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Cet ouvrage bien particulier, conçu sur le mode de conversations entre les sociologues Marie J. Bouchard et Benoît Lévesque, permet de se familiariser avec la production de ce dernier, mais aussi avec le contexte de cette production. À travers la trajectoire personnelle et professionnelle de Benoît Lévesque, on revient sur l’histoire récente du Québec (de 1960 à aujourd’hui), sous le prisme des innovations et des transformations sociales, qui est aussi le programme de recherche du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), que celui-ci a co-fondé, dans les années 1980, avec Paul-R Bélanger.

Avant d’aller plus loin, et par souci de transparence, l’auteure de ces lignes confesse son profond respect à l’égard de Benoît Lévesque, qui a été son directeur de mémoire de maîtrise et son co-directeur de thèse de doctorat, une filiation qui l’a amenée à être membre du CRISES depuis le début des années 2000.

Revenons maintenant à l’ouvrage, qui est divisé en trois grandes parties. La première, qui couvre les trois premiers chapitres, retrace le parcours personnel et professionnel de Benoît Lévesque, depuis son enfance bas-laurentienne jusqu’à la retraite active qu’il poursuit aujourd’hui. La deuxième, composée de cinq chapitres, est consacrée aux trois principales thématiques de recherche auxquelles il a consacré sa carrière, soit l’innovation sociale (chapitre 4), l’économie sociale (chapitre 5) et le modèle québécois de développement (chapitres 6 à 8). La dernière partie, composée du seul chapitre 9, revient sur le sens de l’engagement du chercheur, et plus spécifiquement du sociologue.

D’abord enseignant aux niveaux primaire et secondaire avant la Révolution tranquille, puis successivement professeur-chercheur à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), puis à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Benoît Lévesque a d’abord été spécialiste des coopératives et du développement régional, avant de contribuer au développement du champ de la sociologie économique, puis de développer l’ambitieux programme de recherche dont traite en bonne partie cet ouvrage. Ce n’est pas un hasard s’il est devenu un précurseur de la recherche en partenariat, qui suppose co-construction et coproduction des connaissances avec les acteurs sociaux, compte tenu de l’importance qu’il accorde au rôle joué par la société civile. Ses premières recherches en partenariat l’ont été avec les coopératives, puis avec les centrales syndicales CSN et FTQ, et ont en commun l’intérêt pour la démocratisation des milieux de travail.

Venons-en au premier champ de recherche dont traite l’ouvrage : les innovations sociales. Les entretiens avec Marie J. Bouchard permettent de remonter à l’origine du concept, qui, pour Benoît Lévesque et ses collègues, s’inscrivait en rupture avec le courant marxiste althussérien, dominant à l’époque dans le champ de la sociologie. Leurs travaux s’inspiraient d’autres courants théoriques, donc celui de la sociologie des mouvements sociaux d’Alain Touraine, et celui de la Théorie française de la régulation, pour mettre l’accent sur les innovations plutôt que sur la reproduction, bref sur ce qui naît plutôt que sur ce qui disparait en période de crise. Ils se démarquaient aussi d’un autre courant important à l’époque, celui portant sur (et se limitant à) l’innovation technologique. Pour Bélanger et Lévesque, les innovations technologiques ont besoin des innovations sociales. En témoignait la réussite économique de certains pays, comme l’Allemagne et les pays scandinaves, qui reposait en bonne partie sur des innovations relatives à la formation professionnelle en entreprise, la priorité accordée à la qualification, à la participation des travailleurs à divers niveaux, etc.

C’est ainsi que s’amorce, dans les années 1980, un programme de recherche empirique analysant les innovations sociales qui se développent alors dans divers types d’entreprises : entreprises privées (équipes semi-autonomes de travail, participation des travailleurs à la définition de l’organisation du travail), publiques (cégeps, centres locaux de services communautaires caractérisés par la multidisciplinarité et la participation des usagers) et sociales (corporations de développement économique communautaire, entreprises d’insertion, garderies populaires qui deviendront les centres à la petite enfance). L’analyse des innovations s’effectue à partir d’un cadre qui articule trois niveaux : celui des rapports sociaux et des acteurs en présence (inspiré par la sociologie tourainienne), celui des formes institutionnelles (inspiré principalement par la théorie de la régulation, mais aussi par des sociologues néo-institutionnalistes) et celui des formes organisationnelles (inspiré notamment par l’approche conventionnaliste, mais aussi par la théorie de l’acteur-réseau de Michel Callon).

Par rapport aux définitions de l’innovation sociale qui ont foisonné ces dernières années, notamment dans le cadre de l’Union européenne, la conception de l’innovation sociale portée par Benoît Lévesque, se démarque par son ancrage dans les rapports sociaux. Trois types de rapports sociaux sont privilégiés : les rapports de travail, les rapports de consommation et les rapports au territoire, qui deviendront les trois axes principaux de recherche du CRISES, au moins dans un premier temps. Contrairement aux définitions normatives de l’innovation sociale, qui la représentent comme améliorant une situation ou apportant une solution à un problème social (ce qui n’est pas sans lien avec son instrumentalisation par certains acteurs et institutions internationales), Benoît Lévesque et collègues reconnaissent que l’innovation sociale n’est pas toujours progressiste, comme en témoignent plusieurs innovations développées en particulier depuis le début des années 2000, « inspirées par la nouvelle gestion publique ou encore la plupart des innovations financières. » (129)

Une autre caractéristique clé de la vision promue par ces chercheurs réside dans l’articulation entre l’innovation et la transformation sociale. Comme l’affirme Lévesque, cette articulation ne va pas de soi. « En effet, l’innovation sociale n’entretient pas un rapport direct à la transformation sociale. Les deux ne sont pas au même niveau ou à la même échelle : l’innovation sociale émerge au niveau d’une entreprise, d’une organisation, voire d’une communauté (échelle micro) ; la transformation se produit à l’échelle macro, soit au sein d’une société donnée en liaison avec les autres sociétés et la planète. » (152) Dans les années 1980, la transformation visée concernait l’approfondissement de la démocratie sur le plan politique (en réaction à l’exclusion des usagers et des citoyens dans les politiques relevant du providentialisme) et son élargissement sur le plan de l’économie (en réaction à l’exclusion des travailleurs de la détermination des finalités et de l’organisation du travail sous le fordisme). Aujourd’hui, la transformation sociale nécessaire est beaucoup plus vaste, visant à lutter contre la montée des inégalités sociales et à répondre aux défis posés par la transition écologique, un élément sur lequel Benoît Lévesque reviendra souvent au fil des entretiens.

De manière originale, l’analyse de l’innovation sociale ne se fait pas en vase en clos, mais dans la dynamique de la configuration sociétale dans laquelle elle s’inscrit ; cette configuration sociétale est désignée par l’appellation « modèle de développement ». Loin d’une conception normative, qui ferait d’un modèle de développement un exemple à suivre, il s’agit ici d’une perspective comparative visant à faire ressortir la cohérence institutionnelle et sociétale qui existe au sein d’une nation, permettant, un peu comme l’analyse sociétale, d’éviter le piège d’une comparaison terme à terme. « Ce que je cherche, résume Benoît Lévesque, c’est comprendre et, éventuellement, expliquer la configuration sociétale québécoise, sa cohérence, ses tensions, sa transformation à partir, entre autres, des innovations sociales » (196). Cette analyse s’effectue grâce aux cinq dimensions proposées par Alain Lipietz : « 1) les acteurs sociaux, leurs alliances pour former un bloc social et le paradigme sociétal qui lui donne une direction ; 2) le mode de régulation et les formes de gouvernance, soit, entre autres, la place respective du marché, de l’État et de la société civile ; 3) le système de production, les formes de l’organisation du travail, les rapports entre les entreprises, les politiques industrielles et économiques ; 4) le système des services publics, la redistribution et l’organisation des services, les politiques sociales ; 5) les politiques d’insertion dans l’économie mondiale (Lévesque, 2002, 2003) » (196-197).

Les chapitres 6, 7 et 8 de l’ouvrage sont consacrés à trois générations successives du modèle québécois de développement : la première couvrant les années 1960 à 1980 ; la seconde s’étendant de 1980 à 2002 et la troisième couvrant la période 2003-2018. 

Le modèle de développement issu de la Révolution tranquille (1960-1980) se caractérise par le passage d’un État libéral à un État interventionniste et providentialiste, ce qui entraîne un ensemble d’innovations institutionnelles. Cette première génération du modèle québécois vise une double modernisation : celle de l’économie et celle des services publics. Outre le fait de retracer certains jalons bien connus, tels que la création d’Hydro-Québec, de la Caisse de dépôt et placement du Québec, des cégeps et du réseau des universités du Québec, l’auteur rappelle que cette période a été marquée non seulement par un interventionnisme étatique, mais aussi par une volonté de concertation avec les acteurs sociaux, et notamment le mouvement syndical. Si ces innovations ne sont pas toutes inédites, elles découlent au Québec d’une configuration particulière, marquée par le nationalisme, qui l’amène à vouloir, par exemple, développer des programmes et des institutions qui le distinguent du reste du Canada, comme le réseau des cégeps. Le caractère novateur des CLSC est souligné, tout comme les blocages institutionnels qui mèneront à leur assimilation.

Le modèle québécois de deuxième génération, qui prend place dans les années 1980 à 2003, est qualifié d’hybride, car il amalgame des politiques inspirées du néolibéralisme et des innovations, souvent réalisées sur le mode partenarial, visant à répondre à la double crise du fordisme et du providentialisme. La réduction des dépenses gouvernementales, l’imposition des conditions de travail aux employés du secteur public et les pratiques issues de la nouvelle gestion publique, ainsi que les rapports des « sages » (1986) portant respectivement sur la privatisation, la déréglementation et le désengagement de l’État, sont inspirés de politiques néolibérales mises en oeuvre dans plusieurs pays occidentaux. Par ailleurs, la réponse politique à l’opposition issue des rangs syndicaux et de la société civile conduira à des compromis concrétisés dans des innovations fondées sur la concertation avec les acteurs sociaux. Sur le plan économique, Benoît Lévesque cite la stratégie des grappes industrielles, les fonds de travailleurs (Fonds de solidarité FTQ et Fondaction CSN), ainsi que les structures nationales, régionales et sectorielles en matière de formation professionnelle et de développement régional (notamment les centres locaux de développement), qui associent des élus, des représentants du milieu des affaires, des organisations syndicales, du milieu de l’éducation et, pour la première fois, des groupes communautaires. Le même type de structures sera mis en place dans le domaine sociosanitaire (les régies régionales de la santé et des services sociaux). En dépit de l’évaluation très mitigée qu’en ont fait les acteurs sociaux y ayant participé, le Sommet sur l’économie et l’emploi tenu en 1996 a généré un fort développement des entreprises d’économie sociale, dont le réseau des centres à la petite enfance, un financement à la mission depuis longtemps revendiqué par les groupes d’action communautaire autonome (rompant avec une logique de sous-traitance pour la livraison de services prédéfinis par l’acteur public), sans compter la Loi sur l’équité salariale, celle visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale et celle visant à promouvoir l’économie sociale et à soutenir son développement. Non sans tensions internes, le mouvement syndical a été un acteur important de ces « partenariats conflictuels », mais on note au cours de la période une influence grandissante d’autres acteurs, tels que les groupes de femmes et de jeunes.

La troisième et dernière période, qui débute avec l’élection du gouvernement libéral de Jean Charest en 2003 (les entretiens de B. Lévesque avec Marie J. Bouchard se terminent autour de 2018), s’inscrit en rupture avec les deux premières, par ses orientations nettement néolibérales et managérialistes. Ces choix conduiront à la disparition, ou alors à une réorientation marchande, des dispositifs de concertation avec les syndicats, les groupes communautaires et les autres organisations relevant de la société civile. Benoît Lévesque cite quatre exemples illustratifs de ce virage : la modification de l’article 45 du Code du travail, facilitant la sous-traitance ; l’éviction des représentants de la société civile des instances régionales et locales de concertation (CRD et CLD) ; la disparition ou la privatisation de certains Fonds d’investissement et finalement la priorité accordée aux services de garde commerciaux, au détriment des centres à la petite enfance. Les gouvernements Charest et Couillard mettront en oeuvre un véritable régime d’austérité, associé à une centralisation de l’État, sapant tant les fondements redistributeurs du premier modèle québécois que les avancées participatives du second modèle, faisant reculer, finalement, tant la démocratie économique que la démocratie sociale. Les explications relatives à ce qui a servi d’inspiration au néolibéralisme, dans sa version québécoise, sont ici fort instructives. Face à cela, tant la concertation accrue entre les organisations de la société civile que les luttes contre la privatisation et la marchandisation des biens publics, telle la lutte des étudiants lors du Printemps érable, ont produit quelques résultats, mais bien insuffisants pour inverser la tendance et pour, au-delà de la résistance, « coconstruire des politiques publiques et des projets communs » (313).

L’analyse sociologique de Benoît Lévesque, d’abord centrée sur les rapports sociaux, est alimentée par, et alimente à son tour, un engagement multiforme, tour à tour ou concurremment religieux, coopératif, syndical, politique et intellectuel. Le dernier chapitre de l’ouvrage porte sur l’engagement du chercheur. Avec une érudition et un esprit de synthèse qui ne cesse d’étonner, Benoît Lévesque retrace les diverses traditions sociologiques relatives à l’engagement, depuis la séparation entre le savant et le politique (Weber), jusqu’aux positions opposées, quoique complémentaires, de Bourdieu et de Touraine à l’occasion de l’important conflit social ayant marqué la France en 1995. Sans trancher le débat, il croit que le nécessaire engagement pour une transition écologique et sociale juste est propice à l’arrimage entre une sociologie critique, qui dévoile les formes de la domination, et une sociologie des mouvements sociaux, préoccupée par la coproduction des connaissances avec les acteurs sociaux organisés visant la construction d’une société plus démocratique, plus juste et plus soutenable.

En conclusion, à condition de s’intéresser non seulement au travail et à l’emploi, mais aussi aux contextes présidant à leurs transformations et aux luttes pour leur démocratisation, les chercheur.e.s et les praticien.ne.s des relations industrielles trouveront, dans cet ouvrage, un remarquable portrait des transformations économiques et sociales qui ont marqué le Québec depuis les années 1960, à partir du prisme des innovations portées par les acteurs sociaux. La synthèse historique est plus qu’utile : la mise en perspective théorique, magistrale, fournit un éclairage précieux sans verser dans l’hermétisme. À travers ce retour sur sa trajectoire personnelle, professionnelle et intellectuelle, Benoît Lévesque offre sur les développements récents et sur les défis contemporains un regard profond et nuancé, ainsi qu’une abondante matière à réflexion.