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Depuis les années 1960, Montréal a connu des transformations profondes tant de sa structure économique que de son cadre bâti. Ces changements sont reliés à une série de facteurs allant du redéploiement industriel qui découle des vagues récentes de la tertiarisation de l’économie, à l’accroissement de la compétition entre les villes à l’échelle du continent pour attirer des investissements ou des entreprises, en passant par les nouvelles exigences rattachées à la décentralisation et à la flexibilité dans l’organisation du travail qui peuvent être associées à l’émergence de l’économie post-fordiste (Mayer, 1994). À eux seuls, toutefois, ces facteurs n’expliquent pas les choix qui ont été faits par les instances locales afin de faire face aux tendances lourdes de l’économie. En effet les opportunités d’action et la marge de manoeuvre des pouvoirs publics locaux, en plus des contraintes externes, sont délimitées par plusieurs autres éléments au nombre desquels nous pouvons mentionner l’aide intergouvernementale, la culture propre au milieu, le mode de participation des citoyens aux affaires urbaines et les conditions locales du marché (Savitch et Kantor, 2002).

En dépit du fait que les métropoles contemporaines évoluent dans des espaces économiques de plus en plus globalisés, les lieux – les villes – ont encore leur importance (Dreier, Mollenkopf et Swanstrom, 2001 ; Orum et Chen, 2003). Même si on donne parfois l’impression que l’économie est une force abstraite capable d’expliquer toutes les décisions en matière de localisation et d’affectation des ressources, celles-ci demeurent inscrites dans une histoire sociale et urbaine tout comme elles relèvent d’une certaine configuration des rapports sociaux. En ce sens, Montréal possède une personnalité qui la distingue des autres villes du nord-est du continent avec lesquelles elle partage un héritage industriel commun.

Les facteurs qui expliquent l’orientation et le contenu des politiques urbaines demeurent difficiles à isoler (Monkkonen, 1990). Qu’est-ce qui peut justifier, en dernière analyse, les choix effectués par les autorités locales en matière de politiques urbaines ? Dans quelle mesure les trajectoires qu’emprunte le développement économique et urbain dans une ville ou une agglomération donnée constituent-elles des compromis qui reflètent les valeurs communes d’un milieu de vie ou d’une collectivité ?

Ces questions ne sont pas nouvelles. Depuis plusieurs années, elles alimentent le débat entre diverses perspectives d’interprétation à l’intérieur du domaine de l’étude des politiques urbaines. Pensons notamment à l’élitisme, au pluralisme et au corporatisme qui suggèrent des hypothèses différentes pour expliquer la distribution du pouvoir et son poids dans la définition et l’élaboration des politiques urbaines (Savitch, 1988).

Plus récemment, ces analyses se sont raffinées en considérant d’une manière plus concrète la vie économique locale. Les chercheurs ont tenu compte davantage de l’imbrication de l’économie dans les structures sociales et politiques, ce qui les a conduits à explorer d’autres avenues d’explication. En soutenant par exemple qu’il y a construction d’un consensus fort de la part des intérêts économiques dominants en fonction de la croissance urbaine, Logan et Molotch (1987) ont montré que ce consensus pouvait créer des tensions sociales en entrant en conflit avec les représentations de la ville découlant des usages, voire de la valeur d’usage.

La théorie des « régimes urbains » (urban regime) (Stone, 1989) met en lumière le fait que les stratégies de développement économique et urbain sont élaborées à partir d’une hiérarchie de priorités établies de concert par des intérêts publics et des intérêts privés. Les coalitions qui se mettent en place dépendent de conditions particulières aux milieux locaux. Tout découle de la position des acteurs locaux et de leur capacité à s’engager sur le terrain institutionnel afin de créer des modalités de reconnaissance et de nouveaux terrains d’action (Lauria, 1997).

Poursuivant cette préoccupation d’éclairer la marge de manoeuvre des pouvoirs locaux, les tenants de la « Nouvelle Politique Urbaine » (New Urban Politics) (Cox, 1993) ont insisté sur les incidences de la globalisation de l’économie et notamment sur la mobilité sans précédent des entreprises transnationales. Dans cette perspective, la globalisation du capital provoque une compétition accrue entre les villes afin d’attirer des investissements et des entreprises. Les villes demeurent le lieu d’intérêts économiques variés dont la majorité, à cause de leur faible mobilité, est dépendante de la vitalité économique locale. Les changements dans l’espace économique provoquent à coup sûr des ajustements divers et une compétition accrue avec d’autres agglomérations inscrites sur le territoire continental et au-delà.

Dans la compétition entre les villes, qu’est-ce qui permet de faire la différence entre celles qui gagnent et celles qui perdent ? Comment établir une ligne de partage entre le déclin et la croissance ?

Tant du point de vue des analyses en termes de « régimes urbains » que de « Nouvelle Politique Urbaine », la production de l’espace et les décisions prises pour en orienter le cours découlent de choix collectifs. La manière dont ceux-ci sont arbitrés dépend bien entendu des forces en présence, de l’histoire du milieu autant que des opportunités qui s’offrent aux acteurs locaux. C’est ce que reconnaissent les approches que nous venons d’évoquer en misant sur des hypothèses différentes. L’action collective est observable dans plusieurs secteurs ou en fonction d’enjeux particuliers. Ce qui définit l’action prend place sur un terrain social, économique et politique où les choix et les stratégies que proposent les acteurs résultent de médiations que le discours et les représentations sociales nous permettent d’appréhender.

Dans l’analyse économique de la ville, le discours et les représentations ont acquis une nouvelle importance (Beauregard, 1993 ; Eade et Mele, 2002 ; Wilson et Wouters, 2003). Cela s’explique par la crise du modèle de régulation fordiste qui nous a rappelé que les rationalités économiques et les institutions politiques étaient fortement imbriquées. Mais cela relève aussi du fait que la production de la ville et son développement découlent de choix collectifs dont la formulation passe par des compromis sociopolitiques élaborés dans l’espace public. À cet égard, le discours et les représentations remplissent plusieurs fonctions. Ils permettent d’énoncer des choix et de délimiter des possibilités d’action (Beauregard, 1993, p. 306). Ils réduisent l’incertitude. Ils participent de la construction d’un espace public susceptible d’alimenter la démocratie délibérative (Blondiaux et Sintomer, 2002), du moins d’une manière indirecte. Ce faisant, ils favorisent soit une rationalité de pouvoir, soit une rationalité d’action[1] (Ferrari et Sager, 2001, p. 214). Ils permettent de rendre compte d’une réalité sociale qui pose problème tout en évoquant des solutions tournées vers l’émergence d’une conscience collective (Beauregard, 1993, p. 8). Mais cela ne doit pas nous faire oublier que le discours comporte aussi une dimension idéologique. À ce titre, il suggère des choix moraux et occulte certaines contradictions – inégalités, conflits – à la base des réalités dont il nous parle.

Depuis le début des années 1960, quels ont été les choix énoncés par les élites économiques francophones à Montréal ? Comment ces leaders interprètent-ils les changements structurels qui caractérisent leur ville ? Sont-ils parvenus à influencer les politiques économiques et urbaines en matière de relance ou de redéveloppement de l’agglomération ? Quelles sont les relations entre les représentations que les milieux d’affaires construisent et les politiques et programmes mis en oeuvre par les pouvoirs publics à Québec et à Ottawa pour relancer l’économie de la métropole ?

Pour répondre à ces questions, nous nous sommes penchés sur les représentations élaborées par la classe d’affaires active à Montréal et les solutions qu’elle a imaginées pour résoudre les problèmes de restructuration économique et urbaine auxquels l’agglomération a dû faire face depuis les années 1960. Nous avons examiné les transformations des représentations de l’économie de Montréal chez les gens d’affaires à partir d’un corpus d’articles publiés dans la presse d’affaires francophone[2] entre janvier 1960 et janvier 2003. À compter des années 1960, on assiste au processus de la francophonisation de l’économie du Québec en général et de Montréal en particulier (Levine, 1990). Après avoir déployé son action dans l’arène politique locale, et ce, dès le début du XXe siècle (Linteau, 1998), l’élite francophone investit progressivement le champ économique. Nous avons repéré les articles et les éditoriaux qui ont traité, d’une part, de l’économie montréalaise, et d’autre part, ceux qui ont abordé spécifiquement ses facteurs de croissance ou de déclin.

L’examen des représentations et du discours coïncide avec le linguisticturn qui a marqué les sciences humaines et sociales au cours des années 1970 (Phillips et Hardy, 2002, p. 12). Cette perspective d’analyse soutient que le discours et le langage font plus que refléter une société : ils en sont un élément constitutif (Phillips et Hardy, 2002, p. 12). C’est ainsi que nous examinons ici la portée du discours des acteurs sur les choix collectifs en matière de politique urbaine.

Certes, la classe d’affaires n’est pas le seul acteur qui intervient dans l’espace public, sans compter qu’elle ne forme pas un groupe monolithique. À cet égard, les travaux de Jouve et Lefèvre (2002) sur les villes européennes ont montré qu’il prévaut une « fragmentation très importante du système de représentation des acteurs privés » (Jouve, 2003, p. 81). Bien qu’on reconnaisse de plus en plus l’hétérogénéité de la classe d’affaires – elle ne constitue pas incontestablement un groupe social « doté d’une identité collective, ayant des intérêts matériels communs, poursuivant des objectifs explicites » (Jouve, 2003, p. 81) –, elle n’en demeure pas moins un acteur collectif au poids déterminant par rapport aux choix publics et privés en matière d’investissements.

Afin de retracer le contenu et les inflexions qui caractérisent les images et les représentations du développement économique et urbain de Montréal dans la presse écrite s’adressant en priorité à la classe d’affaires, nous avons organisé notre analyse en deux temps. Dans un premier temps, nous présentons six thèmes (le statut de Montréal à l’intérieur du Québec, le déclin de l’économie montréalaise en regard de celle de Toronto, la gouvernance locale et métropolitaine, le rôle de l’État, l’entrepreneuriat de la classe d’affaires et la contribution de la nouvelle économie à la relance de Montréal) qui permettent de rassembler les images les plus fortes et les énoncés directeurs concernant le bilan ou l’avenir de la métropole. Ces thèmes sont formulés d’une manière récurrente par divers porte-parole de la classe d’affaires. Notons par ailleurs que ces thèmes méritent d’être mis en relation avec les principaux événements qui ont ponctué la modernisation de Montréal depuis les années 1960[3]. Dans un deuxième temps, nous considérons la portée du discours des élites économiques par rapport aux politiques et programmes gouvernementaux concernant la relance de la métropole. Les rapprochements entre les visions élaborées par ces élites et les interventions des pouvoirs publics peuvent prendre différentes formes : influence intellectuelle, prescription idéologique, adhésion forte ou mitigée. En outre, les deux groupes d’acteurs (le milieu des affaires et l’État) peuvent être inspirés par des sources communes, si nous pensons par exemple aux expériences étasuniennes. Même si nous ne pouvons pas établir un lien de causalité directe entre le discours de la classe d’affaires et les interventions de l’État, les similarités ne s’avèrent pas moins des plus instructives, notamment en ce qui concerne les problèmes urbains.

1. La classe d’affaires et les enjeux du développement économique et urbain

Depuis le début des années 1960, la ville et la région de Montréal ont subi des transformations majeures tant sur le plan économique que sur celui du tissu urbain. Ce que certains ont associé à la montée en puissance d’une élite francophone, en conflit et en remplacement de l’ancienne élite anglophone (Levine, 1990), se rattache à un double processus de déstructuration et de restructuration économique. L’affrontement entre des intérêts économiques et politiques divergents n’a pourtant pas éliminé la nécessité de se tourner vers des compromis. Tout comme il a fallu procéder à des choix et à des décisions afin de relancer le développement de l’agglomération ou du moins s’adapter aux changements contextuels.

Cela s’est défini à partir de plusieurs enjeux que nous pouvons cerner en nous référant à des thèmes spécifiques afin de mieux saisir les choix pour lesquels la classe d’affaires a opté. Le diagnostic des problèmes qui ont touché l’agglomération et les solutions de relance suggérées par les acteurs économiques apparaissent souvent comme les deux faces d’une même médaille. Quelle est la conception du développement économique et urbain formulée par ces acteurs ? Comment conçoivent-ils la place de Montréal dans l’espace économique régional, national, continental et global ? Qu’est-ce qui permettrait, selon eux, de surmonter les difficultés du moment ? Qui devrait prendre des initiatives à ce sujet ?

1.1 Le statut de Montréal à l’intérieur du Québec

Le premier thème, celui de la place ou du statut de Montréal par rapport à l’ensemble du Québec, témoigne d’inquiétudes et d’illusions que l’élaboration de grands projets n’est pas toujours parvenue à dissiper. En essayant de renouveler les stratégies d’action, la classe d’affaires demeure inquiète.

Au dire de plusieurs, dans les années 1960, Montréal et son économie s’avèrent des plus dynamiques. On entretient peu de doutes sur son rôle en tant que moteur du développement : « L’économie montréalaise apparaît comme un géant, comme un complexe géant où une abondante production manufacturière très diversifiée est à même de bénéficier des facilités financières, démographiques et énergétiques nécessaires à son bon fonctionnement » (Giroux, 1968, p. 40). Les atouts de Montréal apparaissent nombreux, incluant le développement industriel, la culture et le tourisme. Certains prédisent même, prenant à témoin les experts, qu’au cours des quinze prochaines années la population devrait doubler (Coulon, 1965). Dans ce discours, toutefois, Montréal n’est déjà plus la métropole du Canada. La ville s’est rétrécie au Canada français. On y décrit Montréal comme le « centre de presque toutes les activités commerciales, industrielles et culturelles du Canada français » (Coulon, 1965, p. 32).

Il reste que ce ton des plus optimistes, malgré le bémol sur le rétrécissement de l’aire d’influence de Montréal, ne franchira pas la barre des années 1970. En soulevant la question de la place de Montréal dans l’économie québécoise, certains observateurs ne peuvent s’empêcher de mentionner que la métropole est en perte de vitesse, marquant même un recul grave par rapport à sa principale rivale, Toronto (Les Affaires, 1970, p. 46). On ne se contente plus de parler des difficultés que rencontre l’économie de Montréal. Il est question de « déclin » dont l’impact se répercute sur l’économie de l’ensemble de la province. Ce processus remonterait au début des années 1970 : « De 1971 à 1976, la croissance de la population montréalaise n’a été que de 2,4 % comparativement à 3,4 % pour l’ensemble du Québec. Depuis le milieu des années 1960, la production de la région de Montréal a été inférieure à celle du Québec même » (Les Affaires, 1979a, p. 46).

Parmi les acteurs hautement concernés par les problèmes économiques auxquels se bute la région, la Chambre de commerce du Montréal métropolitain vient au premier plan. Son diagnostic est brutal : « Montréal est un pôle de développement relativement faible et menacé par les autres grands centres nord-américains » (Les Affaires, 1971, p. 8). Et ce n’est pas uniquement Montréal qui est en cause, mais l’ensemble du Québec dont le dynamisme dépendrait avant tout de celui de la métropole.

Cette idée de lier le sort du Québec au développement et à l’avenir de Montréal est présente durant toute la période que nous avons examinée avec des variations importantes. À la fin des années 1960, les observateurs de la scène urbaine mentionnent explicitement cette relation, reprise dans les années 1970 et 1980. Il est clair, par exemple, que « la perte de son rôle de métropole canadienne est préjudiciable au développement économique de la province tout entière » (Morin, 1980, p. 4).

Dans les années subséquentes, le président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain reviendra à la charge. Il s’inquiète des choix stratégiques par rapport à l’avenir de l’agglomération, en particulier ceux que font les décideurs politiques : « on n’a pas encore clairement résolu l’orientation à prendre quant à la vocation économique de Montréal : un pôle de développement ayant un rayonnement économique nord-américain ou simplement une ville ayant une vocation principalement provinciale » (Lord, 1989, p. 4). Montréal ne demeure pas moins un « vaisseau amiral » que la compétition provenant des villes de la banlieue met en péril (Saint-Hilaire, 1986, p. 51).

Au fil des années, le consensus selon lequel Montréal soit le seul pôle de développement au Québec se renforce. Cela s’explique de diverses façons. D’abord, c’est à Montréal « qu’on retrouve presque la totalité des entreprises innovatrices oeuvrant dans les nouveaux secteurs de production susceptibles d’avoir des effets d’entraînement sur le reste de l’économie à plus long terme » (Fortin, 1990, p. C1). Ensuite, Montréal demeure, en dépit de son recul comparativement à Toronto, un centre financier dans le contexte de la mondialisation (Couture, 1994). Enfin, il est indéniable que Montréal est le « moteur » de l’économie québécoise (Marchon, 2000). Ce que le gouvernement semble avoir finalement reconnu, au dire de certains dirigeants d’entreprises (Langlois, 1996a).

Le deuxième thème, qui est souvent présent en filigrane sous le premier, concerne le recul ou le déclin de Montréal principalement par rapport à Toronto.

1.2 Le déclin de Montréal en regard de la croissance de Toronto

Au début des années 1960, l’air du temps est résolument à l’optimisme. D’aucuns voient dans le dynamisme ambiant que suscitent les investissements pour créer une Place de la Bourse ou ceux requis pour la tenue d’Expo 67 l’occasion de se réjouir : « Montréal devrait […] connaître le début d’un véritable âge d’or industriel qui donnera à la métropole une suprématie définitive sur la Ville-Reine » (Commerce, 1962, p. 13). L’Expo 67 éveille de nombreux espoirs : « Montréal achève de reprendre le temps perdu et 1967 verra sa consécration définitive comme vraie métropole du Canada aux yeux de l’univers » (Forest, 1964, p. 59). Lorsqu’il s’agit du secteur financier, on reconnaît que Montréal a perdu du terrain derrière Toronto (Les Affaires, 1961). Mais l’heure est à l’optimisme.

Dans la fébrilité qui accompagne les nombreux investissements pour la réalisation de l’Expo 67 et des Jeux olympiques de 1976, plusieurs cherchent des signes positifs. Citant une étude de la Banque provinciale du Canada, un journaliste souligne que « Montréal marque des points par rapport à Toronto » (Les Affaires, 1973, p. 6). Ce qui le conduit à dégager certains avantages comparatifs, que ce soit du côté de l’hinterland de la région de Montréal avec la richesse de ses ressources naturelles, de la qualité de ses terres agricoles, de la disponibilité de terrains moins chers qu’à Toronto, de même que de la qualité des services professionnels et de l’éducation. On interprète d’une manière très positive l’existence de la banque de terrains domiciliaires disponibles dans la banlieue métropolitaine qui avantagerait nettement Montréal comparée à Toronto où « les habitants doivent ”s’entasser“ dans des tours d’habitation où tout est extrêmement dispendieux » (Les Affaires, 1976, p. 3).

Cependant, cette vision est loin de faire l’unanimité. Plusieurs parlent plutôt de stagnation, de recul et de déclin pour décrire la situation (Lemieux, 1979). Cette situation peut être appréhendée d’une manière plus nette en faisant appel à une série de phénomènes sectoriels, que ce soit dans le domaine de la construction résidentielle, dans celui de l’intégration économique des populations immigrantes, concernant le faible dynamisme du secteur financier, la faiblesse de la création d’emplois ou, enfin, des conditions économiques générales moins bonnes à Montréal qu’à Toronto (Lemieux, 1979). Chose certaine, tout n’est pas négatif. Certains secteurs ne continuent pas moins de se maintenir, voire de prospérer. Dans ces diagnostics, la prudence peut être au rendez-vous.

Quelques années plus tard, le bilan de la situation devient parfois intransigeant : « Le déclin de Montréal, par rapport à Toronto, n’a pas cessé depuis les vingt ou vingt-cinq dernières années et se poursuit aujourd’hui » (Gagné, 1983, p. 2). De ce point de vue, la performance de Montréal et celle du Québec apparaissent inter-reliées (Les Affaires, 1979b). Mais ce bilan peut aussi être mitigé :

À force de comparer Montréal et Toronto, les Montréalais ont fini par développer un curieux syndrome, la “Torontonite aiguë”. Tour à tour, média, gens d’affaires, hommes politiques n’ont cessé de mettre en évidence les faiblesses de l’ex-métropole canadienne. Et, en juxtaposant l’excellente performance de la Ville-reine, on a fini par créer un complexe d’infériorité atteignant même le milieu des affaires. Aussi, on s’est mis à chercher des coupables, plus ou moins réels, sans se soucier des nombreux avantages qu’offre encore Montréal.

Gailloux, 1983, p. 54

Quelles sont les causes du « retard » de Montréal ? De prime abord, elles sont diverses. Certains voient comme un handicap sérieux que Montréal ne soit pas la capitale du Québec, ce qui limite passablement la croissance de sa périphérie et, ce faisant, de sa zone d’influence (Les Affaires, 1973). La difficulté d’attirer des industries de pointe – conséquemment, la faible activité dans les secteurs de haute technologie – et, en contrepartie, la forte concentration des activités industrielles dans des secteurs traditionnels, alors que c’est l’inverse à Toronto, est retenue comme élément clé par l’éditorialiste d’une revue mensuelle en vue (Shooner, 1970).

D’autres raisons sont évoquées. Au cours des années 1960 et 1970, Montréal a perdu de nombreux sièges sociaux. Si la langue et le climat politique sont rappelés à titre de facteurs décisifs, ces éléments ne font pas l’assentiment général. Ils sont souvent mentionnés, mais ne sont pas les seuls. Pour expliquer le déplacement des pouvoirs financiers vers Toronto, certains observateurs préfèrent considérer les tendances lourdes de l’économie continentale : « L’origine de cet élan est l’américanisation de l’économie du Canada qui, à cause de la technique et du coût d’administration, oblige la centralisation des bureaux régionaux à Toronto » (Déry, 1975, p. 136).

Plus de vingt ans plus tard, les milieux d’affaires continuent de s’interroger sur les causes du déclin. Sans refaire l’histoire des dernières décennies, ils sont portés à mettre en question des changements structurels nouveaux qui ne relèvent plus cette fois de l’américanisation mais de la globalisation de l’économie. Selon cette lecture, à Montréal, les emplois « ont tardé à s’adapter aux nouvelles technologies et à l’économie mondiale où la concurrence n’est plus nationale, mais internationale : c’est la raison du déclin (de Montréal) » (Séguin, 1998, p. 8).

Parfois, les éléments mis en cause sont d’un tout autre ordre. Il s’agit de décisions – ou de non-décisions – sectorielles dont les effets sont souvent diffus, mais réels sur le plan économique. C’est le cas, par exemple, du problème d’interconnexion entre les deux aéroports dans la région de Montréal. C’est ce qui expliquerait notamment que Montréal ait perdu de nombreux congrès au profit de Toronto (Hains, 1986a, p. 16).

Si les solutions en ce qui a trait à la liste des maux et des problèmes auxquels Montréal doit faire face se retrouvent en filigrane dans les diagnostics que posent les observateurs, certains points de vue mettent d’emblée l’accent sur les solutions. C’est ce que fait, par exemple, l’Association des MBA du Québec qui choisit de miser sur « l’envergure canadienne et internationale de Montréal » : « Les liens avec l’extérieur doivent être renforcés dans tous les domaines parce que Montréal en dépend pour sa survie » (Les Affaires, 1979c, p. 43). Pour d’autres, il faut travailler à faire la promotion du secteur financier : « Achetez tout de suite Montréal avant que sa cote n’explose à la hausse » (Les Affaires Plus, 1983, p. 76). Enfin, c’est un changement d’attitude et de perspective que suggèrent certains spécialistes, un discours que les journalistes des milieux d’affaires s’empressent de relayer. De ce point de vue, la comparaison avec Toronto paraît désuète. On mentionne même que Toronto est en perte de vitesse et qu’il faut choisir des concurrents plus dynamiques comme San Francisco, Mexico ou Lyon : « Il faut voir Montréal comme une ville internationale et articuler son positionnement autour de ce concept » (Des Roberts, 1992, p. 14).

La morosité des années 1970 et 1980 constitue un objet de controverse. D’un côté, les observateurs soulignent les problèmes de restructuration de l’économie et la faiblesse de son dynamisme, de l’autre, ils mettent en lumière certains avantages comparatifs que conserve Montréal (qualité de vie plus grande que dans nombre d’autres agglomérations, coûts de la main-d’oeuvre avantageux, vitalité culturelle forte).

Un revirement de situation s’opère toutefois à la fin des années 1990 alors que l’économie montréalaise semble se tourner vers la nouvelle économie. Il en résulte un nouveau dynamisme pour Montréal que plusieurs reconnaissent et mettent en exergue.

À l’automne 2001, dans son tableau de bord trimestriel, la Chambre de commerce du Montréal métropolitain observe des signes positifs dans plusieurs secteurs (consommation, développement immobilier, création d’emplois, diversité de l’économie) : « Montréal résiste à la morosité ambiante et il faudrait un fâcheux coup de sort pour que l’économie dérape » (cité par Cardinal, 2001, p. A2). Désormais, Montréal fait face aux problèmes d’un milieu en croissance : pénurie de main-d’oeuvre qualifiée appréhendée parce que celle-ci ne croît pas au même rythme que les entreprises. Mais, le passé de Montréal n’est jamais loin. Il continue à hanter les consciences :

La vie en 1967, vous vous en rappelez ? Au Québec, une personne sur vingt avait une formation universitaire. Le milieu des affaires était encore largement anglophone, et les francophones les plus combatifs parlaient encore de la ”survie de la race“. Le bon vieux temps vraiment ? Oui, Montréal a perdu du galon face à Toronto. Le coeur financier du pays bat maintenant plus à l’ouest. Le Québec a laissé partir nombre de jeunes anglophones, qui contribuent maintenant à la fortune de l’Ontario. Et les irritants locaux sont nombreux, à commencer par ces patients qui attendent des lits d’hôpitaux et ces jeunes qui partagent des manuels scolaires. Mais Montréal est vibrante.

Vézina, 2002, p. 4

Même si la classe d’affaires a souvent tendance à se représenter l’économie en vase clos, comme s’il s’agissait d’une réalité portée par une logique circulaire, celle du marché alimentée par la concurrence, la performance et la compétitivité, les préoccupations pour l’action sur d’autres terrains, notamment la scène politique, n’ont pas moins leur importance. Deux thèmes au moins reflètent ces préoccupations, il s’agit du thème relatif aux réformes institutionnelles, en particulier à l’échelle municipale et métropolitaine, de même que celui relatif au rôle de l’État.

Le premier de ces deux thèmes témoigne d’incertitudes qui occupent une place moins importante dans le discours de la classe d’affaires. Il n’est pas moins révélateur des enjeux et des défis qui la préoccupent.

1.3 Les réformes institutionnelles municipales et métropolitaines

D’une manière qui peut paraître paradoxale à certains égards, les milieux d’affaires s’inquiètent du manque de concertation tant à l’échelle de la gestion et des décisions politiques qu’en ce qui concerne la promotion industrielle, les deux étant maintes fois associées. Dès les débuts des années 1970, les carences concernant la promotion industrielle retiennent l’attention de la Chambre de commerce. Celle-ci déplore le fait que, malgré l’existence d’un Conseil d’expansion industrielle, la Communauté urbaine de Montréal ne dispose pas d’un véritable service de promotion industrielle. C’est ce qui la conduira à proposer la création d’une « corporation de l’expansion industrielle de la région de Montréal […] en tenant compte des sous-régions (Île de Montréal et Laval, Rive-Sud, Rive-Nord) » (Shooner, 1971, p. 50). C’est que :

certaines municipalités n’ont aucun service de promotion industrielle et encore moins de commissaire industriel. Les surenchères auxquelles s’adonnent les commissaires industriels des municipalités voisines et d’autres organismes ont parfois des effets néfastes qui peuvent aller jusqu’à décourager un éventuel investisseur.

Les Affaires, 1971, p. 8

Dès lors, les gens d’affaires s’empresseront d’encourager la création de l’Office d’expansion économique de la Communauté urbaine de Montréal destiné à promouvoir la métropole (Les Affaires, 1974, p. 9).

La question des fusions municipales est aussi à l’ordre du jour. Comme cela a été le cas lors de la réforme de 2001-2002, on y voit un moyen d’accroître le dynamisme et la performance économique de Montréal, en particulier face à Toronto (Les Affaires, 1972, p. 2).

Le problème de concertation ou plutôt de l’absence de concertation du côté des instances locales en matière de promotion économique est aussi relevé concernant des enjeux sectoriels. C’est le cas notamment de la promotion pour l’obtention de congrès : « le problème de Montréal, c’est le manque de concertation entre les intéressés. Chacun vend Montréal pour ses propres fins sans penser à une action commune » (Tremblay, 1989, p. 63). Mais le « trop grand nombre de joueurs sur la scène municipale » (Des Roberts, 1992, p. 14) est aussi retenu comme facteur général pour expliquer la faible concertation entre les acteurs sociopolitiques.

Les milieux d’affaires – en particulier la Chambre de commerce et le Board of Trade, qui fusionnent en 1992 – se préoccupent davantage des dimensions métropolitaines à partir de la fin des années 1980. Pour eux, la concertation doit déborder l’Île de Montréal : « [elle] doit s’étendre aux autres régions (Rive-Sud, Laval). On aura de meilleurs résultats en se concertant, en étant plus solidaires et en développant des stratégies communes » (Gagné, 1989a, p. 4).

La Chambre de commerce reviendra à la charge dans les années 1990 en soulignant que la multiplication des centres de décision à l’échelle de la région a des conséquences qui sont des plus « néfastes » (Duhamel, 1995, p. 10). La solution réside dans les fusions municipales et une concertation dynamique à l’échelle de la région. C’est là le principal outil pour affronter la compétition avec les villes nord-américaines de taille comparable (Cloutier, 1999, p. D2). Selon cette perspective, nous sommes entrés résolument dans une nouvelle ère où la ville et l’agglomération remplacent la nation. Il apparaît indéniable à certains que ce sont « les villes qui vont déterminer davantage la croissance économique » (Cloutier, 2002, p. D4). C’est aussi ce qui conduit le rédacteur en chef de la revue Forces à entériner la nouvelle réforme municipale et métropolitaine (Gravel, 2002). La Chambre de commerce n’hésite pas non plus à prendre acte des changements récents et à transformer sa philosophie en conséquence : « La Chambre a […] adopté […] un nouvel énoncé de principes pour orienter son développement vers celui d’une région d’envergure internationale » (Cloutier, 2002, p. D4).

1.4 L’État, un partenaire plutôt qu’un dirigeant

En ce qui concerne le rôle de l’État, dans le discours des observateurs de la scène économique et urbaine, celui-ci est appréhendé autant en termes négatifs qu’en termes positifs. C’est dire que si, d’un côté, on estime que les politiques, les programmes ou les mesures publiques peuvent avoir un impact positif sur le développement de la métropole, de l’autre, on déplore certaines interventions ou mesures qui ont l’effet inverse. Bien entendu, ce sont souvent les mêmes objets ou les mêmes interventions qui sont en cause.

Parmi les irritants qui reviennent à plusieurs reprises, celui du fardeau fiscal est le plus souvent mentionné. Le fardeau fiscal plus élevé à Montréal qu’ailleurs au Canada concerne certaines catégories d’entreprises (Les Affaires, 1979b, p. 3), mais touche aussi les ménages. On note en 1979 que les salaires de plus de 30 000 $ étaient grevés d’une taxe plus forte à Montréal qu’ailleurs au pays (Thellier, 1979). Un autre irritant qui se conjugue parfois à la fiscalité est la langue : « la langue constitue une barrière objective aux échanges et à la mobilité » (Les Affaires, 1979c, p. 46). C’est pourquoi certains suggèrent d’assouplir les règlements qui découlent de l’application de la Charte de la langue française, notamment dans le cas des anglophones des autres provinces désireux de s’établir au Québec. On craint que les règlements linguistiques empêchent « la mobilité de la main-d’oeuvre hautement qualifiée indispensable aux sièges sociaux » (Bélanger, 1980, p. 5).

Le développement de Montréal exige également des interventions de la part des gouvernements afin d’améliorer la qualité et la fourniture des infrastructures et des services publics. C’est le cas des équipements culturels et universitaires. La Chambre de commerce de Montréal considère que les institutions universitaires sont « sous-financées » alors qu’elles sont « essentielles » au développement de Montréal (Lord, 1989, p. 4). C’est aussi le cas du système de transport. Les problèmes sont multiples et l’ensemble du système mériterait d’être revu et corrigé (Gagné, 1993).

Le sous-investissement public dans les infrastructures et les institutions universitaires et, plus récemment, de santé constituent des thèmes de prédilection pour expliquer, du moins en partie, la faible performance de Montréal et de son développement. Cela repose sur plusieurs arguments. Mais ceux qui relèvent du dynamisme politique et des conflits persistant entre les divers paliers de gouvernement viennent au premier plan. Ainsi, il est mentionné que les paliers fédéral et provincial ont souvent de la difficulté à harmoniser leurs stratégies lorsqu’il s’agit de soutenir les entreprises ou d’investir dans les infrastructures à Montréal. Cette situation nuirait beaucoup au dynamisme de l’agglomération (Lapierre, 1993). Cette analyse peut être rapprochée de celle qui souligne l’existence d’un manque de « leadership politique ou de coordination régionale » (Langlois, 1996b, p. B2). En ce sens, à la fin des années 1980, le président de la Chambre de commerce reprochait aux élus des deux paliers supérieurs de gouvernement de privilégier une vision pour le développement de Montréal reposant sur le pari d’un rayonnement à l’échelle provinciale plutôt que de mettre l’accent sur l’ensemble du continent nord-américain (Lord, 1989).

Il ne faut pas penser toutefois que la responsabilité du gouvernement provincial et du gouvernement fédéral concernant l’avenir de Montréal doive conduire à marginaliser l’administration municipale. Celle-ci est également interpellée, et ce d’une manière de plus en plus forte à partir des années 1980. C’est ce qui conduira le nouveau maire de Montréal en 1986 à préciser qu’il s’inscrit dans la foulée de son prédécesseur qui avait misé sur le partenariat dans ses deux derniers mandats pour relancer le développement économique de la ville. Ainsi, le nouveau maire pense que l’administration municipale doit jouer un rôle de « bougie d’allumage » plutôt que de « tenter de faire les choses elle-même » (Hains, 1986b, p. 2).

En évoquant ces propos d’un maire, nous sommes déjà entrés sur le terrain des solutions ou sur le versant positif afin de relancer ou soutenir le développement de Montréal. Prenant le contre-pied des arguments évoqués pour expliquer la faible performance de l’agglomération à l’échelle canadienne et continentale, les observateurs suggèrent aussi des pistes de solution. De ce point de vue, il apparaît judicieux de faire la promotion de Montréal et d’instaurer une concertation appropriée parmi les acteurs politiques. La coordination des politiques et des interventions fédérales et provinciales vient ici au premier plan. Par exemple, il apparaît indispensable que les gouvernements fournissent un appui conséquent afin de développer la vocation internationale de Montréal (Roy, 1991).

Les voies de solution sont multiples. Parfois elles sont d’ordre politique et concernent la concertation et la coordination entre les décideurs de niveau élevé (Roy, 1991). Ailleurs, on parle d’encourager l’esprit d’entreprise (Lemieux, 1979, p. 122). D’autres fois, les solutions sont techniques et concernent des secteurs particuliers de l’économie, notamment la recherche et le développement ou les nouvelles technologies (Forces, 1992).

La revitalisation de Montréal implique à coup sûr des interventions de la part des pouvoirs publics. Diverses mesures sont mises de l’avant comme le retour en ville des classes moyennes. Il est suggéré que l’administration municipale « favorise davantage la construction de maisons et de logements pour les familles de la classe moyenne » (Gagné, 1989b, p. 5). Mais on réclame aussi des investissements dans les infrastructures routières (Tremblay, 2001) et on propose d’encourager le développement des technologies et l’appui aux activités scientifiques de recherche et développement (Forces, 1992).

Dans les années 1990, afin d’attirer des entreprises, les milieux d’affaires mettent moins l’accent sur le fait que les coûts de production sont plus bas à Montréal qu’ailleurs. Quelques années auparavant, déjà, ils insistaient moins sur les bénéfices dont les entreprises peuvent tirer profit grâce à une multitude de subventions gouvernementales avantageuses (Gosselin, 1984, p. 107). Même si on reconnaît que les crédits d’impôt peuvent contribuer à attirer des investissements dans certains secteurs, comme c’est le cas de l’industrie cinématographique au début des années 2000 (Chrétien, 2002), on conviendra que les avantages comparatifs de la métropole sont plus diversifiés qu’ils ne l’étaient 15 ou 20 ans plus tôt.

À l’occasion, même si leur responsabilité n’est jamais clairement établie, les milieux d’affaires reconnaissent qu’ils ont un rôle direct à jouer – voire une certaine responsabilité – dans le développement de Montréal. C’est ce que permet d’éclairer le cinquième thème que nous avons identifié, l’entrepreneuriat de la classe d’affaires.

1.5 L’entrepreneuriat de la classe d’affaires

On parle volontiers, par exemple, d’une nouvelle élite d’affaires. Certains vont jusqu’à voir dans son dynamisme un facteur crucial qui devrait permettre de « renverser les tendances négatives observées depuis les 20 ou 25 dernières années » (Gagné, 1983, p. 6). Ce point de vue rejoint celui concernant l’avenir économique de Montréal que l’on articule à la notion de métropole. C’est dans la mesure où les « hommes d’affaires » seront déterminés à « conserver et […] raffermir Montréal dans sa position de Métropole » (Chartrand, 1975, p. 54) que l’avenir économique de Montréal pourra être assuré. L’esprit d’entreprise devient alors un élément incontournable. Cela dit, même si l’esprit d’entreprise constitue une force suffisamment résiliente pour stimuler le développement, il n’en reste pas moins qu’elle ne doit pas être entravée, notamment par certains facteurs politiques et sociaux. En ce sens, on n’hésite pas à promouvoir des solutions libérales traditionnelles en suggérant de réduire le poids des administrations gouvernementales, d’abaisser les impôts et les contrôles gouvernementaux et de laisser aux entreprises la gestion de certains services urbains (Lemieux, 1979).

L’esprit d’entreprise, essentiel à la relance et au développement – reposant sur le dynamisme des milieux d’affaires et exigeant de lever certaines contraintes administratives – se conjugue aussi à une concertation tant avec les divers paliers de gouvernement qu’avec les organismes de la société civile (Shooner, 1981). Il reste que l’entrepreneurship et surtout un « sens plus développé de l’entrepreneurship » (Truffaut, 1985, p. S18), en comparaison de ce qui a prévalu jusqu’au milieu des années 1980, s’avère un ingrédient indispensable pour soutenir le développement.

Cet aspect revient souvent dans les préoccupations qui retiennent l’attention des milieux d’affaires. Sous ce rapport, la comparaison avec New York et Toronto sert à l’occasion de bougie d’allumage. Encore là, c’est avant tout aux « hommes d’affaires » qu’il revient de prendre des initiatives (Morin, 1980, p. 4).

Les milieux d’affaires doivent compter d’abord sur leurs propres moyens (Chartrand, 1980). Cela se traduit par un appel à leur engagement, mais passe aussi par une vision ou une représentation du développement qui peut être mobilisatrice. En invitant le gouvernement du Québec à reconnaître que Montréal doive devenir une « métropole internationale » (Hains, 1981, p. 10), les milieux d’affaires formulent un thème qui se veut mobilisateur, moins par sa nouveauté que par sa capacité de rassemblement. Ce thème se traduit par une réalité définie en fonction de la place qu’occupe l’agglomération dans l’espace économique du Québec et du Canada. Il se concrétise également par des activités fonctionnelles dotées d’avantages comparatifs et de nature à stimuler la croissance (Les Affaires, 1981).

Malgré cette détermination à l’endroit des initiatives à prendre par les milieux d’affaires, des doutes subsistent sur la capacité à bien calibrer des stratégies et des mesures d’intervention appropriées en vue de favoriser le développement. L’analyse de la conjoncture, que ce soit en termes positifs ou négatifs, laisse souvent présager certains doutes. Les signes positifs ne dissipent jamais complètement les inquiétudes. À l’inverse, les signes négatifs n’empêchent pas de garder espoir.

La référence à l’optimisme, auquel les différents présidents de la Chambre de commerce qui se sont succédés depuis le début des années 1960 n’ont pas hésité à recourir, apparaît rarement sans arrière-pensée. Ainsi, en 1992 on n’hésite pas à souligner l’émergence d’un « nouveau vent d’optimisme » (Forces, 1992, p. 7) tout en déplorant le fait que les « visions politiques » élaborées par les entrepreneurs manquent de consistance.

Cette dichotomie ou cette ambivalence dans les perceptions et les analyses peuvent s’expliquer par le fait que la conjoncture change. Mais nous les retrouvons ou elles se révèlent tout autant à l’intérieur d’une même conjoncture. Par exemple, on peut utiliser des superlatifs afin de décrire le dynamisme de Montréal, qui devient un exemple unique : « Sur les plans techniques et de la qualité de vie, Montréal est l’une des villes les plus remarquables en Amérique du Nord, sinon dans le monde » (Forces, 1992, p. 8). Cela n’empêche pas d’autres observateurs de souligner, à la même époque, que, « sous certains aspects, notamment le logement et les espaces verts, la situation de Montréal demeure problématique » (Fortin, 1990, p. C1).

Ce dualisme des perceptions et des intentions est aussi le reflet d’une réalité économique et sociale qui, à beaucoup d’égards, s’avère elle-même duale, du moins dans la description qui nous en est fournie par certains : « Il y a la vitesse créatrice des entreprises performantes (technologies, pharmaceutique, etc.) et la vitesse destructrice des secteurs en déclin (textile, vêtements, etc.) » (Bourdeau, 1996a, p. 8). Ces propos de l’ex-directeur de l’Office d’expansion économique de Montréal témoignent aussi de la complexité des enjeux du développement, que des images statiques ne parviennent pas à traduire d’une manière satisfaisante. En outre, un trait distinct demeure prévalant dans ces représentations ou dans celles qui peuvent leur être associées à savoir que Montréal devient en quelque sorte un acteur collectif, gommant la divergence, sinon la diversité des intérêts qui prévalent.

Afin de mieux comprendre cette réification de la réalité économique et urbaine dans les représentations élaborées par les milieux d’affaires de même que les tensions qu’elle engendre, nous devons considérer le dernier thème, l’apport de la nouvelle économie dans la relance de Montréal. Même si ce thème s’affirme avant tout dans les décennies 1990 et 2000, on peut déjà en repérer certains signes avant-coureurs dès les années 1970.

1.6 La nouvelle économie pour relancer Montréal

La nouvelle économie et le type de développement qui la caractérise – l’accent mis sur la haute technologie, le savoir, la culture et le tourisme – passe par une restructuration des infrastructures, la promotion de nouveaux secteurs et l’émergence de nouvelles entreprises. Toutefois, sa contribution à la relance de Montréal repose sur des activités jamais complètement assurées. Les forces et les faiblesses se côtoient. Ce qui n’empêche pas les espoirs de faire surface.

Au cours des années 1970, alors que l’agglomération est engagée dans un processus de restructuration dont les effets négatifs sur l’emploi ne se font pas sentir aussi durement que dans les années 1980, plusieurs n’hésitent pas à promouvoir une vision de l’agglomération des plus positives : « De fait, Montréal est un centre important de décision, de recherche et d’innovation, c’est-à-dire d’activités de développement qui, dans notre société post-industrielle, commandent l’avenir » (Les Affaires, 1973, p. 28).

Les avantages ou les atouts de Montréal sont multiples. Ils évoluent au gré de la conjoncture et doivent être constamment réévalués. Dès la fin des années 1960, le tourisme est vu par certains comme un secteur prometteur (Les Affaires, 1969). Ce qui est réitéré dix ans plus tard. En misant sur les réalisations prestigieuses du passé – Expo 67 et les Jeux olympiques – ou sur les événements d’envergure internationale à venir – les Floralies –, les observateurs de la scène locale vantent les mérites de Montréal qu’ils associent à la spécificité de sa culture :

Nulle part ailleurs au monde on ne retrouve l’esprit latin juxtaposé au caractère anglo-saxon. Au-delà des heurts et des conflits engendrés par cette coexistence même, seule la Communauté a su garder le meilleur de l’esprit européen et concilier ses subtilités et son raffinement au caractère rationnel et pragmatique de la pensée nord-américaine.

Marion, 1979, p. 52

Cette capacité des Montréalais à concilier des traditions culturelles opposées s’avère une constante dans les préoccupations de la classe d’affaires. Vingt ans plus tard, elle demeure présente comme le rappelle la directrice du Centre Financier International de Montréal (Vallée, 2001, p. F6).

Ce bel optimisme n’est pourtant pas partagé par tous. Du moins, pas en ce qui concerne le secteur des congrès. Dans les années 1970, à cause de son manque d’infrastructure, Montréal n’est pas en mesure d’attirer et de recevoir d’importants congrès (Chartrand, 1974). À la fin des années 1980, la conjoncture semble à nouveau s’être modifiée, du moins sa perception. Il est vrai qu’en 1983 le Palais des Congrès a été complété. Mais à lui seul, il ne peut expliquer ce revirement dans les perceptions des observateurs qui reposent également sur une série d’autres facteurs. Mentionnons la localisation avantageuse à proximité des grands centres américains, un environnement culturel stimulant qui sait tirer parti de son héritage français, une tradition gastronomique reconnue, en plus de la qualité de son dynamisme scientifique (Tremblay, 1989, p. 57-58).

Au gré d’un contexte en évolution que les acteurs locaux ont beaucoup de difficulté à maîtriser, la nouvelle économie coïncide avec des secteurs de pointe, dont certains remontent aux années 1970, mais dont la plupart s’affirment au cours des années 1980 et 1990. Déjà en 1972 on s’inquiète pour le secteur de l’industrie aéronautique de la région de Montréal qui traverse une période de « recyclage » du fait que « les contrats militaires ne sont plus renouvelés » (Chartier, 1972, p. 22). Quelques années plus tard, à nouveau, ce même secteur semble pourtant avoir surmonté la crise (Lemieux, 1979, p. 118).

Les secteurs de pointe ne se limitent pas à l’aéronautique. D’abord, ils convergent avec l’ensemble des activités associées au tertiaire moteur, c’est-à-dire la recherche, l’innovation, les communications, le génie conseil et la présence de sièges sociaux. Le dynamisme de l’activité économique dans les entreprises se conjugue ici à la qualité de vie, incluant la culture, les arts et les loisirs ainsi qu’à l’excellence de la recherche dans les domaines public et privé (Les Affaires, 1981). Ensuite, ils se diversifient. Les secteurs de pointe, c’est aussi la haute technologie, notamment les biotechnologies (Truffaut, 1986). Certains décrivent la métropole comme étant « la capitale des biotechnologies au pays » (Truffaut, 1986, p. S25).

On reconnaît pourtant, par ailleurs, que « Montréal ne correspond pas au profil idéal de la ville recherchée pour l’aménagement d’usines à haut contenu technologique. Ce sont des agglomérations urbaines à moyenne densité qui viennent en tête de liste ; des villes comme Dallas, Colorado Springs et Austin […] » (Gosselin, 1984, p. 107). Une autre raison pour expliquer la faible performance de Montréal à ce chapitre tiendrait au manque d’élites technologiques et au fait que celles-ci ne sont pas formées par nos universités. Il y aurait à Montréal une véritable pénurie de « bons ingénieurs » (Barcelo, 1987). Comment résoudre ce problème ?

À la fin des années 1980 – à la suite d’une série de sommets sur l’avenir de la métropole et d’une étude majeure commandée par le gouvernement fédéral[4], la Chambre de commerce propose six objectifs pour stimuler la relance de Montréal : 1) favoriser une conversion des entreprises aux nouvelles technologies ; 2) encourager l’arrivée et le développement des entreprises de haute technologie ; 3) accroître la R&D au sein des entreprises ; 4) faire en sorte que Montréal soit reconnu pour la qualité de ses maisons d’enseignement et favoriser un partenariat entre elles et les milieux d’affaires ; 5) miser sur le caractère de ville internationale ; 6) mettre l’accent sur une qualité de vie exceptionnelle pour que Montréal se démarque des autres grandes villes internationales (Les Affaires, 1988).

Ces objectifs reprennent à leur compte des ingrédients qui ont déjà été identifiés par les chercheurs afin de contribuer au positionnement de Montréal dans le champ de la nouvelle économie. Ils combinent des facteurs directs comme l’aide aux entreprises et d’autres, comme la disponibilité d’une main-d’oeuvre qualifiée et la qualité de vie qui sont indirects, voire intangibles. Ce à quoi souscrivent certains dirigeants d’entreprise qui ajouteront, au nombre des facteurs intangibles, la stabilité politique et l’attitude gagnante (Boudreau, 1996b, p. 30).

L’image de Montréal se rattache à celle d’une véritable technopole au fur et à mesure que l’on se rapproche du nouveau millénaire. Certains n’hésitent pas à s’inspirer de l’expérience du Joint Venture Silicon Valley Network afin de développer à Montréal un pôle technologique qui reposerait sur trois axes majeurs forts pour la région : « l’aérospatiale et l’aéronautique, les technologies de l’information et la santé, incluant les biotechnologies » (Duhamel, 1997, p. 7). Montréal se comparerait avantageusement à 14 autres technopoles américaines de plus de 3 millions d’habitants (Jolicoeur, 2000). En 2001, un article paru dans la revue Wired classe Montréal au 12e rang de 46 régions dans un palmarès mondial de la nouvelle économie. Ce qui aurait eu pour effet d’attirer l’attention des médias étrangers (Perreault, 2001, p. E1). Encore une fois, les facteurs intangibles reliés à la culture et à la qualité de vie sont rappelés par certains journalistes qui soulignent que « presque tous les grands magazines internationaux de National Geographic Traveler à Wallpaper en passant par Condé Nast Traveler et Travel & Leisure ont classé Montréal dans leur palmarès des villes les plus ”trendy“ de la planète à cause de sa qualité de vie, de sa personnalité festive et de son effervescence culturelle » (Simard, 2002, p. A13).

Ce succès de Montréal dans les secteurs de pointe ou ceux de la nouvelle économie ne sont pas acquis. La métropole doit continuer à se diversifier (Turgeon, 2001). De plus, afin d’accroître la productivité de l’ensemble du système de production, les nouvelles technologies ne devraient pas être confinées aux secteurs de pointe mais être disséminées dans tous les secteurs économiques (Froment, 2002).

Déjà à la fin des années 1980, la haute technologie était un élément distinctif qui servait à décrire l’identité de Montréal et par rapport à laquelle on mentionnait que l’agglomération détenait des avantages comparatifs : entrepreneuriat, capital de risque, laboratoires, grandes entreprises (Barcelo, 1987, p. 42-43). Cela contribue à situer Montréal dans « le peloton de tête des villes d’Amérique du Nord dans les industries de l’aérospatiale, des biotechnologies, de la pharmaceutique, de l’information et du multimédia » (Duhamel, 1999, p. 49). Ce nouveau visage de Montréal ne va pas pour autant sans risque et sans inquiétude.

Bien que les conditions soient présentes à Montréal pour assurer le succès de l’agglomération dans le domaine de la nouvelle économie (Boudreau, 1996b), des zones d’ombre persistent. L’existence d’un réseau d’entreprises et d’intervenants dans les secteurs de la haute technologie demeure fragile (Duhamel, 1997). De plus, l’image du déclin de Montréal ne cesse de hanter la mémoire collective. Si la nouvelle économie semble annoncer une reprise durable, « à Montréal, entre 1970 et 1990, les emplois ont tardé à s’adapter aux nouvelles technologies et à l’économie mondiale où la concurrence n’est plus nationale, mais internationale » (Séguin, 1998, p. 8). En outre, les universités ne sont pas suffisamment performantes pour les besoins de la nouvelle économie. Ces dernières années, il y a eu baisse dans le financement de la recherche de même qu’une insuffisance de diplômés dans les programmes liés aux secteurs technologiques (Jolicoeur, 2000). Sans compter que, même si depuis quelques années la relance semble au rendez-vous, rien n’est jamais assuré. Ainsi, la faiblesse de la croissance démographique dans l’ensemble de l’agglomération peut hypothéquer le développement à long terme. Le nouveau dynamisme économique de Montréal est somme toute récent :

la remontée est basée uniquement sur la période après 1995. C’est dire combien les succès en aéronautique, en biotechnologie et dans les nouvelles technologies de l’information et des communications sont importants ; un recul dans ces secteurs pourrait changer la donne de façon considérable.

Hardy, 2002, p. E1

À n’en pas douter, en dépit de succès indéniables ou plutôt qui sont présentés à ce titre – en particulier autour de la nouvelle économie –, les forces du dynamisme économique de Montréal sont limitées par des faiblesses qui relèvent d’un certain atavisme. La classe d’affaires, avec l’appui des pouvoirs publics, parvient difficilement à transformer l’image d’une ville en déclin qui a prévalu durant une bonne vingtaine d’années et qu’elle a contribué, dans une large mesure, à fabriquer.

2. La portée du discours de la classe d’affaires sur les interventions gouvernementales

De quelle manière les pouvoirs publics ont-ils ajusté leurs orientations politiques et leurs programmes de développement économique et urbain afin de répondre aux préoccupations de l’élite économique francophone montréalaise ? Sans dicter les interventions de l’État, il est apparu que la classe d’affaires a exercé une influence assez forte sur les choix en matière de soutien à l’économie montréalaise. Ainsi, l’analyse des représentations du développement économique et urbain de Montréal sur plusieurs décennies révèle que les actions publiques ont été progressivement structurées en fonction de quatre grandes stratégies : faire de Montréal le moteur économique du Québec, repenser l’organisation institutionnelle dans la région afin de limiter la concurrence intermunicipale, redéfinir le rôle de l’État dans le but d’en faire un partenaire d’affaires et développer des programmes destinés à soutenir le déploiement de la nouvelle économie. C’est dire qu’en élaborant une vision particulière des problèmes et en proposant des actions à entreprendre, l’élite économique locale est parvenue à s’imposer comme un acteur légitime, en mesure de participer à la définition des orientations politiques en matière de développement économique et urbain. Toutefois, ce ne sont pas toutes les revendications de cette élite qui ont été prises en considération par les pouvoirs publics[5].

2.1 Placer Montréal au coeur de l’économie québécoise

D’entrée de jeu, il faut souligner que le point de vue des gens d’affaires au chapitre des actions publiques à entreprendre pour relancer l’économie de la métropole a été alimenté par les analyses présentées dans les nombreux rapports ayant traité des difficultés propres à l’économie de Montréal. En d’autres termes, les représentations des problèmes identifiés et des solutions à mettre en oeuvre découlent, en partie, des observations faites par des individus et des organismes mandatés pour analyser les maux qui affligent la métropole. Nous pensons ici par exemple au rapport Higgins, Martin et Raynault réalisé en 1970 et qui a mis en évidence le rôle essentiel de Montréal en tant que « seul foyer autonome de dynamisme dans la province de Québec » (Higgins, Martin et Raynault, 1970, p. 135).

L’idée de faire de Montréal le principal pôle de croissance du Québec est utilisée par les représentants de la Chambre de commerce dans le but de convaincre le gouvernement du Québec de revoir ses programmes d’aide à l’investissement. Rappelant que Montréal a historiquement joué un rôle moteur dans l’économie du Québec, les représentants de la Chambre de commerce insistent sur le fait que la performance de l’économie montréalaise a des impacts majeurs sur toute la province, d’où l’importance de développer des politiques favorables à la concentration urbaine.

Depuis les années 1970, la consolidation de la région de Montréal comme pôle de développement est devenue une stratégie privilégiée par les acteurs publics. Par exemple, au début des années 1970, les planificateurs de l’Office de planification et de développement du Québec (OPDQ) reprennent à leur compte l’idée selon laquelle les grandes villes sont des pôles de développement (OPDQ, 1973). L’exemple à suivre est celui de la région de Toronto où l’on retrouve une ville centre forte, concentrant les activités innovatrices (services financiers, sièges sociaux, expertise technique et administrative), entourée d’une constellation de villes satellites industrielles accueillant les activités de production. Par ailleurs, dans l’agglomération montréalaise, en favorisant l’implantation d’activités économiques dans les différents sous-ensembles de la région métropolitaine, cette orientation a eu pour effet d’accentuer la suburbanisation des activités économiques au détriment de leur maintien dans les quartiers centraux industriels, exacerbant les difficultés de reconversion dont ces derniers ont fait l’objet. Alors que la ville centre a dû subir un processus de restructuration marqué par des pertes d’emplois, un taux de chômage élevé et une situation fiscale précaire, plusieurs villes de la banlieue ont vu leur économie locale prendre de l’expansion.

Mais ce n’est pas seulement en canalisant vers Montréal les investissements publics et l’aide aux entreprises que les pouvoirs publics ont tenté de faire de la région le pôle de développement du Québec. La reformulation des modes d’organisation territoriale constitue le deuxième type d’initiatives publiques revendiqué par la classe d’affaires pour extirper Montréal de sa léthargie économique.

2.2 Des institutions municipales renforcées

L’enjeu de l’organisation institutionnelle métropolitaine est inscrit à l’agenda politique du gouvernement du Québec à la fin des années 1960. Sensible aux revendications du milieu des affaires en ce qui a trait à la compétitivité de la région montréalaise notamment par rapport à celle de Toronto, le gouvernement du Québec a procédé à la mise en place de la Communauté urbaine de Montréal en 1969.

Au cours des années 1990, la révision de l’organisation territoriale du Grand Montréal revient à l’ordre du jour lorsque le gouvernement du Québec envisage de mettre sur pied une commission de développement pour la région. Entre 1991 et 1999, trois rapports portant sur la gestion métropolitaine, les finances et la fiscalité locales sont déposés. À ce moment, tant les pouvoirs publics que les gens d’affaires considèrent que la forte fragmentation institutionnelle locale, la multiplicité des centres de décision et l’absence de cadres institutionnels permanents en matière de planification régionale nuisent au développement de Montréal et à sa compétitivité. Ayant elle-même procédé à la refonte de son organisation en fusionnant avec le Montreal Board of Trade en 1992, la Chambre de commerce du Montréal métropolitain est favorable à un certain nombre d’options pour améliorer la gouvernance métropolitaine, notamment la réduction du nombre de municipalités dans la région de Montréal et la révision du cadre administratif.

En janvier 2002, la fusion des 29 villes situées dans l’Île de Montréal vient clore une importante démarche de modernisation du cadre de l’action publique locale entreprise par le gouvernement du Québec depuis les années 1970. Bien qu’on ne puisse pas établir une relation de causalité directe entre les demandes formulées à l’occasion par la classe d’affaires au sujet de l’organisation administrative locale et les solutions adoptées par les pouvoirs publics, on peut tout de même voir dans ce rapprochement une vision commune de la gestion urbaine. Une gestion optimale repose sur un nombre réduit d’unités, ce qui facilite l’établissement d’un leadership fort. Selon ses protagonistes, un tel modèle augmente la capacité d’une ville à se distinguer de ses concurrentes, compte tenu de l’unité politique qui s’en dégage. Bien sûr, il s’agit là d’un idéal théorique que la réalité a fortement ébranlé depuis la constitution de la nouvelle ville de Montréal. L’apport principal des représentants de la classe d’affaires est d’avoir réussi à convaincre les pouvoirs publics, tant locaux que supérieurs, de jouer la carte de la compétitivité urbaine, en misant sur la réduction du nombre d’unités politico-administratives.

2.3 Un nouveau partenariat entre le secteur privé et le secteur public

Au cours des années 1980, un partenariat entre les milieux d’affaires et les instances gouvernementales est préconisé pour soutenir la revitalisation de Montréal. Secouée par le spectre de la décroissance et par un avenir incertain, la classe d’affaires accepte de prendre part à des efforts concertés. Le rapprochement entre les acteurs publics et privés est manifeste en ce qui à trait à la nature des programmes d’aide aux entreprises qui évoluent dans des secteurs de pointe (aéronautique, aérospatiale, biotechnologies, pharmaceutique, sciences de la vie, technologies de l’information) mis en place par les gouvernements supérieurs. À partir des années 1980, les pouvoirs publics s’associent avec le milieu d’affaires pour que celui-ci devienne le leader du développement de Montréal.

La stratégie d’internationalisation de la métropole québécoise constitue un autre domaine d’intervention soutenu par les milieux d’affaires. Au cours des années 1980 et 1990, mondialisation oblige, le discours sur l’internationalisation de l’économie montréalaise envahit littéralement la presse spécialisée. Au même moment, les différents paliers de gouvernement adhèrent au projet de faire de Montréal une ville internationale afin de la repositionner sur l’échiquier mondial. Déjà dans les années 1960 et 1970, la tenue d’événements d’envergure internationale et les vastes chantiers de construction qu’ils avaient engendrés avaient persuadé les gens d’affaires de la pertinence d’une approche fondée sur l’ouverture au monde. Dans les deux décennies ultérieures, la stratégie de renforcer la vocation internationale de Montréal en y attirant notamment les sièges sociaux d’organismes internationaux est poursuivie par les pouvoirs publics (Forces, 1991). Pour y parvenir, ces derniers sont invités à soutenir des projets d’aménagement urbain qui confèrent un certain prestige au centre-ville. Dans cet esprit, l’aménagement du Quartier international à proximité du square Victoria matérialise les nouvelles formes de collaboration mises en place entre les secteurs privé et public afin de revitaliser un espace de transition entre la vieille ville et le nouveau centre des affaires. Après avoir longtemps privilégié les valeurs économicistes, les représentants de l’élite d’affaires locale changent quelque peu leur vision du développement urbain. C’est qu’ils considèrent que la qualité de vie, incluant la qualité de l’aménagement, est aussi un facteur de développement, au même titre que les infrastructures de transport, une fiscalité compétitive ou une main-d’oeuvre qualifiée. En fait, au cours des années 1980 et 1990, la qualité de l’environnement urbain fait l’objet d’un certain nombre de débats et de projets au centre-ville de Montréal auxquels prennent part les représentants de la classe d’affaires (Thibodeau, 1986).

Le partenariat entre le secteur public et le secteur privé est aussi préconisé dans le domaine du logement. À cet égard, les interventions réalisées par la Ville de Montréal dans les années 1980 en collaboration avec les promoteurs immobiliers pour revitaliser des espaces laissés en friche n’ont pas donné les résultats escomptés en raison d’une mauvaise conjoncture économique et de la préférence des ménages pour les pavillons en banlieue. Voulant transformer l’image de Montréal comme ville industrielle en déclin avec ses logements de piètre qualité, les milieux d’affaires estiment que la Ville de Montréal doit repenser sa politique afin de favoriser la venue de ménages nantis au centre (Gagné, 1989b). Après l’arrivée au pouvoir du maire Pierre Bourque, ce souhait s’est concrétisé[6]. À la faveur d’une conjoncture économique plus propice au développement immobilier dans le secteur résidentiel, les quartiers centraux montréalais ont été pris d’assaut par les promoteurs privés et les acheteurs depuis 1998. Divers programmes d’accession à la propriété (congé de taxes foncières par exemple) et une administration municipale favorable à une plus grande présence d’appartements privés détenus en copropriété au centre ont contribué à relancer le marché immobilier montréalais.

2.4 Le soutien à la nouvelle économie

À l’instar des acteurs économiques et politiques des villes nord-américaines qui sont aux prises avec une économie industrielle désuète, les représentants des milieux d’affaires considèrent que la relance de Montréal passe par une reconversion s’appuyant sur les nouveaux secteurs en émergence et faisant appel à la haute technologie, à la culture et au tourisme urbain. Dans les années 1990, l’idée selon laquelle la haute technologie constitue le « fer de lance du développement économique de la métropole » (Fortin, 1990, p. C1) envahit le discours des acteurs publics. Cela a eu des répercussions sur les choix publics effectués en matière de développement économique et urbain. En outre, les gouvernements fédéral et provincial ne restent pas indifférents devant le constat selon lequel les compétences des travailleurs sont peu adaptées aux nouvelles technologies. Ils mettent à la disposition des gens d’affaires évoluant dans les secteurs de la haute technologie divers instruments de développement (capital de risque, crédits d’impôts pour la R&D, projets de cités industrielles alliant création d’emplois à développement immobilier, etc.) afin de rehausser leur compétitivité.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, la nouvelle économie s’étend aussi aux secteurs de la culture, des arts, du tourisme et du divertissement qui occupent une place de plus en plus importante dans le développement économique des villes (McNeill et White, 2001, p. 298). Face aux exigences de la ville post-industrielle et aux demandes de la part des acteurs économiques du développement urbain, des investissements publics importants dans le secteur des arts, de la culture et du tourisme[7] ont été réalisés à la fois par les gouvernements supérieurs et par différentes agences du gouvernement du Québec (Société générale de financement, Caisse de dépôt et de placement), ces dernières ayant identifié le secteur récréo-touristique en milieu urbain comme porteur d’avenir. Sans nécessairement avoir l’envergure qu’il revêt dans certaines villes nord-américaines[8], le projet de transformer le centre de Montréal en vaste lieu de loisirs, de festivités et de divertissement a considérablement animé les pouvoirs publics au cours des dernières années. La reconnaissance par les gens d’affaires de la culture comme outil de développement économique et urbain n’est pas étrangère à cette stratégie publique (Brunet, 2002 ; Turgeon, 2001).

Les représentations des élites économiques francophones du développement économique et urbain de Montréal nous entretiennent aussi bien du déclin que de la croissance de la métropole. Elles prennent appui sur une réalité objective, sur des facteurs structurels et sur des tendances lourdes que personne ne peut nier. Les caractéristiques propres à ces changements varient en fonction d’une conjoncture qui échappe en partie à ces élites, mais qu’elles peuvent néanmoins influencer. En ce sens, leur propos vise moins à suggérer une analyse concrète de la situation qu’à convaincre leurs partenaires, à commencer par les pouvoirs publics, d’adopter des solutions susceptibles de favoriser un modèle de croissance qui leur est favorable. Il reste que leur vision demeure marquée au coin de l’ambivalence et de l’incertitude. De surcroît, ces élites s’en remettent souvent aux apparences. Ce qui de prime abord peut être interprété comme un élément dynamique ou un facteur de croissance à un moment donné peut très bien se révéler un élément transitoire ou une simple mode quelques années plus tard. D’ailleurs les interprétations d’un même événement peuvent bouger, voire changer au gré de la situation. Le passé est constamment réinterprété.

Que peut-on conclure de l’analyse des préoccupations de l’élite économique francophone quant au sort de Montréal ? Qu’en est-il de la portée politique des demandes formulées par cet acteur dans la presse écrite concernant les actions à entreprendre ? Quatre éléments de conclusion se dégagent de notre analyse.

Premièrement, depuis les années 1960, il est incontestable que tous les paliers de gouvernement se sont révélés sensibles aux préoccupations et aux rationalités élaborées par la classe d’affaires francophone dans les médias écrits. Comme d’autres l’ont montré (Levine, 1990), l’élite d’affaires francophone est devenue un acteur légitime. Nous l’avons vu dans la deuxième partie de notre texte, il existe un rapprochement étonnant entre les représentations de la classe d’affaires et les changements d’orientation dans les politiques publiques concernant le développement de l’agglomération. Qu’il s’agisse de faire de Montréal la locomotive économique du Québec, de recourir au partenariat et de redéfinir en conséquence le modèle de l’action publique, de financer par l’entremise de programmes spécifiques l’émergence et la consolidation de la nouvelle économie ou, enfin, de revoir les structures de gestion municipale afin de limiter la compétition entre les municipalités, voilà autant de souhaits exprimés par l’élite économique que les gouvernements ont tenté de satisfaire.

Deuxièmement, bien que quelques idées phares aient à certains moments rallié l’ensemble des acteurs économiques, nous ne sommes pas en présence d’un discours homogène. Bien entendu, les préoccupations des milieux d’affaires pour le développement économique, souvent perçues en relation au développement urbain, sont constantes. Toutefois, elles ne sont pas toujours traitées de la même manière. Parfois l’accent est mis sur les problèmes économiques ou sur certains de ses signes négatifs. Le spectre du déclin est alors omniprésent. À d’autres moments, les projecteurs sont braqués sur les solutions. À ce sujet, la plupart du temps il existe un écart étonnant entre, d’un côté, la complexité des enjeux du développement économique et urbain et, de l’autre, la simplicité des solutions proposées. Cela s’explique sans doute par le fait que la classe d’affaires soit très influencée par les modes et l’esprit du temps. En d’autres termes, les représentations du développement qu’elle véhicule – qui sont maintes fois associées aux signes ostentatoires traditionnels de la croissance comme la présence de grues dans le paysage urbain – ne correspondent pas à la réalité économique objective telle qu’on peut la décrire à partir de certains indicateurs socioéconomiques. En ce sens, on peut dire que la classe d’affaires est souvent plus sensible aux symboles et aux signes qu’aux faits et aux évidences. Les idées à la mode ne cessent de parsemer son discours et ses représentations.

En outre, en dépit de l’importance accordée au système économique et à ses règles impitoyables, la classe d’affaires n’hésite pas à implorer les autorités politiques. La faible performance de l’économie de Montréal est souvent expliquée par les désaccords qui prévalent entre les acteurs politiques et les preneurs de décision dans la sphère publique. De ce point de vue, il n’y a pas de consistance dans les explications quant aux causes pouvant éclairer les problèmes économiques de l’agglomération. Ces causes apparaissent diversifiées et très variables. Ce sont aussi bien des facteurs économiques externes que des choix politiques ou même culturels. Chose certaine, la classe d’affaires n’est jamais mise en cause d’une manière directe. Sa responsabilité n’est jamais invoquée. Les coupables sont ailleurs, que ce soit l’histoire ou le passé, la conjoncture, l’environnement économique mondial et surtout certaines décisions prises par les divers paliers de gouvernement eu égard au dynamisme de l’agglomération.

Le troisième élément de conclusion concerne la vision de l’élite d’affaires selon laquelle la régénération de Montréal passe en bonne partie par la transformation de son image. À cette fin, il a été suggéré de recourir à une stratégie de développement urbain qui mise avant tout sur des projets de prestige, destinés à renforcer le centre des affaires, laissant complètement de côté les anciens quartiers ouvriers touchés d’une manière particulièrement négative par la restructuration urbaine des dernières décennies. La focalisation des débats sur le centre-ville suggère que nous sommes en présence d’une représentation du développement portée par les grands propriétaires immobiliers et les entrepreneurs dont les intérêts sont concentrés au centre. Or, à l’échelle de la grande région de Montréal, plusieurs regroupements d’entrepreneurs orientent leurs actions et revendications en fonction de territoires périphériques.

Notre quatrième conclusion est que, depuis la fin des années 1980, à l’instar des autres acteurs de la société civile, la classe d’affaires se préoccupe de plus en plus de la qualité de vie. Mais ce thème demeure orienté en fonction de valeurs reliées à la culture et au cadre bâti, laissant de côté ce qui relève des inégalités et de la cohésion sociale, des dimensions qu’il nous paraît pourtant difficile d’ignorer. Par conséquent, il n’est pas surprenant de constater que lorsque la classe d’affaires parle de partenariat, elle fait référence avant tout à un partenariat avec l’État qui est de type exclusif. À cet égard, il serait intéressant de comparer cette conviction relative au développement économique et urbain à la vision sociale qui a été proposée par les acteurs des organismes communautaires et des mouvements urbains.

En résumé, en tant que processus dynamique, le développement fait appel à une multitude de dimensions tant économiques, sociales, politiques que culturelles. À partir des représentations des gens d’affaires montréalais telles qu’élaborées dans la presse spécialisée, nous avons mis en lumière le fait que leur définition du développement s’articule à des intérêts particuliers et demeure marquée par des facteurs conjoncturels, mais surtout par leur lecture subjective. Par conséquent, le thème de la restructuration économique et urbaine s’avère avant tout un objet de controverse.