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Comme celles de beaucoup d’autres collègues de sa génération, bien des réflexions d’Andrée Fortin tournent autour des thèmes de modernité, d’engagement et d’identité; comme le leur, son cadre géographique est le Québec, posé comme société globale. Ce qui rend ses travaux si stimulants par rapport à d’autres réalisés au même moment, c’est à la fois leur caractère pleinement multidisciplinaire (à la croisée de la sociologie, de la littérature, de l’histoire, de l’anthropologie, de l’urbanisme, de l’art et des études cinématographiques) et leur attention fine à la complexité du réel, défini à travers ses multiples contradictions et tensions. Dans une riche entrevue avec Pascale Bédard parue en 2016, Fortin déclarait avoir eu pour principal objectif, tout au long de sa carrière, d’interpréter le changement social au Québec. « Mon intérêt central, confiait-elle, n’est pas tant le Québec en soi que ce qui change au Québec, et de comprendre les conditions du changement. À la fois les possibilités et les pesanteurs, dans une démarche que Marcel Rioux aurait qualifiée “d’élucidation des conditions de l’émancipation” » (Bédard et Fortin, 2016, p. 584). Influencée par la vague contreculturelle du tournant des années 1970, et en particulier par son courant autogestionnaire (Fortin, 1980d) dont Rioux était justement un des maîtres à penser (Dupuis, Fortin, Gagnon, Laplante et Rioux, 1982), Fortin a voulu mettre la science au service d’un projet d’émancipation collective, tout en prenant acte de la crise généralisée des utopies et de celle des prétentions positivistes, encore relativement vivaces, des sciences sociales (Lyotard, 1979). 

Il est impossible, dans les quelques pages du présent texte, d’épuiser ou résumer une pensée d’une profondeur et d’une étendue peu communes en sociologie québécoise. Andrée Fortin a beaucoup écrit, et ce, sur une kyrielle de sujets. Il m’est apparu plus sage de me contenter de revenir sur les travaux qu’elle a consacrés aux revues québécoises. Pour cela, je procéderai en trois temps. En premier lieu, je souhaite montrer comment la pensée de la professeure de Laval s’inscrit dans un contexte de remise en question de l’engagement intellectuel des universitaires qui s’est traduit par un certain désabusement dans les années 1970, puis un véritable sentiment de crise dans les années 1980 et 1990. Dans un deuxième temps, je souhaite montrer comment l’étude des revues a représenté pour elle une manière de réchapper sa volonté personnelle d’engagement en s’interrogeant sur l’évolution des formes de prise de parole dans l’histoire du Québec. Enfin, dans une troisième section, je reviens sur les trois figures de l’intellectuel.le identifiées par Fortin : le porteur ou la porteuse de flambeau, le phare et le reflet. Quoique tous les intellectuels souhaitent apporter la lumière à la société, ils ne le font pas de la même façon entre la fin du 19e siècle et les années post-Révolution tranquille. Je tente ainsi de décrire comment Fortin incarne à sa manière la figure de l’intellectuelle comme reflet, reprenant la posture plus modeste de celles et ceux qui espèrent changer la société à partir du vécu, de l’intime et de l’expression personnelle, pour l’appliquer à son propre champ de recherche sur les revues.

Crise de l’engagement, crise de la science

En 1970, alors qu’elle fréquente le cégep Garneau, à Québec, Andrée Fortin, avec ses camarades, « ne parl[e] que de décolonisation, d’aliénation culturelle et de libération nationale » (Fortin, 1990b, p. 21). Elle est de celles et ceux qui ont le « goût d’inventer tous ensemble une nouvelle société » (Fortin, 1981c, p. 100) et souhaitent se battre pour faire changer les choses. Elle croit encore alors, avec le poète et essayiste Paul Chamberland, que « l’utopie est réalisable » (Fortin, 1990b, p. 21). Elle devine toutefois progressivement qu’un changement social radical ne passera sans doute pas par l’établissement d’un vaste mouvement révolutionnaire, mais, plus probablement, par la somme de petits gestes quotidiens, posés dans la marge, qui permettront, chacun à leur façon, d’agrandir les sphères d’autonomie des personnes « face au système » (Fortin, 1985a, p. 62). Restée à distance de la contreculture, tout en lui gardant sa sympathie, Fortin prend fait et cause, au moment de ses études doctorales, pour un projet de société décentralisé, égalitaire et basé sur le vécu, dans le sillon de la tendance dite alternative, qui remplace la mouvance devenue trop naïve des « freak » et des « hippies » de la première moitié des années 1970 (Warren et Fortin, 2015).

La remise en cause des idées révolutionnaires ne vaut pas seulement pour les mouvements sociaux; elle affecte aussi la sociologie, laquelle ne peut plus exercer un magistère prophétique, comme elle l’avait longtemps prétendu. Se souvenant probablement de ses études universitaires en mathématiques (1972-1975) et de ses premiers contrats comme assistante de recherche pour des équipes qui utilisaient de manière un peu trop fétichiste les méthodes quantitatives (ce qui la détournera par la suite des analyses statistiques, elle qui avait pourtant une expérience peu commune en logique et en informatique), Fortin se montre frappée par la disqualification du paradigme positiviste en science sociale à la suite des développements théoriques autour de la causalité complexe, ainsi que des processus contre-intuitifs et contre-productifs (Fortin, 1980b). Au-delà de l’imprévisibilité des feedbacks, qui condamne la sociologie à demeurer faillible dans ses explications et prédictions, c’est la posture même de la sociologue comme savante que Fortin remet en question en soulignant à quel point le savoir scientifique est toujours socialement et historiquement situé. La sociologie est produite par cette même société qu’elle entend étudier et, par conséquent, tout discours, emprunterait-il rigoureusement aux règles de la méthode, reste tributaire de son contexte d’élaboration et d’énonciation (Fortin, 1980b). Dans la mesure où les chercheur.e.s ne peuvent pas plus s’abstraire de leur société que le poisson rouge ne peut se tirer de son bocal (Fortin, 1980b), il devient illusoire de s’imaginer construire quelque vérité universelle et absolue.

Habitée par ces convictions, Andrée Fortin en vient à remettre frontalement en question les coupures entre le sujet et l’objet, le contenant et le contenu, le signifiant et le signifié, la forme et la substance, l’objet et l’environnement, ainsi que la neutralité et la subjectivité. « […] la science, avance-t-elle, ne saurait plus prétendre à une existence indépendante du sujet de cette science dont le rôle est prépondérant dans la définition même de la science et de l’objet scientifique » (Fortin, 1980b, p. 54). Croyant qu’il est préférable, au lieu de prétendre à quelque illusoire point de vue de Sirius, d’accepter le relativisme en recherche, Fortin cite avec approbation le mot de Testart selon qui « le subjectif n’est rien d’autre que la place objective que j’occupe dans le monde de l’objectivité » (Testart, 1991, p. 54). Pour elle, en dialogue avec certaines avancées de la théorie féministe, il faut apprendre, en tant que sociologue, à se mettre en jeu. Il lui semble par conséquent que les chercheur.e.s ne devraient pas renoncer « aux transformations radicales pour se replier corporatistement [sic] dans la reproduction sociale » et qu’ils doivent continuer à revendiquer la « société plus égalitaire, dont ils parlaient jusqu’à il n’y a pas si longtemps » (Fortin, 1983, p. 450).

Alors qu’elle-même continue à s’intéresser de près aux arts comme lieu de création et de revendication, au mouvement alternatif, aux groupes communautaires et au bénévolat (Fortin, 1985b), cherchant à articuler de manière originale les relations entre savoir et pouvoir dans une période de profonde remise en cause de la portée de la science, Fortin s’avoue déçue de la tangente prise par maints collègues quand elle entre comme jeune professeure au Département de sociologie de l’Université Laval, en 1982. Elle semble ne pas y retrouver la force de l’engagement qui avait accompagné les pratiques des chercheur.e.s depuis au moins la « science pour l’action » de la sociologie doctrinale (Warren, 2003) et qui avaient été prolongées par le puissant élan de la Révolution tranquille chez les sociologues de l’École de Laval (dont son père, Gérald Fortin). Après les grandes revendications des années 1960 et 1970, le désengagement semble être la voie la plus commode pour bien des gens qui, satisfaits de leur confort, se soucient d’abord de profiter de la prospérité nouvelle et de promouvoir leur position professionnelle.

Le savoir académique, détaché de ses anciennes visées normatives collectives, tourne de plus en plus à vide, n’étant souvent justifié que par des stratégies d’avancement personnel pour celles et ceux qui ont fait de la production de données leur carrière. En 1983, Fortin donne l’exemple d’un livre sur l’Est du Québec, écrit par des universitaires, qui semble avoir également des universitaires pour principal public, et non les habitants du Bas-du-Fleuve au sujet desquels le livre a été écrit (Fortin, 1982b). Le travail reflète bien, selon elle, « le malaise actuel des sciences sociales et de la sociologie », dont le message se perd dans « le bruit des dactylos et des photocopieuses » (Fortin, 1983, p. 449). Sans réel pouvoir sur le changement social, sans validité forte de leurs hypothèses, les sociologues donnent l’impression, dans leurs articles et leurs colloques, de « brass[er] surtout de la paperasse (questionnaires, dossiers, rapports) » (Fortin, 1983, p. 449). Cet académisme fait primer la science pour la science sur l’action citoyenne, et la « tour d’ivoire » sur la place publique, ce qui n’est pas sans nourrir certains « délires théoriques » (Fortin, 1980c, p. 177) chez des savants ayant fâcheusement perdu contact avec la réalité.

Prise par le vertige d’une certaine désillusion et d’un certain cynisme (Fortin, 1983), Andrée Fortin se demande s’il vaut la peine de tâcher de connaître une société dès lors que cela ne débouche pas sur un effort pour la transformer. Un académisme « en panne d’inspiration ou en panne d’éthique » ne lui semble pas une occupation valable. Pour elle, la sociologie faillit à son ambition quand elle renonce à devenir un discours critique, capable de nourrir l’action (Fortin, 1982b). Certes, Fortin ne veut pas d’un savoir militant et dogmatique (du type marxiste-léniniste, dont elle détestait les tendances sexistes et autoritaristes [Warren, 2007]), mais elle ne souhaite pas non plus se vouer à la construction d’un savoir qui n’aurait pour but que d’étoffer son curriculum vitae. Elle tient à ce que les « exercices d’intellectuels » puissent épouser (directement ou non) la forme d’un engagement[1]. Fortin s’interroge : « La sociologie serait-elle un fantasme? […] À qui et à quoi servent les intellectuels? Comment inventer une pratique sociologique qui aille plus loin que le militantisme, et qui ne soit pas non plus uniquement dirigée vers ses pairs? » (Fortin, 1982b, p. 446).

La réponse d’Andrée Fortin sera : en faisant de l’engagement le sujet même de sa recherche. Ayant eu le coup de coeur (elle parlera de « révélation ») pour la sociologie à travers sa rencontre avec Luc Racine, un « marxiste défroqué » (selon l’expression de Fortin, ce qui n’est pas pour lui déplaire), la future professeure de Laval choisit d’étudier à la maîtrise sous la supervision de Serge Carlos (1975-1977), puis sous celle de Gabriel Gagnon pour le doctorat (1977-1981). La thèse qu’elle rédige, entièrement théorique, n’en pose pas moins une question pratique essentielle au sujet des rapports entre le mode de connaissance et l’organisation sociale (Fortin, 1981d). Par la suite, Fortin trouve du travail à l’IQRC comme assistante de Marcel Rioux qui, dans la foulée des initiatives d’animation sociale de la période précédente, tente d’élucider des conditions de changement social en se penchant sur les pratiques des milieux populaires. Son choix d’étudier le Rézo des coopératives et groupes d’achat d’aliments naturels, un réseau québécois fédérant des groupes d’achat et des coopératives, illustre sa volonté de mettre la recherche scientifique au service de l’action citoyenne. En braquant le regard sur, tout spécialement, l’entrepôt coopératif La Balance, situé dans le quartier Saint-Henri à Montréal, Fortin souhaite, en suivant la méthode d’observation participante (Fortin, 1987a), faire un portrait global des défis de ce secteur coopératif pour mieux en garantir la réussite[2]. En bref, il s’agit de montrer comment des pratiques sociales populaires peuvent nourrir des buts émancipatoires et comment la sociologie est bien placée pour rendre compte de ces processus à des fins scientifiques et normatives.

Il me semble que Fortin n’a jamais dévié par la suite de la voie qu’elle s’est tracée au moment d’entrer au Département de sociologie de l’Université Laval. Prenant acte de la faillite des mouvements révolutionnaires (qui, selon elle, ne peuvent, par quelque loi fatidique, que disparaître ou s’institutionnaliser, perdant forcément de leur radicalité [Fortin, 1985a]) et de la sociologie comme science absolue et universelle du social, elle tente de conserver dans le choix de son objet même la volonté de transformer le monde. Cette posture est particulièrement nette, comme on le verra dans la section suivante, dans son étude des revues.

Le choix des revues comme engagement

Les pratiques artistiques ne furent jamais pour Andrée Fortin une simple source de plaisirs esthétiques; ce furent aussi et surtout une façon pour elle de circonscrire des visions du monde, des projets, des utopies, et de renseigner ainsi sur la société où ces imaginaires se développent (Fortin, 2011a). C’est, dans un même esprit, parce qu’elle était intéressée par le rôle changeant des intellectuel.le.s dans l’ère contemporaine que Fortin a voulu se pencher sur l’histoire des revues québécoises. « Les périodiques [lui] servent de prétexte pour parler des intellectuels et de la modernité » (Fortin, 1990a, p. 170). Bien qu’elle n’écarte pas les revues à vocation artistique, littéraire et universitaire (ce qui aurait été de toute façon impossible avant l’autonomisation croissante des champs artistiques, littéraires et scientifiques), elle règle la focale sur celles qui ont servi davantage de véhicules à l’engagement intellectuel (Fortin, 2007), à savoir les revues d’idées, vues comme des lieux par excellence de l’institution du discours moderne : les intellectuel.le.s y débattent des grands enjeux et y explicitent les directions à prendre (Fortin, 2005; 2007; 2010; 2011b). On y prend part à un exercice démocratique plus ou moins rationnel, sur la base d’arguments fondés dans les faits. On y met en scène aussi l’espace discursif, en dessinant ses contours. Les revues forment donc un microcosme où se jouent les questions de la société plus large autour du progrès, de l’identité et de la citoyenneté.

C’est ainsi que Fortin a commencé en 1988 un vaste chantier sur les revues. En 1993, résultat de ses minutieuses investigations, elle publie une brique de 400 pages, Passage de la modernité. Les intellectuels québécois et leurs revues, ouvrage qui, sans être exhaustif, repose quand même sur la consultation de 527 périodiques parus depuis 1778; cette première édition sera augmentée lors d’une réédition, parue en 2006. Le choix des revues comme objet de recherche repose chez Fortin sur trois raisons principales qui, nous le verrons, rejoignent sa posture scientifique de départ.

En premier lieu, les revues forment pour Andrée Fortin un laboratoire où s’élaborent des idées neuves et où prennent corps les débats de société. Si cette dernière a été très tôt attirée par le monde des revues[3], c’est parce qu’elle croit que c’est vraiment « dans les revues que ça se passe » (Fortin, 1982a, p. 62), dans la mesure où les revues sont un des lieux cardinaux où est sans cesse repris le travail de définition de la collectivité par et sur elle-même. Fortin est bien consciente que « le changement social n’est pas qu’une affaire de discours », mais elle tient à souligner que « [l]es pratiques progressistes, émancipatoires, doivent s’accompagner d’une prise de parole » afin d’obtenir quelque diffusion (Fortin, 1981b). Elle apprécie pour cette raison les revues comme « espaces de parole et de discussion, où s’élaborent la pensée, de nouvelles définitions de la situation, où de nouvelles générations prennent la parole » (Fortin, 2005, p. 23), mais aussi comme « mode d’action » (Fortin, 2006, p. 8).  Cela est possible parce que la périodicité de la revue, entre le tourbillon du journal et le lent tempo du livre, est telle que celles et ceux qui l’animent peuvent se prononcer sur des enjeux pressants, tout en conservant une certaine distance critique – ce que Fortin et Gagnon appellent dans une heureuse formule « transcender l’événement par l’analyse » (Fortin et Gagnon, 1986, p. 68).

Ceux et celles qui fondent des revues doivent identifier des enjeux, consolider certains principes, démontrer leur actualité, ce qui ne se fait pas sans discourir et débattre. Est donc « considéré comme intellectuel » par Fortin « celui ou celle qui contribue à la fondation d’une revue » (Fortin, 2006, p. 12), sans se soucier de ses autres qualités (clerc ou laïc, réactionnaire ou progressiste, poète ou savant, etc.). Fortin reconnait que la définition de l’intellectuel.le comme celle ou celui qui lance une revue est par certains côtés « simpliste et très – trop – inclusive » (Fortin, 2006, p. 12); elle n’en pense pas moins que cette simplicité a ses avantages, dont le premier tient justement à son inclusivité puisqu’il s’agit de ne pas discriminer une prise de parole qu’elle entend saisir dans toute sa diversité. En se braquant sur, par exemple, une définition franco-française et dreyfusarde de l’intellectuel.le, on s’interdit de prendre en considération dans l’analyse des personnes ayant joué un grand rôle comme définisseuses de situation, quoiqu’on puisse penser de leur dogmatique ou de leur mystique.

En deuxième lieu, si Fortin s’intéresse aux revues, c’est que celles-ci démontrent qu’il existe un vide idéologique, que la fondation d’une revue cherche justement à combler (Fortin, 1990a). Il y a toujours un aspect engagé et combatif aux revues, qui n’existent que par la volonté de groupes spécifiques de défendre des idées et des intérêts qui, autrement, ne seraient pas représentés, ou le seraient mal. Dans Passage de la modernité, Fortin s’intéresse peu à la réception ou au contenu des revues; elle se penche uniquement sur les textes de lancement (prospectus, présentation, éditorial de fondation), qu’elle traite à peu près comme des manifestes. Ces textes courts, souvent denses et frondeurs, ont l’avantage d’être assez semblables pour se prêter à une analyse globale : le style « premier éditorial » a ses codes qui ne varient pas trop entre une revue littéraire du 19e siècle et une revue universitaire de la fin du 20e siècle, au point d’ailleurs qu’il en existe des parodies. Aussi, on peut plus facilement se permettre des comparaisons dans le temps ou entre les genres (art, littérature, politique, science), sur la base de quelques éléments essentiels.

On pourrait se demander si la fixation sur les textes de présentation n’a pas pour résultat d’aplanir les analyses, réduites à quelques généralisations, ou de les biaiser, les textes de présentation pouvant donner une vision tronquée ou partiale du périodique. Faut-il penser que L’action française telle qu’elle s’est déployée dans le temps est le reflet fidèle du texte de présentation signé par Édouard Montpetit? À cela Andrée Fortin répond que l’éditorial a pour but de préciser une vision d’ensemble et de circonscrire un public, et que ce faisant il oblige à définir ce à quoi il s’oppose et la place que la revue entend occuper dans l’espace médiatique. « À chaque nouvelle revue, dans le texte de présentation, on devine les exigences d’une époque... et la nécessité de les dépasser » (Fortin et Gagnon, 1986, p. 70). C’est pourquoi Fortin ne se préoccupe pas de la longévité des revues, s’attardant sur des périodiques ayant eu une existence bien éphémère (Le Nigog ne paraît que pendant un an, de janvier à décembre 1918) et passant rapidement sur d’autres plus pérennes. Elle ne se préoccupe pas non plus de circonscrire leur public, quand ce qui importe, c’est que la revue ait paru et qu’elle ait voulu porter une parole originale, contribué à faire avancer le débat et la société en influençant « l’idée que se fait la société d’elle-même et de ce qu’elle voudrait être » (Fortin, 1981c, p. 97).

En troisième et dernier lieu, parler des revues, c’est forcément parler d’un groupe. « [S]cruter l’éditorial de la première livraison d’un périodique, c’est mettre à jour le projet du groupe qui l’anime et le rôle qu’il s’est assigné tant socialement qu’intellectuellement » (Fortin et Gagnon, 1986, p. 68). Prises comme un vaste ensemble, les revues forment un écosystème : des revues dialoguent avec d’autres revues, ou s’opposent entre elles. Elles dessinent « une véritable place publique » (Fortin, 1990a, p. 170), ce qui explique que Fortin ne s’intéresse guère aux oeuvres singulières et aux parcours individuels, à moins que ceux-ci ne soient révélateurs de l’imaginaire collectif, et préfère prendre pour matériaux de vastes corpus. S’il arrive qu’une revue exprime une génération (la génération des Soirées canadiennes, de La Relève ou de Parti pris) ou un groupe singulier (les prolétaires avec En Lutte! ou les femmes avec Têtes de pioche), dans leur totalité, les revues sont l’expression de la collectivité québécoise. Ce qui se dégage des travaux de Fortin, c’est bien sûr une description des luttes et des idées qui ont agité la société depuis deux siècles, mais c’est aussi, et peut-être davantage, l’histoire de la genèse de la société québécoise, pour reprendre ici le titre d’un ouvrage de Dumont paru au même moment que Passage de la modernité (Dumont, 1993). « L’histoire des revues québécoises, soutient Fortin, c’est l’histoire du Québec, non seulement dans ce qu’elles nous disent, mais aussi dans la manière dont elles le disent » (Fortin et Gagnon, 1986, p. 70). À travers la recomposition de l’histoire des débats intellectuels, des tensions et des conflits, Fortin montre l’institution imaginaire du Québec, tous les Nous collectifs des revues, a priori étrangers sinon antagonistes, se faisant écho pour créer l’impression d’une nation en dialogue avec elle-même.

Je viens d’utiliser l’expression « institution imaginaire du Québec ». On peut penser qu’Andrée Fortin a repris de Fernand Dumont (dont les travaux sur les idéologies s’appuient abondamment sur des revues et journaux [Dumont, Montminy et Hamelin, 1981]) l’idée selon laquelle la société québécoise, au-delà des structures socioéconomiques, est d’abord le discours qu’elle entretient sur elle-même[4]. C’est en partie vrai, à l’évidence. Mais il est certain que cette intuition a été renforcée chez elle par la lecture des travaux de Cornelius Castoriadis, dont l’ouvrage L’institution imaginaire de la société (Castoriadis, 1975) l’a fortement enthousiasmée jusqu’à présenter pour elle un « choc » (Bédard et Fortin, 2016, p. 586) ou une « révélation » (Fortin, 2016) quand elle l’a découvert dans un de ses séminaires de doctorat[5]. Dans ce recueil de textes, Castoriadis, convaincu de la pauvreté théorique du déterminisme marxiste, réfute la notion de lois historiques, plaidant au contraire pour une histoire qui est « domaine de la création », chaque société s’instituant, comme totalité singulière, à travers un monde de significations « imaginaires » (Castoriadis, 1975).

Pour Andrée Fortin, à l’opposé d’une pensée organiciste (Boily, 2003) à laquelle Dumont n’a pas échappé (Armony, 2001; Piron, 2001), le Québec ne forme pas communauté parce qu’il est unanime ou consensuel; au contraire, il ne forme communauté que dans la mesure où des groupes se parlent, se répondent et se confrontent. Plutôt que d’insister sur la transparence ou l’harmonie du groupe national, Fortin souligne comment la communauté se crée à travers le débat et l’échange (Fortin, 1988a). Il faut donc savoir étudier la polyphonie des discours. En même temps, ces multiples voix demeurent unies jusque dans leurs désaccords et, dans l’imaginaire ainsi construit du moins, « forment société » (Thériault, 2007). Aussi, il est primordial de les comprendre comme un tout. Pour résoudre cette difficulté théorique, Fortin se tourne vers le concept de réseau, un concept qu’elle aura creusé à la fois dans ses travaux sur les coopératives (Fortin, 1985b; Fortin, Delâge, Dufour et Fortin, 1987), la famille (Fortin, Delâge, Dufour, Fortin, 1985; Fortin, Delâge, Dufour, 1985; Fortin, 1986; Fortin, 1987b; Fortin, 1987c; Fortin, Delâge, Dufour, Fortin, 1987) et l’art (Fortin, 2000), en écho à une pensée populaire dans les années 1980 dans les organismes gouvernementaux et les cercles contreculturels (Castells, 1998). En définissant le réseau comme un ensemble non centralisé, non hiérarchique et souple composé de multiples points de rencontre relativement autonomes (Fortin, 1988b), cette notion lui permet d’échapper à la linéarité et à la binarité, l’information circulant en suivant des canaux de communication décentralisés, et de réconcilier en quelque sorte le singulier et le collectif.

Ce dernier point est important. Les revues sont pour Fortin l’occasion d’explorer une question qui la taraude tout spécialement, celle du rapport entre le Je et le Nous, c’est-à-dire celle du rapport entre identités individuelles et collectives (Fortin, 1999). Or, pour Fortin, la société qui est instituée comme totalité singulière, c’est le Québec. Il est en effet impossible d’oublier que son travail comme sociologue rejoint son engagement nationaliste, elle qui avait participé comme observatrice (à quinze ans) au congrès de fondation du Parti québécois, en 1968, dont l’idole de jeunesse était Claude Charron et qui se sentait une responsabilité assez grande envers le Québec pour renoncer à partir étudier ailleurs au doctorat à la veille du référendum de 1980[6]. La décision d’étudier le Québec n’a, chez elle, rien d’anodin. C’est déjà, en soi, une déclaration de principe : celle du Québec comme objet scientifique légitime. Quoique la somme des sujets abordés par Andrée Fortin a de quoi donner le tournis (celle-ci ayant publié sur la culture, les mouvements sociaux, la ville, la famille et l’art), toujours, le Québec est resté au centre de ses préoccupations (Fortin, 2011c)[7]. La société qui sert de cadre à ses recherches, c’est le Québec francophone, compris comme « société globale » (Dumont, 1962) et c’est pourquoi, quand on lui demandait ce qu’elle étudiait comme chercheuse, Fortin répondait spontanément « le Québec ». Elle n’a jamais publié sur une autre région du monde et n’a fait, à ce que je puisse en juger, que peu d’analyses comparatives. La volonté de publier en français (et d’animer des revues scientifiques en français, dont Recherches sociographiques) ne fait que confirmer cette intention de penser le Québec à l’aide des outils de la science (Fortin, 2018). En revenant sur l’histoire des revues, ce que Fortin cherche à comprendre, c’est comment le Nous québécois peut survivre à la prolifération de tous les Je de l’ère contemporaine, comment la révolution collective peut surgir d’une myriade de révoltes personnelles.

Andrée Fortin en « reflet »

Rares sont les travaux d’Andrée Fortin qui n’adoptent pas une perspective historique. Ceux sur les revues n’échappent pas à la règle, couvrant plus de deux cents ans d’histoire. Ce temps long permet à Fortin de jeter un éclairage précieux sur l’évolution de la figure de l’intellectuel.le. De l’analyse des premiers éditoriaux des revues de 1776 à 2004, Fortin est capable de tirer une périodisation éclairante : elle associe le long 19e siècle à la pré-modernité, le court 20e siècle (1917-1978) à la modernité, et la période suivante (1979 à nos jours) à la post-modernité. Selon Fortin, ces trois périodes dans l’histoire des revues québécoises correspondent à trois modes d’intervention des intellectuel.le.s dans la société, ainsi qu’à trois moments du politique au sens large. Il ne tient sans doute pas au hasard que la troisième période débute précisément au moment où Fortin se joint à la revue Possibles. Cette synchronie explique sans doute qu’en décrivant la figure contemporaine de l’intellectuelle, Fortin se décrit en partie elle-même.

Pour Fortin, la pré-modernité est caractérisée par un champ intellectuel encore peu structuré et peu autonome par rapport à celui de la politique partisane. Les débats sombrent régulièrement dans la polémique. Cette situation s’explique par une forte polarisation entre conservateurs et libéraux, regroupés en deux camps ennemis : bleus et rouges. Les deux groupes sont toutefois unis par une même croyance au progrès et à la nation. Tous se voient comme des « porteurs de flambeau » (pensons à La Lanterne d’Arthur Buies), qui entendent éclairer les enjeux de l’heure, même quand ils s’opposent aux Lumières voltairiennes. Tous croient également à la nécessité de défendre l’unité nationale. On pourchasse les traîtres à la patrie autant dans les pages des Mélanges religieux que dans celles de Canada-Revue.

La période moderne correspond quant à elle à un moment où la politique n’épuise plus le politique. Si les partis ont leurs propres représentants et leurs propres organisations (qui parfois, mais de plus en plus rarement, incluent des périodiques), les intellectuel.le.s entendent défendre des « projets de société » plutôt que des programmes. C’est l’époque de l’art engagé (Le Nigog), de la science engagée (L’actualité économique), de la culture engagée (L’action française), de la religion engagée (Maintenant), les collaborateur.trice.s des périodiques tâchant d’oeuvrer au triomphe d’une certaine vision du monde. La revue Parti pris est restée un des symboles les plus nets de cette affirmation intellectuelle : on y prône une révolution totale des moeurs et des structures sociales et politiques en vue de l’établissement d’un Québec laïc, indépendant et socialiste. Évitant de se jeter eux-mêmes dans la mêlée, les intellectuel.le.s ne sont plus des « porteurs de flambeau », mais davantage des phares sur qui on doit se guider pour avancer. Comme par le passé, chacune des revues tente d’exprimer la collectivité et parle au nom d’un Nous. Les artistes en particulier se font les porte-voix d’une parole populaire.

À partir de la fin des années 1970, prenant acte des ratés ou des dérives des discours révolutionnaires de la période précédente, les intellectuel.le.s déplacent leur action politique vers le quotidien, le vécu, les marges, l’écologie (Certeau, 1994). On assiste non pas tant au silence des intellectuel.le.s qu’à leur repositionnement vers l’intime, quand ce n’est pas vers de simples jeux formels[8] (Soulet, 1987). « Dans les années 1960 les intellectuels se sentaient sollicités par les événements, par la suite, ce qui les mobilisera c’est le quotidien, le vécu. Mais déjà pour certains, la révolution à faire – tranquille – est une révolution individuelle plutôt que collective […] » (Fortin, 1994, p. 61). Les intellectuel.le.s savent qu’ils ne sont plus des producteurs de vérité; ils tendent à voir au contraire leur rôle comme celui d’interprètes et de passeurs d’une multitude de tendances, dont ils sont les reflets plus ou moins fidèles (Fortin, 1992d). Ils ne sont donc plus capables d’offrir une représentation cohérente et unifiée de la société. « L’unanimité n’existe plus, et se dissout même le consensus autour de ce dont il convient de débattre » (Fortin, 1990a, p. 183). La place publique que les revues avaient tâché de construire se fractionne dans la célébration des différences et des altérités. Une douzaine de revues naissent par année dans les années 1980, plusieurs grâce aux subventions gouvernementales. Cette prolifération accentue l’éclatement de la figure de l’intellectuel.le. On observe un certain éparpillement. « Les discussions deviennent plus spécialisées, plus sectaires, les étudiants font sortir leurs revues des campus, les débats se multiplient (féminisme, écologie, autogestion régionale, voix haïtienne de l’exil, etc.), mais un moins grand nombre de revues et d’écrivains y participent. Le choix d’un abonnement devient un casse-tête! » (Fortin et Gagnon, 1986, p. 69). Par exemple, les féministes se dispersent dans des revues qui explorent le large spectre de leurs aspirations et de leurs sensibilités (La Vie en rose, Marie-géographie, La Parole métèque, Recherches féministes, La Gazette des femmes). Les Je qui émergent de cette contestation ne forment plus un Nous englobant.

La sociologie québécoise a suivi de près cette évolution de la figure de l’intellectuel.le. Porteuse de flambeau, la sociologie doctrinale (1900-1945) était assurée de lier ensemble les faits et la morale, les études empiriques et les encycliques pontificales (Warren, 2003). Phare de la société, la sociologie personnaliste (1945-1965) cherchait à exprimer les aspirations populaires[9], tout en dressant un programme technocratique assez peu démocratique en dépit des professions de foi en faveur de l’animation sociale (Simard, 1979). La sociologie autogestionnaire à laquelle Andrée Fortin donne son aval se rapproche, pour sa part, de l’intellectuel comme reflet. Quand Fortin rejoint, en 1979, le collectif de la revue Possibles, animé alors par Marcel Rioux (Fortin, 1992a; 1992c), elle voit dans l’autogestion, comme projet global de société, une solution de rechange à la fois au capitalisme effréné et à un socialisme décrédibilisé[10], d’une part, et à l’individualisme et au sectarisme, d’autre part. L’autogestion rejoint directement, à ses yeux, d’autres mouvements progressistes qui prennent de l’ampleur à la fin de la décennie, dont les mouvements féministes, régionalistes et écologistes, devenant en quelque sorte la matrice de son engagement de gauche en complément de son appui aux politiques sociales et culturelles du Parti québécois. Par exemple, Fortin souligne que tout en organisant la distribution d’aliments naturels, le Rézo (réseau des coopératives d’aliments naturels) fait la promotion de valeurs écologistes, nationalistes et décolonisatrices par sa contribution à la culture d’aliments biologiques, à l’achat local et au commerce équitable. Englobant la vie publique et la vie privée, le travail et le loisir, la communauté et la famille (Fortin, 1980a), l’autogestion semble en mesure de « conduire à la réappropriation à tous les niveaux, sous toutes ses formes, du pouvoir social par tous et chacun » (Fortin, 1980a, p. 154).

Dans la première moitié des années 1980, Fortin écrit de nombreux textes sur cette vision du monde grâce à laquelle la société serait en quelque sorte réconciliée avec elle-même. On la sent très enthousiaste pour un projet qui noue ensemble le besoin de rationalité et d’émotion, de réussite organisationnelle et de bonheur personnel, d’épanouissement collectif et de plaisirs quotidiens. L’autogestion lui semble une manière très concrète d’opérer la conjonction de l’autonomie des personnes, des communautés et des collectivités, faisant en quelque sorte le pont entre la vague nationaliste et le besoin d’affirmation individualiste de la me generation, ainsi qu’entre l’étatisation croissante de la société et les mobilisations populaires. Convaincue de la justesse du combat autogestionnaire, Fortin ne souscrit pas à l’opinion selon laquelle le premier référendum de 1980 aurait été suivi par un retrait des intellectuel.le.s, étant prompte à souligner que c’est surtout la forme de l’engagement qui a changé : désormais, la volonté de transformation sociale est davantage faite de petites révolutions quotidiennes que de soulèvements massifs, mais cela ne signifie pas forcément pour autant que le changement sera moins profond ni moins durable.

L’élan autogestionnaire ne survivra pas longtemps dans la pratique (Fortin ayant elle-même démissionné, non sans fracas, de la revue Possibles en 1983 en dénonçant le manque de collégialité du comité éditorial [Laplante, Lenoir, Fortin et Dupuis, 1983]). Dans les années 1990 et 2000, Fortin observe que ce qui remplace les convictions participatives des années 1960 et les idées alternatives du tournant des années 1980, c’est la volonté de bâtir un espace où tous les Je pourraient participer à la création d’une société plus juste (« un espace de débats et de discussion pluralistes pour réinventer les possibles », comme on peut le lire dans l’éditorial de fondation d’Espaces possibles, en 2003), mais sans offrir un objectif commun aux paroles déliées. La célébration du débat et du pluralisme débouche sur une volonté de faire de la politique autrement, sans que cette volonté soit incarnée par un projet précis. « Que veulent donc faire entendre les fondateurs de revues? En un sens, on a l’impression qu’ils ne veulent pas tant prendre la parole que créer un “dispositif” permettant la prise de parole (créer un espace de la parole); mettre en place une procédure permettant le pluralisme, mais ne le garantissant pas. Le pluralisme visé demeure abstrait car nulle part n’est précisé ce autour de quoi se met en place ce pluralisme » (Fortin, 2006, p. 395). Ce manque de programme se reflète dans le peu d’intérêt pour le passé et l’avenir : le passé étant trop figé et l’avenir trop incertain, il semble préférable d’habiter le présent. Fortin n’est pas loin de penser que le discours de bien des revues tourne à vide.

En outre, l’utopie diversitaire des années 1995-2004, moulée dans un certain individualisme, ne parvient pas à déboucher sur une unité collective forte.

La parole que l’on prend dans les années 2000 n’est pas sous-tendue par un Nous qu’il faudrait dire, mais par un ensemble de Je qui s’expriment dans une variété de disciplines et d’esthétiques, courtepointe chatoyante. Cette parole n’a plus de porte-parole exemplaire comme Gaston Miron, Gilles Vigneault ou dans un autre registre les habitants de l’Île-aux-Coudres; chacun parle en son nom sans avoir la prétention de s’exprimer au nom d’un Nous.

Fortin, 2011a, p. 63

Il semble à Fortin que, dans l’ouverture de toutes et tous aux différences de toutes et tous, le Québec, comme société globale, trouve difficilement sa place. Il a d’ailleurs pour ainsi dire disparu des textes de présentation des revues créées à partir de 1995. « Le Québec s’évanouit des préoccupations et des projets des intellectuels » (Fortin, 2006, p. 396). Les intellectuel.le.s ne font plus du Québec le centre premier de leur réflexion. « Le Québec n’est plus un lieu privilégié d’action; si c’est de là qu’on écrit, ce semble dans plusieurs cas un peu par hasard » (Fortin, 2006, p. 396). La conclusion que Fortin tire de l’étude des revues publiés entre 1995 et 2004 est aussi implacable que lapidaire : « Du corpus ici étudié se dégage l’image générale d’intentions sans cause, d’une pensée sans objet, d’intellectuels désincarnés, sans ancrage temporel ni spatial fort, et d’un Québec évanescent » (Fortin, 2006, p. 397)[11].

En même temps, Andrée Fortin ne se décourage pas et demeure optimiste. Elle cherche encore et toujours des « pratiques émancipatoires » dans les arts, les pratiques culturelles et les mouvements sociaux. En particulier, la grève étudiante qui éclate en 2012 lui donne l’occasion de revenir sur certains thèmes qui lui sont chers. Dans un article paru dans Recherches sociographiques, texte dans lequel elle analyse trois livres en se fiant à une grille empruntée à Alain Touraine, Fortin croit voir dans le Printemps érable un mouvement social qui renoue avec des aspirations utopiques d’égalité et de liberté de la génération précédente. La lutte contre la hausse des frais de scolarité débouche assez rapidement en effet sur une opposition beaucoup plus large, les citoyen.ne.s s’élevant en foule contre un système néolibéral qui s’appuierait pour se perpétuer sur la corruption, la répression et la démagogie. Grévistes et sympathisant.e.s se sont mis.es à rêver d’un autre monde et, même si le contenu de cette utopie demeure flou, il y avait là, selon Fortin, la promesse de reprendre un long combat pour la justice qui remontait aux sources de la Révolution tranquille (Turgeon, 2012a; 2012b). Surtout, peut-être, Fortin souligne comment le Printemps érable a donné lieu à une immense effervescence collective, les Je étant « emportés par quelque chose de plus vaste qu’eux » (Fortin, 2013, p. 526). Les Je de tous les carrés rouges se sont retrouvés dans « un sujet collectif, dans un Nous » (Ibid., p. 527), et ce Nous a pris la forme d’un peuple en révolte, marchant pour exprimer sa force tranquille. Bien que Fortin ne prononce pas une fois dans son article les mots « nation » et « nationalisme », on sent qu’elle n’est pas déçue de ce que le Nous de la révolte soit un « Nous québécois » (Ibid., p. 519). Comme elle l’écrit en conclusion de son article : « Les trois livres dont j’ai parlé mettent en forme une vision du Printemps québécois et en portent la mémoire : celle de sujets individuels et collectifs, exaltés, prêts à s’envoler, mais également fatigués, souffrants, menacés par les matraques et les gaz. Mémoire héroïque d’un peuple en marche plus que des étudiants en grève » (Ibid., p. 528).

J’ai écrit que Fortin, à l’instar d’autres collègues des années 1980, avait voulu explorer les thèmes de modernité, d’engagement et d’identité. La génération précédente avait investi ces thèmes afin d’analyser notamment les facteurs du retard du Canada français et son entrée tardive « dans la modernité » (Fournier, 1986). Celle de Fortin reprend ces interrogations pour constater un passage vers la postmodernité sitôt parvenu à la modernité, la modernité n’advenant pour ainsi dire « que pour s’épuiser[12] » (Fortin, 1996, p. 25). C’est ainsi que son oeuvre témoigne d’un certain désabusement ou désenchantement par rapport aux utopies des années 1960. Son malaise n’a fait que croître au moment de son entrée dans un monde universitaire dominé de plus en plus par l’académisme.

À côté de nombreux autres chantiers sur la famille, l’art, le bénévolat et le cinéma, Fortin a choisi de faire de l’engagement la focale d’une partie de ses recherches. Grande lectrice de périodiques elle-même, elle a cru trouver dans les revues un lieu exemplaire de l’action intellectuelle. Rares sont les groupes intellectuels qui ne cherchent pas, du 19e siècle jusqu’à l’émergence des réseaux sociaux, à publier une revue pour promouvoir leurs idées et rejoindre un plus large public. Aussi, le choix des revues comme objets de recherche permettait à Fortin de souder ensemble maintes thématiques : les revues naissent avec la modernité, elles sont le porte-voix des intellectuel.le.s qui s’y engagent par la parole et elles s’efforcent de tracer les contours de l’identité du groupe qui s’y exprime. C’est un peu comme si Fortin avait endossé la posture des intellectuel.le.s comme « reflets » dans l’acte même de la sélection de son champ de recherche. Pour elle, il s’agissait d’expliciter les enjeux qui se jouent déjà au sein de la société, non d’accoucher d’un programme politique ou s’imposer elle-même comme référence idéologique.

Refaisant le chemin des revues du 19e siècle à nos jours, Fortin a noté que leurs discours semblaient être arrivés à une impasse. L’élucidation des conditions d’émancipation ne pouvait qu’aboutir au constat d’un certain vide : l’aménagement d’un espace de la parole ne débouchait sur aucun projet de société concret. Les promesses d’engagement s’exacerbaient à la mesure des défis qui s’accumulaient, mais sans direction et sans unité. Après avoir arboré l’ethnonyme « Canadien » (1800-1860), « Canadien-français » (1860-1960), puis « Québécois » (1960-1995) dans leur titre, les périodiques se contentaient de titres sans ancrage géographique. L’identité collective, fragilisée par la reconnaissance de l’infinie diversité de ses composantes, se donnait pour base une inclusion plus citoyenne qu’historique. Il s’ensuivait, comme Fortin l’écrivait dans la deuxième édition de Passage de la modernité, que les intellectuel.le.s étaient de plus en plus « désincarnés » et le Québec de plus en plus « évanescent ». Le refus de tout unanimisme chez Fortin ne l’empêchait pas de s’interroger sur cette difficulté croissante à « faire société ».

Fortin ne s’est jamais laissé abattre. Elle était une personne beaucoup trop optimiste et généreuse pour se perdre en jérémiades et en doléances. Elle se méfiait souvent de ses jugements trop durs, se reprochant un manque de compréhension de phénomènes complexes. Elle se mettait sans cesse dans une posture d’écoute. Elle était aussi profondément confiante dans l’avenir, quoiqu’avec lucidité. Cela ne l’empêchait pourtant pas d’être inquiète. Cette partisane de l’autogestion, de l’écologie et du rayonnement du français comprenait que quelque chose avait profondément changé depuis l’époque où elle avait rejoint Possibles : une certaine institution imaginaire du Québec avait vécu. Sa volonté d’être, par le choix même de son objet de recherche, le reflet des mobilisations populaires en faveur de la liberté et de la justice n’en est, selon moi, que plus précieuse.