Corps de l’article

Avec une moyenne individuelle hebdomadaire de 20 heures passées sur le Web et un taux de branchement des foyers avoisinant les 80 %, l’Internet fait maintenant partie intégrante du paysage médiatique québécois (Cefrio, 2013). C’est une progression à la fois rapide et constante, et le Québec peut même se targuer d’être, ou du moins d’avoir été un pionnier dans l’adoption des technologies numériques. Par exemple, le Réseau interordinateurs scientifique québécois (RISQ) est mis en place dès 1989, deux ans seulement après son équivalent américain. À partir de 1994, le gouvernement du Québec s’intéresse de plus en plus à la généralisation de ce type d’infrastructure et crée le Fonds de l’autoroute de l’information. D’aucuns se souviendront, autre exemple, de l’annuaire électronique La Toile du Québec qui a connu un grand succès avant sa fermeture définitive en 2014. Ces exemples tendent à montrer comment la prévalence actuelle de l’Internet au Québec s’appuie sur une histoire certes récente, mais néanmoins riche et variée. Il est d’autant plus surprenant que la réflexion historique et sociologique s’y intéresse très peu. Tout se passe en effet comme si l’Internet était tellement bien implanté et assimilé qu’il en devenait un impensé, un non-lieu de la recherche. Le présent article part de ce constat et pose une question relativement simple : l’Internet québécois, quid est? Qu’est-ce donc fondamentalement? Il doit bien y avoir théoriquement et pratiquement quelque chose d’un microcosme, d’un contexte particulier pour que la chose même, l’Internet québécois, puisse exister et faire sens. Quels en sont les traits distinctifs? Comment les aborder et les définir sachant qu’ils évoluent constamment? Bref, comment penser la présence de l’Internet au Québec comme réalité massive, d’une part, et comme transformation perpétuelle, de l’autre?

Il s’agira ici de proposer deux axes de lecture de la situation actuelle du Web québécois. Dans la première partie de l’article, place sera faite à l’idée selon laquelle l’Internet se laisse d’abord comprendre à travers ses modes de régulation – davantage, par exemple, que par l’entremise d’un quelconque travail de l’identité. La perspective adoptée relève en ce sens de la sociologie politique de la communication. En s’inspirant d’auteurs comme David Beer, José Van Dick ou Tarleton Gillespie, il s’agit de penser la régulation comme ce qui émane des rapports de force entre les acteurs impliqués et se concrétise dans des arrangements socio-techniques, soit en l’occurrence la forme que prend l’Internet. Ce type de sociologie s’inscrit dans un paradigme de la complexité et de l’intentionnalité de la régulation, à travers le gouvernement et ses instances, par exemple. Le Web québécois montre des causes, des processus et des effets qui vont au-delà du bon vouloir des acteurs. Ce qu’il importe avant tout de saisir, c’est sa capacité à structurer les flux d’information, à ordonner la circulation des données et des contenus du Web. Or, et c’est là un problème à la fois pratique et théorique, ces modes et régimes sont foncièrement multiples au Québec : ils se caractérisent par un haut degré de mutabilité et de conflictualité. Mis à plat de la sorte, l’Internet québécois apparaît comme une cristallisation éphémère d’équilibres instables bien plus, encore une fois, que comme l’incarnation numérique d’une identité plus ou moins essentialisée. Ce qui mène au second axe de lecture et à la seconde partie de l’article : si l’Internet québécois est une articulation complexe de modes de régulation, alors cette articulation ne peut se donner à voir qu’à travers différents cas pratiques. L’unité ou la cohérence de la chose même n’apparaît qu’a posteriori et, épistémologiquement, cela nécessite de suivre l’Internet québécois à travers certaines incarnations significatives et idéaltypiques[1]. Le premier exemple considéré touche à la gouvernance par les infrastructures de réseau. Le cas de l’obstruction du courriel de www.loi78.com sur le serveur de Vidéotron en est emblématique, entre autres parce qu’il montre la difficulté de transformer les enjeux liés à l’utilisation des algorithmes en véritable controverse politique. Le second exemple retenu est celui du mode de gouvernance par la connectivité et concerne la capacité des grandes plateformes américaines (Facebook, Twitter, Amazon, etc.) à canaliser les flux de communication tout en tirant profit de la culture participative du Web. Le cas du thread (fil de discussion) de Matthieu Dugal sur Facebook montre comment le « far-web » québécois procède d’une mise en visibilité qui permet et contraint tout à la fois. Finalement, le troisième exemple concerne un mode de gouvernance culturel hybride opérant à travers la normativité de l’État. Le cas de la Fabrique culturelle de Télé-Québec illustre une évolution récente dans la promotion de la culture québécoise que certains ont décriée en la qualifiant de « youtubisation ». Ce débat montrera comment l’Internet québécois n’existe qu’en tant que série d’oppositions à la fois profondes, instables et dynamiques.

La régulation comme autre de la problématique identitaire

Il n’est peut-être plus nécessaire d’invoquer l’ensemble de l’héritage des Dumont, Rioux, Falardeau et autres dans les sciences sociales québécoises pour dire à quel point ces dernières, et en particulier la sociologie, se sont construites à travers l’effort pour définir une identité propre au Québec. Des Canadiens français aux Québécois, la réflexion a certes évolué et engendré nombre de désaccords, mais le questionnement de base – sinon l’inquiétude existentielle – est demeuré à peu près le même. On le rencontre encore aujourd’hui chez des penseurs comme Serge Proulx, pour prendre un exemple d’importance (Proulx, 2013, 2003, 2012). Ce pionnier des études en communication au Québec donne à voir une forme d’hésitation intellectuelle intéressante lorsqu’il parle d’une « flottaison » de l’identité ou de la culture « entre l’ancrage identitaire primaire et l’hétérogénéité du ’cybermonde’ » (Proulx, 2003, p. 3). Parmi les coupables usuels de cette forme de pression ou d’oppression qui s’exerce sur l’identité, il mentionne l’individualisme de la multi-appartenance, la complexité postmoderne et la mondialisation sous l’influence du capitalisme informationnel. Du côté des référents, ce sont surtout les idées de représentation collective, de communauté et d’État qui sont mises en avant. Mais pas toujours : comme l’indique Proulx, « peut-être faut-il renouveler en profondeur nos manières de penser ces problématiques identitaires. » (Proulx, 2012, p. 202). L’hésitation devient alors une invitation à penser autrement. Si chercher ce qui est québécois dans l’Internet québécois est au moins en partie tautologique, alors il convient sans doute de partir plus spécifiquement de l’Internet, de ce qui le rend possible et de ce qu’il rend possible. Comment le Web pratiqué et vécu ici et maintenant structure-t-il une culture numérique propre? Comment son modus operandi rend-il compte ou matérialise-t-il le Québec d’aujourd’hui? Ces questions s’avèrent centrales pour la sociologie politique des communications, puisqu’elles donnent corps à la culture numérique et interrogent les spécificités du contexte québécois dans le développement de ce phénomène. La littérature a très peu abordé les dynamiques communicationnelles et médiatiques en lien avec une réflexion sur le Québec, alors qu’elle en a traité abondamment d’autres aspects.

L’Internet comme réalité réseautique n’est pas et ne peut être dénué de règles, de normes et/ou de principes organisateurs. Son opérativité, c’est-à-dire tout simplement le fait qu’il fonctionne jour après jour sans s’effondrer, indique qu’il possède quelque chose d’une mise en ordre, en action et en sens. C’est ce qu’il convient de nommer sa régulation ou sa gouvernance, à savoir le fait que ce qui circule à l’intérieur du Web le fait d’une certaine manière (Beer, 2013; Trudel, 2012 et 2000; Raboy et Vedel, 2005). Il y a structuration des flux, de leur destination, quantité, vitesse, etc. Aussi, puisque que la gouvernance est ce principe qui rend possible tout mouvement de données et de contenus, la question est de savoir comment cela se fait. Une première réponse tient dans un mode de gestion qui a la particularité d’être « à distance », d’influer plus ou moins indirectement, de contrôler et de canaliser par l’imposition de balises (Hargittai, 2000; Van Dijck et Poell, 2013). Ce mode de régulation est éminemment politique même si, ou parce qu’il n’est pas basé sur l’usage de la contrainte ou de la force pure. L’enjeu est plutôt celui de la légitimité et de la légitimation des balises – cadrages, protocoles, logiques et productions normatives, etc. (Johnson, Dowd et Ridgeway, 2006; Roberge et Melançon, 2015). L’Internet peut-il être considéré comme un régime de négociation entre différents dispositifs, acteurs et parties prenantes? Assurément, et ce, à l’échelle tant du globe que du Québec. C’est même ce qui fait en sorte de rendre la pluralité inévitable : il n’y a pas un mode ou un régime, mais des modes et des régimes de régulation et de gouvernance de l’Internet. Ainsi Pierre Trudel souligne-t-il le primat de la multitude et le fait qu’« il faut voir dans les différentes façons de nommer le cyberespace autant de visions de la hiérarchisation des rationalités qui sont en cause » (Trudel, 2000, p. 199). Celles-ci peuvent très certainement coexister, mais il arrive également qu’elles s’affrontent, créant des tensions et des conflits. La littérature scientifique américaine parle à ce propos de [traduction][2] « confrontation de régimes de gouvernance » (Zietwick et Pentolz, 2014) et il sera ici utile de s’en inspirer afin de discuter d’équilibre instable et sans cesse à refaire.

Le premier de ces différents modes ou régimes, la gouvernance par les infrastructures de réseaux, est le plus viscéral et le plus profondément inscrit dans l’ADN du Web, pour ainsi dire. Trudel fait très justement remarquer que « [l]a régulation par défaut d’Internet est celle qui découle de ses configurations techniques » (Trudel, 2012, p. 177). Le réseau possède une architecture; il est une architecture. Sa forme (ou design) est certes fortement évolutive, mais cela n’empêche que tout n’est pas possible et que ce qui est effectivement possible l’est d’une manière distincte. D’où deux observations : d’une part, les spécialistes en sociologie de la culture et en études de la communication insistent de plus en plus sur la nécessité de décrire la matérialité même des infrastructures Web, c’est-à-dire de tout ce qu’elles comportent de hardware : machines, serveurs, câblages, ondes électromagnétiques, etc. (voir Gillespie, Boczkowski et Foot, 2014). Cette matérialité est importante pour plusieurs raisons, dont la capacité très concrète des infrastructures à générer une complexité qui en fait des black boxes, ou boîtes noires. Suivant l’expression de Bowker et Star, [traduction] « une bonne infrastructure est difficile à trouver » (cité dans Beer, 2013, p. 24). Mieux elle est conçue, plus ses capacités d’action et d’intervention sont décentralisées et plus ses capacités se trouvent innervées rapidement. Cela vaut également pour la partie software des configurations de l’Internet. D’autre part, il s’agit de voir comment le code informatique est partie prenante de ce mode de régulation[3]. Des langages de programmation tels Python ou Java aux arbres de décisions algorithmiques de plus en plus répandus dans le calcul par ordinateur, en passant par les formats d’image JPEG ou autres, l’information est traduite autant que transcrite, à savoir que pour une large part le contenu est dicté ou inspiré par la forme de son contenant. Alors que McLuhan soulignait il y a déjà longtemps que « le médium est le message », il n’existe peut-être pas d’expression plus synthétique aujourd’hui que celle de Lessig : « le code est la loi » (Lessig, 1999, italiques ajoutés). Tout se passe en effet comme si le code s’appartenait à lui-même et/ou s’auto-engendrait; comme si, pour le dire encore autrement, le programme créait sa propre programmabilité et que le « data » façonnait sa propre fuite en avant en s’inscrivant comme « datatification » (Van Dijck, 2014). Codes et softwares apparaissent ainsi non seulement former une architecture de plus en plus complexe, mais également de plus en plus autorégulatrice – ne serait-ce que parce que parfaitement impossible à lire à l’oeil nu. Comme nous le verrons dans la seconde section de l’article, ce régime de gouvernance et son caractère problématique permettent d’expliquer des événements tels ceux qui ont entouré www.loi78.com.

Un second mode de régulation renvoie à la notion de connectivité et aux différents usages qui en sont faits. Le passage au 2.0 est celui vers le Web social et la culture participative (Jenkins, 2006). À première vue, les contenus – photos, tweets, commentaires, etc. – semblent émerger de partout et de manière sui generis. « Ça » circule et puisque ça circule, tout semble presque autoréférentiel et autorégulé. Suivant cette perspective, ce sont les acteurs et usagers eux-mêmes qui apparaissent prendre en charge une partie des règles, à travers, par exemple, une certaine injonction à la participation (Allard, 2005;Trudel, 2000, p. 205-206). Et c’est ce qui complique bien des choses, à savoir qu’en parlant d’injonction à participer, à être libre ou à s’exprimer, on instaure nombre de paradoxes et de mélanges impurs. Les discussions locales sont inscrites sur des plateformes internationales et principalement américaines. Un service qui semble gratuit pour les usagers est en réalité très rémunérateur pour les plateformes, grâce notamment à la publicité ciblée et à la vente des données concernant le profil personnel des usagers. Le privé est ainsi public et inversement. Tout cela parce que, fondamentalement, la connectivité dont il est question est à la fois participation et commercialisation – la sociologie n’a donc pas à choisir l’une ou l’autre pour expliquer le phénomène. C’est ce que fait très bien remarquer Ganaele Langlois : [traduction] « Le rôle des plateformes participatives est de créer les conditions à l’intérieur desquelles le marketing et la publicité peuvent coexister au sein d’un champ ouvert de production et de circulation de sens » (Langlois, 2011, p. 19). La référence aux conditions est importante; c’est elle qui permet de prendre la mesure du type de gestion et de gouvernance à distance dont il a été fait mention en introduction. Ici, les contenus échangés par les usagers sont modulés et travaillés par la forme générale de leur contenant, c’est-à-dire surtout par la structure et le modèle d’affaire des plateformes les plus connues. Autrement dit, la force de la régulation marchande n’est pas de s’opposer au régime des usages, mais de le sculpter, le dessiner, le pétrir. Ce qui est accessible est rendu accessible; ce qui est visible est produit pour l’être, comme résultat d’un cadrage bien précis correspondant à ce qu’il serait possible de nommer une certaine « plateformisation » du monde. C’est ce qu’illustre l’exemple du thread de Matthieu Dugal, comme nous le verrons plus loin.

Si les régimes de gouvernance de l’Internet sont bigarrés et multiples dans l’ensemble, cela est vrai plus particulièrement du dernier régime que nous distinguons, la gouvernance par la normativité étatique. Dans ce mode de gouvernance, la réglementation et l’action de l’État dans le domaine du numérique deviennent elles-mêmes un enjeu de politique et, notamment, de politique culturelle. Toute la question est de savoir ce qui a de la valeur – au plan patrimonial notamment, mais pas uniquement – et de définir comment à la fois protéger et promouvoir ce qui est ainsi valorisé ou rendu visible. En ce qui a trait au Web, cette valeur tient surtout dans la capacité d’archivage, c’est-à-dire la capacité à créer une sorte de nouveau dépôt numérique pour les oeuvres de culture (Beer et Burrows, 2013;Beer, 2013). Mais il faut faire des choix : comment garantir concrètement l’accès à un tel dépôt; quelle stratégie déployer afin d’en faire une vitrine intéressante pour la culture d’ici[4], etc. Et puisqu’il est question de choix, il est également et inévitablement question de légitimité politique. En théorie comme en pratique, ces choix engendrent forcément des débats. La notion de « controverse » devient centrale en ce sens, soit que les différents groupes et parties prenantes se disputent en en appelant à l’État pour baliser leurs discussions, soit, plus directement, qu’ils s’en prennent à l’État lui-même et à ses diverses composantes (Cefaï, 1996). Cette seconde possibilité tient à ce que l’État se donne un rôle pour le moins ambigu en voulant être à la fois garant et acteur de la régulation, ou juge et partie (Jobert et Muller, 1987). Là encore, Trudel parle de façon très pertinente d’une « normativité étatique » guidant les différents arbitrages opérés (Trudel, 2000); l’État se retourne dans une légitimité construite sur la visée d’un bien commun alors que la critique et les différents intérêts dénoncent le caractère arbitraire de ce même bien commun. Les autorités fédérales au Canada, entre autres le CRTC, sont chargées par exemple de réguler la bande passante – le flot de l’Internet en tant que tel – et se trouvent de ce fait coincées entre l’idée de la neutralité du Net et la volonté des fournisseurs d’accès de privilégier leurs propres canaux et contenus (McKelvey, 2010). Les exemples de telles négociations et tensions pourraient être multipliés presque à l’infini dans la perspective d’une sociologie politique de la communication qui se donne justement comme objectif de penser la régulation comme cristallisation d’équilibres instables. Au Québec, la même dynamique est omniprésente : bien commun contre bien particulier, espace public contre espace privé, et ainsi de suite. C’est elle en outre qui a motivé la controverse autour de La Fabrique culturelle de Télé-Québec et la manière dont celle-ci protège, ou non, les droits d’auteurs des artistes. Nous y reviendrons.

L’articulation pratique des régimes de gouvernance

www.Loi78.com ou la régulation par les infrastructures de réseaux

L’effort pour comprendre ce qu’est l’Internet québécois est tributaire d’analyses in situ et in statu nascendi, à la fois pratiques et en perpétuelle redéfinition. Il faut repérer des controverses qui soient révélatrices d’une gouvernementalité et d’une régulation en action. Aussi, la première de ces controverses touche autant la communication de masse, la culture populaire et ce qu’il convient à présent d’appeler une « gouvernance algorithmique »[5]. Elle a pour point de départ l’obstruction des courriels portant la mention « www.Loi78.com » sur le serveur de Vidéotron en 2012. Pour en faire brièvement l’historique, c’est vers la mi-mai 2012 que le gouvernement Charest dépose le projet de loi 78 visant à mettre fin à la grève étudiante du « printemps érable ». Généreusement intitulée « loi permettant aux étudiants de recevoir l’enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu’ils fréquentent », elle ne manque pourtant pas de susciter nombre de contestations, notamment de la part des associations étudiantes (FECQ, FEUQ, TACEQ), qui mettent sur pied le site www.Loi78.com et une chaîne de courriels y renvoyant. Cette chaîne, ou pétition électronique, est lancée le 21 mai 2012 et il apparaît rapidement qu’elle n’est pas relayée vers les adresses « @videotron.ca ». Très vite, l’indignation et l’inquiétude s’emparent des réseaux sociaux et des blogues. D’un point de vue sociologique, ce qui est intéressant d’analyser est la, ou plutôt les manières dont s’est propagée rapidement la rumeur d’une possible censure. Ce qu’une web-ethnographie[6] recensant plusieurs des lieux d’échanges et de commentaires montre d’abord est l’étendue de l’incrédulité : ce blocage procède-t-il d’une forme de mauvaise foi ou plus simplement d’une défaillance technique? Est-il simplement possible que des courriels ne trouvent pas leur destination – n’est-ce pas bizarre? Certains internautes font même preuve d’humour, comme Cristo qui souligne qu’il a « peur de l’essayer. Je crains que la gestapo se pointe à ma porte ». Et puis vient une phase où le débat prend une tournure franchement technique et où d’aucuns étalent leur expérience et leurs qualifications : « Pour travailler en informatique moi-même … »; « Vous connaissez pas c’est quoi un Baysesian filter? Crisse de snobs »; « Vous en voulez du technique? … C’est le B-A BA du mass mailing »; « C’est le newbieisme du sysadmin de la loi78.com et non de la censure », et ainsi de suite. Au fil des évènements – et des commentaires sur le Web – la tension monte, ce jusqu’en soirée où s’opère finalement une certaine catharsis sous la forme plus ou moins étriquée d’un message sur la page Facebook de la compagnie :

Compte tenu du volume inhabituel de courriels envoyés avec la mention www.Loi78.com, nos systèmes automatisés de sécurité informatique ont mis en place des mesures de protection pour nos clients, identifiant à tort cette situation comme une opération d’envoi massif de pourriels. Nous sommes intervenus afin de modifier les paramètres et permettre la transmission normale des messages. La situation est complètement rétablie depuis 19h30. Vidéotron s’excuse des inconvénients que cette situation a pu causer à ses clients.

Faute avouée est à moitié pardonnée, semble-t-il : le code informatique et l’algorithme à sa base ne pratiquaient pas la censure, ils étaient seulement programmés pour remplir une tâche consistant à calculer la trop grande vélocité d’un courriel et à le faire basculer dans la zone des indésirables. C’est un exemple assez typique de ce que la littérature spécialisée nomme un « algorithme désorienté » (algo gone wrong), une solution technique devenue un problème technique et qui, par le fait même, doit en passer par la technique pour redevenir une solution. L’explication de Vidéotron s’est vue très largement acceptée sur les sites ayant fait l’objet de nos analyses : « Ouin, ok pour l’explication vue (sic) de même c’est pas impossible », de dire un internaute; « L’explication ci-haute (sic) est très logique », de renchérir un autre; « Le filtre de spam a fait son travail en protégeant le réseau », etc. Du point de vue de la sociologie politique de la communication, ce qu’il est le plus intéressant de noter est le caractère pour ainsi dire de non-événement que la conclusion confère à l’ensemble. Ce qui est plausible techniquement devient acceptable socialement. La discussion sur les blogues et réseaux sociaux meurt de fait très vite, faute de pouvoir questionner plus en profondeur la signification de ce qui vient (ou non) de se passer. Personne ne propose de s’interroger sur la dépendance des usagers envers l’infrastructure du réseau, sur les risques que cette situation fait encourir ou sur le type de régulation qu’elle permet. Personne n’apparaît à même de faire le lien entre le caractère de black box du serveur, l’ignorance quant à son fonctionnement et ce que cela peut vouloir dire en termes politiques. La réflexion tournant court, il devient même difficile d’envisager des enjeux connexes telle la capacité de Vidéotron à se présenter comme un acteur important de la convergence médiatique au Québec. Il serait trop long de décrire ici l’ensemble des ramifications du Groupe Québecor, propriétaire entre autres de Vidéotron, de TVA et du Journal de Montréal/Québec; il suffit de dire que Québecor exerce un contrôle autant sur le contenu culturel et médiatique que sur son contenant, et qu’en ce sens il correspond parfaitement à ce qui a été rappelé ci-dessus à propos de la gouvernance comme structuration de la circulation (Demers, 2006; Carbasse, 2010 et George, 2010). Ce que montre l’incident de www.loi78.com est bien le contraire d’un pouvoir de censure; il s’agit d’un pouvoir de faire circuler qui est justement proprement circulaire, c’est-à-dire enroulé sur lui-même et à même de construire sa propre légitimité technique.

Le corollaire de la légitimité, bien sûr, c’est la croyance en celle-ci. Sous cet angle aussi, l’incident du printemps 2012 est le contraire de ce qu’il paraît être à première vue : non pas le doute, mais la réaffirmation de la croyance en l’efficacité et en la rationalité du réseau. Sa conclusion est même tout à fait digne de redonner confiance en la transparence et la neutralité du serveur et plus largement en l’infrastructure technologique. Par une sorte de cercle magique, le relais disparaît en tant que relais et ce, alors même que la neutralité se mue en une certaine forme de naturalité. Et c’est ce qui est finalement emblématique d’un paradoxe grandissant tant au Québec qu’ailleurs sur la planète Web : promesses et attentes d’une culture numérique gratuite, ouverte et transparente correspondent de moins en moins à la réalité de la gouvernance algorithmique qui en est pourtant l’une des assises.

Le thread de Matthieu Dugal ou la régulation par la connectivité

Pour traiter à présent de la régulation du Web par la connectivité, de façon générale et dans le cas particulier du Web québécois, c’est l’exemple de Facebook qui vient le plus rapidement en tête. Comme le note José Van Dijck, le plus important à saisir dans ce type de médias sociaux c’est [traduction] « comment ils activent des élans relationnels » (Van Dijck, 2012, p. 161). Il y a innervation/structuration de ce qui circule spontanément ou, pour le dire dans un langage plus proche de celui de la psychanalyse, une canalisation de l’énergétique sociale, culturelle, etc. La discussion qui s’est déroulée sur la page Facebook de Matthieu Dugal[7] entre le 7 et le 10 décembre 2013, et la manière dont ce « thread » est devenu un web-documentaire sur le site Trouble-voir.ca – ce qui est en soi un cas typique d’intermédiation ou de passage d’un média à l’autre – fournissent une bonne illustration de ce mode de régulation. Un thread est un fil de discussion constitué d’une suite de commentaires déposés par des internautes sur la page ou le compte de l’un d’eux, et dont la longueur et la teneur sont variables : celui-ci dépasse les 600 commentaires, dont certains sont très virulents. Tout commence lorsque Dugal critique – sans la nommer tout d’abord – Jocelyne Robert[8] en écrivant ceci : « Se vanter sur Twitter que ta chronique est la plus lue du site auquel tu collabores : on parle d’un bon gros slow clap bien senti ici? ». D’après la reconstruction web-ethnographique qu’il a été possible d’en faire, s’ensuit immédiatement une cascade de commentaires pour le moins décousus et incorporant toujours plus d’intervenants et de personnalités médiatiques associés de près ou de loin à la « clique des clicks », les Joël Martel[9], Julien Day[10], mais aussi Jean Barbe[11] ou Michelle Blanc[12], etc. C’est le commentaire de Pascal Renard-Léveillé soulignant que « [ç]a far-web icitte! », qui synthétise sans doute le mieux ce qui est en train de se dérouler. À lire les avis des uns et des autres, on peut en effet constater que l’invective n’est jamais loin : « […] vos petits discours de pseudo-intellectuels anthropologues de week-ends »; « Je n’ai pas besoin de centaines de milliers d’ados boutonneux pour me sentir vivre », etc. L’humour et l’autopromotion sont également présentes, cette dernière étant précisément ce que critiquait Dugal au départ. C’est donc l’ensemble de ces traits (invectives, humour, autopromotion) qui finissent par donner une forme de cohésion ou d’autonomie de second degré au thread de Dugal. Il y a par exemple une référence à la fois commune et perpétuelle au nombre de mentions d’appréciation (likes) que chacun peut obtenir. Plus encore, l’autoréférentialité du fil de discussion se signale dans la conscience que quelque chose d’unique – et de long – est en devenir. Le rythme de la discussion est certes inégal, mais chaque fois qu’elle semble près de mourir, elle se voit relancée et amenée vers d’autres sujets. À plusieurs reprises, c’est Dugal lui-même qui intervient pour faire, selon l’expression consacrée, de la « gestion de communauté ». Il tente de calmer le jeu, de se montrer lui-même ouvert et beau joueur alors qu’il a en tout temps la possibilité d’effacer ce qui s’écrit sur sa page. De fait, il « tuera » le thread le 10 décembre à 13h50.

De toutes les questions sociologiques qu’il serait possible de poser, la première et plus intéressante concerne la signification du thread eu égard au commentaire déjà rapporté de l’un des internautes (« Ça far-web icitte! »). Les protagonistes sont locaux, la langue est celle qui s’entend partout au Québec avec ses expressions particulières et ses références à peine voilées à l’anglais : tout cela semble donner raison à des commentateurs comme Joël Martel pour qui le « Québec est l’une de ces rares sociétés à s’être dotée d’un microcosme Web bien à lui » (Martel, 2013). Mais si Martel n’a pas complètement tort, il n’a pas complètement raison non plus. Le fait est que « ça far-web » ailleurs aussi, puisque ce genre de controverse se produit sur l’Internet également en danois, en wolof, en bengali, etc. L’Internet québécois se perd ainsi dans ce que d’aucuns appelleraient une marginalisation de masse à l’échelle de la planète. De fait, c’est à peu de chose près toujours la même logique qui opère d’un endroit à l’autre : des communautés d’interprétation se font et se défont précipitamment, montrant du coup leur caractère plus ou moins factice; les mots échangés – le thread le montre bien – relèvent le plus souvent de la catégorie du cheap talk ou de coups portés « en bas de la ceinture ». Poursuivant sur cette lancée, il serait même possible de dire que le fil de discussion de Dugal renvoie à la vélocité du Web, celle de Facebook en particulier, comme temporalité de plus en plus courte et comme calcul d’impact qui passe désormais par la quantification de la popularité (Bucher, 2012a). Si le fil de commentaires s’emballe et part dans plusieurs directions différentes, c’est que plusieurs protagonistes sont engagés dans une course assez peu subtile aux « likes »  – et non aux « j’aime », dans la langue de Molière. D’où cet autre pan de la signification du commentaire « ça far-web icitte! », renvoyant au fait que Facebook est précisément une compagnie américaine, pour ne pas dire typiquement américaine[13], et que la connectivité qu’elle assure auprès des internautes est très concrètement gérée à distance, à 5 000 kilomètres du Québec. C’est la plateforme globale qui rend donc possible les échanges sur un plan local, et ce, alors même que ce global est pour le moins particulier.

La signification du thread et la place qu’y occupe l’architecture de Facebook passent bien sûr elles-mêmes par la question plus large de la gouvernance et de la régulation. Ce serait une erreur de vouloir évaluer la force ou le pouvoir de la compagnie par sa capacité à nuire ou à empêcher les formes d’expressivité les plus virulentes. Son pouvoir est positif – il est ce qui permet et non ce qui empêche. Le modèle d’affaire de Facebook est entièrement construit sur la promotion d’une quantité toujours accrue de discours, d’échanges, de partages, etc. Partout et en tout temps, la participation et la commercialisation se confondent dans une sorte d’écosystème sans extérieur, où la connaissance des profils est le moteur de la publicité ciblée, elle-même moteur de la richesse de la compagnie (Bucher, 2012b). Parallèlement, Facebook s’active de plus en plus pour polir sa plateforme en traquant les comptes anonymes[14] et en forçant les comptes ayant 5 000 abonnés et plus à devenir des comptes dits « publics ». Tout cela fait partie d’un design à la fois large et précis à partir duquel des zones de lumière et de visibilité apparaissent – de manière algorithmique dans le choix de ce qui est montré sur le fil de nouvelles, entre autres  –, mais où plusieurs zones d’ombre persistent, parmi lesquelles nombre de secrets commerciaux de la compagnie (Cardon, 2009). C’est donc à une véritable restructuration de ce qui circule sur le Web, et sur le Web québécois en particulier, que se livre Facebook, restructuration qui se fait qui plus est, selon ses propres termes, intérêts et avantages. Il y a ainsi quelque chose de proprement politique dans ce que fait Facebook et dans ce que font les gens en participant massivement à son développement.

La Fabrique culturelle de Télé-Québec ou la régulation à travers la normativité étatique

Le dernier mode de régulation fait en sorte que la normativité étatique s’immisce dans l’univers numérique en s’inscrivant elle-même comme un de ses problèmes et enjeux. C’est le propre des sociétés minoritaires que de tisser des liens, mais aussi d’exacerber les tensions entre risques collectifs – d’assimilation, sinon de disparition –, production culturelle dite nationale et légitimité de l’action gouvernementale. Au Québec, le dernier incident en date qui le démontre est celui ayant suivi le lancement de La Fabrique culturelle de Télé-Québec en mars 2014. Le communiqué officiel émis lors du lancement illustre la visée de la plateforme Web :

La Fabrique culturelle offrira à des artistes émergents une vitrine de choix, dans la sphère publique, en plus de présenter des oeuvres originales relevant de plusieurs disciplines […]. La Fabrique culturelle traitera de tout pour les passionnés de culture, où qu’ils se trouvent. Des portraits, des entrevues, des performances […]

Regroupement des artistes en arts visuels [RAAV], 2014

Difficile pour le public et les divers intervenants des milieux culturels d’être contre a priori. Le projet pouvait être jeune et avait sans doute été préparé dans une certaine hâte, il n’en avait pas moins comme vertus de présenter des partenariats – avec le Musée de la civilisation ou le Regroupement des centres d’artistes autogérés du Québec, par exemple – , de donner une nouvelle vocation aux dix bureaux régionaux de la société – qui allaient produire des capsules-reportages de qualité professionnelle – et de permettre la promotion de contenus produits par les usagers qui téléverseraient directement sur le site (UGC en anglais). Tout cela en même temps et sur un même support suivant la logique de l’agrégation. De fait, l’idée même de La Fabrique n’est rien d’autre que celle d’un agrégateur made in Québec. Or les choses sont rarement simples et, à les regarder d’un point de vue sociologique, elles apparaissent le plus souvent compliquées et controversées. Comme le dira la directrice du Conseil québécois des arts médiatiques (CQAM), Isabelle L’Italien, au Devoir, « une plateforme de diffusion, ça fait tellement an 2000 » (citée dans Baillargeon, 2014). Si l’ironie est palpable ici, elle est surtout emblématique de malaises et d’enjeux plus profonds.

En intitulant son communiqué « La youtubisation de Télé-Québec : une stratégie gagnante ou une vitrine de plus? », ce même CQAM ne posait pas exactement une question. Il affirmait plutôt haut et fort que La Fabrique représentait une pâle imitation de Youtube, et ce, sans paraître envisager que l’initiative puisse être une réplique québécoise au géant américain. La cause était entendue : « En mettant en ligne une offre culturelle abondante, sans balises, les contenus les plus riches au plan artistique se trouvent noyés dans une mer de propositions » (CQAM, 2014). L’agrégation, autrement dit, constitue en elle-même la massification de la culture. Dans une perspective web-ethnographique, on peut noter que le même jugement se retrouve en plusieurs endroits de la blogosphère : par exemple, sur Effet de présence.blogspot.ca, Paule Mackrous souligne le caractère « hyper centralisateur » du projet. De notre point de vue, le plus intéressant est de définir sur quel plan s’opère ce type de critique et comment se voit dénoncée la juxtaposition pour ainsi dire « horizontale » des contenus. Les oeuvres sont toutes mises sur un pied d’égalité et forment du coup une ligne d’horizon à la fois plate et morne. Assez curieusement, rien n’est dit de l’autre plan, pour ainsi dire « vertical ». Qu’en est-il par exemple de la valeur d’archive de La Fabrique et de la manière dont elle pourrait s’inscrire dans la durée historique? Qu’en est-il de l’éditorialisation et de la prescription de contenus que semble privilégier le CQAM sans trop les définir – éditorialisation qui est de toute façon déjà minimalement présente sur le site de La Fabrique? N’y a-t-il pas dans ce principe même quelque chose de hiérarchique et renvoyant à une indécidabilité dernière quant à ce qui est, ou non, « plus riche au plan artistique » et plus central quant à la conservation/promotion de la culture québécoise (Bellavance et Roberge, 2013; Menger, 2009)? Ces questions sont simplement éludées dans le débat même si elles représentent un aspect clé de la réflexion sur la gouvernance du Web et le devenir culturel et identitaire québécois.

La controverse autour de La Fabrique comme massification ou youtubisation est par ailleurs indissociable d’une sémantique complexe ayant pour thème général le rapport à l’argent. Les critiques, de fait, sont moins enclines à saluer l’accès démocratique à l’archive qu’à dénoncer son caractère faussement volontaire : « Ce qui émane de ce projet, malheureusement, c’est la gratuité de la culture. […] On dirait presqu’une annonce pour un voyage tout inclus. Seulement, celui-ci est entièrement gratuit » (Mackrous, 2014, p. 2). Si la rhétorique a de quoi surprendre, c’est qu’elle vise quelque chose d’autre que les publics et en premier lieu la question de la production et de la rémunération. Qui, en l’occurrence, doit payer pour la promotion, la publicité et la visibilité? Qui, pour le dire autrement, doit faire les frais de cette gratuité? Les équipes de Télé-Québec coûtent cher à mobiliser, ce qui cause une première forme d’inquiétude quant à d’éventuels déplacements de budget et de priorité au sein de la société d’État et plus généralement de l’écosystème des subventions culturelles au Québec. Autre inquiétude, plusieurs ont dénoncé l’effet de « vitrine vide » allant avec l’idée de s’exposer soi-même pour se faire connaître et reconnaître. C’est là, entre autres, un des sens de l’intervention du Regroupement des artistes en arts visuels (RAAV) : « La visibilité ça ne suffit pas. Le loyer ne se paye pas avec de la visibilité. L’épicerie non plus » (Bérard, cité dans Baillargeon, 2014). Assez rapidement donc, cette controverse fait apparaître un enjeu pour le moins classique de gouvernance économique et politique de la culture. Suivant la formule éprouvée du sociologue politique américain Harold Lasswell (1936), il s’agit de se demander « qui a quoi, quand et comment » (« who gets what, when, how »), pour réaliser qu’il y a ici un important enjeu lié aux droits de propriété.

Encore plus que le CQAM, c’est le RAAV qui est monté à la barricade pour soulever la question des droits d’auteurs et en faire la plus importante et la plus chargée de sens. Dans son communiqué du 14 avril, l’organisme pose lui aussi une question dont la réponse se devine aisément : « La Fabrique culturelle de Télé-Québec : un vecteur d’exploitation des artistes? ». Ce communiqué est en fait une charge contre le projet de contrat de cession de droits (contenus ou matériel artistique) initialement présenté par Télé-Québec aux artistes, qu’il qualifie de « grossier » et d’« excessif ». Et de continuer sur un ton pour le moins batailleur en stipulant que « de tous les contrats iniques qu’on a pu voir circuler au RAAV, celui-ci remporte la palme par l’étendue des dommages qu’il causera aux droits des créateurs de contenus à la télévision et sur Internet ». En effet, certaines des clauses de ce contrat d’origine surprennent, en ce qui a trait par exemple à la cessation de droits d’utilisation ou au renoncement au droit moral, et encore davantage parce qu’un auteur doit accepter d’effectuer « la présente cession sans rémunération ou autre considération que ce soit » (RAAV, 2014). Il n’y a peut-être pas lieu de se lancer ici dans un débat juridique sur l’ensemble des subtilités du contrat, d’autant que celui-ci a été amendé depuis [15] et qu’il reste encore certaines ententes à négocier. Sociologiquement, le plus intéressant réside ailleurs, en particulier dans les rapports de force entre les différents acteurs culturels. D’une part, remarquons à quel point cet enjeu des droits d’auteurs est sensible et comment cet incident est venu très concrètement ébranler l’ancienne confiance entre les producteurs de culture et le diffuseur d’État. Télé-Québec a peut-être reculé, mais une blessure symbolique subsiste, qui rappelle que la légitimité est plus facile à perdre qu’à gagner. D’autre part, cette question des droits d’auteurs montre combien il est arbitraire de vouloir séparer ce qui est privé et ce qui est public dans la culture; en ce sens, La Fabrique offre l’illustration, non seulement d’une négociation perpétuelle au sein même de la régulation impliquant la normativité étatique, mais également de tous ces empêtrements qui tendent à prouver, comme le dit l’adage, que le diable est dans les détails.

La question que pose cet article est redoutable de simplicité : l’Internet québécois, qu’est-ce donc au fond? Le Web ici et maintenant renvoie à des réalités – de régulation entre autres – qui sont très complexes et pour lesquelles la sociologie commence à développer des outils méthodologiques et des connaissances empiriques. Il y a bien quelque chose qui nous ressemble dans le Web, mais il faut savoir ce qu’on entend à la fois par « nous » et par « ressemblance ». Le couplage entre l’identité québécoise et la pratique réelle de l’Internet est pour le moins flou. L’Internet québécois ne peut être qu’un simple reflet de qui nous sommes, sinon à lui attribuer une passivité qui ne le caractérise pas. Il s’agit ainsi de rendre compte de ce dont il est capable et en premier lieu de ce en quoi le Web fait un certain Québec et une certaine culture québécoise qui seraient proprement et nouvellement numériques. Traitant de capacité d’influence et d’action, cet article s’est surtout penché sur les modes de régulation et régimes de gouvernance du Web, et sur la structuration perpétuelle, mais ni stable ni assurée, des flux de contenus et d’informations. D’où la double dimension de notre saisie sociologique. D’une part, ces régimes sont multiples, en sorte qu’il faut au moins tenter de les séparer analytiquement pour comprendre qu’ils cohabitent ou s’enchevêtrent dans les faits. D’autre part, et parce que cette cohabitation et cette conflictualité sont toujours possibles, il importe de voir comment la gouvernance change pratiquement, dans des épreuves de réalité où elle advient et prend forme par adaptation. La gouvernance de l’Internet québécois n’est ainsi autre chose qu’une suite d’équilibres instables.

Le premier mode de régulation, par les infrastructures de réseaux, rappelle que tout n’est pas possible sur le Web et que le canevas ou l’architecture technique impose d’elle-même une structuration particulière des flux. « Le code est la loi », suivant Lessig. Si d’aucuns peinent certainement à comprendre l’ensemble des abstractions impliquées, cela ne fait que renforcer l’invisibilité de ce type de régulation et son caractère tautologique. Comme l’exemple de www.loi78.com l’a montré, davantage d’algorithmes signifient davantage de complexité et d’efficacité, et moins de capacité de remise en question ou de critique. Le rétablissement relativement rapide de la situation chez Vidéotron a rendu vaine toute discussion sur le rôle de l’automation en en faisant quelque chose de logique et socialement acceptable. Mieux, c’est la croyance toute culturelle et symbolique envers les infrastructures de réseaux qui s’est vue consolidée par ce qui fut finalement un non-événement.

Le second mode de régulation, par la connectivité, obéit à une logique similaire. La culture dite participative, ouverte et démocratique est soutenue, sinon cooptée aujourd’hui par les grandes plateformes commerciales sans que cela apparaisse ouvertement problématique. L’exemple du thread de Matthieu Dugal sur Facebook l’a assez bien démontré : le « far-web » québécois est rendu possible par un « effet Facebook » qui est d’autant plus présent et marquant qu’il opère à une distance de plusieurs milliers de kilomètres. Enfin, il a été discuté de la régulation de l’Internet québécois à travers la normativité étatique et, en particulier, de son dernier cas de figure que constitue la controverse autour de La Fabrique culturelle de Télé-Québec. L’État se justifiant par la visée d’un bien commun, il finit néanmoins par être confronté à suffisamment d’opposition et d’empêtrements pour manifester un degré non négligeable d’arbitraire. Ce qui vient poser, au final, la double question de l’incontrôlabilité fondamentale de l’Internet québécois. Autrement dit, est-ce que les équilibres instables ne seraient pas finalement mieux définis en parlant à leur propos d’ambiguïté radicale et d’absence même de régulation?

La réponse à cette question est certes prospective et appelée à changer suivant les évolutions de l’Internet québécois. Pour avancer une réponse, il s’agirait de dire que l’idée même d’une suite d’équilibres instables incite encore et toujours à penser à une cohérence et une régulation de second degré; s’il est vrai qu’il n’est pas possible de changer l’Internet québécois volontairement, il est par contre faux de dire que rien ne peut être fait, dit, pensé, etc. La critique et la réflexion peuvent très certainement jouer un rôle dans ce qui se transforme concrètement. Reste alors la question de l’ambiguïté de l’Internet québécois comme réalité en devenir et comme objet d’étude. Qu’y a-t-il à perdre ou à gagner d’un point de vue sociologique à ce que la situation soit si confuse, entre autres en ce qui a trait à l’identité québécoise? De fait, c’est une définition claire et limpide de cette situation qui se perd dans le Web et ses différentes régulations. La perte est alors sans doute un gain au même titre que l’ambigüité est une forme d’ouverture pratique et théorique. In fine, l’Internet québécois apparait comme cette chose à la fois malcommode et mouvante qui force les chercheurs à penser autrement ou, à tout le moins, à repenser certaines dynamiques et à intégrer de nouvelles réalités et de nouvelles notions.