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Entre 1712 et 1738, les Renards (aussi connu sous le nom de Mesquakies, Outagamis, et Fox), une nation localisée dans le Pays-d’en-Haut à l’ouest du lac Michigan, furent l’objet de plusieurs expéditions militaires franco-canadiennes qui visaient l’élimination d’une nation autochtone (quelque 2 000 individus au début du 18e siècle) que les Français n’arrivaient pas à inclure dans leur système d’alliances. En 1993, ces campagnes furent examinées par deux historiens américains, R. David Edmunds et Joseph L. Peyser, The Fox Wars: The Mesquakie Challenge to New France, un ouvrage qui reste à ce jour un point de référence incontournable. Raphaël Loffreda, un historien français qui enseigne à Paris, en fit l’objet d’une thèse de maîtrise soutenue en 2015 à l’Université de Paris-Sorbonne sous la direction de François-Joseph Ruggiu, un historien français spécialiste de la Nouvelle-France. Après quelques années de révision et d’élaboration, qui profitèrent entre autres d’un « dialogue fécond » (p. 16) avec un connaisseur reconnu de l’Ouest américain, l’historien français Gilles Havard, voici L’Empire face aux Renards.

Comme le dit de façon explicite le titre du livre, il ne s’agit pas d’une histoire militaire du conflit. Les événements du conflit sont résumés, en grand détail, dans la première partie du livre, qui s’appuie sur une tradition historiographique bien connue (William J. Eccles, Brett Rushforth et Richard White entre autres). Dans la deuxième partie du livre, c’est la circulation, le traitement et l’usage de l’information dans l’espace impérial, qui prennent la relève. L’historien canadien Kenneth J. Banks avait examiné ces mécanismes dans son Chasing Empire across the Sea en 2002. Quant à lui, Loffreda concentre son attention sur l’élaboration des stratégies politiques qui se façonnent, à Québec, en Louisiane, mais surtout à Versailles, à partir de cette information. Finalement, la troisième partie du livre montre de quelle façon les rapports de force entre autorités coloniales et métropolitaines subirent une mutation à l’avantage de Versailles, surtout à partir de la décision de la Couronne de créer un troisième pôle décisionnel en Louisiane en 1717, une ouverture qui permit à Versailles d’évaluer les informations reçues à partir d’une comparaison entre deux sources majeures. Pour Loffreda, donc, le conflit renard devient une étude de cas qui permet d’observer la Couronne française « au travail non seulement sur le terrain (…), mais aussi et surtout dans les bureaux versaillais » (p. 15).

À partir d'un cadre interprétatif à la pointe fine de l'historiographie récente, et qui montre par ailleurs la vitalité de la nouvelle historiographie atlantique et impériale française et le peu d'intérêt de l'historiographie canadienne et québécoise récente pour la Nouvelle-France, Loffreda a procédé à une lecture en profondeur de quelque 600 documents des principales séries des Archives Nationales d’Outre-Mer, maintenant à Aix-en-Provence, voire les séries B (correspondance au départ) et C11A (correspondance à l’arrivée, Canada). Les notes en bas de page montrent aussi deux citations des séries C11B (Correspondance à l’arrivée, Île Royale) et C11E (Correspondance à l’arrivée, Canada et colonies de l’Amérique du Nord Canada et divers), et plusieurs références à la correspondance du gouverneur Rigaud de Vaudreuil publiée en 1946-1948 dans le Rapport de l’Archiviste du Québec.

La conclusion de Loffreda est que, pour la priode en question, le procès décisionnel qui avait lieu dans les bureaux des ministres et de leurs commis à Versailles fut « bien plus déterminant (…) que le contexte géopolitique (27). Par exemple, le conflit politique entre le gouverneur et l’intendant sur le terrain canadien fut, selon Loffreda, bien moins déterminant que ne l’évaluait l’historiographie canadienne des années 1950-1970. Pour ce qui est des instruments de recherche, une table synoptique des acteurs de la gouvernance impériale entre 1712 et 1738 s’avère importante pour mettre en relation tous ces personnages, en incluant aussi les noms des premiers commis du bureau des colonies (p. 287). Quant à elles, les cartes géographiques en début du livre sont aussi très utiles, même si la Rivière-aux-Renards n’est visible que dans le petit médaillon de la carte no 4 (p. 21).

Le livre se conclut avec l’espérance que l’étude de la guerre des Renards ait montré des « mécanismes décisionnels, articulés aux rhétoriques et aux conceptions (géo)politiques », lesquels, appliqués à d’autres situations, « permettraient de connaître les formes et logiques de cette routine (…) à toutes ses échelles et dans tous ses lieux » (p. 283). Cela est peut-être aller un peu trop loin. Pourtant, ce livre, bien conçu et bien écrit, a certainement le mérite d’avoir confirmé l’importance des réseaux d’information atlantiques et impériaux et surtout montré l’importance des mécanismes routiniers du travail de ces commis renfermés dans les « antres » (p. 284) des bureaux des capitales européennes, qui décidaient – ou essayaient de décider – le sort de pays lointains qu’ils n’avaient jamais vus ni visités.