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Cette Brève histoire de la Révolution tranquille est traversée par des temporalités, celle de l’Histoire et celle des historiens auteurs, qui ont perçu dans cette période historique une expérience globale d’un rapport au temps. Au temps de l’histoire, au temps des historiens.

Depuis trente ans, les historiens québécois ont joué plus ou moins consciemment la carte de la génération, confrontés qu’ils ont été à la génération des baby boomers qui avaient pris toute la place interprétative sinon toutes les places. La variable générationnelle a donné lieu à des appellations plus ou moins contrôlées de x, y milléniaux et tutti quanti. Voici donc un cas patent d’une temporalité historique vécue par les historiens babys boomers (1946-1966), puis analysée, interprétée et racontée par une autre génération. Si besoin était pour les historiens de prendre acte du fait qu’ils posent au passé les questions qui sont les leurs et si besoin était de découvrir qu’il n’y a aucune gloire à « revisiter » le passé – la chose va de soi –, la lecture de cette brève histoire sensibilisera au phénomène. On voudra bien comprendre que ce n’est pas un défaut, mais plutôt un impératif épistémologique : une position dans l’histoire positionne l’historien.

Les auteurs sont de leur temps et on s’en réjouit; ils sont sensibles à la différence entre mémoire et histoire. L’introduction de cette différence dans leur récit parle d’eux-mêmes et de leurs lecteurs et lectrices. Les babys boomers ont lu Pierre Nora et la découverte de la mémoire sur le tard; après avoir lu Ricoeur, entre autres. Ce sera le défi des historiens post baby boomers de vivre dans la mémoire, le mémoriel, le commémoratif et d’essayer de faire comprendre que l’histoire est autre chose. Ils le font dans la présente étude parce que la Révolution tranquille est un objet d’histoire devenu phénomène de mémoire avec le changement de code culturel des générations. Pâquet et Savard ouvrent une ère.

La clé interprétative de l’ouvrage réside dans la position centrale donnée à l’État qui définit ici la Révolution tranquille [RT]. Non seulement l’analyse et le récit découlent de ce postulat, mais la RT se clôt au début des années 1980 avec l’émergence du néo-libéralisme, de la critique de l’État-Providence en faveur de ce qu’on a appelé « l’État-Provigo », suite au choc pétrolier de 1972-1973. À l’évidence, il s’agit avec cette clôture d’une périodisation inédite, qui conforte le choix de départ.

Sans aucun doute, l’arrivée de l’État dans le paysage public et politique fut fondamentale; le Québec « rattrapait », en faisant reculer et en annulant les prétentions de contrôle de l’Église catholique dans les domaines dits « mixtes ». L’évidence nouvelle de l’acceptabilité de l’État et l’urgence des attentes en la matière empêchent-elles d’EXPLIQUER le renversement des attitudes? L’État-Providence fut-il de génération spontanée? Cette même façon de faire des auteurs prévaut à propos de la sécularisation. Que peut bien EXPLIQUER la référence à la notion de « désenchantement » du Français Marcel Gauchet? La même position analytique prévaut aussi à propos de l’instruction obligatoire, mieux de l’école obligatoire : la chose arrive-t-elle mécaniquement, par épuisement? Le lecteur historien ne voulait sans doute pas un « modèle explicatif », un modèle importé, globalisant et peut-être messianique; un travail d’explication des changements, oui.

La « brève » synthèse, d’une période peu analysée et si investie par la mémoire, a d’impérieuses exigences. La tâche de la synthèse s’accomplit sur une corde raide. Si l’on prétend ne pas pouvoir tout dire, que dit-on? Si l’on ne veut pas en dire le plus qu’en en énumérant, que choisit-on de dire? C’est ici que l’objectif de l’explication peut convenir à la synthèse, brève de surcroît. L’attention privilégiée à l’explication du changement entraîne souvent une attention à la sensibilité de l’époque. Ici, le lecteur pourra avoir l’impression que personne ne souffrait du conservatisme avant le changement, que personne n’a eu à se battre pour le changement. Le lecteur de cette brève histoire sentira-t-il les aspirations des contemporains? Furent-elles nommées et vécues en 1960? Sont-ce ces mêmes aspirations qui disparaissent en 1983 avec le déclin des attentes à l’égard de l’État endetté? Depuis quand le cri était-il audible, à partir de quand ne le fut-il plus?

Jusqu’où l’histoire de tous les historiens peut-elle voir et faire voir à l’horizon les gestes d’aspirations et de dénonciation, peut-elle entendre et faire entendre le bruit sinon la fureur du passé?