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La lecture de ce livre vous interpellera et vous amènera à des réflexions essentielles et, peut-être, des remises en question salutaires pour votre posture de chercheur.e, d’enseignant.e ou d’intervenant.e. Cet ouvrage n’est pas un livre de plus sur l’intimidation scolaire alimentant le catastrophisme ou la « panique morale ». Bien au contraire, il déconstruit le rôle des écrits scientifiques ou médiatiques dans le « processus de définition collective de l’intimidation scolaire au Québec » et « les métamorphoses de la problématisation de la violence juvénile ».

Selon une perspective critique et exhaustive de la construction du problème social de l’intimidation, David Gaudreault, doctorant en sociologie, montre de façon rigoureuse la manière dont les « entrepreneurs de morale » contribuent à requalifier la question sociale, à dépolitiser la conflictualité sociale, à transformer les enjeux de solidarité en enjeux d’intégrité et de dignité. Il illustre la manière dont le « langage psychologique colonise les rapports au monde » et, partant, comment celui-ci a fait évoluer les préoccupations sociales liées à la violence. Alors qu’auparavant cela concernait ce qui représentait une menace pour la cohésion sociale, les préoccupations d’aujourd’hui seraient plutôt le propre d’un sentiment d’insécurité vécu comme une « atteinte au standard d’une certaine “qualité de vie” recherchée » (p. 235). Le cadre théorique et méthodologique sociohistorique de la généalogie de l’intimidation scolaire nous amène ainsi à comprendre comment s’est opéré un déplacement de « l’imaginaire de l’adolescence dangereuse » (gangs de rue, taxage) à la « grammaire de l’enfance vulnérable » (intimidation). Cette approche – qui repose sur une analyse documentaire conséquente – interroge l’intervention à l’endroit des jeunes en milieu scolaire, mais aussi, de façon plus générale, le paradigme actuel des politiques jeunesse fortement axées sur la prévention. L’auteur porte un regard renouvelé sur la déviance, avec la réalité des jeunes à l’école comme trame de fond. Il analyse la violence, au sein de laquelle l’intimidation est devenue le problème public central modifiant l’économie morale du risque, le coeur des préoccupations sociales, le centre de l’action publique. Chronologiquement et de façon problématisée, on situe et comprend le passage de la figure de déviant juvénile à celle de jeune vulnérable à travers l’étude du traitement médiatique, politique et scientifique des violences de et dans l’école. On saisit ainsi les évolutions sémantiques et sociologiques qui ont conduit à ne plus considérer la violence de l’école pour privilégier quasi exclusivement une lecture microsociologique des rapports et, donc, de la violence entre élèves – évacuant par là même des clés de lectures explicatives plus macrosociologiques.

Cet ouvrage rappelle l’importance de la perspective constructiviste et critique en recherche, visant à « comprendre la reconnaissance et l’institutionnalisation [d’un problème social, en l’occurrence] de la violence scolaire par la reconstruction sociologique de sa mise en récit collectif » (p. 16). Une chronique sociologique repose sur une démarche généalogique qui comprend, sur une période donnée, l’ensemble « des actes de communication (médiatiques ou autres) instituant ce thème dans l’espace social, lui conférant par le discours la consistance d’un “fait social” et l’objectivité apparente d’une “chose” » (p. 17). C’est s’intéresser à tous les discours médiatiques, scientifiques ou politiques qui « colportent la chronique ». C’est étudier la « circulation des discours » et les « ramifications de sens » qui se déploient autour de la construction d’un problème social. Une telle démarche doit entourer toute problématisation d’un sujet de recherche.

Cet ouvrage est aussi d’utilité pédagogique, pour la rigueur de l’exercice comme nous l’avons souligné, mais aussi pour la densité et la précision analytique. Il permettra à des étudiant.e.s de s’approprier la perspective théorique constructiviste. Il illustre de façon didactique ce « pas de côté » ou cette prise de hauteur avec un sujet tant rabâché aux étudiant.e.s dans leur formation universitaire. Alors que l’on cherche à les accompagner dans cet exercice de réflexion sur les problèmes sociaux, on se heurte souvent à la difficulté de replacer le niveau macrosociologique, de remettre nos certitudes en cause.

Et c’est précisément la raison pour laquelle ce livre a aussi une utilité praxéologique en ce qu’il donne des clés de l’élaboration d’une pratique réflexive. L’auteur remet en perspective les éléments qui constituent un fait social. Il interpelle, chamboule « l’évidence que revêtent nos certitudes pratiques » (p. 21). Retracer avec autant de précision le chemin de la mutation de l’économie morale, de la psychologisation des problèmes sociaux – si décriée mais si peu analysée – est fondamental pour la formation des futur.e.s praticien.ne.s.

Finalement, cette démarche fait écho aux réflexions sur les « références normatives et cognitives » de l’action publique (Muller, 2004; Pires, 2004) qui alimentent les « grammaires sociales de la souffrance » (Otero et Namian, 2011) et, partant, consacrent la figure du vulnérable, réduisant les problèmes sociaux à des clés de compréhension microsociologiques. Ce qui interpelle plus particulièrement ici, et qu’il faut sans doute continuer d’investiguer rigoureusement, c’est la tendance à la déconflictualisation ou aux consensus autour de la définition des problèmes sociaux qui rendent difficile l’émergence et l’audibilité de contre-discours de la vulnérabilité (Maugère et Greissler, 2019). En cela, un tel ouvrage ouvre une voie.