Les deux étapes de la recherche aideront à montrer la pertinence de croiser des apports différents : ceux issus des travaux sur l’appropriation des outils de gestion et ceux provenant de courants de pensée enracinés dans le paradigme constructiviste; ceux appartenant à ce paradigme et ceux d’ordre déterministe. Ce croisement s’inscrit dans le sens de la proposition formulée par Wacheux (1996) et appliquée par divers chercheurs, notamment Hassard (1993), de mobiliser le cadre de référence de Burrell et Morgan (1979) afin d’élaborer une construction à partir de divers points de vue.

Appropriation par une convergence des représentations

Le premier objet de réflexion touche les moyens à privilégier pour qu’un référentiel traduise les opinions des différents acteurs. Du ressort de l’appropriation sociopolitique, elle prend racine dans le courant de pensée considérant la réalité comme celle que les individus construisent à travers leurs représentations. Elle se traduit par cette question:

Comment procéder pour que les compétences à maîtriser soient également importantes pour les parties concernées, que ce soit afin d’élaborer un référentiel ou de vérifier l’appropriation qui en est faite après son déploiement ?

La réflexion sur cette question a pour point de départ la recherche de Doutre (2003). En plus d’indiquer que les compétences n’ont pas nécessairement une importance égale aux yeux des gestionnaires et des travailleurs, cette étude fournit un éclairage sur les facteurs influençant la perception des compétences jugées nécessaires.

Doutre (2003) a mesuré l’importance que les ouvriers et les cadres d’entreprises touchés par une fusion accordent à diverses compétences. Les représentations exprimées font premièrement ressortir des liens entre l’acceptation des politiques et les opinions sur les compétences, dont le suivant : plus le groupe d’appartenance est d’accord avec la politique de l’entreprise, plus ses membres pensent que la maîtrise des procédures techniques fait partie des compétences des ouvriers. Deuxièmement, les résultats révèlent des différences de représentations entre les sous-groupes. Par exemple, l’encadrement et les ouvriers ne partagent pas les mêmes vues sur l’importance de retenir comme indice de compétence le respect des contraintes liées au poste de travail. L’information recueillie par entrevues révèle donc que les acteurs consultés accordent une importance différente aux compétences ciblées.

Cet exemple illustre l’utilité de prendre connaissance des représentations que les personnes et groupes concernés se font des compétences, que ce soit lors de la conception d’un référentiel ou de son usage, car des désaccords peuvent survenir lors du processus d’appropriation. Le recours à une méthode qualitative de nature inductive, comme dans le cas étudié par Doutre, peut aider à vérifier la convergence des représentations. La consultation formelle des parties constitue un autre moyen de vérification. La tradition française en matière de gestion des compétences fournit de nombreux exemples d’ententes négociées (Gilbert et Pigeyre, 2003). Enfin, la sociologie de la traduction (Amblard et al., 1996) propose une méthode intéressante pour rechercher des convergences. En résumé, favoriser la convergence des représentations peut servir à gérer l’appropriation différente d’un référentiel de compétences, accroître sa pertinence et assurer une utilisation profitant davantage aux diverses parties.

Appropriation par le développement de compétences dans des zones indéfinies

La deuxième question a trait aux moyens à prendre pour que les référentiels couvrent l’ensemble des compétences que les individus déploient pour réussir, non pas seulement celles exigées; elle prend racine dans les travaux sur les connaissances tacites et l’appropriation cognitive. Elle invite à réfléchir aux moyens à déployer pour que les référentiels reflètent toutes les compétences nécessaires, certaines se manifestant à travers les appropriations différentes que les individus font de leur travail. Elle est ainsi formulée :

Comment procéder pour que les compétences qu’inscrivent les organisations dans leurs référentiels et qu’elles jugent nécessaire de maîtriser reflètent toutes les exigences du travail accompli ?

Sur le plan théorique, la réflexion sera inspirée par les travaux de Nonaka et Takeuchi (1997). Sur le plan empirique, elle sera impulsée par l’étude de cas réalisée par Vézina et al. (2000).

Nonaka et Takeuchi (1997) ont fait ressortir l’importance des connaissances tacites et l’utilité de les expliciter. Les connaissances constituent, avec les habiletés, l’une des composantes visibles de la compétence (Spencer et Spencer, 1997). L’étude de cas rapportée par Vézina et al. (2000) montre l’intérêt de prêter attention aux connaissances tacites et aux comportements compétents qu’elles engendrent.

Appelés à intervenir auprès d’ouvriers travaillant dans une usine d’abattage de porcs pour diminuer l’occurrence des troubles musculo-squelettiques, des chercheurs en ergonomie ont choisi d’identifier les connaissances et les habiletés développées par les personnes non atteintes par ces pathologies, en vue d’élaborer un cours de prévention. Leurs entrevues et observations ont ainsi permis de faire ressortir la maîtrise de compétences non répertoriées par l’entreprise. Celles-ci avaient trait à l’aiguisage des couteaux, à la prévention et à l’élimination des débris graisseux nuisant à l’acuité des couteaux, et au choix de l’angle d’entrée dans la carcasse au moment de la coupe. Les chercheurs ont aussi interrogé les travailleurs sur la façon dont ils avaient développé ces connaissances et habiletés. Même dans ce contexte de cycles courts et répétitifs de travail, les ouvriers avaient appris par des moyens comme l’observation, la réflexion et la discussion. C’est par une méthode qualitative, de nature inductive, que les chercheurs ont pu faire émerger ces compétences tacites contribuant à la santé et au rendement.

Cet exemple, qui converge avec les travaux de Nonaka et Takeuchi (1997), montre qu’il est pertinent d’identifier les compétences développées à la suite d’un processus d’appropriation dont l’objet ne faisait pas partie des zones de compétences devant être maîtrisées. Cet exercice peut aider à mieux aligner les référentiels de compétences sur les exigences réelles du travail et à calibrer l’importance relative de leurs composantes. L’atteinte de ces objectifs peut se faire en interviewant des personnes capables de résoudre des problèmes semblant insurmontables pour d’autres, comme l’ont fait Vézina et al. (2000). La consultation de personnes à des stades plus avancés de leur carrière et jouissant d’une bonne réputation professionnelle peut également renseigner sur les compétences qu’elles ont développées. Cet autre mode de collecte d’information prend racine dans les travaux de Benner (1995) sur les stades de développement des compétences. Dans les deux cas, les choix méthodologiques s’inspirent des incidents critiques et visent à faire émerger le résultat tacite d’appropriations cognitives.

Appropriation par l’apprentissage dans, par l’action

La troisième question porte sur les moyens à déployer pour qu’un référentiel continue de représenter, à travers les évolutions temporelles, ce qui doit être exigé; elle prend racine dans les travaux sur l’évolution des compétences résultant de l’appropriation cognitive par la réflexion dans l’action. Elle se lit ainsi :

Comment procéder pour qu’un référentiel de compétences reste valide à travers les transformations qui peuvent se produire dans l’action et, en conséquence, les déclinaisons différentes que sont susceptibles d’en faire les individus ?

La réponse à cette question aura pour point de départ une recherche réalisée par Wittorski (2000) auprès de professionnels d’une entreprise d’électroménagers implantant une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC). Les changements identifiés alimenteront, ensuite, une réflexion sur les mécanismes stimulant l’évolution des compétences déployées et les moyens pouvant rendre compte des processus cognitifs d’appropriation du travail, à la suite d’un apprentissage dans et par l’action.

En s’inspirant du cadre conceptuel d’Argyris et Schön (1996) sur les apprentissages en simple et en double boucle, Wittorski (2000) analyse les transformations survenues dans le cadre de quatre environnements particuliers d’apprentissage : 1- le groupe ressource permettant la mise en commun d’énergies; 2- les modules travaillant à la conception d’aspects spécifiques; 3- la séance de formation des opérateurs; 4- les rencontres informelles. À travers ces environnements, Wittorski identifie trois processus de transformation, d’ordre individuel ou collectif, conduisant au développement de nouvelles compétences :

  • Le premier résulte d’apprentissages en simple boucle amenant à adopter une pratique sans remettre en cause les façons habituelles de faire. Ayant pour rôle d’aider à affronter une situation nouvelle nécessitant une adaptation des modes d’action, ces compétences, comme la négociation des méthodes d’enseignement, sont incorporées à l’action et tendent à devenir des routines associées à des contextes spécifiques. Développées au cours de la séance de formation, elles touchent les interactions avec les participants.

  • Le deuxième processus met en jeu une interaction entre l’action et la réflexion sur l’action. Il se manifeste dans des situations inédites mettant en échec les modèles habituels d’action. Les compétences qui en résulte sont appelées « compétences d’action maîtrisées », ce qui contribue à les rendre transférables à d’autres situations. Individuelles ou collectives, ces compétences, telle l’analyse des besoins de formation, émergent du groupe-ressource.

  • Le troisième processus, qui survient pendant les rencontres informelles, permet de développer deux types de compétences. Les premières résultent d’un apprentissage en simple boucle qui permet à des compétences incorporées par des individus d’être maîtrisées par d’autres. Les secondes sont le fruit d’un apprentissage en double boucle engendré par une réflexion visant à anticiper les changements. Ces compétences collectives ont pour objet les processus et les méthodes, et servent à des actions nouvelles.

Cette étude de cas démontre que des compétences nouvelles peuvent se développer dans l’action et à la suite d’interactions, conformément au courant de pensée qui conçoit la compétence comme une construction résultant de la conscience professionnelle d’une personne. Même si la recherche de Wittorski ne visait pas à les mesurer, rappelons que les différences individuelles en matière de conscience professionnelle influencent les compétences investies dans le travail. Celle-ci agit comme un filtre délimitant les compétences mobilisées (Pinnington et Sandberg, 2009); ainsi, à compétences égales, les travailleurs possédant une conscience élargie sont généralement considérés comme plus efficaces (Sandberg, 2000). Le niveau de conscience pourrait donc avoir un effet médiateur sur le processus d’appropriation du travail et d’un référentiel de compétences.

La perspective adoptée par Wittorski rejoint la conception située de la compétence présentée par Capaldo, Iandoli et Zollo (2006), d’après laquelle celle-ci est : « une capacité ou une caractéristique individuelle activée par un travailleur, en même temps que des ressources personnelles, organisationnelles ou environnementales, dans le but de s’adapter avec succès à des situations spécifiques de travail » (p. 434). Ainsi, l’adaptation à des situations variées influencerait le processus d’appropriation cognitive.

Divers moyens peuvent servir à capter ces réalités. Lors de la conception d’un référentiel, il y en a notamment deux : 1- considérer les contextes où sont déployés les compétences pour approcher leur caractère situé; 2- réunir des personnes ayant des niveaux élevés de conscience professionnelle pour mieux repérer les compétences menant à une plus grande efficacité. Pour un référentiel existant, il est pertinent de vérifier l’appropriation qu’en font les personnes les plus efficaces et, par contraste, celles qui éprouvent des difficultés de rendement. Interviewer celles qui font face à des situations spécifiques demandant des adaptations particulières est également approprié. Cette collecte d’information cible les apprentissages résultant de l’expérience professionnelle, à travers l’appropriation cognitive du travail et du référentiel de compétences.

Appropriation en structurant les compétences en fonction du sens

La quatrième question cible les moyens à utiliser pour que les référentiels représentent l’appropriation symbolique que font les individus à partir du sens qu’ils attribuent à leur travail et des représentations qu’ils s’en font. Elle s’exprime ainsi :

Comment procéder pour que les référentiels de compétences rendent compte du sens que les individus attribuent à leur travail et à la structuration de compétences qui en résulte ?

La réponse à cette question est impulsée par une recherche de Sandberg (2000) auprès d’ingénieurs en aéronautique travaillant à optimiser la conception d’avions. Après avoir interviewé ceux-ci durant une étude dite « phénoménographique », Sandberg constate qu’ils se divisent en trois groupes selon la conception qu’ils se font de leur travail et le sens que celle-ci apporte. Les paragraphes suivants apporteront des précisions provenant de deux sources : les trois conceptions du travail et les compétences spécifiques s’y rattachant; la structuration hiérarchisée des compétences découlant de ces conceptions.

La première conception consiste à percevoir le travail d’optimisation comme une suite d’étapes séparées. Ceux qui adoptent cette perspective cherchent à optimiser isolément les propriétés techniques de chaque partie de l’appareil, en analysant et interprétant comment chacun des paramètres de conception pris en compte influence la qualité de l’appareil. À cette fin, ils se doivent d’être précis et méthodiques, en plus de comprendre comment l’appareil réagit aux changements d’un paramètre. La deuxième conception se définit comme un processus intégré et interactif d’optimisation entre les différentes composantes de l’appareil. Ses tenants mettent l’accent sur l’étude systématique et ordonnée des liens entre chaque modification et le comportement général de l’appareil. En plus de bien comprendre les liens entre les propriétés de l’appareil et de maîtriser les compétences associées à la première conception du travail d’optimisation, ils doivent être aptes à collaborer avec les autres personnes concernées et à leur faire part de la façon dont l’appareil devrait être amélioré. Enfin, les ingénieurs adoptant la troisième conception tentent d’optimiser en intégrant le point de vue des clients à chaque étape du processus. Ils doivent donc développer des connaissances sur les liens entre les souhaits des clients et le comportement des appareils déjà approuvés, en plus de maîtriser les compétences associées aux deux autres façons de voir le travail.

L’examen des trois conceptions amène Sandberg (2000) à formuler deux conclusions. Premièrement, les connaissances, habiletés et autres attributs que déploient les travailleurs sont tributaires de la conception qu’ils se font de leur travail. Cette dernière donne un sens à la mise en oeuvre des connaissances et habiletés, détermine lesquelles sont utilisées et aide à comprendre comment elles se développent. Deuxièmement, les conceptions mentionnées et les caractéristiques qui leur sont associées s’emboîtent dans une hiérarchie : au sommet trône la troisième conception, celle selon laquelle l’optimisation se fait en considérant les besoins des clients; à la base se trouve la conception technique privilégiant un examen isolé des effets exercés par les différents paramètres étudiés. Les ingénieurs jugés les plus compétents par leurs collègues alignent leurs actions sur la troisième conception.

Cette recherche montre que les compétences répertoriées dans un référentiel risquent de ne pas traduire la façon dont les individus se les approprient et les articulent dans l’action. En corollaire, elle illustre l’intérêt d’identifier la conception que se font de leur travail les individus. Enfin, l’association que fait Sandberg entre compétence et conception du travail contribue à montrer la différence entre les caractéristiques constitutives des compétences et la compétence elle-même, une distinction que l’on retrouve en anglais dans les termes compentencies et competence. Cette conception se rattache, notamment, à des définitions de la compétence qui font ressortir son déploiement intégré dans l’action. La première conçoit celle-ci comme la mobilisation des ressources nécessaires à une action efficace (De Tersac, 1999) s’exprimant sur différents fronts (Kuijpers, 2000, cité dans Garavan et McGuire, 2001). La seconde, complémentaire à la première, la voit comme une capacité de résoudre des problèmes en mobilisant des énergies (Zarifian,1999).

S’informer sur le sens que les travailleurs donnent à leur travail constitue une avenue pour appréhender le déploiement dynamique de la compétence et l’intégration, dans l’action, de celles composant un référentiel. On peut ainsi illustrer le rôle de la conception que les individus ont de leur travail dans le processus d’appropriation symbolique.

Discussion et conclusion

Cette recherche qualitative s’est déroulée en deux étapes. La première, appliquant à des concepts l’approche de la théorie ancrée, a fait émerger cinq propositions provenant d’écrits sur les outils de gestion et les référentiels de compétences. Celles-ci font ressortir les limites d’une approche déterministe, les interactions entre instruments et usagers ainsi qu’entre individus et travail effectué, les appropriations sociopolitiques, psycho-cognitives et symboliques qu’elles peuvent engendrer, et la désirabilité de créer une rétroaction entre les expériences vécues et la révision des référentiels. L’analyse de différents courants de pensée appartenant à l’approche constructiviste a, ensuite, fourni un complément d’information aux mécanismes d’appropriation. Le cadre de référence résultant de ces deux apports a été illustré, lors de la seconde étape de la recherche, par quatre cas prenant racine dans des apports théoriques reconnus, logiquement reliés à un des processus d’appropriation et basés sur une méthodologie reconnue.

Cette démarche a documenté quatre processus d’appropriation du travail logiquement reliés aux référentiels de compétences, en les ancrant dans autant de courants de pensée appartenant à l’approche constructiviste : 1- l’appropriation sociopolitique inspirant une représentation des compétences pouvant varier selon les parties et nuire à la convergence; 2- l’appropriation psycho cognitive engendrant des compétences tacites, différentes de celles requises, comme moyen pour être efficace dans des zones non prévues explicitement; 3- l’appropriation cognitive suscitant le développement, à travers l’action, de compétences permettant de performer au-delà des standards; 4- l’appropriation symbolique renvoyant à l’articulation entre la conception du travail prévalant chez l’individu et l’intégration des compétences, qui conditionne le déploiement de ces dernières. En corollaire, cette démarche a eu deux apports :

  • Celui d’appréhender des compétences non inscrites dans les référentiels normatifs: celles issues d’une réflexion menant à la résolution de problèmes particuliers, avec des solutions originales; celles résultant d’une progression dans le temps conduisant à la déclinaison de nouvelles compétences ou à des articulations particulières;

  • Celui d’identifier des représentations des compétences requises pouvant, pour les raisons suivantes, différer de celles inscrites dans les référentiels normatifs : une vision divergeant de celle de la direction en raison d’une expérience autre du travail effectué; une vision qui a un caractère particulier attribuable à la conception que les individus se font de leur travail.

Des moyens ont été proposés pour tenir compte, au cours de la conception et du déploiement d’un référentiel, de chacun des processus d’appropriation du travail susceptibles d’indiquer la présence de compétences non inscrites dans le référentiel en vigueur. À ces moyens spécifiques, il convient d’ajouter une démarche générale consistant à favoriser un cycle d’interaction entre les compétences reconnues dans les référentiels normatifs et celles déployées à la suite d’initiatives provenant d’individus ou de groupes, analogue à celui que décrivent Nonaka et Takeuchi (1995) pour les liens entre connaissances tacites et explicites. Ce cycle se composerait de phases, telles que la socialisation, pour favoriser des interactions pouvant faire émerger à travers l’action des compétences tacites, et l’externalisation, pour traduire l’expérience tacite en mots et images accessibles aux personnes absentes de l’expérience de socialisation.

La démarche rapportée comporte une limite : les formes d’appropriation décrites ciblent le travail et, indirectement, les référentiels. Même si cela ne remet pas en cause le travail réalisé, il serait intéressant d’enrichir l’information sur l’appropriation des référentiels en ayant ceux-ci comme objet direct d’étude. Il serait également intéressant de déterminer dans quelle mesure l’ajout de cas enrichirait l’illustration des mécanismes d’appropriation.

Nonobstant ses limites, cette recherche ouvre des pistes pour enrichir la réflexion sur les mécanismes d’appropriation en associant ceux-ci à des apports théoriques d’inspiration constructiviste. Plus fondamentalement, elle montre qu’une complémentarité fructueuse est possible entre les approches déterministes et constructivistes lorsqu’on considère les rapports entre compétences déployées, compétences inscrites dans un référentiel et exigences du travail. Ce résultat va dans le sens d’apports théoriques comme ceux de Sandberg et Tsoukas (2011).