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Il est des ouvrages en forme de carnets de voyage, fût-ce sur un mode chronologiquement différé et sous la plume d’un tiers. Celui que Claude Corbo consacre, près de soixante ans plus tard, à la visite officielle rendue par André Malraux au Québec en octobre 1963 relève de ce registre, tant est soignée la description des étapes richement documentées de ce périple, ainsi remis en scène et en mémoire, et aux prises de parole du ministre de la Culture du général de Gaulle. L’auteur donne à voir et à lire une séquence historique inédite dans sa forme et, pour l’essentiel, dans son contenu.

Après une introduction d’une cinquantaine de pages qui permet de cerner le contexte et les enjeux institutionnels de ce « moment » singulier et de se familiariser avec la personnalité de ses principaux protagonistes, la deuxième partie de l’ouvrage s’emploie à « rapailler » (p. 61) les interventions de Malraux au travers d’articles de presse de l’époque. La réception à la fois chaleureuse et diplomatique dont bénéficie alors l’auteur de L’espoir contraste avec celle de sa première visite, un quart de siècle plus tôt, en 1937, en pleine guerre d’Espagne, qui avait donné lieu à un accueil qu’Hervé Bastien a qualifiée d’« assassin » (p. 9) sur le plan politique, sans toutefois manquer d’indiquer que l’« écrivain [Prix Goncourt 1933] fait salle comble » (p. 10; une allocution prononcée à cette occasion est opportunément placée en annexe). Le rôle joué dans la visite de 1963 par l’homologue québécois de Malraux, Joseph-Émile Lapalme, créateur deux ans plus tôt du ministère des Affaires culturelles, est estimé « considérable, et même irremplaçable » (p. 11). La complicité entre les deux hommes, fruit d’une forte sympathie mutuelle, naît de l’« initiative audacieuse » (p. 15) prise dès septembre 1960 par celui qui exerçait les fonctions de vice-Premier ministre et de ministre de la Justice du Québec dans le gouvernement de Jean Lesage lors d’une rencontre non planifiée avec Malraux et qui dut beaucoup à l’entregent de l’avocat d’affaires montréalais Maurice Riel. Lapalme a évoqué dans ses mémoires ce que fut pour lui cette « heure éblouissante » qui s’est traduite, un an plus tard seulement, par l’inauguration de la Délégation générale du Québec à Paris, preuve des plus tangibles de la commune force de conviction dont bénéficiaient les deux hommes d’État.

La présentation du programme de la visite de Malraux fait l’objet d’un dossier très détaillé, à la façon d’un « catalogue raisonné » d’exposition. Le lecteur peut suivre ainsi le visiteur heure par heure dès son retour d’Ottawa, le matin du 10 octobre, depuis l’hôtel de ville de Montréal jusqu’au collège Stanislas, cinq jours plus tard, en passant notamment par le Musée des Beaux-Arts de Montréal, l’inauguration de l’exposition industrielle économique française, les rencontres organisées dans la Capitale nationale, au Parlement, avec le lieutenant-gouverneur et à l’Université Laval, puis l’inauguration de la chaire d’histoire de l’art à l’Université de Montréal avant la conférence de presse de clôture à l’hôtel Windsor. Cette feuille de route bien remplie a été mise à profit par Malraux pour exprimer ses réflexions sur les relations entre le Québec et la France et faire part de sa vision du monde… et de l’art devant ses divers auditoires, sans aucune note écrite ni texte officiel, donc en de « brillantes improvisations », comme le souligne Marcel Thivierge (p. 99) dans Le Devoir du 14 octobre à propos de l’allocution prononcée au dîner d’État offert par le gouvernement du Québec à l’hôtel Château Frontenac. Corbo consacre pas moins de six pages, en un tableau serré, à la présentation des dates, des circonstances et des thématiques des interventions publiques de Malraux.

Trois des thèmes des discours de Malraux retiennent justement l’attention de l’auteur. D’abord, la puissante et fière aptitude observée in situ et souvent relevée du peuple québécois à préserver sa langue, sa culture et son identité : « Ce que la France peut vous apporter d’essentiel, c’est la confiance en vous » (p. 48). Ensuite, l’assurance que la leçon de liberté délivrée par la France et le Québec contribuera à « faire ensemble la civilisation de demain, la civilisation de l’Atlantique » (p. 48-49); à cet égard, la meilleure façon de dépasser les regrets ou les remords qu’a pu nourrir une rupture prolongée du lien entre l’ancienne mère-patrie et la colonie ne peut que résider dans le partage d’un même regard vers l’avenir. Enfin, le ministre écrivain et théoricien de l’art a traité avec passion de la « transformation fondamentale des civilisations » (p. 84), intimement liée à l’incertitude que font peser les effets du machinisme induits par la nouvelle puissance scientifique et technique. La place à reconnaître à la culture, pensée comme « ce qui reste de toutes les valeurs, ce qui peut résister à la mort » (p. 49), n’en est rendue que plus cruciale.

Le lecteur ne saurait refermer l’ouvrage, où rien n’est dit sur le passage par Ottawa et la rencontre avec Lester B. Pearson, sans soupeser l’insigne portée d’une visite qui a ouvert les premiers pourparlers entre la France et le Québec et dont on sait aujourd’hui quels furent les éloquents lendemains. À ce titre, dans le Québec de la Révolution tranquille, Malraux, en artiste sûr de son aura et dont Lapalme se souvient qu’il a écrit : « Le monde s’est mis à ressembler à mes livres » (p. 56), a pu apparaître sous les habits d’un prophète. Jean-Marc Léger file d’ailleurs la métaphore lorsqu’il évoque dans Le Devoir du 12 octobre « la pensée et la vision prophétiques de l’auteur de L’espoir et des Voix du silence » (p. 90). Prophète aussi, à l’évidence, parce que porte-parole, pourrait-on dire : la visite de 1963 est en effet avant tout une mission, dont l’intérêt et l’importance se mesurent à la personnalité même de l’émissaire et à celle du chef d’État qui l’envoie et qui lui avait dit, trois ans plus tôt, à son retour d’un voyage à Québec : « Il y a, me semble-t-il, un énorme potentiel français au Québec. Veuillez-vous en occuper » (p. 21).

Sur le mode d’une chronique à la fois ample dans sa visée et précise dans sa tenue, Claude Corbo inscrit avec bonheur un point d’orgue un peu oublié, et donc à effet refondateur, dans l’histoire des relations franco québécoises.