Corps de l’article

Introduction

Certaines études (Rouillard et Rouillard, 2015; Sharpe et coll., 2008) ont mis en évidence la stagnation de la rémunération des travailleurs depuis quelques décennies au Canada, alors que la progression du salaire moyen n’arrive pas à suivre celle de la productivité. Cette stagnation contraste avec le reste du 20e siècle où salaires et productivité ont crû de concert. Différents facteurs qui tendent à miner le pouvoir de négociation des travailleurs ont été identifiés pour expliquer ce changement : un taux de chômage assez élevé depuis les années 1980, la moins grande générosité des programmes d’assurance emploi, la libéralisation des flux de capitaux et des échanges internationaux, la diminution de la force du mouvement syndical et le recours aux lois spéciales (Dufour et Russell, 2015).

À ces facteurs pourrait s’ajouter un environnement discursif ayant contribué à miner le pouvoir de négociation des travailleurs. Le discours de sens commun qui entoure les demandes des travailleurs participe à définir ce qui est raisonnable ou à infléchir la sympathie ou le ressentiment du public envers certains groupes, et peut, de ce fait, affecter le rapport de force dont ils bénéficient lors d’une négociation. Guilbert (2011) a, notamment, décortiqué certains procédés médiatiques qui permettent d’infléchir l’opinion publique et décrit comment des médias français en étaient venus à appuyer le discours néolibéral. Analysant le contenu des éditoriaux de La Presse sur plus de trois décennies, Dufour, Laurin-Lamothe et Peñafiel (2019) ont montré qu’il s’y était bâti, à travers le temps, un argumentaire justifiant des hausses de salaires tout juste équivalentes à l’inflation. En d’autres termes, il s’est développé un discours normalisant la stagnation observée depuis les années 1970, ce qui a pu contribuer à sa perpétuation pour une majorité de travailleurs.

Certains groupes de travailleurs sont, néanmoins, parvenus à tirer leur épingle du jeu pendant cette période, notamment les cadres supérieurs dont le salaire a crû pratiquement trois fois plus rapidement que celui des opérateurs de machinerie entre 1997 et 2012 (Lapointe, 2014). Il convient donc de creuser au-delà des analyses portant sur le salaire moyen afin de voir si certains travailleurs ont pu établir un rapport de force favorable malgré la stagnation généralisée des salaires. Suivant les résultats obtenus par Guilbert (2011) et Dufour, Laurin-Lamothe et Peñafiel (2019), et utilisant également un corpus d’éditoriaux de La Presse, nous élaborons une analyse portant sur le discours comparatif de deux groupes de travailleurs afin d’éclairer le pouvoir du discours quant aux privilèges ou aux désavantages. Nous avons opté pour une étude du traitement des revendications salariales des médecins et des infirmières dans ces éditoriaux. La perspective défendue est qu’une part non négligeable de leur traitement différencié relève d’enjeux idéologiques, repérables par une analyse du discours médiatique. Ainsi, l’objectif de la recherche est d’établir s’il y a effectivement eu une différence dans le traitement des médecins et des infirmières et le cas échéant, la nature de cette différence et la possibilité de la corréler avec l’évolution de la rémunération de chaque groupe. Une telle corrélation permettrait de supporter la vision selon laquelle le discours peut avoir une influence sur l’évolution des salaires.

À travers une analyse de contenu d’éditoriaux de La Presse sur près de 35 ans, entre 1980 et 2015, nous montrons comment s’est graduellement construit au Québec un discours qui prône une augmentation constante de la rémunération des médecins, alors même que les infirmières recevaient un traitement asymétrique. Notre analyse s’inscrit dans la continuité des recherches sur les facteurs ayant influencé l’évolution de la rémunération des travailleurs à partir des années 1980, dans l’ère post-fordiste (Russell et Dufour, 2015). Notre objectif est de savoir si en sus de certains facteurs économiques comme ceux que nous mentionnons plus haut, le rapport de force de ces deux catégories de travailleurs a pu se détériorer ou être renforcé sur le plan narratif par le portrait qu’en dépeint La Presse, l’un des quotidiens les plus lus au Québec. Le discours analysé est considéré comme une force énonciatrice qui reproduit certains rapports sociaux (de sexe, par exemple) et une force performative, qui vise à forger une représentation d’un phénomène spécifique, ici la validité et la légitimité des demandes des travailleurs.

Dans cet article, nous montrons comment il y a eu une inflexion importante du discours sur la rémunération des médecins dans les éditoriaux de La Presse vers la fin des années 1990 et au début des années 2000. D’un groupe de privilégiés qui devrait modérer ses demandes, les médecins deviennent des ressources précieuses et rares qu’il faut accommoder afin de les retenir au Québec. Ce changement, qui contribue à la construction d’une représentation renforçant le pouvoir de négociation des médecins, est suivi peu de temps après par une augmentation effective de leur revenu. Par contraste, malgré la stagnation de la rémunération des infirmières tout au long de la période étudiée, les éditoriaux de La Presse sont généralement négatifs à leur égard. Qui plus est, dans le cas des infirmières, il y a une composante genrée dans ces éditoriaux qui contribue à la caractérisation négative de leurs revendications. Finalement, nous remarquons une nette correspondance entre le contenu thématique des éditoriaux et l’évolution de la rémunération dans le cas des infirmières et des médecins québécois.

Médecins et infirmières, des trajectoires divergentes

La complémentarité du travail des infirmières et celui des médecins est nécessaire au fonctionnement du système de santé. Néanmoins, dans les dernières décennies, cela ne s’est pas traduit par une progression équivalente de leur rémunération.

Dans le Graphique 1, on peut voir l’évolution de l’échelle salariale gouvernementale de différentes classes d’infirmières au Québec entre 1980 et 2017. L’échelle du gouvernement comprend 12 classes d’infirmières, mais nous avons choisi de représenter seulement la plus basse et la plus haute, pour alléger la lecture du graphique, les dix autres se situant entre ces deux bornes. Cette échelle ne représente pas l’entièreté de la rémunération des infirmières — on n’y tient pas compte des avantages sociaux, notamment —, mais il donne tout de même une indication de l’évolution de cette rémunération. On peut y voir une certaine progression dans les dernières années. Toutefois, celle-ci a tout juste permis de rattraper la baisse salariale imposée au début des années 1980 pour la classe 12, alors que le salaire horaire de la classe 1 continue de se situer sous celui de 1980, en dollars de 2017[1].

Graphique 1

Salaire horaire réel des infirmières selon les échelles du gouvernement (1980-2017)

Salaire horaire réel des infirmières selon les échelles du gouvernement (1980-2017)

Note : en valeur du dollar de 2017 selon l’IPC.

Sources : Gouvernement du Québec et Statistiques Canada, Tableau 18-10-00005-01, (anciennement Cansim 326-0021).

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Nulle stagnation salariale chez les médecins, par contre. La rémunération des médecins est un peu particulière, puisqu’elle repose principalement sur les paiements cliniques et les bonis. On peut, néanmoins, calculer une rémunération brute[2] moyenne en prenant les données de la Régie d’Assurance-maladie du Québec et en considérant l’ensemble des modes de rémunération. Dans le graphique 2, nous avons représenté la rémunération brute moyenne en dollars de 2017 pour deux groupes de médecins — les spécialistes et les omnipraticiens — entre 1998 et 2017, années pour lesquelles nous disposons des données.

Jusqu’au milieu des années 2000, la progression de la rémunération brute moyenne est assez faible pour les omnipraticiens, passant de 174 010 $ à 187 422 $ entre 1998 et 2006, une augmentation de 7,71 % sur 8 ans. Pendant la même période chez les spécialistes, les montants sont passés de 240 927 $ à 280 796 $, une augmentation de 16,55 %, ce qui est venu accroître l’écart entre ces deux groupes de médecins. Ensuite, l’augmentation salariale s’accélère pour les deux groupes. Ainsi, en une décennie, les médecins spécialistes voient leur rémunération brute moyenne bondir de 47,70 %, pour s’établir à 414 723 $ en 2017, alors que l’augmentation est de 38,09 % chez les omnipraticiens, pour un montant de 258 815 $ en 2017. L’écart entre les spécialistes et les omnipraticiens s’est donc creusé de nouveau dans les dernières années[3].

Graphique 2

Rémunération moyenne des médecins au Québec (1998-2017)

Rémunération moyenne des médecins au Québec (1998-2017)

Note : En valeur du dollar de 2017 selon l’IPC.

Sources : RAMQ, Tableau 19 (1998), 2.24 (1999-2004) ou SM.24 (2005-2017), Banque de données ORIS et Statistique Canada, Tableau 18-10-00005-01, (anciennement Cansim 326-0021).

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Ces données permettent d’établir que le salaire des infirmières stagne pratiquement depuis les années 1980, alors qu’il existe un point d’inflexion clair dans la trajectoire de la rémunération des médecins à partir du milieu des années 2000. Il s’agit, dans les sections suivantes, de mettre en perspective ces résultats à la lumière de la caractérisation des médecins et des infirmières dans le discours public.

Système de santé québécois : de l’État pourvoyeur à l’État partenaire

Au cours des quatre dernières décennies, les changements concernant les salaires et les conditions de travail, dans le secteur public et dans le milieu de la santé, en particulier, ont été nombreux. Si les professionnels de la santé ont pu bénéficier des retombées de la mise en oeuvre et de l’expansion du modèle québécois de développement durant les années 1960 et 1970, les coupures de postes et les baisses de salaires imposées par le gouvernement du Parti québécois à la fonction publique en 1982 s’inscrivent dans la période de crise qui affecte ce modèle (Bourque, 2000 : 185). À partir de cette période, à l’instar d’autres pays, le Québec se tourne vers l’application de mesures néolibérales. Les premiers éditoriaux concernant les infirmières et les médecins se situent chronologiquement dans ce virage du début des années 1980. La fin des années 1980, ainsi que le début des années 1990, sont marqués par une absence d’éditoriaux traitant de leur condition jusqu’à la réforme majeure du système de santé, communément appelé virage ambulatoire.

Le virage ambulatoire est une réforme administrative menée par le gouvernement du Québec à partir de 1996 qui s’inscrit dans un changement paradigmatique quant au rôle de l’État dans la prestation des soins de santé, passant d’un modèle étatique dit providentiel, où l’État est le fournisseur de soins, à un modèle partenarial, où l’État devient partenaire de la famille et du milieu de vie du patient (Lesemann, 2002 : ix). L’objectif général est de procéder à une refonte du système de santé dans le but d’en réduire les coûts : fusion d’établissements, coupure de postes, suppression d’emplois, recours à la sous-traitance et à la privatisation, augmentation du ratio patients/personnel soignant, réduction de la durée des hospitalisations et guérison du patient hors des établissements.

Les principaux effets recensés du virage ambulatoire portent surtout sur la condition de pratique des infirmières et moins sur les changements vécus par les médecins, qui conservent le même mode de rémunération à l’acte et bénéficient d’une liberté de pratique demeurée presque intacte. Ces derniers doivent cependant faire face à des directives gestionnaires qui imposent une durée d’hospitalisation dans le but de maximiser l’occupation des lits (Côté et coll., 1998). Les conséquences principales sur les conditions de pratique des infirmières sont l’instabilité de l’emploi occupé, la surcharge de travail (ratio plus élevé de patients par infirmière et accroissement des formalités administratives), les remaniements organisationnels et la transformation des champs de pratique (Côté, 2000 : 24; Tremblay, 2014 : 74-75). Ces nouvelles conditions de travail rendent le milieu de pratique hostile à la conciliation travail-famille/vie personnelle par les horaires flexibles et les heures supplémentaires obligatoires (Tremblay et Larivière, 2013) et imposent une pratique restreinte des soins, dans laquelle l’écoute, l’accompagnement et la prévention sont relégués au second plan (Côté, 2000 : 26).

Cadre méthodologique

Choix du type de discours analysé

Les éditoriaux sont des objets privilégiés pour l’étude des débats sociaux. En dépit de l’horizontalité rendue possible par l’usage des médias sociaux et des blogues personnalisés d’opinion, l’accès à un vaste auditoire demeure un privilège inégalement réparti entre les groupes (Bourdieu, 1982, 1996). Le discours journalistique constitue, à ce titre, l’exercice d’une parole particulière qui doit être comprise comme une opportunité continue dans le temps de reproduction de la domination par l’affirmation d’intérêts particuliers (Van Dijk, 1993). L’analyse critique de discours cherche à comprendre dans quelle mesure les stratégies utilisées dans le texte contribuent à des modes de reproduction de cette domination sociale. Bien que les chroniqueurs et les éditorialistes disposent d’un espace discrétionnaire, l’on doit considérer le rôle particulier de l’éditorialiste en chef, qui agit comme un énonciateur des positions du journal par usage d’un discours persuasif qui cherche à « faire faire en faisant croire » (Charaudeau, 2005). C’est précisément cette particularité de l’éditorialiste en chef qui nous a amenés à former un corpus à partir de ses écrits.

La Presse est le quotidien francophone choisi dans le cadre de cette étude. Ce quotidien, détenu par la famille Desmarais par le biais de la société de gestion de portefeuille Power Corporation, est l’un des quotidiens les plus anciens (1884) et les plus lus au Québec : en 2014, la part de marché de La Presse au Québec était de 21% avec 1 858 128 exemplaires tirés par semaine (Centre d’études sur les médias, 2015). En 2018, le quotidien est converti en fiducie sans but lucratif, un statut qui permet d’être accrédité en tant qu’organisme de bienfaisance et, ainsi, de bénéficier d’un régime fiscal et d’un soutien financier gouvernemental avantageux. Sur le plan politique, la ligne éditoriale de La Presse soutient le fédéralisme canadien, ainsi que le libéralisme économique.

Échantillonnage

Le corpus des éditoriaux de La Presse a été généré à partir des textes publiés par l’éditorialiste en chef de 1980 à 2015 qui contenaient au moins l’un des neuf termes suivants : sala* | paie* | paye* | rémun* | revenu* | gagn* | gain* | travail* | employ*. Ces termes ont été choisis à la suite d’une vérification de leur portée dans un corpus restreint, dit corpus-test, en comparaison à 150 mots. Ils se sont avérés les termes les plus pertinents pour former le corpus final.

Une lecture attentive de chacun des éditoriaux a permis de constituer un corpus de 728 articles, dont 89 sont utilisés dans le présent article, puisqu’ils traitent en partie ou en totalité des catégories d’emploi d’infirmière ou de médecin. Les résultats présentés dans cet article reposent sur ce sous-corpus de 89 articles, formé d’après une analyse plus large portant sur l’ensemble des groupes de travailleurs.

Le Tableau 1 présente la répartition des éditoriaux du corpus selon la catégorie d’emploi qui y est traitée et selon la décennie.

Tableau 1

Constitution du corpus (nombre d’éditoriaux) par catégories d’emploi et par décennies

Constitution du corpus (nombre d’éditoriaux) par catégories d’emploi et par décennies

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De façon générale, le nombre d’éditoriaux traitant de la question des salaires et des conditions de travail des médecins et des infirmières est plus élevé dans les décennies 2000 et 2010 (rappelons que le corpus se termine en 2015) que dans les deux décennies précédentes. On remarque que la situation des infirmières a plus souvent été discutée dans les décennies 1980 et 1990 que dans les suivantes. La situation est plus variable chez les médecins, mais globalement, la période 2000 à 2015 leur consacre plus d’espace. Les négociations dans le secteur public ayant été particulièrement éprouvantes au début des années 1980, puis à partir du virage ambulatoire (1995), il est conséquent que les conditions d’exercice du personnel soignant deviennent un enjeu dans la gestion de la crise du système de santé à partir de la fin des années 1990 jusqu’à 2015. Finalement, il est notable que les changements dans le discours que nous identifions ne correspondent pas directement à des changements d’éditorialiste en chef — Marcel Adam (1974-1982), Michel Roy (1982-1983), Jean-Claude Dubuc (1983-1988), Alain Dubuc (1988-2001) et André Pratte (2001-2015) s’étant succédés à ce poste durant la période étudiée. L’absence de changement de ton et de thème, ainsi que la régularité du discours, permettent d’associer le contenu des éditoriaux à une position énonciative générale du journal.

La méthode d’analyse thématique

L’analyse thématique est un procédé de traitement des données par le repérage systématique et le codage d’unités significatives qui permet de dégager des thèmes qui peuvent être hiérarchisés, subdivisés, fusionnés ou regroupés (Paillé, 2008 : 235-317). Dans la démarche itérative que nous avons adoptée, les thèmes ont émergé du corpus en fonction de leur proximité avec la problématique initialement posée qui est celle de rendre compte du discours éditorial concernant les revendications des travailleurs. Ces revendications se divisent selon deux grandes catégories : le salaire et les conditions de travail. Outre ces deux thèmes-mères, plusieurs autres sujets connexes sont mobilisés dans l’analyse du traitement réservé aux infirmières et aux médecins, notamment les écarts salariaux et le droit de grève.

Évolution du discours portant sur les conditions de pratique et de rémunération des médecins

Les éditoriaux de La Presse sont assez sévères avec les médecins dans les premières années de l’échantillon. Au début des années 1980, les finances publiques québécoises traversent une période difficile et le gouvernement tente de comprimer ses dépenses en diminuant le salaire de ses employés. Aux médecins qui utilisent des moyens de pression pour des enjeux salariaux, on répond d’abord que le droit de grève en santé n’a pas lieu d’être : « Si donc l’exercice du droit de grève reste concevable dans les secteurs de l’enseignement et des transports en commun, sous réserve des aménagements prévus par le ministre et confiés à un conseil des services essentiels, il devient vite intolérable en milieu hospitalier. » (1982-04-01). Ou encore : « On ne l’a pas assez dit : une grève dans les hôpitaux sera toujours une infamie. Et cela, peu importe qui la fait. Ce n’est certes pas le statut professionnel des personnes qui peut accorder à la grève un quelconque statut de légitimité, encore moins de noblesse. » (1985-02-23).

On affirme, par la suite, que le traitement salarial des médecins est déjà généreux à souhait et que, dans les conditions qui prévalent à ce moment, leurs demandes sont exagérées. L’analyse est généralement émise en trois temps. D’une part, l’État n’a pas les moyens de payer :

Même en faisant cet exercice de compression, la demande des généralistes reste irrecevable pour des raisons évidentes : l’État ne peut accorder à une classe particulière, déjà privilégiée, ce que la situation financière et la crise économique lui interdisent de verser aux autres groupes des secteurs public et parapublic.

1982-05-06

Ensuite, dans la mesure où il y a des ressources, on ne doit pas en canaliser davantage vers les médecins, compte tenu de leur position relative en comparaison avec d’autres travailleurs, notamment ceux du secteur public : « Ainsi, on enlèverait à une dactylo du ministère du Travail une tranche de son salaire pour ensuite l’offrir au médecin dont le revenu moyen demeure le plus élevé au Québec » (1982-06-17).

Et, finalement, on va même jusqu’à associer les médecins à une élite dont la gourmandise irresponsable participerait à la ruine générale : « Il serait inconcevable que ce gouvernement, d’une part, refuse d’honorer faute de ressources les conventions qu’il a signées et, d’autre part, augmente les revenus des hommes et des femmes les mieux nantis d’une société en voie de se ruiner. » (1982-04-27).

Quelques années plus tard, au moment où les finances publiques présentent un bilan plus positif, on commence à parler des velléités de « rattrapage » salarial de la part de certains groupes de médecins qui se comparent à leurs collègues des autres provinces. Aucune ouverture de ce côté : « Ce n’est pas parce qu’on découvre qu’internes et résidents ontariens ont des revenus de 10 pour cent supérieurs à ceux du Québec qu’il faut décider aussitôt en faveur d’un rattrapage des Québécois. L’argument n’est pas logique, il n’est qu’opportuniste. » (1987-06-03)

Dans la mesure où on admet le bien-fondé de certains des griefs des médecins, les seuls qui sont réellement admissibles sont ceux qui sont directement en lien avec la qualité des soins. Néanmoins, on voit, pendant cette période, poindre un argument qui deviendra récurrent par la suite, c’est-à-dire la menace latente d’un exode des médecins à l’extérieur du Québec (1986-02-27 pour la première occurrence). Il est notable que malgré la prévalence de cet argument dans l’échantillon, à aucun moment un tel exode ne s’est avéré. Entre 1980 et 2015, le solde migratoire interprovincial net est de -0,18 % en moyenne pour l’ensemble des médecins (-0,17 % pour les spécialistes), ne dépasse -0,5 % que trois fois et n’atteint même jamais -0,75 % (Institut canadien d’information sur la santé, 2017a).

Il faut, ensuite, attendre la deuxième moitié des années 1990 pour qu’il y ait une nouvelle série d’éditoriaux sur les médecins. La position sur la grève dans le secteur de la santé n’a pas changé, et elle restera, d’ailleurs, assez cohérente tout au long de la période étudiée : « La menace d’une fermeture des cliniques pendant quatre jours, la semaine prochaine, que les médecins brandissent toujours, est inacceptable. Peu importe la cause, peu importe le groupe, priver les gens de soins de santé est barbare. » (1998-06-06)

On remarque, cependant, le début d’un changement de ton sur un réinvestissement de ressources en santé. Les éditoriaux ne sont pas encore en faveur d’augmentation salariales. On y mentionne toutefois certains besoins, ainsi que les problèmes de listes d’attentes et de pénuries. Le climat de crise qu’on connaît aujourd’hui commence à s’installer graduellement en arrière-plan.

Puis, au début des années 2000, l’angle d’analyse change et fait émerger l’image des médecins en tant que ressource précieuse, dont il faut prendre soin en lui accordant une rémunération plus élevée afin d’en contrer l’exil. Cela est diamétralement opposé au portrait dépeint dans les éditoriaux des années 1980, où les médecins étaient représentés comme des privilégiés trop gourmands :

Enfin, ces spécialistes, la crème de la crème, sont grossièrement moins bien payés au Québec qu’en Ontario. D’où découragement, exode. (…) Revenons aux chirurgies cardiaques. Des gens souffrent. Des gens meurent. Alors certes, il faut mieux payer les chirurgiens.

2001-05-23

Cet extrait, se terminant par une injonction (« il faut »), montre que l’utilisation d’un mensonge initial (l’exode) permet d’expliquer le phénomène de souffrance évoqué. On explique, ensuite, qu’en plus d’être « la crème de la crème », les médecins sont spéciaux :

C’est sans doute frustrant pour le gouvernement, mais les médecins ne constituent pas une main-d’oeuvre comme les autres. La profession exige une formation de longue haleine, elle nécessite une compétence et impose des responsabilités inégalées. Par conséquent, les médecins sont très en demande au Québec, dans le reste du Canada, aux États-Unis, partout. Si le Québec continue d’écoeurer ses médecins, les meilleurs iront ailleurs. Les plus âgés prendront leur retraite. Des jeunes talentueux choisiront une autre profession. Autrement dit, la pénurie (dans la mesure où elle existe) s’accentuera !

2002-08-03

Ce point de vue est réitéré avec encore plus de force en 2004, dans un éditorial intitulé « Prendre soin des médecins », où l’auteur s’en prend directement à la population qui refuserait d’augmenter la rémunération des médecins, alors que, selon lui, il s’agit d’un impératif, en dépit du coût élevé que cette mesure implique :

Combler un tel écart coûtera cher. Cela devra se faire de façon graduelle. Mais cela devra être fait. Les médecins sont une main-d’oeuvre rare et précieuse, que le Québec se disputera de plus en plus avec les autres provinces et les autres pays. En effet, en raison du vieillissement du corps médical et de l’accroissement des besoins, plusieurs pays se retrouveront en situation de pénurie au cours des prochaines années.

2004-12-01

Il s’en suivra alors jusqu’en 2007 plusieurs éditoriaux où l’on martèle constamment trois arguments, sous diverses formes : 1- la rareté et la préciosité des médecins en font une catégorie de travailleurs très en demande partout dans le monde; 2- ce qui pourrait les inciter à quitter le Québec si leur rémunération n’est pas à la hauteur de leurs attentes; mais 3- la parité de la rémunération avec d’autres zones géographiques préviendrait ce potentiel exode. Le fait qu’il n’y a jamais eu de départ massif de médecins ne semble pas avoir d’importance dans la surenchère qui résulte de cette argumentation. Pour clarifier la situation, on va même jusqu’à faire une comparaison avec les joueurs de hockey :

Aux syndicats du secteur public qui réclament que Québec rouvre aussi ses goussets pour leurs membres, il faut rappeler que le cas des médecins spécialistes est particulier. Il s’agit de personnes ultra-formées, irremplaçables, en forte demande sur tout le continent. Les Penguins de Pittsburgh ne traitent pas Sidney Crosby comme les membres de leur quatrième trio, même si ces derniers jouent un rôle important dans l’équipe.

2007-05-21

La série d’éditoriaux s’arrête alors que sont négociées les ententes qui mèneront à la hausse substantielle de rémunération pour les médecins que nous avons illustrée plus haut.

Dans la période allant de la fin des années 1990 au milieu des années 2000 aura donc été construit pour les médecins un environnement discursif plus que favorable. On vante leur mérite, on valide leur menace de départ, et on établit un état de crise dans lequel tout départ serait dramatique. Difficile de voir comment, dans ces conditions, on puisse faire autrement que d’accéder à toutes leurs demandes. Un seul bémol : la posture contre les débrayages en santé ne changera pas pendant les 35 années à l’étude. Cependant, comme nous le montrons dans les sections qui suivent, cette position sera surtout utilisée pour critiquer les infirmières.

L’enjeu de la rémunération des médecins ne refait surface que vers la toute fin de l’échantillon. Par un retournement assez paradoxal, on leur demande alors d’être raisonnables et d’accepter un rééchelonnement des hausses consenties par le gouvernement, ces mêmes hausses que l’éditorialiste appelait de tous ses voeux au moment de leur négociation :

En cette période difficile, les médecins ont un devoir de solidarité envers les contribuables qui paient leurs salaires. Aux spécialistes qui gagnent 300 000, 400 000, voire 500 000 $ par année, il n’est certainement pas excessif de demander de différer les hausses de revenus convenues en des temps moins sombres.

2014-09-19

Néanmoins, notons qu’on ne dit pas que la rémunération est injustifiée ou qu’il ne faille pas la verser, mais simplement que les médecins devraient faire preuve d’un peu de modération. En fait, le report de versement consenti constitue, en quelque sorte, un moindre mal devant la possibilité que le gouvernement annule l’entente, même si, dans ce dernier cas, un certain capital politique serait nécessaire.

« Des privilégiées guidées par les émotions » : Discours sur les revendications salariales des infirmières

De façon générale et quelle que soit la décennie, les demandes salariales des infirmières sont dépeintes par les éditoriaux de façon négative. Les motifs qui rendent ces revendications illégitimes sont au nombre de quatre : 1- la comparaison des infirmières avec des catégories de travailleuses moins privilégiées; 2- les considérations pécuniaires inavouées derrières les revendications salariales; 3- l’émotivité qui guide les négociations; et 4- l’aggravation des dysfonctionnements du système de santé.

D’abord, les infirmières sont caractérisées comme une des catégories de travailleuses, au côté des enseignantes et des fonctionnaires, les plus privilégiées et les moins exploitées de toutes les catégories d’emploi à prédominance féminine, du fait de l’exercice de ces métiers dans le secteur public. La position relativement privilégiée dont elles bénéficient, en comparaison aux victimes du chômage ou aux autres travailleuses à bas salaire (secteur du textile), devrait motiver les pouvoirs publics à modérer leur offre salariale à leur égard (1983-03-08).

Comme on le sait, les conditions de travail du personnel soignant se sont considérablement dégradées dans le contexte de l’application du virage ambulatoire amorcé dans la deuxième moitié de la décennie 1990. Bien qu’on admette que la profession doive faire l’objet d’une « valorisation », les demandes d’augmentation de salaires exigées par les syndicats des infirmières sont considérées exagérées. Qui plus est, exiger des hausses salariales relèverait d’un autre registre que celui des principes; les infirmières leurreraient ainsi les citoyens quant aux motifs réels de leur demande : « Le facteur qui contribuera peut-être le plus à la résolution de cette crise, c’est le temps. D’abord parce que les citoyens, sympathiques aux infirmières, découvriront rapidement qu’elles ne se battent plus pour des principes, mais pour de l’argent, et que ce sont eux qui devront payer la facture. » (1999-06-29).

La notion de principes, bien qu’imprécise, renvoie dans une certaine mesure à la dimension morale ou vocationnelle du travail infirmier, qui est opposée à la dimension instrumentale du travail, c’est-à-dire sa fonction de subsistance qui s’institue par une médiation monétaire. Comme bon nombre de professions relatives aux soins, le métier d’infirmière est traversé par ces deux perspectives. Lorsque le discours éditorialiste stipule que parler d’argent implique de rejeter, reléguer au second plan ou encore désavouer les « principes », il met en compétition deux dimensions du travail infirmier en délégitimant sa dimension instrumentale, qui est pourtant le propre du travail salarié dans les sociétés contemporaines.

Si elles n’appartiennent pas à l’univers des principes, les revendications salariales sont considérées comme ne relevant pas non plus du domaine rationnel. Cet argument, ainsi que l’ensemble du discours qui y est rattaché, sont marqués par le caractère genré, à la fois quant au traitement des moyens de pression choisis, et dans le statut du salaire (cf. conclusion). L’émotivité qui guiderait les actions des infirmières les empêcherait de déployer des stratégies de négociation rationnelles et cohérentes :

Les infirmières ont quand même débrayé, mais sur la question des salaires, après avoir dit, pendant des semaines, que le problème n’était pas là. Le conflit débutait sur une contradiction gênante qui le rendait, par définition, insoluble. On quittait le terrain de la rationalité, pour entrer dans le monde des émotions. On ne faisait plus grève pour obtenir quelque chose, mais pour exprimer quelque chose. Ce sont les conflits les plus insolubles.

1999-07-24

L’analyse a fait ressortir, en dernière instance, la particularité du traitement des demandes salariales des infirmières, qui réside dans le fait que ces revendications sont mises en relation avec les défaillances du système de santé et les conditions de pratiques déplorables. Plus spécifiquement, une augmentation de salaires pourrait possiblement conduire à des conditions de travail plus difficiles, puisque les montants alloués à celle-ci auraient pu être placées dans une réorganisation du travail plus performante :

Un coûteux rattrapage salarial ne résoudra ni la précarité, (35 % des infirmières sont à temps partiel, 30 % des effectifs sur des listes de rappel), ni la surcharge de travail, ni l’instabilité de la pratique. Au contraire, si des sommes énormes vont en salaires, ce seront des ressources de moins pour l’embauche et pour mettre en oeuvre les solutions qui humaniseraient la pratique infirmière.

1999-06-17

La logique comptable, qui met en relation coûts et ressources monétaires, est ici mise à contribution dans le but d’écarter les demandes salariales. On affirme que les ressources ne sont pas illimitées et que l’ensemble fini dans lequel sont calculés les coûts et bénéfices est immuable : les conditions de travail et le salaire sont mis de chaque côté de la balance, ce qui fait que solutionner l’un se fait nécessairement au détriment de l’autre. Par contraste, le traitement réservé aux demandes des médecins est, au contraire, marqué par l’élasticité des ressources financières de l’État et la capacité du gouvernement à débloquer des fonds pour améliorer la situation des médecins et du système de santé, sauf dans quelques rares éditoriaux à la toute fin de l’échantillon (2014-09-19, 2015-04-02).

En conséquence, le ton qui ressort quant aux demandes des infirmières est généralement négatif, à l’exception d’un bref segment d’éditorial en 1989, où l’on reconnaît qu’elles sont « sous-payées pour leur stress, leurs horaires et les responsabilités qu’elles assument » (1989-09-12) et que globalement la correction salariale devrait s’appliquer à établir l’équité salariale plutôt qu’à octroyer des hausses de 8 % par année comme l’exige l’ensemble du secteur public.

Dans la décennie 2000, on endosse brièvement une hausse salariale, mais cette considération n’est pas envisagée en réponse aux besoins formulés par les syndicats. D’abord, une hausse salariale est plutôt discutée comme une mesure parmi d’autres qui pourrait contribuer à l’amélioration du système de santé. Dans l’extrait suivant, c’est l’amélioration de la qualité des soins qui est prioritaire par rapport aux conditions et salaires du travail infirmier :

Étant donné les limites et la capacité financière de l’État québécois, il faudrait que les parties s’entendent sur les mesures ciblées qui seraient les plus susceptibles d’entraîner une amélioration de la qualité des soins. Il s’agirait de donner la priorité absolue au bien-être des patients. C’est sans doute trop demander.

2010-03-18

Ensuite, il n’y a pas de synchronicité entre les changements exigés et les propositions éditoriales de hausse de salaire. Le syndicat n’est donc pas considéré en tant qu’interlocuteur légitime portant les volontés d’une collectivité de travailleuses. Surtout, la recherche de solutions est le moyen privilégié pour remettre en question le traitement égalitaire des infirmières quant à leur couverture syndicale. Il incomberait aux syndicats de faire comprendre à leurs membres que « toutes ne portent pas le même fardeau » (2002-02-23) et que « les hausses de salaires et autres mesures ne pourront pas être consenties mur à mur mais devront privilégier ceux dont le travail est le plus exigeant et essentiel » (2007-07-10). En somme, « l’égoïsme et l’égalitarisme bêtes n’ont plus leur place » (2007-07-10) et « les infirmières doivent réaliser qu’elles ne peuvent pas à la fois souhaiter que les choses changent, et vouloir conserver tous leurs acquis. » (2002-02-23) .

Il existe une différence importante des propositions de hausses salariales selon qu’elles concernent les médecins ou les infirmières. Dans le premier cas, les scénarios sont amplement élaborés, alors que, dans le cas des infirmières, la proposition n’est que succinctement mentionnée et contourne les revendications portées par les syndicats pour leur substituer une méthode ciblée de salaire alignée à la performance et à la lourdeur des tâches.

Les revendications au prisme de l’analyse genrée

Un des éléments importants dans le discours sur les infirmières est sa dimension genrée, qui introduit un traitement différentiel d’un travail exercé en majorité par des femmes. Encore en 2015-2016, près de 88 % des infirmières à l’emploi du gouvernement étaient des femmes (Gouvernement du Québec, 2017). Par contraste, il y a plus d’hommes que de femmes au total chez les médecins pendant toute la période étudiée. En 1980, 12 % de tous les médecins étaient des femmes, tandis qu’elles représentent 48 % de l’ensemble de la profession en 2015-2016 (Institut canadien d’information sur la santé, 2017a). Vu sous cet angle, la parité semble atteinte, mais il y a proportionnellement plus de femmes omnipraticiennes que de femmes spécialistes (54,5 % contre 42 % en 2015-2016), et l’écart entre la proportion d’omnipraticiennes et de médecins femmes spécialistes est autour de 13 points de pourcentage sur toute la période étudiée (ICIS, 2017a, 2017b). C’est donc dire que la progression de la représentation féminine semble suivre une trajectoire similaire dans les deux groupes de médecins.

L’évaluation largement négative donnée aux revendications salariales des infirmières, malgré la relative stagnation de leur rémunération, nous amène à nous interroger sur un enjeu sous-jacent de discrimination. Le salaire comme résultat d’une discrimination systémique à l’égard des femmes a été analysé par la formulation de l’hypothèse de la dévaluation, qui postule que les emplois à prédominance féminine sont moins rémunérés, principalement parce qu’ils sont exercés par des femmes (Catanzarite, 2003; England, 1992; Karlin et coll., 2002; Steinberg, 2001; Sorensen, 1994). Les emplois occupés majoritairement par des femmes sont perçus comme moins exigeants, requérant moins de qualifications et, par conséquent, sont moins valorisés sur le plan salarial. Dans cette perspective, la réception négative des revendications des infirmières s’explique par les préjugés et stéréotypes associés à leur profession, qui demeure largement féminine (à 89,1 % en 2015-2016, Marleau, 2016 : 21). La dévalorisation s’illustre à l’intérieur du corpus éditorial, particulièrement dans le ton paternaliste, ironique et condescendant, ainsi que dans les qualificatifs employés pour délégitimer les stratégies de revendications jugées émotives et irrationnelles (quitter le monde de la rationalité pour entrer dans celui des émotions, 1999-07-24), ou pour infantiliser le comportement des infirmières en grève :

C’est ainsi qu’au lieu de voir les infirmières s’apaiser après avoir exprimé les motifs de leur mécontentement, on assiste au phénomène inverse, où la colère s’alimente elle-même et s’amplifie. Les infirmières ont ainsi oublié quelque chose : les colères, même justifiées, du moins celles des adultes qui se comportent de façon mature, ça se maîtrise.

1999-07-24

La tension entre les dimensions vocationnelle et instrumentale du travail, succinctement discutée, est particulièrement importante dans le contexte du travail infirmier, qui fait partie des professions du soin, donc fortement féminisées. Dans une volonté de discrédit des demandes provenant des infirmières, il est conséquent de remarquer une valorisation de la dimension vocationnelle, axée sur le don de soi et la compassion, pour rappeler qu’il est ingrat et vil d’exiger de meilleures conditions d’exercice et de salaires et que, contrairement à la réalité de l’application de la Loi sur les services essentiels qui protègent les usagers, les moyens de pression employés font des victimes :

[Q]uand les caméras de télévision seront moins complaisantes, l’opinion publique découvrira aussi à quel point une grève des infirmières peut être sale. La grève, ce ne sont pas ces femmes qui chantent et qui dansent sur le trottoir, mais les 9000 personnes qui n’ont pas été opérées, les milliers de patients pas lavés dans leur lit d’hôpital, ou dont les pansements n’ont pas été changés, les dizaines de milliers de personnes, malades, âgées, qui n’ont pas eu de visite à domicile.

1999-06-29

Dans le cas des médecins, il est intéressant de relever que le corpus éditorial fait reposer une partie des dysfonctionnements du système sur les femmes médecins et les jeunes médecins en général, qui donneraient priorité à leur vie familiale au détriment de leur travail, ce qui se traduirait par un nombre d’heures de travail plus bas qu’auparavant, ainsi que dans le reste du Canada. On y lit par exemple que « les femmes sont de plus en plus nombreuses au sein de la profession médicale, qu’elles sont présentement en majorité dans les salles de cours et qu’elles accordent moins d’heures au travail professionnel que leurs collègues masculins. » (1986-02-27) . Le droit au congé parentaux et la recherche de mesures visant une meilleure conciliation travail-famille sont directement identifiés comme des problèmes engendrés par la féminisation de la profession de médecins (2007-07-09). De même, on y déclare que : « Les jeunes médecins refusent de s’imposer les horaires de fous de leurs aînés, donnant priorité à la conciliation travail-famille. » (2008-11-18).

L’écart salarial qui s’est creusé depuis 2006 entre les omnipraticiens et les spécialistes ne permet pas d’établir une corrélation avec la féminisation de ces deux professions, puisque l’écart entre la proportion de femmes médecins de famille est, depuis 1996, toujours supérieur de 12 ou 13 points de pourcentage à la proportion de femmes médecins spécialistes. En revanche, les extraits cités nous incitent à penser qu’il existe une perte de prestige du médecin de famille, par rapport au spécialiste, qui résulterait de la féminisation de la profession. Toutefois, plusieurs autres facteurs peuvent expliquer le meilleur positionnement salarial et éditorial des médecins spécialistes, notamment leur statut social plus élevé en vertu de leur spécialisation, la meilleure organisation de la Fédération des médecins spécialistes du Québec dans la défense des intérêts de ses membres et le rôle de relais de leurs intérêts que se donnent les éditorialistes de La Presse.

Conclusion

En illustrant le traitement différencié entre les infirmières et les médecins, cette recherche est une contribution à la connaissance du discours en tant que reflet et moteur des rapports de force entre catégories sociales et groupes de travailleurs bénéficiant de privilèges inégaux. Les articles analysés sont ceux de l’éditorialiste en chef, précisément parce qu’il porte la responsabilité de faire circuler la pensée du journal. Ces résultats, ainsi que notre démarche, ne nous permettent pas de préciser en quoi cette posture dévie ou s’accorde avec celle des autres chroniques et éditoriaux de La Presse. Toutefois, la stagnation des salaires est le résultat du renversement des pouvoirs entre protagonistes dans la période néolibérale au profit des employeurs. L’analyse de contenu a permis de révéler que le discours des éditorialistes est une force révélatrice de la transformation de ces rapports, en même temps qu’une force performatrice, qui forgent les représentations que se fait la population de la valeur du travail et des travailleurs de certains secteurs.

Si l’on ne remet pas en question l’image des médecins qu’on a construite, il semble, néanmoins, y avoir une certaine hésitation vers la fin de la période étudiée quant aux hausses de salaire qui leur ont été consenties à partir de la deuxième moitié des années 2000. Bien que l’on ne remette pas en cause la nécessité d’une hausse au moment où les négociations ont eu lieu, dans les années 2000, on en questionne maintenant le niveau et l’échéancier. Ce changement de perspective correspond à un sentiment assez général dans une population où ces hausses ne sont pas particulièrement populaires. Il pourrait être intéressant de poursuivre l’analyse dans les années qui viennent afin de voir si le discours éditorial de La Presse concernant les médecins continue d’évoluer.

La poursuite de ces travaux pourrait également être envisagée par l’extension des locuteurs analysés, pour y inclure les fédérations de médecins et des groupes de pression qui défendent leurs intérêts. Il appert évident que la Fédération des médecins spécialistes québécois s’est négocié un important pouvoir aux cours des dernières années. Cela n’est probablement pas indépendant du fait que, au Parti libéral alors au pouvoir, Gaétan Barrette, ministre de la Santé de 2014 à 2018, a été lui-même un ancien président de la Fédération, de 2006 à 2014, et plus anciennement, président de l’Association des radiologistes, de 1998 à 2006 et que le Premier ministre de 2014 à 2018, Philippe Couillard, un médecin spécialiste, avait signé en 2007 l’entente entre le gouvernement et la Fédération des médecins spécialistes alors qu’il occupait le poste de ministre de la Santé. La Fédération a accru son pouvoir de manière à se présenter comme un véritable lobby, pour lequel les avancées ne furent pas accompagnées par une progression du salaire des autres acteurs de la santé.