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L’Institut de la statistique du Québec, sous la signature de Stéphane Crespo, a publié deux études qui font le point sur l’évolution de l’inégalité de revenu et l’évolution du faible revenu, soit deux dimensions différentes des inégalités : l’inégalité de revenu généralement monétaire (non ajusté pour tenir compte de la taille des familles économiques) et l’inégalité de niveau de vie (calculée par ajustement à partir d’une échelle d’équivalence). Les deux études s’étendent sur deux cycles économiques presque complets – de l’année 1973 à l’année 2006 – ce qui permet d’isoler les tendances structurelles et de dépasser la vision transversale de ces deux phénomènes. Rappelons en effet que ces cycles économiques ont connu des sommets conjoncturels en 1979 et en 1989, et nous savons maintenant que l’année 2006 n’est pas loin du sommet d’un long cycle économique qui a été lui-même suivi d’une nouvelle récession, bien visible en 2009, au moment d’écrire ces lignes.

L’édition 2008 de l’Annuaire de statistiques sur l’inégalité de revenu et le faible revenu comprend un grand nombre de données et séries statistiques qui seront utiles aux chercheurs et aux planificateurs de politiques publiques. Les commentaires descriptifs de l’auteur sont brefs, mais il prend soin d’expliquer en détail les formules et les approches adoptées, ce qui confère à l’ouvrage une dimension pédagogique intéressante pour qui veut aller plus loin que la lecture des constats statistiques.

Rappelons d’abord quelques résultats de recherche qui ressortent de l’analyse ou de l’examen des nombreux tableaux que contient l’annuaire de statistiques. L’étude montre que l’inégalité de revenu a diminué durant le cycle économique 1979-1989, alors qu’elle a augmenté dans le cycle subséquent. L’auteur analyse cette tendance à l’aide de divers indicateurs qui convergent : coefficient de GINI, parts des revenus totaux après impôts dans les quintiles inférieurs et supérieurs, moyennes du revenu disponible des unités dans les différents quintiles au cours de ces deux périodes. L’inégalité caractérisant les revenus de marché est plus élevée, alors que les paiements de transferts et l’impôt sur les revenus contribuent à l’atténuer. L’inégalité des revenus de marché augmente plus rapidement au cours des deux cycles économiques (et encore davantage dans le deuxième), ce qui cause cette hausse des inégalités observée dans le deuxième cycle économique.

Autre constat, l’inégalité de revenu disponible des personnes est plus élevée que l’inégalité de revenu des unités familiales, mais cet écart se réduit dans le temps. Cela s’explique, selon l’auteur, en partie parce que plusieurs personnes (des femmes notamment) n’ont aucun revenu propre – une proportion qui diminue cependant dans le temps – alors que les familles ou les ménages disposent au moins du revenu de l’aide de dernier recours.

L’auteur a aussi analysé l’évolution du faible revenu mesuré par la Mesure de faible revenu (MFR). Rappelons que la MFR correspond à la moitié de la médiane du revenu des unités (personnes vivant seules, couples et familles), ajusté en fonction de l’échelle d’équivalence utilisée par Statistique Canada. Il faut souligner au passage que la MFR est en train de reléguer au second plan le Seuil de faible revenu (SFR) bien connu de Statistique Canada, qui est donc en voie d’être abandonné à la suite de nombreuses critiques formulées depuis longtemps, ce qui est heureux. La MFR n’est cependant pas parfaite, car Crespo souligne avec justesse qu’elle surestime la prévalence du faible revenu en période d’expansion et qu’elle la sous-estime en période de récession. C’est pourquoi il importe de compléter l’analyse par l’examen d’une autre mesure qui est en train de s’imposer pour caractériser la pauvreté, la Mesure du panier de consommation (MPC) disponible depuis l’année 2000 et adoptée par le CEPE créé au ministère de la Solidarité du Québec, une mesure qui n’est cependant pas utilisée dans les deux rapports examinés ici.

Le taux de faible revenu – qui caractérise le niveau de vie – a diminué au Québec durant le cycle économique 1979-1989, mais il a été relativement stable dans le cycle suivant. Par contre, l’ampleur du faible revenu est en hausse dans le second cycle économique, ce qui signifie que la situation économique des ménages sous le seuil de faible revenu s’est détériorée, même si leur proportion n’a pas beaucoup varié. Cette mesure confirme d’autres diagnostics posés par différents chercheurs selon lesquels la gravité de la pauvreté est en hausse dans les ménages pauvres, même si leur proportion dans l’ensemble des ménages régresse dans le temps.

L’inégalité entre les ménages est moins élevée au Québec qu’en Ontario à partir du milieu des années 1990 alors qu’elle était plus supérieure dans les années 1970 et au milieu des années 1980. L’auteur n’avance pas d’explication, mais on peut faire l’hypothèse que les politiques gouvernementales différentes adoptées dans les deux provinces dans les années 1990 et 2000 ont contribué à ce renversement de tendances. Par contre, les seuils de faible revenu établis par la MFR sur une base pancanadienne indiquent des taux plus élevés au Québec qu’en Ontario. Cette façon de mesurer pose cependant le problème du choix d’une référence pour l’analyse du phénomène. Les ménages se comparent et évaluent leur situation socioéconomique par rapport à un groupement de référence qui n’est pas nécessairement la moyenne nationale. « On est pauvre dans sa classe sociale » écrivait G. Simmel, afin de souligner le caractère relatif du phénomène. Une autre manière de calculer la MFR en vue de la comparaison entre les deux provinces aurait été de prendre séparément l’Ontario et le Québec comme références, quitte à proposer au lecteur les deux approches – celle qui utilise le Canada comme référence et celle qui utilise la province – en explicitant les postulats implicites de chacune.

L’Annuaire donne aussi, en complément des analyses résumées plus haut, deux mesures de polarisation des revenus – le coefficient de Wolfson et la mesure de la concentration du revenu autour de la médiane, soit entre 75 % et 125 % de celle-ci – utilisées pour caractériser le déclin de la classe moyenne dans les années 1980 et par la suite. Bien que non commenté par l’auteur, ce tableau donne une information de premier plan sur la situation socioéconomique des familles québécoises. Il ressort en effet du tableau 3.35 (p. 108-109) que la redistribution des revenus par l’impôt et les paiements de transfert permet à une proportion importante des familles québécoises de maintenir leur présence au sein de la classe moyenne. En 1973, 31,5 % des familles se retrouvaient dans la classe moyenne d’après leurs revenus de marché et cette proportion monte à 38,2 %, selon le revenu après impôts et transferts, une hausse marquée attribuable à l’intervention de l’État. En 2006, les chiffres sont fort différents. Selon le revenu de marché, seulement un quart (24,2 %) des familles aurait fait partie de la classe moyenne, mais cette proportion grimpe à 36 % selon le revenu net disponible après impôt, donc après intervention de l’État, une différence considérable. Les coefficients de Wolfson rapportés dans l’étude vont dans le même sens. On le voit, sans l’intervention de l’État, la taille de la classe moyenne aurait régressé en trente-cinq ans. Ce résultat méritait d’être dégagé.

Dans la seconde publication identifiée en titre – L’inégalité de revenu au Québec 1979-2004. Les contributions de composantes de revenu selon le cycle économique – Stéphane Crespo étudie quel a été le rôle des diverses composantes du revenu des ménages (revenus gagnés sur le marché, impôts directs payés et revenus de transferts) au cours de deux cycles économiques presque complets, tout en tenant compte des types de ménages dont la distribution change dans le temps et de l’âge du principal soutien économique au sein de ces derniers. On sait en effet que l’inégalité (et la pauvreté) change dans le temps, non seulement parce que l’économie va plus ou moins bien selon les cycles, mais aussi parce que les caractéristiques des ménages changent dans le temps (l’âge médian des couples augmente, il y a plus de ménages âgés de 65 ans et plus et davantage de personnes vivant seules, etc.). L’originalité de cette étude – qui permet de séparer les composantes du revenu, mais aussi de tenir compte des changements dans la composition des ménages – est à souligner et les spécialistes consulteront avec intérêt l’annexe technique sur la décomposition du coefficient de GINI, une avancée méthodologique.

Les résultats obtenus dans la seconde étude aident à mieux interpréter les tendances dégagées dans L’Annuaire. Ainsi, la décomposition des sources de revenus montre que l’intervention de l’État exerce un effet redistributeur. La contribution du revenu de marché apparaît quant à elle sous un jour différent. « La contribution du revenu de marché à l’inégalité suit une tendance contracyclique au cours du cycle des années 1980 : cette contribution augmente en phase de récession (1979-1983) et diminue en phase d’expansion (1983-1989) ; or, ce n’est pas le cas du cycle actuel, car cette contribution continue d’augmenter en phase d’expansion (en cours depuis 1993) » (p. 9). Crespo montre clairement que « la relation entre la phase du cycle économique (récession et expansion) et la variation du niveau d’inégalité (positive ou négative) n’est pas uniforme » (p. 33), notant que cette variation est différente selon les types de ménages. On apprend ainsi que l’impôt et le revenu de transfert contribuent exclusivement à la diminution des inégalités dans le groupement des familles monoparentales entre 1979 et 2004, les revenus de marché jouant un rôle négligeable et observable seulement en fin de période. Si les jeunes femmes chefs de familles monoparentales, mieux formées et plus qualifiées, sont maintenant mieux en mesure de faire face au divorce que les femmes des générations précédentes, ce sont surtout les politiques publiques en matière de fiscalité qui ont sans doute porté des fruits visibles dans ce type de ménage. Nous avons écrit « sans doute » car il est difficile d’avancer hors de tout doute que ce sont bien les politiques gouvernementales qui sont à la source des différences observées, puisque les composantes du revenu présentent des interdépendances (il y a un lien entre les paiements de transferts et les incitations à gagner un revenu, par exemple).

Ouvrons une parenthèse. Nous avons observé dans nos propres travaux sur les revenus dans les différents types de ménages que les grandes oubliées des politiques publiques des dernières années étaient les familles à un seul pourvoyeur qui paraissent désavantagées par les choix politiques qui ont été faits, soit les familles dans lesquelles les mères ont, le plus souvent, choisi de rester au foyer avec de jeunes enfants. Ainsi, les mères responsables de familles monoparentales ont-elles accès à des mesures fiscales qui bonifient leurs revenus, mais non les conjointes dans les couples à un seul pourvoyeur, ce qui n’est pas sans poser un problème d’équité fiscale bien perçu par les intéressées.

L’apport de ces deux publications est important pour appuyer la formulation d’hypothèses qui demandent à être vérifiées avec des méthodes appropriées. Par exemple, observe-t-on un désengagement de l’État (un mantra formulé à répétition sur la place publique) dans la lutte aux inégalités et à la pauvreté, deux phénomènes différents, il faut le rappeler ? Il est permis de répondre par la négative, jusqu’à nouvel ordre, sur la base des observations rapportées dans les travaux de l’ISQ.