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Introduction

Les approches collaboratives (ou enseignement-apprentissage par les pairs), qui tentent d’intégrer les multiples niveaux de fonctionnement de l’élève (cognitif, affectif, métacognitif et social), auraient des effets nettement supérieurs aux approches individuelles traditionnelles pour l’apprentissage des mathématiques et de la langue maternelle (Peklaj et Vodopivec, 1999 ; Fuchs, Fuchs et Kazdan, 1999). Il ressort, entre autres des travaux de Vygotski (1985), que les processus mentaux de haut niveau, sur lesquels repose en grande partie la lecture littéraire, s’acquièrent par imitation et guidage. Ainsi, les tâches encourageant le dialogue et la collaboration (comme le journal dialogué et les cercles littéraires), en permettant aux élèves de générer, de comparer et de confronter leurs propres opinions et questions, favoriseraient la compréhension, l’interprétation et l’appréciation des textes littéraires en classe (Almasi, 1995 ; Pressley, Brown, El-Dinary et Afflerbach, 1995 ; Eeds et Wells, 1989). Mais comment de telles activités d’enseignement plus décentralisées peuvent-elles réellement soutenir l’apprentissage de la lecture littéraire dans le cas plus spécifique de l’oeuvre intégrale en première secondaire ?

Problématique

La lecture littéraire à l’école : bref survol des différentes approches d’enseignement

D’abord, qu’est-ce que l’apprentissage de la lecture littéraire ? Car si la littérature en classe constitue pour certains « la voie d’accès par excellence pour la formation de lecteurs réfléchis et créateurs » (Giasson, 1996, p. 53), il s’agit là d’un domaine d’enseignement encore insuffisamment circonscrit (Petitjean, 1990 ; Reuter, 1996). Ainsi, de nombreuses approches d’enseignement se sont chevauchées au cours des cinquante dernières années, selon que l’on a privilégié l’auteur, le texte ou l’élève lecteur. De manière très schématique, avant la démocratisation de l’enseignement, c’est une approche « sacralisante » qui domine dans les écoles d’enseignement secondaire au Québec : une approche essentiellement centrée sur les « bons » auteurs et les « beaux » textes, précieux objets utiles à la formation culturelle, morale et rhétorique d’une élite.

Puis, et bien que toutes ces approches se chevauchent dans la réalité, on peut avancer que les années 1970 ont été marquées au sceau de la narratologie. Cela a entraîné l’abandon de l’histoire littéraire et de la rhétorique au profit d’une approche structuraliste ou techniciste, essentiellement axée sur l’étude des structures narratives, souvent détachée de tout contexte (Langlade, 1991 ; Lebrun et Roy, 1999), et ce, au total détriment des aspects socioaffectif et culturel qui justifient pourtant en grande partie, selon nous, l’enseignement de la lecture littéraire à l’école. Parallèlement, l’approche communicative se préoccupe davantage des besoins langagiers des élèves. Le texte littéraire devient peu à peu un discours parmi d’autres et souvent un simple prétexte pour faire « communiquer » les élèves plutôt qu’un objet d’étude en lui-même.

Enfin, les années 1990 sont dominées par l’approche stratégique issue des théories cognitives, ce qui aboutit à une autre forme d’approche techniciste dans les classes, mais cette fois axée sur les structures cognitives du lecteur et où l’objet-texte est plus ou moins considéré comme un ensemble neutre d’informations à traiter et à mémoriser.

Actuellement, les derniers programmes ministériels de français du primaire et du secondaire (ministère de l’Éducation du Québec [MEQ], 2001, 2003) tentent d’intégrer l’approche esthétique de la lecture, surtout centrée sur les réactions du lecteur. Dans cette approche développée par l’américaine Louise Rosenblatt (1994), à partir de certains principes issus du pragmatisme américain et des théories littéraires de la réception, le terme « esthétique » désigne cette posture qu’un lecteur adopte lorsqu’il s’engage dans la lecture afin de vivre une expérience immédiate et imaginaire à travers une création artistique de langage. Ce type d’approche vise l’enrichissement du vécu et de l’imaginaire du lecteur et encourage fortement l’expression des réactions personnelles, qui sont considérées comme des indices d’engagement et de compréhension. Conséquemment, l’enseignant devrait d’abord amener l’élève à « vivre » le texte plutôt qu’à le résumer et à l’analyser, et ce, en incitant l’élève à faire des associations avec sa vie personnelle, à éprouver des sentiments, à s’identifier aux personnages et à leur témoigner de l’empathie, à prédire la suite des événements, à imaginer des paysages, des visages, etc.

Outre le fait que, depuis 1995, la lecture d’au moins cinq oeuvres complètes par année est prescrite au secondaire, tout semble indiquer que l’on cherche aujourd’hui à mieux définir et évaluer la compétence littéraire dans les programmes ministériels. Cependant, et notamment dans le cas plus spécifique de l’oeuvre intégrale qui nous occupe, la jonction et l’opérationnalisation des approches stratégique et esthétique ne vont pas sans soulever plusieurs problèmes en classe de lecture du secondaire.

Habiletés et habitudes de lecture des élèves de première secondaire

L’un des principaux problèmes qui se pose aujourd’hui en didactique de la littérature est, selon Jocelyne Giasson, « de concilier, dans la pratique, les interventions visant la compréhension des textes et la réaction à ceux-ci. Comment arriver à enseigner des stratégies de lecture tout en ne perdant pas de vue l’objectif réel de l’appréciation du texte littéraire ? » (2000, p. 12). Car, faut-il le rappeler, selon des résultats d’enquêtes françaises qui s’appliquent à dresser des portraits détaillés des élèves à leur entrée au secondaire, environ 50 % de ces élèves en seraient encore au stade de la reconnaissance des mots ou du décodage et 40 % ne dépasseraient pas la compréhension d’un texte simple (Leclercq, 1981 ; ministère de l’Éducation nationale, 1993). Par ailleurs, l’enquête internationale PISA indique que 27 % des élèves québécois âgés de 15 ans ne dépassent pas le niveau de l’inférence simple et que seulement 45 % d’entre eux peuvent réussir des tâches de lecture complexes, comme interpréter le sens à partir de nuances de la langue et évaluer de manière critique un texte (PISA, 2001).

Pour ce qui est de la lecture d’oeuvres littéraires, même si la plupart des élèves de la fin du primaire et du début du secondaire disent aimer lire, plus de 50 % avouent ne pas lire du tout ou rarement des romans en dehors de l’école (Gervais, 1997 ; Soussi, 1995 ; MEQ, 1994a). De plus, comme l’école primaire privilégie surtout la lecture/plaisir, les élèves arrivent au secondaire en ayant très peu lu de textes plus résistants, c’est-à-dire de nature à susciter un travail sur le texte ou un début de distanciation (Sorin, 2001). Ce décalage exigerait d’eux un « saut qualitatif que la plupart ne peuvent franchir » (Tauveron, 1999, p. 12).

Journal dialogué et cercle de lecture : des dispositifs didactiques encore mal connus pour la construction progressive du sens en lecture

Selon les principes de l’approche esthétique, le premier objectif d’enseignement en lecture littéraire devrait être d’encourager la prise de conscience par l’élève et par le groupe de la nature évolutive de leurs processus de compréhension et de la pluralité des interprétations (Rosenblatt, 1982). Or il n’est pas certain que le type de tâches traditionnellement associées à la lecture littéraire dans les classes, comme les questionnaires de compréhension factuels et les résumés de lecture, favorisent l’atteinte de cet objectif ou le passage au « qualitatif » (Veck, 1997 ; MEQ, 1994b).

L’adoption de l’approche esthétique a par conséquent entraîné dans de nombreuses classes de littérature américaines et dans quelques classes du Québec — signalons à ce propos les travaux pionniers de Lebrun (1996a, 1996b) — la mise en application de nouveaux dispositifs didactiques, tels que le journal de lecture et les cercles littéraires (CL) en petits groupes de pairs, afin de favoriser un dialogue lecteur-texte-lecteurs. Les CL regroupent cinq ou six élèves aux habiletés variées qui ont lu le même roman et qui, souvent, ont effectué un travail d’écriture préparatoire, soit un journal de lecture. Comme le rappelle Lebrun (1996b) à juste titre, ces deux techniques d’enseignement doivent être vues non pas comme de simples activités de « socialisation des subjectivités », mais comme des outils sociaux de construction du sens et une occasion de confronter et de modéliser les interprétations élaborées pendant et après la lecture.

Cependant, une récente enquête menée auprès de 1500 enseignants américains du primaire et du secondaire révèle que, bien que 95 % d’entre eux croient que les cercles littéraires constituent une avenue intéressante pour la classe et que les trois quarts désirent les utiliser, dans les faits, 70 % d’entre eux n’utiliseraient que rarement ou jamais cette technique innovatrice d’enseignement (Commeyras et Degroff, 1998). Pourquoi ? Cette résistance de la part des enseignants s’explique peut-être en partie par le manque de compréhension que nous avons de la nature ou de la dynamique interne de ce type d’activité dialogique (Almasi, O’Flahavan et Arya, 2001). En plus de mal connaître ce qui assure la cohérence et la réussite des cercles littéraires, nous connaissons encore mal comment peuvent s’y imbriquer tous les modes et stratégies de lecture, comment les élèves peuvent problématiser et développer de manière autonome leurs interprétations, comment s’effectue le guidage des pairs dans ce contexte de collaboration autonome et, aussi, en quoi pourraient se distinguer les comportements des élèves des classes dites enrichies et régulières.

D’autre part, l’hypothèse socioconstructiviste, selon laquelle le contexte social soutient et favorise le développement d’habiletés cognitives de haut niveau, reste encore à démontrer, surtout en ce qui concerne des tâches comme les discussions littéraires, dans la mesure où elles nécessitent un mode de raisonnement dialectique plutôt que logico-scientifique (Bruner, 1996 ; Keefer, Zeitz et Resnick, 2000). En effet, plusieurs recherches en didactique des mathématiques, par exemple, ont montré les avantages de la coconstruction de sens entre pairs pour résoudre des problèmes logiques. Cependant, à notre connaissance, la dynamique (ou les corrélations possibles) entre les dimensions cognitive, sociale et métacognitive qui entrent en jeu dans la résolution de problèmes « littéraires » entre pairs, au secondaire, a fait l’objet de très peu de recherches (Perret-Clermont et Nicolet, 1988 ; Gilly, Roux et Trognon, 1999).

En résumé, les modèles d’enseignement de la lecture littéraire ont longtemps été centrés sur l’auteur ou l’objet-texte plutôt que sur le lecteur. Les approches stratégique et esthétique actuelles en lecture suggèrent plutôt d’enseigner explicitement à l’élève à utiliser des stratégies de lecture et de l’encourager aussi à exprimer ses réactions personnelles. Cependant, non seulement l’évaluation des réactions personnelles pose-t-elle un problème de taille aux enseignants, mais le rôle des autres élèves dans cet apprentissage et les tâches reposant sur la collaboration pour la construction du sens en lecture sont encore mal connus des enseignants. Par conséquent, dans le cadre d’un modèle d’enseignement transactionnel (que nous définirons dans la prochaine section), l’objectif général de notre recherche doctorale a consisté à vouloir décrire la dynamique interne des cercles littéraires afin de mieux comprendre comment les élèves utilisent les différents modes de lecture et de collaboration dans ce type de dispositif didactique transactionnel (Hébert, 2003).

Cadre de référence

Dans une perspective résolument didactique, nous nous sommes efforcée de relier et d’articuler en même temps les cinq pôles qu’implique toute situation pédagogique, et que certains auteurs qualifient de pyramide didactique (Lancelot, 1999). Nous avons ainsi organisé notre cadre théorique en cinq grandes sections pour mieux comprendre l’interaction entre : 1) les théories de la lecture qui définissent notre objet d’enseignement ; 2) l’adolescent lecteur ou les caractéristiques de l’apprenant ; 3) les modèles d’enseignement de la lecture ou le rôle de l’enseignant ; 4) les tâches ou activités d’enseignement-apprentissage qui en découlent ; 5) l’effet du groupe sur l’apprentissage ou le rôle des pairs.

Les théories de la lecture : des modèles interactifs au modèle transactionnel

Le concept d’« interaction » est actuellement un concept-clé dans le domaine de la lecture, et il recouvre des réalités différentes selon que l’on adopte un angle d’analyse propre aux théories cognitive ou littéraire. De manière générale, sous l’influence des théories constructivistes piagétiennes, qui insistent sur le rôle actif et structurant du sujet (Tardif, 1992), l’acte de lecture est aujourd’hui défini comme un acte de compréhension, une activité de « construction » de sens qu’Umberto Eco (1985) nomme la coopération interprétative dans le cas de la lecture du récit, car « le texte est une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail de coopération acharné pour remplir les espaces de non-dit […] » (p. 27).

Selon le modèle interactif ternaire, que Giasson (1990, 1995) a très bien synthétisé, la compréhension serait en fait le résultat de l’interaction entre trois grands ensembles de variables (voir Tableau 1).

Les théories littéraires du reader-response adoptent une orientation encore davantage centrée sur l’unicité de chaque lecteur et vont même jusqu’à abandonner le terme « interaction » pour retenir celui de « transaction », lequel sous-entend qu’aucune des variables en jeu n’est étanche ni indépendante des autres et que, par conséquent, aucune ne peut être étudiée isolément. Selon Louise Rosenblatt (1985, 1994, 1995), il y a dans le terme « transaction » l’idée d’une traversée et d’une transformation progressive que le terme « interaction » n’a pas, ce qui ferait en sorte que la lecture littéraire est d’abord une expérience chaque fois unique et non pas un « produit » dont la qualité pourrait se mesurer de manière quantitative et en dehors du lecteur, à l’aide de questions factuelles de rappel ou autres. La lecture littéraire devrait donc être envisagée en classe comme un dialogue dont il faut analyser l’évolution et la transformation progressive in situ à l’aide de tâches transactionnelles. Dans ce type d’approche esthétique, le degré de compétence du lecteur se mesure alors non seulement à sa capacité de participer et de s’engager, mais aussi à celle d’être attentif à sa propre subjectivité, réceptif au déroulement et à la nature de son expérience, de même qu’à celle des autres en situation de lecture collective. Cependant, même si, selon Rosenblatt (1994), c’est le degré d’investissement personnel ou l’attitude du lecteur qui détermine avant tout la valeur esthétique du texte ou son degré de « littérarité », on reconnaît tout de même que certaines caractéristiques propres au texte favoriseraient l’éclosion d’une lecture littéraire dans ses dimensions polysémique, formelle, intertextuelle, imaginaire et culturelle (Canvat, 1999 ; Thérien, 1996).

Tableau 1

Le modèle interactif ou les trois variables en interaction dans l’acte de lecture (adapté de Giasson, 1990, 1995)

Le modèle interactif ou les trois variables en interaction dans l’acte de lecture (adapté de Giasson, 1990, 1995)

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Enfin, de nombreux théoriciens de la poétique du texte considèrent la lecture littéraire davantage comme une activité de production d’un discours, laquelle devrait résulter de l’interaction entre plusieurs modes de lecture (factuel/littéral, identificatoire et analytique/critique) (Dufays, 1996 ; Leenhardt, 1980). De ce fait, la compétence littéraire (en termes de retour sur le texte, de volonté de l’interroger et de capacité à le commenter) exige non seulement du lecteur qu’il effectue un constant va-et-vient entre les diverses modalités de lecture, mais qu’il sache aussi élaborer et légitimer ses interprétations par une démonstration rigoureuse (Jouve, 2001 ; Daunay 1999 ; Gervais, 1993).

Les caractéristiques de l’adolescent lecteur en première secondaire

Les recherches empiriques qui ont tenté de décrire plus spécifiquement les caractéristiques du processus de lecture littéraire chez les adolescents révèlent que ceux-ci adoptent plusieurs modalités de lecture ou stades de développement dans leurs réactions au texte littéraire (Langer, 1990a, 1990b ; Thompson, 1987). Cependant, les modalités qui exigent une distanciation par rapport à soi-même ou à l’objet-texte, et associée à la lecture critique, sont plus rarement utilisées par les jeunes lecteurs ou par les moins habiles (Applebee, 1978). Les bons lecteurs, de même que ceux qui sont très engagés émotionnellement dans leur lecture, utiliseraient par ailleurs une plus grande variété de stratégies, et cela à une plus grande fréquence. En revanche, les moins bons lecteurs fourniraient moins de réponses[1] interprétatives et plus de réponses de type résumé (Squire, 1964 ; Purves et Rippere, 1968). Cela serait en partie attribuable à une question de maturation dans leur développement intellectuel et moral, mais aussi à des pratiques scolaires inadéquates qui, notamment, ne tiennent pas suffisamment compte de l’importance de fournir un enseignement explicite de la lecture au secondaire et d’encourager l’interaction constante entre les divers modes de lecture (Beach, 1993 ; Langer, 1990a, 1990b).

Les modèles ou approches d’enseignement de la lecture

Selon Deschênes (1991), « la recherche en psychologie cognitive des quinze dernières années conclut que la lecture est une démarche stratégique et qu’il faut enseigner aux lecteurs des moyens favorisant une grande flexibilité pour lire et comprendre tous les genres de textes qu’ils rencontreront » (p. 30). Cela est d’autant plus pertinent dans le cas des adolescents lecteurs, car l’une des grandes difficultés de la didactique du texte littéraire, au primaire et au secondaire, réside justement dans leur manque de connaissances « externes » sur les textes.

Actuellement, nous assistons à une tentative de réunir les principes des approches stratégique et esthétique dans une approche qualifiée de transactionnelle et qui propose le concept de constructively responsive reading, joignant ainsi les concepts de « construction » du sens et de « réponse » au texte. Cette approche d’enseignement de la lecture a été expérimentée empiriquement sous le terme Transactional Comprehension Strategies Instruction, principalement par l’équipe de Pressley (avec Brown, El-Dinary et Coy-Ogan, 1995). Elle est dite transactionnelle parce que la compréhension y est d’abord définie comme une activité de construction du sens ; les élèves sont avertis que le sens d’une lecture change constamment puisqu’il naît de la transaction qui s’établit entre le texte, le lecteur et le groupe ; les réactions des élèves influencent et modifient constamment les interventions de l’enseignant. Cette approche transactionnelle est également dite « stratégique » parce qu’il s’agit d’une approche d’enseignement qui fournit aussi un enseignement direct (explication, modélisation et étayage) des stratégies de lecture, stratégies qui devraient interagir dans les multiples étapes de la construction du sens en lecture (décodage, compréhension littérale, esthétique et critique).

Les tâches ou activités d’enseignement-apprentissage transactionnelles

Les théories socioculturelles de l’apprentissage, qui s’intéressent au rôle du contexte social dans l’acquisition des habiletés de pensée de haut niveau, insistent sur l’importance de la verbalisation chez l’enfant pour le développement de sa pensée abstraite (Vygotski, 1985). De nombreuses recherches sur les groupes de discussion ont été l’occasion d’émettre l’hypothèse que les discussions littéraires pourraient fournir ce contexte d’interactions sociales ou d’étayage par les pairs, contexte qui serait nécessaire pour modeler ces habiletés cognitives de haut niveau et permettre leur intériorisation progressive (Vanhulle, 1998 ; Almasi, 1995). Cependant, nous tenons à souligner que très peu d’études se sont penchées sur les modalités de collaboration/étayage et sur les types d’interactions survenant entre les pairs dans des cercles littéraires entièrement autonomes au secondaire (sans questions imposées par l’enseignant et se déroulant sans la présence d’un adulte).

L’effet du groupe ou le rôle des pairs dans l’apprentissage de la lecture

Les études visant à dégager des catégories d’interaction dans les cercles littéraires ont permis d’identifier une grande variété de types d’interactions, dont la dynamique importerait plus que la quantité (Almasi et al., 2001 ; Marshall, Smagorinsky et Smith, 1995). Les bonnes discussions se distingueraient quant à leurs divers degrés d’articulation, de cohérence et de gestion. Toutefois, les différences entre les élèves de groupes enrichis et réguliers à ce propos restent peu connues. La plupart des recherches en apprentissage collaboratif ont porté sur des tâches d’apprentissage basées sur la logique formelle (Gilly et al., 1988, 1999) et les chercheurs semblent avoir peu examiné, jusqu’à maintenant, la nature des échanges ou les modalités de collaboration (en termes de proportions des différents types d’interaction) dans les groupes d’élèves travaillant à résoudre des problèmes littéraires, souvent sans solution unique.

En s’appuyant sur ce cadre de référence, nous avons donc voulu répondre aux questions de recherche suivantes : Quels modes et stratégies de lecture les adolescents verbalisent-ils dans les CL entre pairs entièrement autonomes ? Jusqu’à quel point élaborent-ils leur pensée ou quel degré d’élaboration leur verbalisation atteint-elle ? Quels modes de collaboration et types d’interaction utilisent-ils dans un tel contexte d’apprentissage ? Existe-t-il des corrélations possibles entre les modes de lecture, de collaboration et la qualité du contenu discuté ? Enfin, existe-t-il des différences entre les groupes ?

Méthode

Type de recherche

L’approche d’enseignement transactionnelle dans laquelle s’inscrit notre recherche ne correspond pas au paradigme dualiste propre aux recherches quantitatives où les variables texte-lecteur-contexte sont souvent étudiées séparément. Les principes méthodologiques qui guident la présente recherche s’appuient sur les approches de type constructiviste et ethnographique, lesquelles considèrent l’apprentissage comme un processus de construction de l’apprenant, à la fois social et individuel, profondément imbriqué dans le contexte socioculturel de l’activité d’apprentissage observée. Ainsi, au lieu de chercher à mesurer des relations de cause à effet, typiques des approches de tradition positiviste, les approches socioculturelles visent à révéler et à comprendre toute la dynamique et les mécanismes d’un phénomène social complexe, comme le sont les cercles littéraires. En outre, comme nous l’avons fait, ces approches privilégient de plus en plus le groupe comme unité d’analyse, le groupe vu comme un système cognitif à lui seul, plutôt que la performance individuelle décontextualisée (Dillenbourg, Baker, Blaye et O’Malley, 1996).

Il s’agit donc d’une recherche à la fois de type qualitatif, c’est-à-dire descriptive, à visée explicative, et de type quantitatif. Elle est le résultat d’une observation « naturelle » prolongée par l’enseignante-chercheuse. Il n’y a pas eu de manipulations préalables des variables indépendantes autres que celles de fournir un enseignement explicite des stratégies de lecture et des outils pour structurer la réflexion et les échanges. L’objectif est d’analyser, de la façon la plus exhaustive possible, les phénomènes qui se sont produits lors de cette activité d’enseignement-apprentissage complexe que constituent les cercles littéraires, à l’aide de données difficilement mesurables et multiples (verbalisation écrite et orale de stratégies de lecture, interactions sociales) et de techniques de collecte variées (observations in situ, enregistrements audio, productions écrites, journal de bord). Les données ont été traitées par analyse de contenu (ou méthode de réduction des données) à l’aide de grilles issues de notre cadre théorique, et soutenues par des analyses statistiques de fréquence, de variance et de corrélation.

Bien qu’il faille souligner l’intérêt d’avoir tenu compte des trois contextes (didactique, interactionnel et discursif) englobant la situation d’apprentissage analysée, l’on ne peut ignorer la lourdeur théorique et la complexité méthodologique qu’un tel empan d’analyse a entraînées. De plus, le codage des interactions verbales passe pour une entreprise fort complexe et il faut souligner le coût méthodologique élevé des analyses conversationnelles en contexte naturel et multiethnique, ce qui a pour conséquence de réduire la quantité de matériel analysé ainsi que la finesse du grain d’analyse. Cependant, comme cette recherche se limitait à l’étude de huit cercles littéraires, nous ne pouvons prétendre à une généralisation des résultats.

Enfin, le fait que la chercheuse ait été à la fois l’expérimentatrice et l’enseignante présente des avantages certains pour une compréhension riche du contexte des données, mais il faut aussi considérer les risques dus à l’effet de halo ainsi qu’aux attentes de l’enseignante-chercheuse. Il faudrait aussi mentionner l’effet de maturation chez la chercheuse car, le codage des données s’étant étalé sur plusieurs mois, la compréhension des codes s’est nécessairement affinée, ce qui influence les résultats. Par contre, nous avons tout lieu de croire que ces effets ont été atténués par l’utilisation de nombreux procédés méthodologiques pour valider les étapes de codage et pour permettre à la chercheuse de se distancier par rapport à ses données sur le plan affectif. Parmi ces procédés, citons notamment : plusieurs étapes de condensation progressive (ou réduction par abstraction) des données ; le travail avec deux contre-codeurs et des assistants pour les transcriptions et le traitement statistique ; plusieurs relectures distancées dans le temps ; de très fines unités de codage et une vérification des codes par validation transversale.

Contexte général de l’expérimentation et corpus

L’expérimentation s’est déroulée vers la fin de l’année scolaire (mai-juin). Cela après une pré-expérimentation qui a eu lieu en avril et qui nous a servi, principalement, à familiariser les élèves avec cette nouvelle activité, à ajuster les problèmes de logistique, à recueillir des données sur l’aptitude au travail d’équipe de chacun des élèves, afin de pouvoir, lors de l’expérimentation, constituer des équipes relativement équilibrées sur ce plan. La phase préliminaire d’enseignement explicite s’était auparavant étalée d’octobre à mars, période pendant laquelle nous avons fait alterner deux types de lecture scolaire : des lectures autonomes de trois romans jeunesse au choix (parmi un corpus préétabli par l’enseignante) ; puis des lectures en grand groupe d’extraits tirés du manuel de littérature et de deux classiques imposés (L’Iliade et L’Odyssée d’Homère) en version adaptée. Cette phase comportait des séquences d’enseignement explicite et graduel des stratégies de lecture littéraire et de l’utilisation du journal dialogué, de même que des séquences d’enseignement de notions littéraires. Ensuite, d’avril à mai, nous avons rendu obligatoire la lecture de deux classiques en littérature jeunesse : L’appel de la forêt (1905) de l’auteur américain Jack London, pour la pré-expérimentation, et Vendredi ou la vie sauvage (1982), une adaptation de Robinson Crusoé par l’auteur français Michel Tournier, pour l’expérimentation.

Population et échantillon retenu

L’expérience a eu lieu dans une école secondaire privée[2], située en milieu urbain, et dont la population, provenant d’un milieu socioéconomique moyen, est très multiethnique (75 % des élèves ne parlent pas le français à la maison et l’on y retrouve en moyenne dix origines ethniques distinctes par classe). L’expérimentation s’est déroulée à l’aveugle dans deux des quatre classes de l’enseignante-chercheuse, en première secondaire. La classe dite « enrichie » comptait 31 élèves moyens-forts ; la classe régulière, 26 élèves moyens-faibles. C’est seulement une fois l’année scolaire terminée que nous avons sélectionné quatre groupes d’élèves pour notre échantillon parmi les onze groupes au total (six dans la classe enrichie et cinq dans la classe régulière). Cette sélection s’est effectuée selon les seuls critères suivants : la qualité technique des enregistrements audio, la présence de tous les membres et les documents de travail post-discussion complets.

Déroulement

Les cercles littéraires ont eu lieu une fois par semaine, pendant trois semaines. Chaque discussion durait de 30 à 45 minutes, et chacune était enregistrée sur cassette audio. Avant chaque discussion, l’élève devait lire un tiers du roman et rédiger son journal de lecture personnel, journal dans lequel il ne faisait que prendre en note de manière très schématique (mini-commentaire) des listes de sujets potentiels pour la discussion. Idéalement, c’est donc après chaque discussion que le travail d’élaboration à l’écrit devait se faire.

Traitement qualitatif et statistique des données

Nous avons recueilli nos données principales à partir de ces enregistrements audio des cercles littéraires, qui constituent à la fois notre technique et notre objet d’observation (voir les étapes de traitement qualitatif des données à l’annexe 1). Dans une perspective de triangulation des données, nous avons aussi recueilli des données complémentaires à l’aide de plusieurs techniques et instruments d’observation (test, questionnaire d’enquête, journal de bord, etc.) pour mieux comprendre les caractéristiques du contexte et des participants, lesquelles pourraient influencer la dynamique des cercles littéraires. Toutes les données ont été recueillies par l’enseignante-chercheuse dans le cadre normal de son enseignement.

Les données principales proviennent des huit cercles littéraires enregistrés sur cassette et effectués par les quatre groupes d’élèves retenus à titre d’échantillon. Nous les avons analysées à partir de transcriptions écrites effectuées par la chercheuse et deux assistants. Trois instruments d’analyse construits à partir du cadre théorique et avec le soutien de deux contre-codeurs ont ensuite permis de coder ces données (voir annexes 2, 3 et 4). Nous en avons testé la validité et atteint des degrés d’accord inter-juges satisfaisants, compte tenu de la complexité de ce genre de données (83 % pour ce qui est du codage des modes dominants de lecture et du degré d’élaboration ; 78 % pour le codage des modes dominants de collaboration, et ce, sur une portion des données représentant environ 9 % des données).

Au total, l’analyse des transcriptions a permis de dégager 116 épisodes[3] de discussion et 3809 unités de sens[4] qui ont été codés à l’aide de trois instruments d’analyse développés pour chacune de nos principales variables, soit : les modes et stratégies de lecture ; les modes de collaboration et types d’interaction ; le degré d’élaboration du contenu ou de la verbalisation. Enfin, dans le but de répondre à nos questions de recherche, qui exigeaient de décrire, de comparer et de corréler nos données, nous avons procédé à plusieurs types d’analyses statistiques[5].

Résultats

Les modes et stratégies de lecture verbalisés dans les cercles littéraires autonomes

Les résultats d’analyse montrent que les élèves verbalisent une variété de modes et de stratégies de lecture pendant les cercles littéraires (voir annexe 2). Dans l’ensemble des épisodes analysés (et qui représentent ce qu’ils ont verbalisé pendant les discussions portant sur les deux premiers tiers du roman), le mode de la compréhension littérale a été le plus utilisé (44 %), si on le compare à chacun des autres modes pris individuellement (Z >< +–1,96 : Z = 3,25 ; 4,5 ; 4,92, p = 0,05) (voir Graphique 1).

Graphique 1

Proportion d’utilisation de chacun des modes de lecture dans l’ensemble des discussions

Proportion d’utilisation de chacun des modes de lecture dans l’ensemble des discussions

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Quant à l’utilisation plus restreinte du mode de l’Évaluation critique, elle peut s’expliquer en grande partie par un facteur de maturité. Pour ce qui est des stratégies utilisées, nous nous limiterons ici à mentionner que c’est la stratégie S’identifier, juger moralement qui a dominé. Cette stratégie consiste à « vivre » avec les personnages de l’histoire, à se mettre dans leur peau et à les juger comme s’ils étaient des personnes réelles.

Le degré d’élaboration des verbalisations ou la qualité de contenu des sujets discutés

On peut dire que, dans l’ensemble, 45 % des épisodes de discussion analysés ont atteint un très bon (30 %) ou excellent degré (15 %) d’élaboration. Ce qui signifie que les élèves y ont posé leur sujet et ajouté au moins quatre éléments de développement liés à ce sujet (voir les détails sur cet instrument d’analyse en annexe 3). Sur le plan statistique, il n’y a pas de différences significatives entre les groupes enrichis et réguliers à ce sujet. Par contre, nous pouvons souligner que 20 % des épisodes de discussion chez les groupes enrichis atteignent un excellent degré d’élaboration, ce qui est deux fois plus que chez les groupes réguliers.

Par ailleurs, c’est dans la verbalisation associée aux modes de lecture de l’Engagement esthétique et de l’Analyse textuelle que les élèves des deux types de groupe ont le mieux élaboré leurs commentaires. Les élèves utilisent donc beaucoup le mode Littéral (en termes de fréquence), mais, en termes de qualité, ils développent mieux leur pensée dans les modes de l’Engagement esthétique (p < 0,01) et de l’Analyse textuelle (p < 0,01), selon un test de comparaisons multiples a posteriori (HSD Tukey) (voir Tableau 2).

Tableau 2

Degré d’élaboration moyen atteint à l’oral dans chacun des modes de lecture

Degré d’élaboration moyen atteint à l’oral dans chacun des modes de lecture
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Différences significatives sur un plan statistique

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Les modes de collaboration et types d’interaction dans les cercles littéraires menés par des pairs

Pendant toutes les discussions, les Modes de collaboration (voir annexe 4) regroupant les aspects social et métacognitif de la tâche sont utilisés dans des proportions relativement équilibrées par rapport aux aspects cognitifs liés au développement du contenu. Ainsi, les modes de la Rétroaction et de la Gestion (relevant des dimensions sociales et métacognitives de la tâche) sont utilisés dans une proportion de 48 %, alors que ceux relatifs à l’Articulation et au Développement du sujet (aspects cognitifs) le sont dans une proportion de 42 %. Cet équilibre semble peu influencé par l’une ou l’autre des deux autres variables. En effet, peu importe les Modes et stratégies de lecture verbalisés ou le degré d’élaboration atteint, les proportions dans lesquelles les élèves utilisent les différents modes de collaboration restent à peu près les mêmes d’un épisode de discussion à l’autre. Par contre, les analyses de corrélation révèlent que, en général, plus ils emploient le mode de la Gestion, ou échangent dans l’intention de Gérer leur discussion, moins ils font de remarques visant à Développer le sujet. Mais ce n’est qu’en examinant de plus près au niveau des indicateurs ou des types d’interaction que nous avons pu mieux comprendre en quoi la corrélation entre les modes de la Gestion et du Développement du sujet pouvait s’avérer négative.

Les types d’interaction visant la Rétroaction aux pairs et les différences inter-groupes

Ainsi, chaque mode de collaboration se subdivise en indicateurs plus précis ou « types d’interactions ». Le mode de la Rétroaction occupe 28 % de la totalité des unités de sens codées dans les huit discussions. Nous désignons par rétroaction toute remarque visant à réagir verbalement aux propos d’un pair et dénuée de tout élément lié au développement du contenu. Nous avons ainsi distingué quatre types de rétroactions possibles : Approuver, Désapprouver, Douter ou écouter de manière neutre et Demander une rétroaction. Ce sont les remarques visant à Approuver les propos d’un pair qui dominent dans l’ensemble des divers types de rétroaction. Cependant, les groupes enrichis auraient tendance à moins approuver les propos des pairs et à en douter davantage que les groupes réguliers[6]. Il serait donc plus difficile de faire approuver ses propos dans les discussions des groupes enrichis que dans celles des groupes réguliers (voir Graphique 2).

Graphique 2

Différences intergroupes dans le Mode de la Rétroaction

Différences intergroupes dans le Mode de la Rétroaction

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Les types d’interaction visant la Gestion de la tâche et les différences inter-groupes

Le mode de la Gestion regroupe quant à lui 20 % de toutes les unités codées et il se divise en quatre types d’interaction : Gérer les tours, Gérer la discipline, Aider les pairs et Gérer la tâche. C’est le type d’interaction Aider les pairs qui a dominé dans ce mode. Nous avons aussi pu constater que les groupes enrichis utilisent davantage ce mode de la Gestion que les groupes réguliers et surtout formulent davantage de remarques visant à Aider les pairs à élaborer[7] (voir Graphique 3).

Graphique 3

Différences intergroupes dans le Mode de la Gestion

Différences intergroupes dans le Mode de la Gestion

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Nous voudrions donner des exemples de ce que nous entendons par l’interaction Aider les pairs à élaborer. D’une part, parce qu’il s’agit d’une habileté métacognitive que nous jugeons importante, surtout dans le cas de groupes d’apprentissage autonomes et, d’autre part, parce que cette habileté semble un facteur discriminant entre les groupes enrichis et réguliers.

Tableau 3

Exemple du type d’interaction Aider un pair à élaborer

Exemple du type d’interaction Aider un pair à élaborer
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Comparativement aux extraits de L’Odyssée d’Homère analysés en classe.

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Dans l’extrait présenté au Tableau 3, les remarques de l’élève CH (nos 270 et 272) illustrent bien comment un pair (ici, le leader du groupe) essaie d’aider un autre élève à mieux préciser l’objet de son commentaire, lequel consistait ici à analyser et à critiquer le style de l’auteur, plus précisément le style de ses descriptions.

Enfin, il paraît utile de rapporter que c’est dans le mode de l’Évaluation critique (le mode de lecture le plus difficile à utiliser et à développer pour des élèves de cet âge) que les élèves des groupes enrichis se fournissaient mutuellement le plus d’aide, soit deux fois plus que ne le font les groupes réguliers.

Les modalités de coélaboration du sens dans les meilleurs épisodes de discussion

Pour conclure cette analyse de nos résultats, nous allons maintenant présenter les résultats reliés à notre dernière question de recherche, qui portait sur les corrélations possibles entre l’ensemble de nos variables. Nous avons ainsi voulu savoir si les modalités de collaboration peuvent être influencées par certaines modalités de lecture et/ou par le degré d’élaboration de la verbalisation. Par exemple, pourrait-on dégager des patrons d’interaction récurrents ou des régularités dans les façons de collaborer lorsque les élèves discutent de sujets qui relèvent de la lecture esthétique ? Ou lorsqu’ils réussissent à bien développer le sujet ?

Afin d’essayer de voir si l’on pouvait dégager certaines modalités de coélaboration[8] du sens et en quoi les groupes enrichi et régulier pourraient se distinguer à ce sujet, nous avons suivi la piste plus étroite de ces trois indicateurs jugés discriminants par les analyses statistiques, soit les pourcentages d’utilisation des interactions de types Approuver, Douter et Aider. Pour ce faire, nous avons trouvé pertinent de concentrer notre observation sur les épisodes dans lesquels les élèves avaient atteint un degré supérieur d’élaboration (environ 15 % des épisodes). De plus, comme il s’agissait ici d’une analyse qualitative très fine et portant sur toutes les variables à la fois, nous ne pouvions nous permettre d’analyser un très grand nombre d’épisodes.

Déterminer le type de relation dominante

Gilly, Fraisse et Roux (1988) ont proposé une typologie pour analyser les différentes dynamiques interactives en situation de corésolution de problèmes, dans le travail en dyade. Deux dimensions seraient à observer pour mieux comprendre la dynamique de travail en collaboration entre pairs, soit le type de relation entre les participants (allant de l’acquiescement à la confrontation argumentée), et que nous désignerons comme relation de convergence/divergence, et le type de partition du travail (seul/à plusieurs).

L’analyse des types de Rétroactions employés dans chaque épisode nous a permis d’observer le sens de la relation qui s’établit entre les participants (De Nuchèze, 1998). Ainsi, nous avons établi, à la fois par analyse qualitative et quantitative, qu’un épisode où primaient les Rétroactions visant à Approuver un pair est marqué par une relation convergente, car la plupart des participants collaborent en approuvant les propos de leurs pairs ; dans le cas contraire, la relation sera plutôt considérée comme divergente. Si aucun type de rétroaction ne domine vraiment, on peut parler de relation mixte ou équilibrée.

Déterminer le type de partition du travail d’élaboration

Dans un second temps, nous avons déterminé comment s’effectuait la partition du travail d’élaboration en examinant les unités de sens prononcées par chacun des participants. Par exemple, il arrive qu’un seul membre de l’équipe contribue au développement du sujet, pendant que les autres assistent à son « solo » ou à son monologue. Alors que, dans d’autres épisodes, deux élèves en duo développent le sujet ou, encore, que tous les participants le fassent de concert.

La combinaison de ces deux axes d’analyse, soit celui de la partition du travail (répartie ou non) et du sens de la relation (convergent ou non), nous a donc permis de dégager un ensemble de modalités de coélaboration du sens entre pairs (voir Tableau 4), en nous inspirant des catégories proposées par l’équipe de Gilly (1988).

Trois observations nous ont paru signifiantes : la prédominance de la relation divergente dans les groupes enrichis ; du trio comme mode de partition du travail en équipe de cinq et des sujets à caractère éthique. Ainsi, dans l’ensemble des meilleurs épisodes analysés, les groupes réguliers semblent privilégier une modalité convergente ou acquiesçante de coélaboration du sens, alors que les groupes enrichis optent plutôt pour une modalité mixte ou divergente. Quant à la partition du travail d’élaboration, les deux types de groupes offrent une variété assez équilibrée de types de partition du travail, allant du Duo à l’Ensemble, mais c’est le Trio qui semble dominer comme mode de partition du travail d’élaboration dans les équipes de cinq élèves.

Enfin, et même si les analyses statistiques n’indiquent aucun lien de corrélation entre les modes de lecture et la qualité du développement du sujet, nous avons pu constater que près de la moitié des meilleurs épisodes portent sur des sujets à caractère éthique ou moral (par exemple, le fait de critiquer le comportement d’un personnage). Par ailleurs, nous avons aussi remarqué l’absence de Solo dans les meilleurs épisodes des groupes réguliers, contrairement à l’un des deux groupes enrichis. Selon nous, le fait qu’un élève développe seul le sujet (mode de partition Solo) peut, d’une part, être attribué à un déséquilibre dans la constitution de l’équipe dû à des facteurs tels qu’un leadership trop fort ou, encore, des inégalités trop marquées dans les habiletés de lecture et/ou d’expression de chacun des membres. Mais, d’autre part, la nature plus idiosyncrasique de certains sujets de discussion, par exemple lorsqu’un élève veut décrire à ses pairs la façon dont il visualise une scène ou dont il apprécie la poésie d’un passage, peut entraîner un mode de partition du travail plus individuel.

Tableau 4

Modalités de coélaboration du sens dans les cercles littéraires (Hébert, 2003)

Modalités de coélaboration du sens dans les cercles littéraires (Hébert, 2003)

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Discussion

L’étude des résultats nous a montré que les cercles littéraires permettent à tous les élèves qui y participent, qu’ils soient plus ou moins silencieux, d’être à tout le moins exposés à un grand éventail de modes et stratégies de lecture, stratégies qu’ils ne pourraient exploiter à eux seuls dans leur journal, ce qui est d’autant plus intéressant lorsque l’on sait que les lecteurs non experts ne varient pas suffisamment leurs stratégies. En plus d’offrir une modélisation de nombreuses stratégies de lecture littéraire, ce genre de discussion modélise aussi une pensée dialectique qui reste encore très rare à l’écrit, en situation individuelle. Enfin, à l’oral, la verbalisation a atteint un degré d’élaboration qu’une majorité d’élèves n’avait jamais atteint seuls, à l’écrit, surtout dans les classes régulières où beaucoup d’élèves élaborent difficilement leurs réponses au texte, se contentant le plus souvent d’énoncer leur réaction ou leur opinion sans la développer.

C’est peut-être par l’écriture post-discussion qu’il faudrait chercher à mesurer les apprentissages, par exemple évaluer la capacité des élèves, après la discussion, à retenir et à rapporter les problèmes discutés en groupe, à en formuler d’autres, à rapporter plusieurs interprétations et à prendre position. Nous sommes ainsi d’accord avec Beltrami et Quet (2002) pour dire qu’apprendre aux élèves à problématiser eux-mêmes leur lecture constitue l’un des enjeux de taille pour les enseignants désireux d’adopter une approche transactionnelle en classe de littérature.

Conclusion

Cette étude de la dynamique interne des cercles littéraires nous a permis de mieux comprendre la variété des interactions de nature sociale, métacognitive et cognitive qui interviennent dans l’apprentissage de la lecture littéraire. Nous avons tenté de décrire les trois niveaux d’analyse qui s’emboîtent et qui ont déterminé cette situation sociale d’apprentissage, soit : notre contexte didactique, lequel déterminait en partie la nature des échanges ; le contexte interactionnel (les modes de collaboration utilisés) ; le contexte discursif (les modes de lecture utilisés) de même que le degré d’élaboration de cette verbalisation. Nous avons donc fait le pari d’analyser à la fois le contenu, sa qualité d’élaboration et les aspects sociolinguistiques liés aux cercles littéraires, et ce, malgré les coûts méthodologiques élevés que cela entraîne. Nous croyons que ce type de recherche didactique, encore plutôt rare, permettra d’amorcer une réflexion pédagogique sur les moyens d’enseigner et d’évaluer la lecture esthétique en situation de collaboration et de mieux anticiper les différences qui pourraient survenir entre les types de groupes.

Sur le plan de la recherche, et en nous inspirant des travaux de Gilly et ses collaborateurs (1988) en mathématiques, nous avons pu constater que divers modèles de coélaboration du sens sont possibles — des modèles divergents comme des modèles plus convergents — et que les groupes enrichis et réguliers semblent différer sur ce point. Par conséquent, nous convenons avec ces mêmes auteurs du fait que la théorie du conflit cognitif comme mécanisme d’apprentissage, ainsi que Doise et ses collaborateurs (1981) l’ont proposé, semble insuffisante pour expliquer à elle seule les apports cognitifs possibles dans les activités de collaboration entre pairs dans les cercles littéraires (Beaudichon, Verba et Winnykamen, 1988).

Nous trouvons donc que les recherches futures gagneraient à continuer d’analyser la spécificité des dynamiques de collaboration dans les groupes d’apprentissage dont la tâche est de résoudre des problèmes à caractère littéraire et éthique plutôt que logique. Pour ce faire, il faudrait chercher à mieux identifier diverses natures de problèmes possibles associés à la lecture littéraire, et voir en quoi chaque type de problème, selon sa nature (langagière, culturelle, éthique, artistique, structurale, etc.), entraîne des modes de résolution et peut-être d’interactions sociales spécifiques ou différents. Par exemple, la forte proportion de sujets à caractère éthique ayant surgi dans les cercles littéraires que nous avons analysés nous indique qu’il faudrait peut-être chercher des outils d’évaluation et d’enseignement du côté du développement de la pensée morale ou de la philosophie pour enfants.

Enfin, la lecture littéraire, comme nous l’avons vu, étant tout autant une activité de réception que de production d’un discours, il nous paraît évident que, pour que puissent s’intérioriser les connaissances partagées en groupe, il faudrait réfléchir à des moyens de mieux articuler l’oral et l’écrit dans ce type de tâche.