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On affirme volontiers que les historiens vivent dans des tours d’ivoire et sont indifférents à la diffusion de leur savoir dans la cité. Faux. Au Québec, l’histoire, dont on a parfois l’impression qu’elle a remplacé la religion comme opium du peuple, est une industrie bouillonnante et florissante. Héritier des Lacoursière, Vaugeois, Provencher et autres vulgarisateurs distingués, Éric Bédard, dont l’oeuvre savante est abondante, s’est élevé au rang des plus éminents communicateurs d’histoire dans la province.

Le petit livre qu’il publie aux Éditions du Septentrion, destiné aux aficionados de l’histoire nationale du Québec, est attrayant dans sa présentation. S’adressant à un lectorat de masse, l’ouvrage possède les attributs du genre : chapitres courts, texte accessible, citations éloquentes, notes clairsemées, graphisme efficace et prix modique. Les huit chapitres formant l’ouvrage s’enracinent dans autant d’interventions de l’auteur à l’émission Aujourd’hui l’histoire alors qu’elle était animée par Jacques Beauchamp sur les ondes de la radio de Radio-Canada. Il faut apprécier le livre en l’associant à la vocation médiatique de M. Bédard, où il excelle.

L’ouvrage a beau avoir l’air léger et inoffensif, sorte de lecture plaisante et paisible à laquelle s’adonner pour se cultiver et s’égayer, il n’en est pas moins dépositaire d’un récit puissant de l’histoire du Québec. Grâce au livre, le lecteur revient en terrain narratif connu et retrouve ses repères identitaires.

Quel est donc ce récit fort qui articule la matière de l’ouvrage? À travers huit tableaux historiques au sein desquels évolue un panthéon de personnages édifiants ou inspirants, l’auteur raconte le parcours tumultueux d’un peuple en germe qui, fondant sa destinée sur l’alliance avec les Autochtones (chap. 1) et croissant en nombre grâce à l’incroyable fécondité des Filles du roi, véritables mères de la patrie (chap. 2), se voit perturbé dans son destin par une France qui l’abandonne au profit du sucre et du poisson, ce qui traduit bien le manque de vision des Français (chap. 3). Les conséquences de cette décision sont pénibles. La colonie passe aux mains d’Albion, qui l’assujettit à ses plans. Or, l’un des buts du conquérant est de garder le peuple sous surveillance. Partisan des libertés anglaises, mais défenseur d’une « naturalisation nationale des Canadiens dans toute l’étendue de l’Empire britannique », Pierre du Calvet, esprit rebelle et favorable à la cause républicaine, l’apprend à ses dépens, qui s’enhardit à contester les pouvoirs de Westminster… pour finir en geôle (chap. 4).

L’histoire ne s’arrête toutefois pas là, c’est-à-dire dans la prison de Londres. La résistance s’amorce au contraire, d’abord avec les mots, ceux de Garneau bien sûr, qui donne au peuple le récit dont il a besoin pour se souvenir afin de devenir (chap. 5). Elle se poursuit sur le plan politique, avec Mercier notamment, père de l’autonomisme et chef d’un gouvernement « national », qui entend contenir les dysfonctionnements du régime fédéral canadien et buter le centralisme qui lui est inhérent (chap. 6). Elle atteint un troisième palier grâce aux initiatives de visionnaires modernistes, patriotes nouveau genre, un Lomer Gouin par exemple, qui appuie fortement la fondation des HEC en vue de sortir les Canadiens français de leur état d’infériorité économique et leur permettre de s’émanciper par l’éducation, le commerce et l’industrie (chap. 7). Elle explose enfin avec la démarche d’un Camille Laurin qui, mettant fin aux tergiversations et autres fausses illusions concernant la promotion de la langue française et le respect du fait français au Québec, fait adopter la Charte de la langue française, moyen selon lui de redresser une situation linguistique déplorable, mais aussi de « redonner confiance, fierté et estime de soi à un peuple tenant à sa langue, mais devenu résigné et passif » (chap. 8).

Dans ce récit à huit moments (ou tournants), on retrouve les quatre temps du schéma historial coutumier grâce auquel les Québécois d’héritage canadien-français ont appris à donner sens à leur évolution dans le temps et à en prendre conscience : T1 : quête de soi; T2 : parcours dévié; T3 : faute à l’autre; T4 : relèvement (mais inachevé). Animé par la même empathie qu’avait Garneau pour son peuple, Bédard, grâce à son livre, se fait gardien d’une histoire et conservateur d’une mémoire. Il est dans la suite de son Histoire du Québec pour les nuls (Éditions First, 2015), ce qu’il admet sans fard.

Il va cependant plus loin, associant implicitement chacun des chapitres du livre à une « leçon d’histoire » découlant de l’examen du passé alors même que, en p. 16 de son ouvrage, il définit la science historique comme une discipline du contingent, du mouvement et de l’incertitude, ce qui est juste.

Quelles sont ces leçons d’histoire que l’auteur retient et que l’on pourrait considérer, s’il ne le fait lui-même, comme autant de commandements favorables à la persistance et à la prospérité des peuples – en tout cas du peuple québécois? De l’importance des alliances, bien sûr (1), mais aussi de l’essentialité des femmes comme fondatrices d’avenir (2); de l’impératif, également, d’avoir de la vision comme Pitt et pas seulement de la hauteur comme Choiseul (3); de la nécessité de s’élever par conviction (4); de l’utilité de l’histoire et des historiens pour constituer les nations (5); des avantages, pour parvenir au même but, de chefs politiques rassembleurs et déterminés (6); de l’importance d’une intelligentsia soucieuse des intérêts de la nation (7); et du bénéfice pour les peuples, en particulier pour le peuple québécois, de rester vigilants et mobilisés (8).

Préfacier de l’ouvrage et perspicace à propos de l’esprit du livre, Jacques Beauchamp écrit à la p. 9 que, pour Bédard « une partie du travail de l’historien consiste à participer à la fabrication d’un imaginaire collectif qui aide à la définition d’un peuple ». Il a raison. La contribution du professeur est méritante autant que militante.