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Comme l’indique le quatrième de couverture, ce livre de Denis Laroche décrit diverses mesures de la prévalence (annuelle et sur cinq ans) de la violence conjugale physique subie par les hommes et les femmes de la part de leur conjoint actuel ou d’un ex-conjoint au Québec et au Canada. Par souci de clarté, l’auteur aborde cette question compliquée en précisant d’entrée de jeu les difficultés méthodologiques inhérentes à l’étude statistique de ce problème social pour ensuite examiner plus spécifiquement huit aspects associés à celui-ci, soit : la prévalence des incidents, leur gravité, leur fréquence, leurs conséquences, les caractéristiques des victimes, le profil des agresseurs, l’intervention policière, et finalement le soutien et l’aide reçus par les victimes. Pour y parvenir, Laroche utilise principalement les données recueillies par Statistique Canada lors de l’Enquêtesociale générale (ESG) sur la victimisation réalisée en 1999 auprès de 25 876 Canadiens et Canadiennes (11 607 hommes et 14 269 femmes) – dont 4 631 Québécois et Québécoises (2 030 hommes et 2 601 femmes) –, données qu’il complète et nuance en les comparant avec quelques études canadiennes, états-uniennes, néo-zélandaises et autres qui portent également sur la violence conjugale physique.

Dans le premier chapitre, l’auteur pose les nombreuses précisions méthodologiques, mises en garde et nuances nécessaires à l’étude statistique du phénomène de la violence conjugale. Tout d’abord il explique les différentes formes d’enquêtes statistiques qui peuvent être utilisées pour tenter de cerner la violence conjugale en précisant les limites de chacune d’entre elles (statistiques criminelles, enquêtes sur la victimisation, échelles des tactiques de conflits). Ensuite, il présente plus spécifiquement la méthodologie utilisée par Statistique Canada dans l’ESG de 1999 pour mesurer la violence conjugale en s’attardant à ses particularités. D’une part, il expose clairement les limites d’une telle enquête statistique et critique certains aspects de l’étude. Par exemple, il constate qu’en négligeant d’inviter le répondant à mentionner les actes de violence qu’il aurait pu infliger, le questionnaire fait du même coup disparaître la symétrie dans la mesure, c’est-à-dire qu’il exclut « une validation des taux de prévalence des incidents rapportés réciproquement par les hommes et les femmes, alternativement considérés comme victimes et agresseurs » (p. 25). D’autre part, Laroche définit ses indicateurs, notamment le taux de prévalence annuelle, qui constitue la proportion de la population étudiée qui a été victime d’au moins un acte de violence au moins une fois au cours des 12 derniers mois précédant l’enquête, et le taux de prévalence sur cinq ans, à savoir la proportion de cette même population mais au cours des cinq années précédant l’enquête (p. 26). Il clarifie également ce qu’il entend par conjoint et ex-conjoint en soulignant l’importance de bien cerner la notion d’ex-conjoint car celle-ci peut grandement biaiser les données statistiques. Ainsi, il précise que « les taux de prévalence de la violence conjugale chez les ex-conjoints seront établis en prenant comme dénominateur l’ensemble des répondants ayant un ou plusieurs ex-conjoints, en tenant pour acquis qu’il existe un risque, si minime soit-il, de subir de la violence conjugale de la part d’un ex-partenaire, à partir du moment où existe un ex-conjoint » (p. 30). Ce chapitre est sans conteste le mieux construit et le plus clair de ce rapport de recherche.

Dans les chapitres deux à neuf, l’auteur présente, à l’aide d’un nombre impressionnant de tableaux statistiques (56 au total pour un peu moins de 200 pages de texte), les différentes facettes de la violence conjugale. Il nous submerge de données et de constats statistiques qui rendent la lecture souvent difficile, semant parfois la confusion. Bien que plusieurs observations pour le moins inattendues surprennent le lecteur, on regrette que l’auteur ne tente pas davantage d’expliquer sociologiquement, anthropologiquement ou culturellement la violence conjugale. Rarement poursuit-il sa réflexion au-delà du constat initial pourtant fort intéressant. Par exemple, lorsqu’il souligne que la perte de l’estime de soi constitue un effet plus fréquent chez les femmes que chez les hommes, et que ce phénomène est plus courant au Québec qu’au Canada (p. 108) ; lorsqu’il nous apprend que, dans l’ensemble, les victimes de violence conjugale au Québec semblent affectées dans de plus grandes proportions par diverses répercussions psychologiques que dans l’ensemble du Canada (p. 111) ; lorsqu’il remarque que l’âge et le niveau de revenu semblent exercer une influence combinée sur le risque de victimisation (p. 123) ; enfin, lorsqu’il mentionne que 29 % des victimes de sexe féminin au Québec se situent dans la catégorie « études partielles au secondaire / primaire ou à la maternelle, aucune scolarité » alors qu’elles ne sont que 19 % au Canada (p. 133). Beaucoup trop d’interrogations restent en suspens tout au long de la lecture.

Toutefois, malgré une certaine lourdeur dans le texte occasionnée par les nombreuses descriptions statistiques et certaines évidences factuelles, ce livre est une bonne porte d’entrée pour quiconque s’intéresse au phénomène de la violence conjugale car l’auteur décrit et critique fort à propos un nombre important de recherches sur le sujet. En outre, on se demande parfois s’il ne s’agit pas d’un compte rendu critique sur l’enquête de Statistique Canada plutôt qu’un rapport de recherche. À plusieurs égards, cet ouvrage constitue une très bonne revue des écrits sur la violence conjugale : la description et la critique de la typologie des situations de violence conjugale par Johnson (2000, p. 87-89), la présentation de l’enquête longitudinale de Dunedin réalisée en Nouvelle-Zélande (p. 137-141), ou encore l’intérêt d’utiliser la typologie des types d’agresseurs de Holzworth-Munroe et ses collègues (2000, p. 177-181) dans la conception de futures enquêtes empiriques en sont de bons exemples.

De plus, ce rapport de recherche recèle quelques observations intéressantes. Ainsi, contrairement à l’idée préconçue selon laquelle une proportion plus élevée de femmes que d’hommes serait victime de violence conjugale, on apprend dans le chapitre deux qu’un homme sur 16 et une femme sur 15 rapportent avoir subi au moins un incident de violence de la part de leur conjoint actuel ou d’un ex-conjoint au cours des cinq années précédant l’enquête de 1999. L’occurrence de la violence conjugale est plus grande et plus violente lorsqu’il s’agit d’un ex-conjoint que du conjoint actuel (un homme sur 26 et une femme sur 34 pour le conjoint actuel comparativement à un homme sur 11 et à une femme sur 9 en ce qui a trait aux ex-conjoints), ce qui incite l’auteur à croire que les « hommes ont tendance à demeurer plus longtemps que les femmes dans une union marquée par la violence conjugale » (p. 37 et 64). Autre élément très intéressant discuté dans le chapitre trois, celui de la bidirectionnalité de la violence conjugale dans une proportion importante, qui contredit l’hypothèse souvent répandue d’une violence subie plus ou moins passivement par la même personne, généralement la femme (p. 71-72). Dans le chapitre quatre, on apprend que les résultats obtenus contredisent « l’assertion courante selon laquelle le recours à la violence conjugale se traduit de manière typique par un processus d’escalade caractérisé par un nombre élevé d’agressions récurrentes et l’aggravation progressive des incidents perpétrés » (p. 81). Surprise également au chapitre sept quand l’auteur affirme qu’il ne semble pas y avoir de relation entre la régularité de la consommation d’alcool et la violence conjugale (p. 154), et que la violence entre conjoints actuels relève majoritairement de la violence situationnelle (78 % chez les hommes et 80 % chez les femmes) et non du terrorisme conjugal (p. 169-170). Au chapitre huit, sont évoquées les raisons qui incitent les gens à ne pas signaler la violence conjugale. Au Québec, 84 % des hommes et 69 % des femmes jugent qu’il s’agit « d’une affaire personnelle qui ne concerne pas la police ». Il est également encourageant d’apprendre dans le chapitre suivant qu’au Québec, 59 % des hommes et 85 % des femmes victimes de violence conjugale ont parlé de leur situation avec au moins un proche (p. 207).

Finalement, résumons en disant qu’après une lecture parfois laborieuse des trop nombreuses descriptions statistiques, l’auteur synthétise de manière très efficace les éléments essentiels de l’ouvrage dans sa conclusion mais qu’encore une fois, on regrette qu’il n’y ait pas davantage d’analyses cherchant à expliquer ce phénomène complexe qu’est la violence conjugale.N.B. : Les propos de l’auteur sont tenus à titre personnel et ne représentent pas la position du ministère de la Justice du Canada.