Corps de l’article

Depuis quelques années, le Québec semble en proie à une transformation significative sur le plan politique. L’exemple le plus frappant de cette évolution tient au fait que les débats qui occupent la scène politique ont commencé à accorder moins de place à la question de la souveraineté, un enjeu qui a accaparé l’attention du public et des élites pendant plus d’une quarantaine d’années. Dans la foulée, des questions reliées à l’interventionnisme de l’État et à la gestion de la diversité ethnoculturelle semblent occuper de plus en plus d’espace dans les débats politiques (Gagnon et Larios, 2021), les programmes électoraux (Xhardez et Paquet, 2021) et l’opinion publique (Bilodeauet al., 2018). Par exemple, les crises successives liées aux accommodements raisonnables en 2007, qui touchaient au pluralisme religieux et à sa visibilité grandissante au Québec, et à la grève étudiante en 2012 – principalement autour de l’enjeu du financement des études postsecondaires dans la province –, ont profondément divisé les élites politiques et la population. Est-il pour autant possible de parler de « réalignement » politique au Québec? Répondre à cette question demande, entre autres choses, de se pencher plus spécifiquement sur la nature des principaux clivages qui divisent le système partisan dans la province.

Les réalignements dans la vie politique d’une société se manifestent de diverses manières. Toutefois, les politologues tendent généralement à privilégier les partis politiques et les électeurs comme objets d’analyse pour évaluer la présence de réalignements (Martin, 2005; Dalton, 2018). La raison en est bien simple. Les réalignements sont d’abord et avant tout ancrés dans des changements profonds et durables des valeurs et orientations politiques des citoyens. Ces changements dans l’opinion publique sont généralement liés à l’évolution du contexte sociopolitique de la société, et les clivages politiques dont ils définissent les contours finissent par se refléter dans le comportement électoral des citoyens. De leur côté, les partis politiques cherchent à refléter, par leurs positionnements et leurs efforts de mobilisation, les clivages qu’ils perçoivent comme importants au sein de la population. Ce faisant, les partis peuvent aussi contribuer à influencer, renforcer et même cristalliser ces clivages politiques. C’est pourquoi l’étude des réalignements politiques se concentre surtout sur les systèmes partisans, et donc sur les clivages de valeurs exprimés par les électeurs à travers leur soutien aux partis au moment des scrutins. Le lien électeurs-partis devient ainsi un indicateur privilégié car il incarne – et donc révèle – les changements sociopolitiques qui traversent la société.

C’est dans cette approche analytique que notre article s’inscrit, en s’attardant à examiner et comprendre la configuration actuelle du système partisan québécois et son évolution récente. À ce chapitre, le nombre de partis politiques compétitifs, c’est-à-dire qui sont représentés à l’assemblée législative, constitue en soi un indicateur pertinent à étudier. De manière générale, le nombre de partis tend à être déterminé par le mode de scrutin en place (Cox, 1997). Là où le mode de scrutin employé est de type majoritaire uninominal à un tour, comme au Québec, on devrait normalement voir émerger un système compétitif à deux partis politiques (Duverger, 1951). Ce phénomène est connu sous le nom de « loi de Duverger » (Riker, 1982; Benoit, 2006). Or, ces dernières années, cette relation étroite entre la règle électorale majoritaire et le bipartisme a été mise à mal au Québec. Après une longue période de duopole entre le Parti libéral du Québec (PLQ) et le Parti québécois (PQ) qui s’est étendue de 1981 à 1998, on a vu la percée de deux nouveaux partis à l’Assemblée nationale à partir de 2003. D’abord, l’Action démocratique du Québec (ADQ) fondée en 1994 – à laquelle succède la Coalition avenir Québec (CAQ) en 2011 – a réussi à faire élire quatre députés au scrutin de 2003, puis 41 à l’élection suivante de 2007. Ensuite, Québec solidaire (QS) est parvenu à faire élire un premier député en 2008, deux en 2012, trois en 2014, et dix en 2018. En somme, depuis maintenant plus d’une décennie, le Québec se retrouve avec un système à quatre partis compétitifs qui défie la logique de la loi de Duverger. Cette fragmentation du système partisan québécois s’observe également au point de vue du nombre de candidatures aux élections (Godbout, 2013).

Comment expliquer que quatre partis politiques jouissent d’une représentation législative au Québec? Manifestement, une explication qui repose entièrement sur l’impact du mode de scrutin sur le nombre de partis est insuffisante pour appréhender cette caractéristique de la vie politique québécoise actuelle puisque le système électoral n’a pas changé fondamentalement depuis la Confédération. Dans cet article, nous souhaitons éclairer cette question en nous tournant plutôt vers la théorie des clivages politiques (voir Lipset et Rokkan, 1967; Taagepera et Grofman, 1985). Nous présentons cette théorie dans la prochaine section, suivie d’une autre qui offre un survol historique du lien entre clivages politiques et système partisan au Québec. Les quatre dernières sections de l’article se consacrent enfin à une analyse et une discussion des résultats de trois sondages d’opinion menés au moment des élections québécoises de 2012, 2014 et 2018. Ces analyses permettent d’évaluer l’influence de trois clivages politiques – la question constitutionnelle, l’interventionnisme étatique et la gestion de la diversité – sur la configuration actuelle du système partisan québécois et sur la nouvelle dynamique qui semble animer le réalignement politique en cours au Québec.

Il importe de préciser en dernier lieu que l’analyse des clivages politiques, et de leur impact sur le choix électoral, que nous présentons ici s’inscrit dans la tradition de l’étude des déterminants « de long terme » du comportement électoral, puisque nous nous limitons à examiner des variables qui renvoient aux orientations idéologiques des électeurs formées antérieurement au déroulement des campagnes électorales. Cela signifie que notre analyse laisse de côté les déterminants de court terme du vote comme les enjeux de campagne, l’image des chefs de partis et les considérations stratégiques, de même que les clivages sociodémographiques comme l’âge ou encore le niveau de scolarité (pour une analyse récente de ces autres déterminants du choix électoral au Québec, voir Bélanger et Nadeau, 2009; Daoust et Jabbour, 2020; Bélangeret al., 2022). Il s’agit donc ici d’une explication parmi d’autres possibles de l’émergence de nouveaux partis; d’autres facteurs, d’ordre stratégique ou encore liés à des enjeux très précis, peuvent entrer en ligne de compte (voir par exemple Lucardie, 2000).

Le nombre de partis et le nombre de clivages politiques

Pourquoi trouve-t-on aujourd’hui autant de partis politiques au Québec dans un système électoral qui devrait normalement en limiter le nombre? Comme nous l’avons évoqué plus haut, il nous paraît nécessaire de faire appel à une approche moins étroitement liée au contexte institutionnel pour expliquer cette situation. La théorie des clivages politiques nous semble offrir une interprétation plus convaincante pour rendre compte des transformations récentes du système partisan québécois.

Selon Lipset et Rokkan (1967), la configuration d’un système partisan résulte des clivages politiques dominants qui traversent une société. Ces chercheurs identifient quatre clivages qui ont historiquement influencé l’organisation des partis dans les démocraties occidentales. Il s’agit des clivages liés au territoire (centre versus périphérie), à la religion (Église versus État), aux secteurs économiques (rural versus urbain), et aux classes (propriétaires versus travailleurs). Généralement, dans une société démocratique, au moins un de ces clivages sera politisé selon l’époque et s’exprimera par l’appui à deux partis politiques. Puisque le clivage résulte d’un désaccord, ou d’une divergence de point de vue, à propos d’une question politique centrale, les parties au débat chercheront à défendre et exprimer leur position à travers leurs représentants (Hinich et Munger, 1994). C’est pourquoi un clivage politisé générera deux partis politiques, regroupant leurs élus pour représenter chacun des deux côtés du débat.

Il est toutefois fréquent de voir plus d’une question idéologique diviser une société donnée. Le débat politique et la compétition partisane qui en découle sont alors multidimensionnels (Stokes, 1963; Barnea et Schwartz, 1998; Albright, 2010). Avec plus d’un clivage politisé, le nombre de partis politiques en compétition sera assurément supérieur à deux. De manière plus précise, dans un système électoral plurinominal à un tour comme celui utilisé au Québec, le nombre de partis (P) sera égal au nombre de clivages idéologiques (C) plus un : P = C + 1 (voir Taagepera et Grofman, 1985). Ce que les travaux sur l’impact des multiples dimensions de conflit politique indiquent donc, c’est que la loi de Duverger ne fonctionne que si une seule dimension divise la société dans un système partisan (i. e., lorsque C = 1). Lorsque le système comporte plus de deux partis (P > 2), il doit donc nécessairement y avoir plus d’un clivage politique dans la société (C > 1).

Dans un tel contexte de compétition multidimensionnelle, les partis qui veulent remporter des sièges vont adopter des positions qui les avantagent électoralement. En d’autres termes, ils vont chercher à incarner la combinaison de positions (sur chacune des dimensions) qui est la plus susceptible de maximiser leurs appuis tout en préservant une crédibilité, ou une cohésion, quant à leurs orientations politiques générales. Il est à noter qu’avec la multiplication de partis politiques compétitifs dans un système électoral (comme dans un mode de scrutin plurinominal), ces positions peuvent s’éloigner de l’électeur médian, l’objectif étant de mobiliser une pluralité d’électeurs et non pas la majorité (Taagepera et Grofman, 1985). Pour les électeurs, chaque clivage politique additionnel fournit un supplément d’information qui leur permet de mieux distinguer des partis qui seraient proches l’un de l’autre sur une dimension, mais éloignés sur une autre.

La théorie des clivages politiques nous amène donc à penser qu’il y a présentement trois clivages idéologiques qui divisent la population québécoise et qui sous-tendent le système à quatre partis actuellement en place dans la province : P (4) – 1 = C (3). Cette possibilité permettrait d’expliquer en grande partie pourquoi le nombre de partis politiques québécois en compétition au début du 21e siècle est plus élevé que ce que les travaux comme ceux de Duverger permettent de prédire.

Les clivages politiques et le système partisan québécois à travers le temps

Nous argumentons dans cet article que le système partisan au Québec est organisé actuellement en fonction de trois principaux clivages politiques (voir aussi Medeiros, Gauvin et Chhim, 2015; Cossette-Lefebvre et Daoust, 2020). Chacun de ces clivages a le potentiel d’influencer le choix des électeurs; cette dynamique dépend en partie des enjeux qui divisent les partis et des conditions historiques particulières au moment des élections. Toutefois, ces différentes dimensions du débat politique n’ont pas toujours été prégnantes dans l’histoire du Québec; leur importance a fluctué au fil des époques.

Il est d’abord important de noter que les partis politiques au Québec ne se sont pas historiquement divisés selon un axe idéologique traditionnel opposant la gauche à la droite, contrairement à ce qui fut le cas dans la plupart des autres régimes démocratiques occidentaux au 20e siècle. En effet, durant les cent premières années qui ont suivi la Confédération, cette division s’opérait plutôt entre, d’un côté, des forces réactionnaires qui visaient à protéger la langue et la culture canadienne-française, et de l’autre, des réformistes libéraux, qui remettaient en question la domination de l’Église catholique en proposant d’adopter des mesures progressistes sur le plan social. Plus précisément, le principal clivage entre d’un côté les Conservateurs (ou les « Bleus ») et de l’autre les Libéraux (ou les « Rouges ») était surtout centré au départ sur le projet d’union des provinces du Canada-Uni, et plus tard, sur la politique protectionniste et centralisatrice du gouvernement fédéral conservateur de John A. Macdonald. Pendant longtemps au Québec, il n’y a donc pas eu de véritable parti de gauche faisant la promotion d’idées réellement progressistes puisque, durant cette période, « les autorités politiques [des deux partis confondus] sont fidèles aux principes du libéralisme économique » (Pelletier, 2012, p. 23).

Ce conflit qui opposait conservateurs et libéraux a commencé à cohabiter avec un deuxième clivage durant les années 1950 et 1960. Comme l’a expliqué Hudon, « au début et au coeur de la Révolution tranquille, le débat politique était organisé autour du respect et de la perpétuation de valeurs et de structures propres à une société traditionnelle, d’une part, et du projet de modernisation d’un appareil d’État qui ne répondait plus aux exigences d’une société déjà profondément transformée (…), d’autre part » (Hudon, 1976, p. 314-315). En d’autres termes, le clivage nationaliste identitaire traditionnel, en place depuis la Confédération, s’est vu accompagné durant cette période d’un second clivage politique axé autour du développement de l’État québécois et qui générait lui aussi une certaine polarisation parmi les élites et la population (Dion, 1973; McRoberts et Posgate, 1983). Bien que ce nouveau courant idéologique puisse être qualifié lui aussi de nationaliste puisqu’il visait principalement le développement d’un État national distinct, celui-ci se rattachait essentiellement à la question de l’interventionnisme de l’État dans l’économie, commune à la plupart des sociétés occidentales de l’époque. Cette réorientation du débat politique n’a toutefois pas fondamentalement changé la structure du système partisan puisque les mêmes deux partis, toujours appuyés par les mêmes électeurs, se sont affrontés pendant un certain temps sur ce nouvel axe. On y retrouvait d’un côté les conservateurs d’allégeance unioniste, davantage en faveur d’un laisser-faire économique dans la tradition duplessiste, et de l’autre, les progressistes gravitant autour du PLQ, plus favorables aux réformes étatiques mises en place par ce parti durant la Révolution tranquille.

Cette nouvelle ligne de conflit a toutefois été rapidement éclipsée par l’arrivée du mouvement souverainiste québécois vers la fin des années 1960. L’importance de la question constitutionnelle durant cette période est devenue déterminante pour le vote (Pinard et Hamilton, 1977; 1978). Cette situation s’est perpétuée jusqu’au début des années 2000, période caractérisée par une accentuation de la division entre la gauche et la droite, mais aussi par le retour du clivage traditionnel axé sur la protection de la langue et de la culture francophone au Québec. Les deux échecs référendaires et la démobilisation du mouvement souverainiste qui s’en est suivie (Langlois, 2018) ont permis à ces deux autres débats politiques de s’imposer à nouveau dans l’électorat.

Il est important de revenir ici à notre argument principal qui lie la structure du système partisan au nombre de clivages politiques. Pour la plupart des élections québécoises tenues depuis la Confédération, le système partisan s’est divisé entre deux principaux partis : les conservateurs et les libéraux. Ce bipartisme implique donc une polarisation sur un seul clivage politique. Cela dit, on retrouve également de courtes périodes d’instabilité électorale durant lesquelles on a vu apparaître de nouveaux partis. Ceux-ci étaient souvent associés à des enjeux assez circonscrits, comme l’Action libérale nationale à la corruption durant les années 1930 (Dirks, 1991), ou encore le Bloc populaire à la conscription durant la Deuxième Guerre mondiale (Comeau, 1982).

Cependant, aucun de ces nouveaux partis n’a été capable de complètement remplacer le principal clivage qui opposait les deux formations politiques dominantes. Il faudra attendre l’arrivée du Parti québécois en 1968 et l’élection provinciale de 1970 pour voir un véritable réalignement s’opérer (Lemieux, Gilbert et Blais, 1970). Ainsi, la montée de l’option souverainiste a permis de remplacer le conflit entre les nationalistes conservateurs, associés à l’Union nationale, et les nationalistes étatistes, associés au Parti libéral. En se détournant de l’Union nationale, les électeurs se sont polarisés autour d’un nouvel axe souverainisme/fédéralisme. Celui-ci a supplanté les autres clivages jusqu’à l’arrivée de l’Action démocratique du Québec (ADQ) en 1994 et plus tard de Québec solidaire (QS) en 2006. Graduellement, ces deux nouveaux partis ont été capables de s’imposer sur la scène politique provinciale en étant associés à deux clivages politiques distincts : l’enjeu lié à la gestion de la diversité des groupes ethnoculturels et religieux minoritaires et de leur intégration à la société québécoise dans le cas de l’ADQ (puis de la CAQ), et celui de la redistribution économique associé à la gauche progressiste dans le cas de QS.

L’ADQ fut créée au départ comme un parti visant à défendre une troisième voie constitutionnelle entre le fédéralisme du PLQ et le souverainisme du PQ. Bien que ses origines soient antérieures à la politisation de l’enjeu de la gestion de la diversité ethnoculturelle, c’est véritablement la question des « accommodements raisonnables » qui a fait décoller cette formation et qui explique son succès électoral au scrutin de 2007, à l’issue duquel l’ADQ forme l’opposition officielle à l’Assemblée nationale (Boily, 2012). Par ailleurs, l’arrivée de Québec solidaire sur la scène politique provinciale s’explique par la montée en popularité du programme de droite porté tant par l’ADQ que par le PLQ de Jean Charest, mais aussi par le virage néolibéral entrepris par le Parti québécois durant les années ayant suivi le référendum de 1995, surtout sous la gouverne de Lucien Bouchard. Ceux parmi les souverainistes de gauche qui ne se sentaient plus à leur place au sein du PQ ont alors décidé de créer une nouvelle formation politique en s’associant au mouvement des femmes pour mettre l’accent sur la social-démocratie, le féminisme et l’environnementalisme (Dufour, 2012). La crise étudiante du printemps 2012 a par la suite contribué à renforcer les liens entre QS et les militants de la gauche québécoise (Dufour et Savoie, 2014).

Données d’opinion et indicateurs examinés

Comme nous venons de le mentionner, nous sommes donc confrontés aujourd’hui, au Québec, à un système politique en transition dans lequel quatre partis cherchent à se positionner sur ces divers enjeux afin d’obtenir un avantage électoral. Notre objectif dans cette section est de mesurer ce positionnement dans l’opinion en analysant les trois différents clivages politiques identifiés plus haut : souveraineté/fédéralisme, gauche/droite, et pluralisme/intégration. Pour ce faire, nous utilisons les données individuelles de trois sondages d’opinion publique réalisés au moment des campagnes électorales québécoises de 2012, 2014 et 2018. Ces trois enquêtes d’opinion[1] contiennent un certain nombre de questions identiques qui devraient nous permettre de mieux comprendre l’évolution de la relation entre les clivages politiques et le choix électoral durant cette période. Il est important de retenir ici que cette analyse ne nous permet pas d’estimer directement la position des partis sur ces enjeux, comme nous aurions pu le faire, par exemple, en évaluant le contenu des programmes électoraux (voir Pétry, 2013) ou en interviewant des membres (voir Montigny, 2018). En fait, les données de sondages nous permettent seulement d’estimer la position des électeurs qui ont déclaré avoir voté pour ces partis. Cela dit, cette approche a néanmoins été validée à plusieurs reprises dans la littérature en science politique (pour des exemples canadiens, voir Johnston, 2008; Godbout, Bélanger et Mérand, 2015).

La première variable qui nous intéresse mesure le vote rapporté par les répondants durant la période postélectorale. Pour les fins de cette analyse, dans chacun des trois sondages électoraux, nous avons retenu seulement les électeurs ayant affirmé avoir appuyé le Parti libéral du Québec, le Parti québécois, la Coalition avenir Québec, ou Québec solidaire.

Pour ce qui est des trois clivages politiques, nous avons créé trois échelles distinctes en nous basant sur une ou plusieurs questions liées aux clivages énumérés précédemment. Cette méthode a l’avantage de combiner des questions qui portent sur le même thème avec une mesure commune, ce qui facilite ensuite la comparaison des résultats. Cette approche est également largement utilisée dans la littérature sur les comportements politiques, et nous reprenons ici, en grande partie, des échelles qui ont déjà été validées dans le passé au sein d’analyses portant sur le cas québécois (voir González-Sirois, 2019). Enfin, il est important de souligner que nous sommes limités par le nombre de questions identiques qui portent sur ces trois thèmes dans les sondages. Nous aurions préféré avoir des mesures plus fines, en intégrant, par exemple, des questions sur le niveau de taxation, sur les accommodements raisonnables ou sur la « charte des valeurs ». Malheureusement, ces questions ne se retrouvent pas systématiquement d’un sondage à l’autre. Nous avons préféré opter pour la constance, ce qui permet une comparaison à travers le temps. Cela dit, il serait souhaitable que des recherches futures développent des indicateurs plus robustes pour mesurer ces trois clivages à partir de plusieurs questions de sondage répétées dans le temps.

Premièrement, le clivage qui oppose les souverainistes et les fédéralistes sur la question constitutionnelle combine deux questions différentes portant sur cet enjeu. La première mesure directement l’appui à la souveraineté : « Si un référendum sur l’indépendance avait lieu vous demandant si vous voulez que le Québec devienne un pays indépendant, voteriez-vous OUI ou voteriez-vous NON? ». La deuxième question mesure quant à elle l’attachement des répondants à l’endroit du Canada : « Quel est votre degré d’attachement au Canada? ». Nous avons ajouté cette variable pour nuancer les réponses données à la première question. En effet, le choix dichotomique de la question référendaire ne permet pas aux indécis et aux modérés d’exprimer adéquatement leurs préférences. La question sur le Canada, qui contient justement quatre catégories, ajoute donc une précision à cette mesure. Nous combinons donc ces deux questions pour créer une échelle de 0 à 1, où 1 (0) représente un appui inconditionnel pour l’option souverainiste (fédéraliste)[2].

Deuxièmement, le clivage qui oppose la gauche et la droite est relativement simple à expliquer. Il est lié à la question de la redistribution de la richesse dans une société; d’un côté se trouvent ceux et celles qui appuient une plus grande intervention de l’État dans l’économie, et de l’autre, ceux et celles qui sont davantage en faveur du libre marché et de plus faibles niveaux de taxation. Dans les trois sondages, nous avons utilisé une seule question qui mesure ce concept sur une échelle de 0 à 10 : « En politique, les gens parlent de la “gauche” et de la “droite”. Sur une échelle allant de 0 à 10, où 0 est le plus à gauche et 10 est le plus à droite, où vous placeriez-vous, de manière générale? ». L’échelle est ensuite standardisée de 0 à 1. Comme on peut le constater, cette question ne mesure pas directement l’enjeu de la redistribution de la richesse, mais il existe cependant plusieurs études qui confirment une très forte relation entre l’orientation idéologique gauche-droite et les questions économiques au Canada (voir Cochrane, 2015)[3]. Le positionnement des répondants sur cette échelle est cohérent, avec un taux de non-réponse se situant aux alentours de 3 à 4 % dans les trois sondages[4].

Enfin, le dernier clivage qui représente l’enjeu lié à la protection de la langue et de la culture francophone au Québec est construit à partir de deux questions sur l’immigration. Cette dimension vise à mesurer la division entre, d’un côté, une approche pluraliste de la gestion de la diversité ethnoculturelle dans la province, et de l’autre une approche associée à l’intégration, qui vise à encourager l’assimilation des groupes minoritaires à la culture francophone dominante. La première question traite directement de cet enjeu : « Il existe des opinions différentes à propos de ceux qui viennent de l’extérieur du Québec, qui apportent souvent avec eux leurs propres coutumes, religions et traditions. Croyez-vous qu’il vaut mieux que ces nouveaux arrivants essaient de s’adapter et de s’intégrer à la culture locale? Ou vaut-il mieux qu’ils restent différents et qu’ils contribuent à la diversité des coutumes et traditions locales? » Les répondants devaient indiquer s’ils préféraient l’adaptation ou la diversité. La deuxième question demandait quant à elle aux répondants d’indiquer s’ils étaient fortement d’accord, plutôt d’accord, plutôt en désaccord, ou fortement en désaccord avec l’énoncé suivant : « Il y a trop d’immigrants au Québec. » Comme pour les deux autres clivages, ces deux questions ont été combinées pour créer une échelle de 0 à 1[5].

Analyse des clivages politiques de 2012 à 2018

Cette section présente les résultats de nos analyses des sondages pour les trois élections. Le Tableau 1 rapporte les moyennes des trois échelles de clivage par élection et par parti. Nous analysons ensuite le positionnement des électeurs de chaque parti dans un modèle spatial à trois dimensions (Figure 1), pour enfin expliquer le vote dans une analyse de régression multivariée (Figure 2).

Tableau 1

Analyse des clivages politiques (2012 à 2018)

Analyse des clivages politiques (2012 à 2018)

Note : Les chiffres représentent la moyenne des échelles selon le vote rapporté par parti dans chacune des élections. L’écart-type de la distribution des échelles est rapporté entre parenthèses. Les données sont pondérées pour refléter la population québécoise.

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Les moyennes rapportées au Tableau 1 sur le clivage gauche-droite ne révèlent pas de grandes surprises, mis à part le fait que les positions des électeurs de la CAQ et du Parti libéral sont très rapprochées vers la droite, et ce dans les trois élections étudiées. Les électeurs de QS occupent clairement la position extrême vers la gauche, suivis de ceux du PQ. Nous remarquons aussi que la distribution des indices est plutôt centrée autour de ces moyennes pour chacun des partis. Cette analyse confirme donc qu’il n’y a pas vraiment de distinctions entre les électeurs de la CAQ et du PLQ sur cette dimension politique, et que ce couple de partis se distingue nettement de l’autre couple formé de QS et du PQ sur le flanc gauche de ce clivage.

Le positionnement des clientèles partisanes sur la question constitutionnelle démontre aussi une très grande stabilité. En fait, comme le montre le Tableau 1, c’est la dimension sur laquelle les partis se distinguent le plus clairement. L’ordre demeure toujours le même, les électeurs du PLQ étant ceux qui appuient le moins la souveraineté durant les trois élections, suivis par ceux de la CAQ, de QS, et enfin par ceux du PQ, qui l’appuient le plus. Les scores varient cependant beaucoup plus d’une année à l’autre, surtout pour QS et la CAQ. Dans une moindre mesure, le PQ démontre aussi un peu de volatilité en 2014. Son score moyen sur cette échelle atteint presque le niveau de QS en 2012 (.64 versus .60). Fait intéressant à noter ici, le PQ a obtenu environ 400 000 votes de moins à cette élection, comparativement à 2012. Il est donc surprenant de constater une diminution de l’appui à la souveraineté au sein de ce parti, surtout car cet enjeu est historiquement le plus important déterminant de l’appui pour ce parti (Pinard et Hamilton, 1977, 1978; Bélangeret al., 2018; Daoust et Jabbour, 2020). Enfin, nous observons aussi une plus grande variation dans la distribution des échelles autour de leurs moyennes pour QS en 2012 et 2014. Cela s’explique en partie par la position plutôt ambiguë de ce parti sur la question constitutionnelle, mais aussi par la plus petite taille de l’échantillon des électeurs de QS dans les sondages. Bien que le programme politique du parti indique clairement que c’est une formation qui cherche à promouvoir la souveraineté du Québec, celui-ci semble attirer à la fois des électeurs fédéralistes et souverainistes. La position des électeurs de la CAQ sur cette dimension est un peu plus difficile à expliquer. Clairement, la CAQ n’est pas un parti souverainiste, comme en témoigne la position moyenne de ses électeurs sur cette dimension. Cela dit, la CAQ propose tout de même un programme axé sur la protection de la langue et de la culture francophone au Québec. Nous reviendrons plus loin sur cette question qui est liée à celle de l’intégration des immigrants et de la gestion de la diversité ethnoculturelle au Québec.

En ce sens, c’est plutôt le clivage concernant la gestion de la diversité qui génère le plus de mouvements au sein de notre analyse, comme on peut le constater au Tableau 1. Les deux mêmes partis se retrouvent toujours ensemble sur ce clivage, avec d’un côté, les électeurs de QS et du PLQ en faveur du pluralisme, et de l’autre, les électeurs du PQ et de la CAQ, davantage en faveur de l’intégration (et d’une limitation du nombre d’immigrants). Nous voyons bien que cette question a été importante lors de l’élection de 2014 pour le PQ, qui avait fait campagne à l’époque en faveur de l’adoption d’une « charte des valeurs québécoises » (voir Mahéo et Bélanger, 2018). C’est seulement durant cette élection que ce parti déclasse la CAQ sur ce clivage. De l’autre côté, les scores des électeurs de QS et du PLQ sont plutôt équivalents, mais nous remarquons tout de même une tendance vers le bas, donc plus près de la position pluraliste, au moment de l’élection de 2018. Contrairement aux deux autres clivages, il semble donc y avoir un mouvement dans le temps vers une plus grande polarisation autour de cette dimension dans l’électorat. Cette tendance semble confirmer, par ailleurs, les résultats des études de Gagnon et Larios (2021) et de Paquet et Xhardez (2020) qui ont démontré à travers une analyse des programmes électoraux et de la couverture médiatique que les enjeux de l’immigration et de l’intégration avaient davantage polarisé les partis durant les vingt dernières années au Québec.

Pour conclure cette première partie de l'analyse, nous pouvons retenir que les quatre partis occupent des positions différentes sur les trois clivages, qui ne suivent pas toujours le même ordre. Par exemple, le PLQ et QS sont ensemble sur la question de la gestion de la diversité, mais complètement à l’opposé sur la question idéologique gauche-droite. De même, le PLQ et la CAQ font bande à part sur la question de la diversité, mais front commun sur la division gauche-droite et sur la question constitutionnelle. Enfin, le PQ et QS partagent plus ou moins les mêmes positions sur l’enjeu de la souveraineté et de la redistribution, mais ils s’opposent complètement sur la question de la diversité. Bref, les deux premiers clivages opposent toujours la même paire de partis (PQ-QS versus CAQ-PLQ). C’est uniquement avec le dernier clivage que l’on observe un renversement de ces alliances. Fait intéressant à noter, aucun de ces trois clivages n’a créé une opposition entre les anciens et les nouveaux partis (PLQ-PQ versus CAQ-QS).

Afin de mieux comprendre le positionnement des partis sur ces trois dimensions, nous présentons dans la Figure 1 un modèle spatial où chacun des partis est représenté selon les scores obtenus sur les trois clivages discutés précédemment. Les coordonnées de ces graphiques correspondent aux valeurs des échelles dans chacune des élections[6]. La première dimension (axe des x) est associée à l’échelle de la gestion de la diversité, la deuxième à l’opposition idéologique gauche-droite (axe des y), et la troisième à la question constitutionnelle (axe des z). La position des quatre partis est calculée en fonction de la moyenne des scores obtenus par leurs électeurs sur les trois échelles alors que les ellipsoïdes concentriques sont estimés à partir d’une fonction générique où les contours représentent les régions qui englobent la distribution des partisans qui se rapprochent le plus de ces moyennes[7]. Cette analyse est nécessaire pour valider notre argument sur l’importance des trois clivages dans le système partisan québécois. Une zone d’intersection plus grande entre les ellipses de deux partis implique que leurs électeurs partagent des positions similaires sur les dimensions. Au contraire, un éloignement implique une plus grande polarisation.

Figure 1

Modèle spatial tridimensionnel

Modèle spatial tridimensionnel

Note : Les partis sont représentés par les couleurs suivantes : Rouge (PLQ), Bleu pâle (CAQ), Orange (QS), Bleu (PQ). Les deux régions à l’intérieur des ellipsoïdes correspondent à ± 1 ou ± 0.5 écart-type de la moyenne de chacune des échelles projetées.

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Sans grande surprise, nous remarquons à la Figure 1 une importante différence entre le PQ et le PLQ sur la question constitutionnelle, et ce durant les trois élections. Le centre est occupé par les deux nouveaux partis, mais le Parti libéral semble de plus en plus isolé au pôle fédéraliste de ce clivage, surtout lors de la plus récente élection. Nous constatons aussi que les partisans du PQ et de QS sont plutôt rapprochés spatialement en 2012, mais cette situation change en 2014 lorsque le PQ se déplace vers la droite sur la dimension de la gestion de la diversité. Cette analyse confirme encore une fois que c’est sur ce clivage que nous retrouvons le plus de mouvement entre 2012 et 2018. Les électeurs de la CAQ sont plus près du PLQ sur l’axe gauche-droite en 2012 et 2014; c’est plutôt la position sur l’intégration qui éloigne ces deux partis, notamment en 2018.

La taille des ellipsoïdes nous informe aussi sur la distribution des opinions des clientèles partisanes sur les trois clivages. Bien entendu, cette dispersion est en partie une fonction de la taille de l’échantillon des électeurs pour chacun des partis dans les sondages. Elle se limite aussi à un sous-échantillon d’électeurs qui se rapprochent le plus de la moyenne des partis sur ces trois clivages. Cela dit, nous remarquons quand même un plus grand écart dans la distribution des partisans de la CAQ et de QS autour de la question constitutionnelle, ce qui témoigne de la plus grande hétérogénéité de ces deux clientèles partisanes sur cette dimension structurante du comportement électoral au Québec.

En terminant, en comparant l’évolution des positions des partis sur ces trois clivages, entre 2012 et 2018, nous voyons clairement qu’il y a une polarisation grandissante entre les partis. Les zones de recoupement pour les partisans s’éloignent de plus en plus, et ce même si sur une ou deux dimensions particulières, les partis demeurent tout de même relativement rapprochés.

Les analyses présentées jusqu’à maintenant ne nous informent pas de l’importance de ces trois clivages pour expliquer le choix des électeurs. En effet, nous avons postulé que ces clivages étaient déterminants pour le vote et qu’ils influençaient le positionnement des partis dans le système partisan. Afin de valider une partie de ce postulat, nous présentons dans cette dernière partie de l’analyse le résultat d’une série de régressions logistiques multinomiales, toujours avec les mêmes mesures présentées plus haut et calculées à partir des trois sondages électoraux. La variable dépendante dans ces modèles représente le choix électoral, soit le vote pour le PQ, la CAQ, ou QS, en fonction de la catégorie de référence qui correspond au vote pour le PLQ. L’objectif ici est de mieux comprendre l’effet que pourrait avoir un clivage sur le choix électoral, en contrôlant simultanément l’effet potentiel des deux autres clivages sur le vote. En d’autres termes, nous cherchons à contrôler la covariance qui pourrait exister entre les échelles, en estimant directement leurs relations avec les choix électoraux. Les résultats complets de ces analyses sont disponibles en annexe[8].

Afin de faciliter la compréhension des résultats de cette analyse, nous présentons dans la Figure 2 des graphiques où les effets moyens de chacune des échelles sur le vote sont calculés en maintenant le score des deux autres échelles aux valeurs observées (Hanmer et Kalkan, 2013). L’axe des x de ces graphiques représente la valeur de chacune des échelles entre 0 et 1, alors que l’axe des y correspond à la probabilité de voter pour chacun des quatre partis lors des trois élections[9]. Les données présentées dans ces graphiques sont obtenues à partir des résultats des régressions présentées en annexe.

Figure 2

Effets moyens des clivages politiques sur le choix électoral (analyses de régression)

Effets moyens des clivages politiques sur le choix électoral (analyses de régression)

Note : Résultats obtenus à partir des régressions logistiques multinomiales présentées dans le tableau en annexe. Les graphiques correspondent aux effets moyens que pourrait avoir une échelle sur la probabilité de voter pour un des partis dans une élection.

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Plusieurs des résultats confirment ce que nous savions déjà. Par exemple, le positionnement sur l’échelle de la question constitutionnelle est fortement associé au vote pour le PQ et le PLQ. Par ailleurs, l’idéologie gauche-droite semble jouer un rôle plus déterminant pour expliquer les appuis à la CAQ et à QS. La dimension liée à la gestion de la diversité ethnoculturelle présente encore une fois les résultats les plus intéressants. À l’exception du PQ en 2014, ce clivage ne semble pas vraiment déterminant pour le vote durant les élections de 2012 et 2014, comparativement aux deux autres clivages plus traditionnels. La situation change cependant complètement en 2018. C’est cette question qui semble maintenant très déterminante pour expliquer les appuis au PLQ, à la CAQ et à QS. Il est important ici de se rappeler que la relation entre le vote et l’échelle sur la diversité est validée en contrôlant la position des répondants sur les deux autres clivages[10]. Nous pouvons donc affirmer que le clivage sur la diversité est particulièrement important pour expliquer l’appui à ces trois partis en 2018, contrairement à ce que nous pouvons observer durant les deux élections précédentes.

Discussion

Comment expliquer que certains enjeux, comme la question de la gestion de la diversité ethnoculturelle, sont suffisamment importants pour changer l’organisation du système partisan en s’imposant comme nouveau clivage politique dans une société? Dans la mesure où le système partisan peut être compris comme une arène de compétition entre plusieurs partis politiques qui cherchent à représenter les électeurs dans un espace multidimensionnel, il est possible d’identifier un certain nombre d’enjeux qui peuvent redéfinir les principaux clivages dans l’électorat (wedge issues). Comme nous avons pu le constater dans la section précédente, il semblerait y avoir un nouvel axe de conflit politique au Québec associé à la gestion de la diversité et qui vient brouiller les alliances traditionnelles qui existaient entre souverainistes et progressistes à gauche et fédéralistes et conservateurs à droite (Cossette-Lefebvre et Daoust, 2020). L’introduction de ce nouveau clivage n’est pas sans rappeler la transformation du système partisan québécois au début des années 1970. En effet, l’émergence de la question de la souveraineté représente un très bel exemple d’un nouvel enjeu politique qui a été en mesure de rapidement déclasser les conflits idéologiques qui opposaient le Parti libéral à l’Union nationale jusqu’à la fin de la Révolution tranquille. Ce nouveau clivage a fondamentalement transformé le système partisan québécois en éclipsant la dimension nationaliste identitaire traditionnelle et en subjuguant la division entre la gauche et la droite; cette dernière lutte est devenue secondaire par rapport au conflit entre fédéralistes et souverainistes, surtout pendant la période des deux référendums sur la souveraineté.

L’arrivée de l’ADQ durant les années 1990, et plus tard de la CAQ et de QS durant les années 2000, a modifié partiellement la structure des coalitions sur les dimensions économique et constitutionnelle, sans jamais toutefois remettre fondamentalement en question la domination du PQ et du PLQ, du moins jusqu’à l’élection de 2007. En effet, nous pouvons penser qu’il existait toujours un terrain d’entente possible, car les partis étaient du même côté sur la question de la souveraineté et de l’économie : le PQ avec QS contre le PLQ avec la CAQ. C’est seulement avec l’introduction de l’enjeu de la diversité que l’ordre des préférences des partisans a été inversé : le PLQ avec QS contre le PQ avec la CAQ. L’introduction de ce nouveau clivage politique s’apparente donc à la transformation du système partisan québécois durant les années 1970, puisque comme à cette époque, la composition des coalitions entre les partis s’est inversée sur un nouvel enjeu : celui de la souveraineté[11]. Pour plusieurs auteurs (Lemieux, Gilbert et Blais, 1970; Clarke, 1983; Pelletier, 2012), nous avons assisté durant cette période à un véritable réalignement des forces politiques au Québec. Devons-nous conclure que le même phénomène est en train de se produire aujourd’hui avec l’enjeu de la gestion de la diversité ethnoculturelle?

Afin de répondre à cette question, nous devons retourner à la définition de réalignement politique, telle que formulée par Key (1955), Schattschneider (1960), ainsi que Burnham (1970) et Sundquist (1983). Pour ces auteurs, un réalignement doit modifier non seulement la composition des coalitions qui appuient les différents partis politiques, mais aussi la nature des conflits qui les opposent. Pour que nous puissions observer un véritable réalignement, les appuis électoraux doivent absolument s’orienter sur un nouveau clivage politique (Sundquist, 1983, p. 13). Ce qu’il est important de retenir ici, c’est que l’émergence d’un ou de plusieurs nouveaux partis est possible seulement si les vieux partis sont incapables de refléter adéquatement les préférences des électeurs. Ces derniers abandonneraient donc leur attachement politique traditionnel pour se tourner vers d’autres politiciens jugés plus aptes à défendre leurs intérêts.

Il est difficile aujourd’hui d’affirmer que le clivage sur la gestion de la diversité a complètement remplacé l’opposition entre, d’un côté, la gauche et la droite, et de l’autre, entre souverainistes et fédéralistes. Or, la théorie du réalignement partisan ne permet pas d’expliquer quelles sont les conditions nécessaires pour qu’un nouvel enjeu émerge et s’impose ensuite au sein de l’électorat. En fait, cette théorie accorde beaucoup d’importance aux préférences des électeurs et laisse très peu de place aux partis politiques et à leurs choix stratégiques.

Les travaux de Roemer (2001) et de Roemer, Lee et Van der Straeten (2007) se sont justement intéressés aux choix stratégiques des politiciens dans un espace politique où deux principaux clivages politiques coexistent. Contrairement à la plupart des théories en économie politique qui postulent que la compétition électorale se déroule dans un espace unidimensionnel qui oppose la gauche à la droite, l’approche de Roemer et ses collègues ajoute une deuxième dimension à ces modèles qui est liée à la question identitaire : immigration, ethnicité ou religion. À la différence de la dimension gauche-droite traditionnelle qui est de nature économique, cette seconde dimension est de nature culturelle (voir Lachat, 2017; Dalton, 2018; Hooghe et Marks, 2018; Martin, 2018; Ford et Jennings, 2020). Pour Zielinski (2002), il pourrait être avantageux pour un parti politique de faire campagne sur ce type d’enjeu identitaire si celui-ci contribuait significativement à augmenter les probabilités de gagner une élection.

Imaginons, par exemple, une société représentée par deux partis politiques, un à gauche et l’autre à droite. Imaginons ensuite que cette société contient aussi deux groupes identitaires divisés sur le même axe. Dans ce contexte, un nouveau parti pourrait émerger en jouant la carte identitaire, dans la mesure où celui-ci serait en mesure de convaincre un nombre important d’électeurs à abandonner les deux partis traditionnels pour appuyer leur groupe. Selon Zielinski (2002), les conditions nécessaires pour la politisation de ce nouveau type de clivage demeurent toutefois très restrictives. Sans grandes surprises, c’est principalement lorsqu’un nouveau parti politique est capable d’exploiter de nouvelles tensions sociales émergentes qu’un tel conflit risque le plus de se politiser.

Ce qui nous amène à la question de la politisation des clivages politiques dans un système partisan. Pour Lipset et Rokkan (1967), dans une société, la transformation d’un conflit en opposition politique ne se fait pas de façon automatique. Ce sont au départ les clivages historiques dominants (centre-périphérie, Église-État, rural-urbain et propriétaires-travailleurs) qui ont le plus de chance d’avoir un impact sur l’organisation du système partisan. Au Québec, c’est d’abord le conflit de nature culturelle entre le centre et la périphérie qui a le plus influencé cette structure. En effet, pendant longtemps, la protection du français, de la religion catholique, du régime seigneurial et du droit civil a été au coeur des préoccupations des Canadiens français, qui craignaient de perdre leur identité après la Conquête. L’opposition politique s’organisait surtout autour de la défense de ces intérêts communs contre le centre, représenté au départ par les autorités britanniques, et ensuite par le gouvernement canadien (Balthazar, 2013). Pour Bouchard et Taylor (2008) ce clivage, lié à l’insécurité minoritaire, est sans aucun doute le plus important au Québec : « Il s’agit d’un invariant dans l’histoire du Québec francophone. Il s’active ou se met en état de veille suivant les conjonctures, mais il demeure (et va toujours le demeurer sans doute) au coeur du devenir québécois » (Bouchard et Taylor, 2008, p. 185).

Pour mieux comprendre la portée de cet argument, il est nécessaire de rattacher le concept d’insécurité minoritaire aux théories de psychologie sociale liées à l’identité (Tajfel et Turner, 1979) et à la menace intergroupe (Blumer, 1958; Blalock, 1967). Celles-ci suggèrent effectivement que la perception d’une menace d’extinction culturelle peut encourager un groupe à soutenir des activités politiques qui renforcent la solidarité et la cohésion de ses membres. Au Québec, Bourhis (1994), Wohl, Branscombe et Reysen (2010), et Wohlet al. (2011) ont confirmé dans plusieurs études expérimentales que la menace d’assimilation augmentait significativement le sentiment d’angoisse collective chez les Québécois francophones en stimulant leur désir de protéger le statut de la langue et de la culture contre des menaces futures. Ces effets d’une menace d’assimilation sur les préférences politiques des Québécois ont aussi été confirmés par des données observationnelles dans plusieurs analyses de sondages réalisées par Bilodeau et al. (2018) et Turgeonet al. (2019).

Cela dit, ce repli défensif, axé sur la survivance, est beaucoup plus important en périodes de « privation relative », que l’on peut qualifier de points bas historiques, où les francophones auraient connu un niveau élevé de menaces existentielles (Bougieet al., 2011). Cette perception aurait été plus grande durant la période qui s’étend de la Conquête jusqu’à l’aube de la Révolution tranquille (Ibid.). Toutefois, nous remarquons que le niveau général d’anxiété collective a recommencé à augmenter récemment, notamment en réaction aux deux échecs référendaires et à la transformation démographique du Québec. En fait, pour une grande partie de la population québécoise d’origine canadienne-française, le niveau d’insécurité identitaire est extrêmement élevé aujourd’hui à cause du faible taux de natalité, mais surtout à cause de l’augmentation de l’immigration (Bouchard et Taylor, 2008; Gagnon et Larios, 2021; Brie et Ouellet, 2020). La théorie de la menace intergroupe explique donc pourquoi les politiques qui visent à protéger le statut dominant de la majorité francophone dans la province sont si populaires auprès d’un large segment de cette population[12]. On peut penser ici à la Loi 101, à la réduction du seuil d’immigration, à la Loi 21, ou à toutes autres mesures qui cherchent à défendre la langue et la culture canadienne-française ou à promouvoir une plus grande intégration des nouveaux arrivants[13].

Ce détour théorique par la psychologie sociale nous permet enfin de revenir sur les conditions qui expliquent pourquoi le clivage lié à la gestion de la diversité ethnoculturelle semble en voie de supplanter l’enjeu de la souveraineté du Québec. À la base, nous pensons que le plus faible niveau de menace existentielle et d’anxiété collective observé durant la période qui s’étend de la Révolution tranquille au référendum de 1995 aurait mis en « état de veille » l’insécurité identitaire d’une majorité de Québécois francophones. Après tout, c’était l’époque où tout était possible, où les nationalistes ont pu radicalement transformer l’État québécois (Rioux, 1968; Balthazar, 2013). Ce sentiment d’invulnérabilité collective s’est maintenu en partie lorsque le nationalisme s’est converti en mouvement souverainiste durant les années 1970. Le clivage identitaire qui visait à protéger les Canadiens français est alors devenu redondant, tout comme l’Union nationale et le Ralliement créditiste, qui cherchaient à défendre cette position.

Toutefois, comme nous l’avons vu plus haut, ce sentiment d’insécurité identitaire, que nous retrouvons dans les origines du système partisan, a de nouveau accaparé une plus grande part des débats politiques à partir des années 2000 (Laxer, Carson et Korteweg, 2014; Gagnon et Larios, 2021; Xhardez et Paquet, 2021). La réduction des appuis au Parti québécois (Bélanger et Mahéo, 2020) et à la souveraineté (Vallée-Dubois, Dassonneville et Godbout, 2020) n’est pas étrangère à ce phénomène. Stratégiquement, pour l’ADQ en 2007 et pour la CAQ en 2018, il a été payant électoralement de jouer la carte identitaire; d’abord avec la « crise » des accommodements raisonnables, puis avec la Loi 21. Cette stratégie s’est avérée moins efficace pour le PQ et sa charte des valeurs en 2014, probablement parce que ce parti a été trop longtemps associé à l’option souverainiste; après tout, l’enjeu identitaire n’est pas venu modifier fondamentalement la composition de sa coalition électorale (Bélangeret al., 2018).

Tout cela implique donc que la CAQ utilise le sentiment d’insécurité identitaire pour promouvoir des politiques qui visent à protéger le statut majoritaire de la langue française et de la culture canadienne-française au Québec. C’est une nouvelle forme de nationalisme décomplexé qui assimile la nation québécoise à la majorité francophone et qui propose un rejet des valeurs individuelles associées au libéralisme moderne (Maclure et Boucher, 2016). Ce nouveau conservatisme social vise une continuité historique avec le passé et non pas une rupture avec la Révolution tranquille (Bouchard, 2005). Pour François Legault, « être nationaliste, c’est d’abord fondé sur trois piliers : la langue française, la culture et la laïcité de l’État » (Comeau, 2019). On retrouve ici le même message qu’au 19e siècle, époque où les « Bleus » cherchaient à défendre l’héritage du régime français, soit la foi catholique, les institutions (régime seigneurial) et les lois (Code civil). L’appartenance à la nation aujourd’hui ne serait plus basée sur la foi, mais bien sur la langue et la laïcité, s’apparentant à une nouvelle forme de religion pour la majorité (voir aussi Bouchard, 2020).

Nous avons commencé cet article avec une question simple : comment se fait-il que le système partisan québécois compte actuellement quatre partis politiques représentés à l’Assemblée nationale? Les travaux sur le lien entre le nombre de partis et le mode de scrutin suggèrent que le Québec devrait plutôt être caractérisé par un bipartisme stable, ce qui a souvent été le cas historiquement (Pelletier, 2012). Nous croyons que la réponse à cette question se trouve plutôt du côté des clivages politiques qui sous-tendent présentement la compétition partisane au Québec. L’existence de ces divisions, au nombre de trois, soulève par ailleurs une interrogation quant à la possibilité d’un réalignement politique en cours au Québec.

Nous affirmons en effet qu’un de ces trois clivages, celui sur la menace identitaire, présent au Québec depuis la Conquête, est sur le point de redéfinir la structure du système partisan. En effet, la théorie sur le réalignement partisan présuppose qu’une telle transformation est possible seulement si les partis s’orientent sur un nouveau clivage politique ou sur un ancien clivage redevenu saillant. Pour remporter des sièges, un nouveau parti doit donc forger une coalition gagnante en incitant les électeurs à abandonner les partis traditionnels. Notre analyse confirme qu’un seul véritable changement d’alignement s’est opéré au Québec depuis le début des années 2000. En effet, c’est uniquement la dimension de la gestion de la diversité qui a été en mesure de modifier l’ordre de préférence des coalitions partisanes; les partis ont été incapables de transformer fondamentalement l’opposition entre les souverainistes à gauche et les fédéralistes à droite. Enfin, nous avons pu démontrer, avec l’aide des théories de l’identité sociale et de la menace intergroupe, les raisons pour lesquelles ce nouveau clivage s’est si rapidement politisé au Québec.

À moins d’une relance à court terme du débat sur la souveraineté du Québec (relance qui ne peut évidemment pas être exclue), nous pensons donc que cette dimension identitaire liée à la gestion de la diversité devrait remplacer graduellement l’enjeu de la souveraineté dans le système partisan québécois, comme ce fut le cas à la fin de la Révolution tranquille, lorsque le clivage lié à l’insécurité identitaire fut remplacé par le débat sur la question constitutionnelle. Il n’est d’ailleurs pas impossible que cette question identitaire soit, en fait, rattachée aujourd’hui à un clivage plus large encore, de type « libéral-autoritaire », qui semble en voie de contribuer à structurer le comportement électoral au Québec (Bélangeret al., 2022), comme dans plusieurs autres démocraties occidentales (Martin, 2018; Norris et Inglehart, 2019; Ford et Jennings, 2020). Le clivage libéral-autoritaire repose principalement sur deux enjeux, l’immigration et l’environnement, dont l’émergence est liée aux conséquences de la mondialisation économique sur les besoins en main-d’oeuvre et sur le climat. Les particularités du parcours historique québécois et l’insécurité identitaire qui en découle viennent toutefois colorer la signification de ce clivage culturel au Québec (Bélangeret al., 2022). Dans la mesure où le clivage sur l’interventionnisme étatique continuerait à demeurer pertinent, cela signifierait alors que le système partisan québécois ne serait plus structuré que par deux clivages politiques; ceci aurait pour conséquence de réduire éventuellement la compétition à trois partis seulement : C (2) + 1 = P (3).

Mais cette éventualité dépend bien sûr aussi de la durabilité du débat québécois sur la diversité. À très long terme, on pourrait même anticiper un jeu de balancier entre les dimensions identitaire et constitutionnelle, au gré de l’évolution de la conjoncture politique. Quoi qu’il en soit, nous croyons que les analyses et réflexions présentées dans cet article auront au moins permis de cerner un peu mieux les contours idéologiques de ce qui a toutes les apparences d’un réalignement politique au Québec en ce début de 21e siècle.