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Depuis quelques années, Daniel Mercure nous a habitués à la publication d’ouvrages collectifs en sociologie du travail sur des enjeux contemporains. Celui de 2020 porte sur l’un de ses thèmes de prédilection, à savoir le rapport au travail. Le rapport au travail renvoie aux significations que les individus donnent au travail et qui se manifestent dans leurs attitudes et comportements. Dans la mesure où ces significations et leurs manifestations sont façonnées par des conditions objectives et subjectives, alors que ces dernières ont connu d’importantes transformations depuis les 30 dernières années, ce livre vise non seulement à dégager les principales dimensions et pistes d’analyse du rapport au travail, mais surtout à exposer les changements dans les représentations et les expériences du travail.

Dans le chapitre inaugural du livre intitulé « Rapport au travail et changement social : problématique et jalons pour un modèle d’analyse », Mercure propose à la fois de remonter le fil de la tradition sociologique d’interrogation du sens du travail – ce qui est le bienvenu –, mais surtout de synthétiser une proposition théorique pour l’analyse du rapport au travail. Si le rapport au travail témoigne de l’expression individuelle des représentations et des expériences du travail dans des contextes sociétaux et institutionnels donnés, le sociologue postule que le rapport au travail constitue l’une des voies d’appréhension de l’état des sociétés et, par conséquent, une manière de saisir les transformations sociétales en cours.

Les principales assises du rapport au travail ne reposent pas uniquement sur le monde vécu du travail, depuis les formes d’organisation du travail et de management jusqu’aux rapports sociaux de travail. Toute configuration du rapport au travail s’inscrit aussi, selon des modalités plus diffuses, dans les principes de sens qui participent quotidiennement de la vie privée et de la vie professionnelle, principes de sens qui sont des constructions sociales issues de l’agir ordinaire et des trajectoires de vie, de même que du discours institué et des idéologies dominantes. Aussi l’étude du rapport au travail commande-t-elle l’examen tant des formes contemporaines de subjectivité que des conditions objectives novatrices qui façonnent et encadrent notre vivre ensemble.

Mercure, 2020 : 2

La question à laquelle entend répondre cet ouvrage collectif est donc la suivante : « assistons-nous à une reconfiguration significative du rapport au travail ? Si oui, selon quelles modalités ? Et sous l’impulsion de quels facteurs socioéconomiques et culturels ? » (Mercure, 2020 : 2) Deuxième de trois ouvrages d’une recherche internationale portant sur les « nouvelles voies de la subjectivité », ce livre veut par conséquent contribuer à la compréhension du monde social et des perspectives de sens qu’il rend possibles.

Une majorité de chapitres portent directement (Paugam, Gallie, Vendramin, Willemez, Bourdages-Sylvain et Côté) ou indirectement (Méda) sur des enquêtes réalisées auprès de travailleuses et de travailleurs, tandis que les autres présentent surtout des analyses de surplomb (Durand, Bouquin). On y trouve également une diversité d’approches qui intègrent plus ou moins l’aspect des temporalités du travail (Willemez), les transformations du travail ainsi que des enjeux institutionnels plus larges (Gallie, Vendramin).

Dans le chapitre qu’elle signe, Méda part de trois ouvrages à succès exposant les ratés contemporains du travail comme vecteur d’identité ou comme institution centrale, ceux de Livingston[1], Frayne[2] et Graeber[3], qu’elle éclaire en revenant aux critiques françaises et allemandes du travail des années 1980 et 1990. Par ce détour, Méda pose quelques-uns des jalons de la critique et de l’interprétation du travail, ce qui lui permet d’interroger ensuite l’expérience morale du travail.

En contrepoint de cette approche, Paugam s’intéresse aussi à la dimension morale du travail dans son chapitre « Le monde du travail comme fondement de la solidarité : vers un déclin inéluctable ? ». Se basant sur Durkheim, il façonne une typologie de l’intégration sociale selon deux axes : le rapport à l’emploi mesuré par le degré de sécurité et le rapport au travail mesuré par la satisfaction. En considérant le rôle pivot du travail, Paugam s’inquiète des effets sociétaux délétères de la fragilisation des institutions du travail.

Alors qu’à la suite de l’enquête de Goldthorpe et ses collègues, dans les années 1960, sur les attitudes de certains ouvriers dans un contexte de prospérité économique et de consolidation de l’emploi, Mercure rappelle qu’« il n’y a pas une “association systématique” entre l’expérience vécue au travail et les attitudes et comportements au travail » (Mercure, 2020 : 19). Quatre chapitres (Bouquin, Durand, Bourdages-Sylvain et Côté, Gallie) contribuent à étayer cette thèse sur l’articulation entre les conditions objectives des situations de travail, l’expérience qu’en font les salarié.es et leurs représentations de celles-ci. D’abord, en raison de leurs approches plus conceptuelles, Bouquin et Durand, chacun à leur façon, examinent les possibilités et les expressions de mise à distance des conditions contemporaines du travail.

À partir des résistances au travail, le chapitre très clair et particulièrement didactique de Stephan Bouquin, « Les résistances au travail en temps de crise et d’hégémonie managériale », réexamine la question de la conflictualité du travail. En ce sens, Bouquin traite les résistances au travail comme des manifestations critiques du rapport au travail et conclut que, quel que soit le modèle dominant d’organisation du travail, on doit s’attendre à ce qu’il rende chaque fois possibles des formes particulières de résistances au travail. Eu égard à la question concernant l’articulation conditions objectives/représentations sociales, on ne trouve pas là de déterminisme, mais beaucoup de nuances et de finesse.

Pour sa part, Durand prend cette question de biais. Dans le chapitre « Les rapports au travail dans la fabrique de l’homme nouveau », le sociologue met en évidence le clivage psychique des salarié.es et des consommateurs dans le contexte contemporain. Du côté des salarié.es, ce clivage découle des ratés de l’articulation entre moyens et demande dans la production allégée. Du côté des consommateurs, le clivage découle cette fois des attentes de qualité, lesquelles ne peuvent être réellement atteintes en raison des limites induites par la rationalisation des services. Après avoir démontré que les formes contemporaines d’organisation du travail clivent la subjectivité, Durand souligne à quel point les personnes sont renvoyées à leurs propres ressources pour résoudre, au-delà du clivage du soi, les apories induites par les contextes organisationnels.

Pour ce qui est de Bourdages-Sylvain et de Côté, en dépit du fait que leur grille d’analyse soit largement empruntée à Mercure et Vultur (2010), elles constatent la transformation même des représentations du travail, et des attitudes face à celui-ci, à la suite d’expériences prolongées de durcissement des conditions de travail, et ce, conformément à une approche développée par Côté lors de ses recherches doctorales. Dans leur chapitre, « Normes managériales et nouvelles formes de rapport au travail », issu d’enquêtes réalisées auprès des cadres intermédiaires du réseau de la santé, les autrices interrogent le paradoxe d’une double représentation adhésion/méfiance. Faisant preuve de finesse, ce texte traite ainsi d’un paradoxe des représentations, avec, d’un côté, une adhésion idéologique et, de l’autre, un appel au retrait et au désengagement dans le contexte d’un durcissement des conditions de travail.

De son côté, Gallie offre un regard assez convaincant sur l’articulation entre le rapport au travail et son contexte objectif. Quoiqu’on puisse reprocher la présence d’un texte en anglais, donc le défaut d’une traduction, le chapitre de Gallie, « Job Involvement in European Perspective », rend compte de l’apport de la tradition états-unienne de la psychologie du travail à la compréhension des attitudes au travail déclinées sous la forme de la motivation, de l’engagement ou de l’implication subjective. Appliquée dans le cadre d’une grande enquête européenne, la grille d’analyse déployée par l’auteur lui permet de constater que dans les pays où la qualité de l’emploi est supérieure, on trouve aussi un engagement professionnel plus élevé.

Toujours sur la question de l’articulation entre conditions objectives et représentations du travail, on s’étonne que le chapitre de Mercure reste étrangement silencieux à propos des positions des sujets. Par exemple, il n’intègre pas le genre comme déterminant du rapport au travail ni surtout la condition socio-économique alors qu’elle constitue la variable la plus significative des différences à l’égard de celui-ci. Quant à eux, les derniers chapitres de l’ouvrage ont mis en évidence, à l’horizon de la multi-dimensionnalité du rapport au travail, les souffrances que le travail contemporain induit. S’il n’y a donc pas qu’un seul fil conducteur pour appréhender le rapport au travail contemporain, il n’est alors pas surprenant que, selon les questions posées, les dimensions retenues et les cadres d’analyse proposés, des représentations très favorables au travail (Vendramin) puissent côtoyer diverses manifestations de retrait, de souffrances ou de résistances. Il semble néanmoins que, comme l’envisageait Mercure, on soit de plus en plus seul.e face au travail.

Ce livre est assurément d’un grand intérêt pour la sociologie du travail contemporaine, de même que pour le champ des relations industrielles avec lequel plusieurs auteurs sont en dialogue (Mercure, Gallie, Bourdages-Sylvain et Côté). Contrairement à d’autres ouvrages collectifs qui juxtaposent divers points de vue plus ou moins intégrés, on sent que les autrices et auteurs ont été sélectionné.es pour rendre compte des recherches actuelles, surtout en Occident francophone, mais aussi afin de favoriser une certaine cohérence entre les contributions et les questions posées par l’ouvrage.