Corps de l’article

Virginie Hébert propose un parcours historique fouillé et méticuleux des débats sensibles, parfois inconfortables, voire conflictuels, portant sur l’enseignement de l’anglais. L’amorce en est le plus récent de ces débats : celui au sujet du mode d’enseignement intensif (demi-année en anglais) en 6e année du primaire mis en oeuvre en 2012. D’une part, la conception utilitaire et individualiste de l’anglais, et par conséquent de son apprentissage, évoque des idéaux de communication universelle, ouverts sur le monde et sur la promotion personnelle ; il s’agit ici d’une position dite globalisante des débats. D’autre part, une tension s’installe entre cette conception et la conception du français comme langue d’identité nationale, vecteur de construction collective ; il s’agit maintenant de la position nationalisante de ces débats. Au fil du livre, on retrouve constamment cette tension sous divers angles et présentée par divers acteurs : de Lord Durham en 1839 au ministre Simon Jolin-Barrette en 2021.

Du point de vue théorique, l’analyse du discours s’appuie sur un triple appareillage conceptuel qui repose sur les dimensions sociales et symboliques des débats. Tout d’abord, le concept de cadre (cadrage pour exprimer un processus dynamique), introduit par Erving Goffman et précisé par Robert Entman, permet d’insérer un discours dans un contexte particulier, celui-ci comportant une sélection et une mise en valeur de certains aspects des évènements et des idées en vue de leur promotion dans une vision particulière. Ensuite, le concept de mythe fournit la dimension de résonance culturelle, qui fait en sorte qu’un cadre soit porteur de valeurs quasi sacrées, particulièrement émotionnelles plutôt que rationnelles. Enfin, le concept de métacadre implique que les cadres ont une vaste portée, une influence mondiale; un métacadre peut donc être subdivisé en une série de cadres.

L’analyse s’ouvre sur le mythe colonial de la fin du 18e siècle et du début du 19e présentant l’anglais comme langue de supériorité dont le « destin providentiel » apporterait progrès et civilisation. En contraste, à cette même époque, le métacadre nationalisant émerge dans les débats publics orientés par une vision stratégique et instrumentale du français visant à maintenir un certain nombre de pouvoirs et de droits liés aux lois civiles françaises. C’est dans ce climat qu’advient le « moment Durham », période marquante d’où émerge la vision libérale du célèbre rapport, à savoir l’individu francophone assimilé qui jouit des mêmes droits et libertés que le Canadien anglais. Cette vision sera appuyée par une campagne de promotion de l’école unique en anglais. Le français revêt alors un statut émergent de « langue de mémoire », d’héritage à protéger, de dimension essentielle de l’identité.

Virginie Hébert décrit comment ces deux métacadres s’affrontent au fil des siècles, ancrent leurs cadrages et gagnent chacun à leur tour en pouvoir et en précision. Entre 1867 et 1913, on voit la montée en puissance du métacadre libéralisant qui favorise l’apprentissage de l’anglais. Entre 1919 et 1942 est décrite la confrontation des cadres et la montée du cadre nationalisant. Entre 1957 et 1977, on assiste à l’apogée du métacadre nationalisant qui dénonce les « chaines du bilinguisme » et fournit une prise de conscience de la dimension politique de la question linguistique. Entre 1989 et 1994, le métacadre globalisant gagne son statut de passeport pour le monde et atteint son apogée entre 1995 et 2011 avec la fin du tabou du bilinguisme.

Sur cette toile de fond historique, l’annonce de l’enseignement intensif de l’anglais en février 2011 prend l’allure d’une évidence, d’un choix rationnel et d’un consensus social. Pourtant, la question linguistique qui s’était estompée graduellement vers 2015 revient en force en 2020, culminant par une motion unanime de l’Assemblée nationale reconnaissant le déclin du français au Québec ; en conséquence, des actions gouvernementales fortes s’imposeraient.

En mettant l’accent sur le discours, Virginie Hébert souhaite comprendre la manière dont nous « débattons » aujourd’hui de l’anglais, de son enseignement et en contrepartie, du français. L’accent n’est donc pas sur les évènements. La distinction est importante puisque, tout au long de la lecture, on s’interroge : quel est le rôle que jouent les cadres/mythes/métacadres dans la trame historique québécoise? Quelle est la part du débat dans l’évolution des évènements ? Ces deux questions s’avèrent percutantes en matière de gouvernance et de politique linguistique. Par le témoignage de ce livre, on peut conclure que le cadrage des débats a largement influencé l’histoire, et ce, de deux manières. D’une part, directement par la persuasion en vue de l’action politique; d’autre part, par la réaction aux débats. Ces contreréactions ont accentué et guidé l’évolution des cadrages opposés. En conclusion, on pourrait dire que cette ample documentation sur l’anglais au Québec, sur son enseignement, soutient la dialectique de la progression, celle des nécessaires contraires comme les nomme Jacques Demorgon dans L’homme antagoniste (Economica, Paris, 2016).