Corps de l’article

1. Introduction et problématique

La perspective d’apprentissage tout au long de la vie (lifelong learning), adoptée par de nombreux pays à l’aube du 21e siècle, fait la promotion de l’apprentissage comme un continuum éducatif, coextensif à la vie et élargi aux dimensions de la société (Commission internationale sur l’éducation pour le 21e siècle, 1996, p. 108). Selon cette nouvelle perspective, l’apprentissage embrasse toutes les sphères de vie (par exemple : vie scolaire, vie professionnelle, vie familiale) et cela est vu par certains comme un changement de paradigme (Alheit et Dausien, 2005, p. 4) qui s’exprime dans des environnements macro, méso et microsystémique.

Les politiques publiques qui ont adopté une perspective d’apprentissage tout au long de la vie accordent une place significative aux pratiques de reconnaissance d’acquis ou d’apprentissages antérieurs (recognition of prior learning) (Harris, Breier et Wihak, 2011). Au Québec, la Politique gouvernementale d’éducation des adultes et de formation continue (Gouvernement du Québec, 2002a) et le Plan d’action qui l’accompagne (Gouvernement du Québec, 2002b) visent explicitement l’apprentissage tout au long de la vie et font de la reconnaissance officielle des acquis et des compétences sa troisième ligne de force (Gouvernement du Québec, 2002a, p. 1). Ce plan a guidé plusieurs des actions gouvernementales dans le domaine (Bélisle, Gosselin et Michaud, 2010). En 2008, le plan d’action Éducation, emploi et productivité (Gouvernement du Québec, 2008) annonce la poursuite du soutien à la reconnaissance officielle des acquis et des compétences pour les personnes immigrantes qualifiées et celles en formation professionnelle (niveau secondaire) et technique (niveau postsecondaire). La reconnaissance officielle des acquis en formation générale des adultes n’y est pas mentionnée, mais n’en est pas exclue, puisque les montants accordés le sont notamment pour l’actualisation, avec les partenaires, du Plan d’action en matière d’éducation des adultes et de formation continue (Gouvernement du Québec, 2008, p. 14). Ce plan d’action prévoyait une relance majeure (Gouvernement du Québec, 2002b, p. 30) avec des dispositifs spécifiques de reconnaissance en formation générale, dont l’implantation du dispositif Univers de compétences génériques (désigné plus loin les Univers) qui intègre les acquis expérientiels dans le Diplôme d’études secondaires.

Les Univers, au nombre de quatre en 2002, sont passés à 11 en 2007 (Bélisle et al. 2010). On trouve, par exemple, les univers Acquis extrascolaires personnels et familiaux, Acquis extrascolaires sociaux, communautaires et politiques ou Acquis extrascolaires professionnels (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2011a, point 6.5.1.3). Pour y être admissible, il faut être admis en formation générale des adultes, avoir 16 ans et plus, posséder une maitrise suffisante de la langue d’enseignement, soit l’équivalent de la troisième secondaire. La démarche doit se réaliser dans un délai maximal de 60 jours. Elle comporte trois étapes : 1) préparer une banque de renseignements avec le soutien d’une personne intervenante, 2) rédiger en salle d’examen un carnet de réalisations pour 40 % de la note finale ; 3) compléter un questionnaire, en salle d’examen, pour 60 % de la note finale. La note est ensuite consignée au dossier de l’élève. À la réussite d’un Univers, l’adulte se voit octroyer quatre unités de matières à option de la cinquième secondaire. Il peut alors entreprendre un deuxième Univers. À l’origine, l’adulte pouvait réaliser un maximum de quatre Univers par ce dispositif de reconnaissance d’acquis, mais depuis 2007, le nombre total est passé à deux (Garon et Bélisle, 2009). La commission scolaire reçoit 290 $ par adulte par Univers, ce qui est le tarif le plus élevé pour chacun des dispositifs de reconnaissance des acquis en formation générale (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2009, p. 97), le dispositif Univers de compétences génériques requérant plus d’accompagnement (Bélisle et al., 2010). Plus de dix ans plus tard, que savons-nous des enjeux politiques et pragmatiques de la mise en oeuvre de ce dispositif ?

2. Enjeux politiques et pragmatiques de la reconnaissance contemporaine des acquis

Les enjeux politiques, qu’il s’agisse de changements de valeurs, de normes ou de conduites (Van der Maren, 1995), sont abordés ici en les situant dans les politiques publiques d’apprentissage tout au long de la vie (lifelong learning) caractéristiques de la présente décennie (Alheit et Dausien, 2005 ; Mahieu et Moens, 2003). Deux grandes orientations cohabitent dans ces politiques et dans le discours officiel qui en fait la promotion : 1) celle du développement humain (conception émancipatrice), intégrant la formation générale et l’apprentissage dans toutes les sphères de vie, dont la vie citoyenne ; 2) celle du développement économique et technique (conception instrumentale), mettant d’abord en lumière la formation liée à l’emploi (Bélisle, 2004, 2008 ; Mahieu et Moens, 2003). Ces orientations cohabitent également dans les pratiques de reconnaissance ou validation des acquis (Cherqui-Houot, 2009).

Le cycle de développement d’une politique publique, avec ses étapes de mise à l’ordre du jour d’un problème, de recherche de solutions de rechange, de prise de décision, de mise en oeuvre et d’évaluation, peut s’avérer passablement sinueux (Bouchard, 2001). La reconnaissance d’acquis est inégalement développée dans le monde et peu de systèmes ont achevé un cycle complet de développement avec évaluation de pratiques (Werquin, 2010) et publication de résultats empiriques. Les enjeux politiques et pragmatiques de la reconnaissance des acquis sont nombreux et relèvent de l’adhésion généralisée à une culture de l’apprentissage ou à l’apprenance (Carré, 2005), du rehaussement des niveaux de formation et de l’encouragement au retour aux études, d’une plus grande conciliation études-formation-travail par une durée moindre de la formation structurée pour les adultes expérimentés, ainsi que d’une rationalisation des dépenses en matière d’éducation et de formation (Werquin, 2010).

L’accès à la reconnaissance des acquis d’adultes non diplômés ou sans qualification est un enjeu politique, puisque ces adultes sont visés par les stratégies de rehaussement des niveaux de formation. Toutefois, on constate une faible participation de leur part à la validation des acquis (Presse, 2004 ; Valente, De Carvalho et De Carvalho, 2011), un constat similaire à celui sur la participation à la formation structurée (Bourdon, 2006 ; Doray et Bélanger, 2005). Au secondaire, la plupart des dispositifs de reconnaissance d’acquis concernent les acquis professionnels et rarement ceux qui relevant de la formation générale. Pour le Québec, il y a donc un enjeu particulier, puisqu’il fait partie d’un petit groupe de nations qui expérimentent la reconnaissance d’acquis en formation générale de base. Le chef de file, le Portugal, connait un certain succès au cours des dernières années (Carneiro, 2011 ; Federighi, 2010). À l’inverse de la tendance générale, il a privilégié la formation générale des adultes et un référentiel de compétences clés (key skills) (Santos et Fernandes, 2014). Un autre enjeu politique de la reconnaissance des acquis en formation générale des adultes relève de l’éducation pour tous, de la reconnaissance sociale de l’apport des adultes sans diplôme à la vie de la cité et des risques de mépris envers une partie de la population qui, bien que remplissant divers rôles sociaux, ne trouve pas de dispositif de reconnaissance officielle correspondant à ses acquis (Garon et Bélisle, 2009). Cette reconnaissance revêt un caractère particulier pour des adultes sans diplôme, les acteurs éducatifs et la société québécoise, puisque les acquis reconnus ont été développés dans des situations de pauvreté, de problèmes divers de santé et, parfois, de violence (Lavoie, Lévesque, Aubin-Horth, Roy et Roy, 2004). Quant aux enjeux pragmatiques de la mise en oeuvre des dispositifs de reconnaissance d’acquis d’adultes sans diplôme, ils concernent chacune des grandes phases (soit l’information, l’identification des acquis, leur évaluation et la sanction,  et l’accompagnement) ainsi que l’accompagnement, plus ou moins soutenu, caractéristiques du processus et que l’on trouve dans des dispositifs de différents pays (Bélisle, 2011, Werquin, 2010). La phase d’information se fait souvent en deux temps, à l’extérieur puis à l’intérieur d’un service spécialisé (Bélisle et al., 2010). Les adultes sans diplôme sont nombreux à abandonner le processus pendant cette phase (Presse, 2004). Pour la deuxième phase, qui comporte de nombreuses variations selon le dispositif, l’adulte doit convaincre une institution que son dossier est recevable, puis regrouper ses preuves, mettre en mots ses acquis et ses compétences en correspondance avec un référentiel. Peu importe le niveau du diplôme ou du titre convoité, la préparation du dossier identifiant les acquis se bute à la difficulté de dire le travail, l’activité ou les savoirs incorporés. À cette phase, l’accompagnement est crucial, le dialogue permettant un retour sur l’activité qui contribue au développement de la pensée et de la connaissance de même qu’à un travail cognitif et affectif (Clot et Prot, 2003). La troisième phase, celle de l’évaluation, donne lieu également à d’importantes variations selon les systèmes, les pays et la conception dominante (instrumentale ou émancipatrice). Cette phase fait appel à des spécialistes de contenu et emprunte à différents modes d’évaluation, dont l’observation de la réalisation de tâches. La dernière phase du processus est la sanction des acquis, autrement dit la décision finalement rendue et consignée par une organisation mandatée par l’État. L’accompagnement, cette fonction de soutien à la participation de l’adulte aux différentes phases du processus, varie aussi selon les systèmes (Bélisle et al., 2010).

3. Enjeux spécifiques des Univers de compétences génériques

À ce jour, les enjeux du dispositif des Univers demeurent peu documentés. Un des enjeux politiques est qu’il constitue le seul dispositif en formation générale des adultes qui permette de reconnaître des compétences acquises grâce à l’expérience personnelle (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2011a, point 6.5.1.3) et qui ne se rapporte pas directement aux matières scolaires. Toutefois, la logique d’ensemble des 11 Univers est difficile à cerner à partir des textes officiels et il n’est pas clair en quoi ces 11 Univers relèvent de valeurs communes quant aux compétences génériques à la base de la participation à la société québécoise (Garon et Bélisle, 2009, p. 127). De plus, la Direction de la sanction du ministère présente les Univers comme des tests (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2011a), selon un usage large renvoyant à l’idée qu’il y a des questionnaires à remplir, ou comme des cours, ce qui montre encore la grande fragilité du dispositif où des adultes qui ont des expériences de vie significatives au regard des univers de vie doivent préparer individuellement un inventaire de ces expériences et montrer la pertinence de compétences génériques acquises au cours de leur vie (Leduc, 2004, p. 138).

Un autre enjeu politique est celui de l’accessibilité de ce dispositif. Sans cadre de mise en oeuvre diffusé largement, comme c’est le cas pour d’autres mesures du plan d’action gouvernemental, un nombre limité de commissions scolaires l’ont intégré dans leur offre de services et assez peu d’intervenantes et d’intervenants ont suivi la formation du ministère (Bélisle et al., 2010). Par exemple, en 2008-2009, c’est moins de 1000 adultes qui obtiennent des unités grâce à ce dispositif (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2011b, p. 40) ; de plus, le dispositif n’est pas utilisé auprès de jeunes adultes de 16 à 24 ans qui participent à des activités structurées visant l’apprentissage, souvent en milieu communautaire (Bourdon, Bélisle, Yergeau, Gosselin et Garon, 2011).

Un troisième enjeu politique a été relevé dans la foulée du rehaussement des exigences d’obtention du Diplôme d’études secondaires (Conseil supérieur de l’éducation, 2010). Selon des acteurs sociaux tels l’Institut pour la coopération en éducation des adultes (ICÉA), la reconnaissance d’acquis extrascolaires doit être mise de l’avant pour l’obtention d’unités de matières à option et de matières obligatoires et, si cela s’avère nécessaire, l’État doit poursuivre son développement. Toutefois, ce développement parait peu favorisé en formation générale. Outre la réduction du nombre des unités de matières à option dans la réforme du diplôme (désignée par le régime de sanction A3), les unités de cinquième secondaire – année terminale du secondaire au Québec – obtenues par le dispositif des Univers ne peuvent pas satisfaire la condition additionnelle (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2011a, point 2.1.3), fixée pour la période transitoire entre l’ancien régime et la pleine application de la réforme du diplôme,  et qui exigeait qu’au moins un cours de la quatrième ou de la cinquième secondaire ait été réussi depuis le 1er juillet 2010. En d’autres mots, la réussite d’une activité de reconnaissance d’acquis, même si elle relève d’une démarche réalisée après la date prescrite, n’a pas la même valeur qu’un cours pour la Direction de la sanction du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport.

À notre connaissance, aucun texte ne documente à ce jour les enjeux pragmatiques spécifiques au dispositif des Univers. Les objectifs du présent article sont 1) de mieux comprendre les enjeux politiques et pragmatiques de la reconnaissance des acquis expérientiels en formation générale à partir du dispositif Univers de compétences génériques, un dispositif québécois récent et 2) de dégager les défis qu’il pose au système éducatif.

4. Méthodologie

Les résultats présentés dans cet article sont issus d’une analyse secondaire d’éléments du corpus d’une étude de cas régionale sur les espaces d’apprentissage d’adultes ayant obtenu une reconnaissance officielle d’acquis et de compétences au niveau secondaire. L’étude ciblait deux dispositifs de reconnaissance officielle, l’un en formation professionnelle et l’autre, celui des Univers, en formation générale. Cinq sites relevant des trois commissions scolaires francophones de l’Estrie, région situées au sud du Québec, participent à l’étude. Aux fins du présent article, seules les données d’entrevues concernant les Univers ont été analysées, données issues de deux sites. Toutefois, le corpus contient des données administratives compilées par les sites, des documents d’archives numérisés, dont le carnet et le questionnaire-examen complétés par les adultes de notre échantillon, des documents publics sur l’offre de services et des notes d’observation. Tous ces documents ont été recueillis et analysés avant la tenue des entrevues avec les adultes et les intervenantes. Par ailleurs, afin de soutenir notre propos, nous nous rapportons, à l’occasion, à d’autres analyses du corpus, qui concernent l’écriture de soi et mobilisent les archives numérisées (Rioux, 2012).

4.1 Échantillonnage

Au moment de l’entrée sur le terrain, à l’automne 2008, seulement deux centres d’éducation des adultes estriens offrent les Univers. Ils appartiennent de deux commissions scolaires différentes. Les données administratives fournies par les deux sites permettent d’établir la population des adultes ayant obtenu des unités grâce aux Univers, dans les années civiles 2007 et 2008, à un total de 62 : 42 sur le premier site et 20 sur le deuxième. Ces données permettent aussi de connaître les caractéristiques des adultes, telles que le sexe, l’âge, le niveau de scolarité et le lieu de résidence. Parmi les 16 adultes recrutés des deux sites, nous en avons rencontré 13 en entrevue. Parmi eux, 10 ont déjà obtenu leur Diplôme d’études secondaires au moment de l’entrevue, alors que trois sont toujours engagés dans le programme de formation générale. Il s’agit de 11 femmes et de 12 hommes qui ont entre 19 et 51 ans. La population est composée de personnes de 17 à 58 ans et les femmes y sont majoritaires, bien que surreprésentées dans l’échantillon. Les Univers réalisés par les adultes de l’échantillon sont les suivants : Acquis extrascolaires personnels et familiaux (n = 13), Acquis extrascolaires professionnels (n = 7) et Acquis extrascolaires compétences fortes (n = 1). Cette répartition est relativement proportionnelle à la population de l’étude, sauf pour le troisième Univers réalisé par plus de personnes.

Nous avons aussi rencontré 5 intervenantes : 3 conseillères d’orientation et 2 enseignantes. Il s’agit de femmes qui ont joué un rôle d’accompagnement dans le dispositif en 2007, 2008 ou 2010-2011 (année scolaire de l’entrevue). À l’exception d’une, toutes travaillent sur le site depuis cinq ans ou plus et ont eu des responsabilités dans les Univers en 2007 ou 2008. Aucune n’a participé à la formation du ministère sur les Univers, ni n’a été associée aux étapes préalables d’élaboration des Univers ou à une consultation sur leur mise en oeuvre. Les Univers sont confiés à des enseignantes dont la tâche est incomplète, alors que les conseillères d’orientation y interviennent à travers de nombreux autres mandats dont ceux des services d’accueil, de référence, de conseil et d’accompagnement. La présence de ces deux groupes professionnels dans l’encadrement des Univers a été constatée à l’échelle du Québec (Bélisle et al., 2010).

4.2 Instrumentation

Les données sur lesquelles se base le présent article ont été collectées par entrevues semi-structurées (Mayer et Saint-Jacques, 2000) auprès des adultes et des intervenantes. La perspective adoptée est compréhensive et situe l’acteur comme étant, en partie, déterminé par le social incorporé et influencé par une histoire collective. Ainsi, l’acteur peut nous aider à comprendre, notamment par les interactions relatées, les enjeux qui traversent les institutions qu’il fréquente. Les deux guides d’entrevue comportent quatre thèmes et une quarantaine de questions basés sur la problématique et le cadre d’analyse du projet. Les thèmes relèvent 1) de la décision de revenir aux études, 2) du processus des Univers, 3) des milieux et espaces qui favorisent l’apprentissage et 4) de caractéristiques personnelles. Des questions posées aux intervenantes permettent des comparaisons entre les pratiques en 2007 et 2008 et celles en 2010-2011.

4.3 Déroulement

Le consentement libre et éclairé des directions de centres de formation participants  et des informatrices clés, dont le rôle a été de nous soutenir lors du recrutement des adultes et de la collecte des données, a été obtenu au cours de l’automne 2008. Cette obtention a été suivie de la création d’un comité aviseur, composé d’une personne répondante par site, puis de la constitution, par les milieux, des données administratives anonymes sur la population (de février à octobre 2009). Le recrutement des adultes, de juin à décembre 2009, s’est fait de façon individuelle, compte tenu de leur dispersement. À partir de ces données administratives rendues anonymes, notre équipe a identifié des sujets répondant aux caractéristiques recherchées et a transmis les codes-sujets à la répondante de chacun des deux centres concernés. Celle-ci a établi le premier contact. Puis, si l’adulte donnait son accord, un appel téléphonique de l’équipe de recherche avait eu lieu. La lettre d’information et le formulaire de consentement ont été envoyés par la poste aux adultes intéressés à participer à l’étude. C’est une fois le formulaire signé et retourné que chaque dossier archivé a été numérisé. Les entrevues avec les adultes ont eu lieu une fois terminée l’analyse de premier niveau des archives. Quant aux intervenantes, elles ont été recrutées au début de l’année 2011, après que nous ayons complété les analyses de premier niveau des dossiers et entrevues des adultes. Dans ce cas également, la personne répondante du centre nous a mis en contact avec les personnes disponibles et intéressées. Les entrevues avec les adultes se sont déroulées d’avril à la fin de juin 2010 et celles avec les intervenantes au printemps 2011. La durée de ces entrevues variait de 75 à 170 minutes, la durée moyenne était de près de 100 minutes. Il y avait une seule entrevue par personne et elle avait lieu dans le centre fréquenté, exceptionnellement à la résidence ou sur le lieu de travail de l’adulte participant.

4.4 Méthode d’analyse des données

L’analyse relève de différentes stratégies d’analyse de contenu selon le type d’information recherché. Reprenant le postulat selon lequel on peut miser sur la parole des personnes interviewées tout en conservant la prérogative de l’analyse (Bourdon et Bélisle, 2008, p. 8), celle-ci tient compte de la validité relative des sources d’information et des niveaux distincts d’information.

Une fois transcrites, les entrevues on été analysées à l’aide du logiciel NVivo, sur la base d’un codage dans une arborescence thématique.  En ce qui concerne les analyses spécifiques pour le présent article, nous avons concentré notre attention sur la dimension de l’arborescence portant sur les acteurs, sur celle du retour en formation incluant les phases de la démarche de reconnaissance des acquis ainsi que sur les données sociodémographiques.

4.5 Considérations éthiques

Une évaluation éthique de l’étude a mené à l’obtention de l’attestation de conformité du Comité éthique de la recherche Éducation et sciences sociales de l’Université de Sherbrooke, et le protocole prévoyait d’éventuelles analyses secondaires pour lesquelles les sujets ont donné leur consentement.

La confidentialité et l’anonymat des personnes participantes leur est assurée notamment par l’utilisation, dans les données brutes, d’un code alphanumérique et, dans les publications, d’un prénom fictif. Les résultats ont été communiqués au comité aviseur en 2011 et 2012, puis aux informatrices clés, intervenantes participantes à l’étude et membres de la direction, à la fin de l’été 2012.

4.6 Limites des résultats

La principale limite des résultats exposés dans cet article relève du petit échantillon d’adultes et du territoire circonscrit à une seule région. Ces résultats doivent aussi être situés dans le temps : il s’agit des premières années de mise en oeuvre du dispositif, alors qu’encore très peu de centres l’avaient implanté.

5. Résultats

Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’analyse des enjeux pragmatiques a été faite selon chaque phase du processus de reconnaissance, incluant l’accompagnement qui en est une composante transversale. Mais ces phases permettent aussi de catégoriser certains des enjeux politiques du dispositif. Les résultats sont donc présentés selon chacune d’elles.

5.1 Information sur le dispositif

L’information générale sur les Univers est en amont de la démarche et plus détaillée au moment de l’inscription au profil. L’information est assez succincte en 2007 et 2008 et un petit nombre de personnes est alors en mesure de la donner. À l’accueil des adultes envisageant un retour aux études, on ne leur mentionne pas systématiquement l’existence des Univers. Toutefois, en 2011, les intervenantes des deux sites jugent que le bouche-à-oreille permet une diffusion plus grande de l’information et contribue aux demandes des adultes déjà dans le centre. Sur un site, on trouve dans les classes une affiche mentionnant le dispositif. De plus, les secrétaires et des membres du corps enseignant connaissent alors son existence ; ils peuvent donner l’information de base et dire à qui s’adresser pour en savoir plus. Il arrive que le dispositif soit mentionné lors d’activités générales de promotion, par exemple lors d’une rencontre organisée par un comité de reclassement.

La personne conseillère fournit l’information détaillée au moment de l’établissement ou du réajustement du profil de formation à l’entrée en formation ou, en cours de formation, lorsqu’un adulte rencontre des difficultés dans une matière à option ou qu’on recherche une solution pour lui permettre de terminer le programme dans un certain délai. La conseillère peut ainsi mettre en valeur l’intérêt des Univers pour, par exemple, accélérer le parcours en réalisant la démarche de façon relativement condensée. La liste des 11 Univers est présentée à cette rencontre d’information, un premier choix est fait, qui peut être réajusté ultérieurement, et on décide si l’adulte « réalise » un ou deux Univers.

L’information détaillée peut aussi être donnée lorsque l’intervenante est sensibilisée à des difficultés financières rencontrées par l’adulte. Par exemple, comme il n’y a pas de frais pour les Univers, on peut les proposer comme solution de rechange à des adultes qui demandent de se désinscrire d’un cours de matière à option qui exige d’acheter un manuel. Au moment d’établir le profil, l’information doit tenir compte de la situation de l’adulte. Par exemple, dans le cas des personnes soutenues financièrement par Emploi-Québec, une agence d’État accordant une aide financière pour le retour en formation à temps plein de personnes jugées à risque de chômage de longue durée, la conseillère doit ajuster l’information au contexte. En effet, Emploi-Québec accorde son soutien financier seulement pour la participation aux activités en classe. La conseillère et l’adulte concerné décident s’il vaut mieux privilégier un cours optionnel avec présence en classe ou réaliser un ou deux Univers.

Bien qu’aucun adulte rencontré n’ait amorcé la démarche des Univers dès son entrée en formation, cette pratique est présente, en 2011, sur un site et envisagée sur l’autre. Ainsi, l’intervenante responsable d’établir le profil peut juger pertinent de présenter le dispositif à des adultes prêts à s’engager en formation, alors que les cours débutent dans quelques semaines ou mois. Elle peut aussi le présenter à des adultes craintifs face à un retour aux études pour les aider à développer des relations de confiance avec le personnel enseignant :

Ça permet de renouer avec le monde scolaire, d’enlever un peu les craintes et les images ou les perceptions négatives qu’ils ont eues à la suite de situations un peu plus difficiles quand ils étaient plus jeunes avec l’école. Donc, revenir, voir… tu sais, que les profs, ils sont accueillants, qu’ils vont les écouter, qu’ils leur font faire des travaux en fonction de ce qu’ils sont, de ce qu’ils ont vécu, donc tu sais, ça… de faire un peu le lien, venir à l’école, aller à la salle de test, dédramatiser un peu c’est quoi

Mélissa, intervenante

Des adultes mentionnent, par ailleurs, que les centres ne parlent pas assez de la démarche et qu’elle mériterait d’être entreprise au début, car elle aide à mieux se connaître et à retrouver la confiance en sa capacité d’apprendre. En outre, des intervenantes se montrent très prudentes dans l’information sur le dispositif, jugeant que la diminution des matières à option le rend moins attractif. Elles craignent que la promotion des Univers contribue à vider certains cours de matière à option ou d’être accusées de soutenir l’obtention d’un diplôme à rabais. Ce qui contribue au malaise, c’est le double discours au sein du ministère de l’Éducation et d’Emploi-Québec sur le dispositif : discours politique le rattachant à la reconnaissance d’acquis dans une perspective d’apprentissage tout au long de la vie, et discours administratif, le rattachant à un cours, mais l’excluant des cours admissibles dans certaines circonstances.

L’étude montre que l’information sur le dispositif, bien que les intervenantes la jugent plus systématique qu’en 2011, reste peu soutenue par des documents, par la formation du ministère ou par les consignes des instances valorisant l’apprentissage tout au long de la vie. L’enjeu est ici pragmatique, dans la relation des personnes responsables de l’information avec les adultes et les collègues, et politique, par le changement de valeurs introduit dans l’institution et dans le système éducatif. Ainsi, encore plusieurs adultes pourraient ne pas avoir d’information sur le dispositif, et celui-ci semble encore sous-utilisé pour soutenir la fierté d’avoir appris par soi-même dans différentes sphères de vie pour soutenir la persévérance vers l’obtention du diplôme.

5.2 Identification des acquis

La phase d’identification des acquis passe ici par la préparation de la banque de renseignements, un Univers à la fois, et par deux ou trois rencontres avec la personne intervenante. La première rencontre permet de confirmer l’Univers choisi parmi ceux disponibles, de présenter les rubriques de la banque de renseignements et de commencer l’identification. Globalement, les témoignages indiquent que les intervenantes qui accompagnent les adultes s’intéressent d’abord à leur expérience avant de cibler quelques Univers potentiels. Les témoignages de part et d’autre indiquent que le choix est celui de l’adulte, à partir de l’information reçue et d’une identification globale de compétences développées dans une sphère de vie où il a des expériences significatives et plus de choses à raconter (Maude, 19 ans). Elle m’a expliqué un peu qu’est-ce qu’il y avait là-dedans. J’ai dit : « Ah c’est moi. J’ai tellement un bagage de vie que je vais te le passer haut la main. » Je l’ai passé haut la main aussi (Ariane, 22 ans).

Par ailleurs, les intervenantes tendent à orienter la sélection de certains Univers. Elles privilégient ceux pour lesquels elles se sentent plus compétentes ou ceux qui traitent de sphères ou de domaines mieux connus. L’Univers Acquis extrascolaires personnels et familiaux, le plus populaire de tous, est perçu par des intervenantes comme plus facile et plus formatif que d’autres et elles jugent que tous les adultes y ont de l’expérience, alors que ce n’est pas le cas d’autres Univers comme celui sur le bénévolat ou les médecines douces.

Après la première rencontre, l’adulte complète la banque de renseignements, seul ou avec de l’aide. L’entourage en aide certains à identifier des expériences particulièrement riches. Parfois, des adultes abandonnent le processus à ce moment, le jugeant compliqué (Roxanne, intervenante) et préférant aller suivre un cours. D’autres ressentent un certain découragement lorsqu’ils découvrent le travail d’écriture et de réflexion attendu, mais décident de poursuivre la démarche. Pour ces adultes, la phase d’identification s’avère souvent plus exigeante que prévue, mais ils peuvent revoir l’intervenante s’ils en sentent le besoin. Ce n’était pas si facile que ça, parce qu’il fallait quand même prendre le temps de regarder nos points (…) ça demandait de la réflexion. (…) Quand on rencontrait (prénom de l’intervenante), là on pouvait échanger, élaborer (Claudie, 35 ans).

Toutefois, les premiers doutes traversés, les adultes peuvent s’engager pleinement dans le processus : Peut-être que la soif d’apprendre vient au cours du processus, tu sais, quand ils commencent à le faire (Roxanne, intervenante). Une fois la banque de renseignements complétée, il y a une autre rencontre avec l’intervenante qui en prend connaissance et demande des précisions. Si l’identification de l’expérience est relativement aisée, l’identification des apprentissages peut l’être beaucoup moins. Quand ils arrivent dans « ce que j’ai appris » ou les forces ou les limites, il faut qu’on mesure la cohérence (...) qu’elle soit en lien avec le thème, la composante et le thème (Elsa, intervenante).

Il arrive que des adultes jugent que les questions se répètent, ne permettent pas de mettre en valeur certaines compétences, prêtent à interprétation ou manquent de précision. Je trouvais que ce n’était pas très, très explicite. (…) Je me souviens de ça parce qu’avec la fille que je rencontrais, j’ai dit « ah moi je l’avais perçu autrement » (Robert, 45 ans). La présence de l’intervenante est perçue comme celle d’un guide qui aide à saisir les consignes, ce qui est attendu, car les questions de la banque de renseignements ou même sa mise en forme posent des défis de compréhension à bien des adultes. À cette phase, l’intervenante soutient l’adulte dans le choix des compétences et expériences à documenter, mais aussi dans la façon de rédiger la banque. J’étais portée à en écrire long, puis elle a dit : « Fais des petites phrases courtes, des mots clés » (Sarah, 27 ans).

En entrevue, les adultes ou les intervenantes attirent l’attention sur des irritants dans les instruments soutenant l’identification : le tableau dans la banque de renseignements restreint l’expression ; les consignes ne sont pas toujours claires et de nombreux points techniques restent à préciser ; certaines questions sont difficiles, même pour les personnes intervenantes ; les documents ne sont toujours pas disponibles en fichier électronique, alors que certains adultes préfèrent travailler à l’ordinateur. De plus, on note que l’Univers Acquis extrascolaires culturels et de loisirs jumelle deux sphères de vie relativement distinctes, ce qui suscite parfois des retraits, souvent des hommes, engagés depuis longtemps dans des activités sportives, mais assez peu dans la vie culturelle (au sens donné dans cet Univers). Les adultes et les intervenants suggèrent aussi d’ajouter des thèmes pour rejoindre davantage les jeunes adultes.

L’étude montre que l’identification des acquis repose sur une compréhension des instruments et de l’apprentissage dans les différentes sphères de vie relativement hétérogène chez les intervenantes, compréhension développée au fil de l’expérience et non soutenue par une formation commune offerte par le ministère ou dans la formation universitaire initiale. Bien que les instruments ne l’exigent pas, les difficultés de vie fréquentes au sein de cette population (pauvreté, problèmes de santé, violence, etc.) amènent des adultes à revisiter des expériences d’apprentissage douloureuses et les enseignantes n’ont pas reçu de formation spécialisée pour les soutenir dans de telles circonstances.

Plusieurs enjeux pragmatiques apparaissent dans cette phase du processus, certains relevant de la formation du personnel, des instruments ou de la mise en mots des acquis. Par exemple, les adultes paraissent vulnérables face à l’interprétation que fait l’intervenante du contenu des Univers. Cette phase est également traversée par l’enjeu politique plus global du développement collectif d’une culture de l’apprentissage tout au long de la vie par les instruments, l’accompagnement et le processus cognitif, émotif et social que suppose la démarche. Par exemple, la démarche suscite chez des adultes une fierté de pouvoir mettre en valeur, pour fins de reconnaissance officielle, des apprentissages réalisés dans différentes sphères de vie.

5.3 Évaluation des acquis

Lorsque l’intervenante et l’adulte jugent que la banque de renseignements est claire, l’intervenante autorise l’adulte à se présenter en salle d’examen comme pour les cours en enseignement individualisé. La situation d’évaluation crée un certain stress et les intervenantes doivent rassurer certains adultes. Je disais : « N’aie pas peur. Si tu as bien réfléchi, on a tout fait la banque, lis bien tes questions, fais attention, des fois il y a deux consignes, tu as tant de temps pour faire ça, il n’y a pas de problème, tu fais des phrases. Moi, je ne corrige pas les fautes » (Sylvie, intervenante). Dès que le carnet de réalisations est évalué, et si l’évaluation est positive, l’adulte peut se présenter à nouveau en salle d’examen pour répondre au questionnaire-examen. S’il a eu des difficultés, une rencontre peut avoir lieu pour l’aider à comprendre les consignes. La majorité parle de confort en salle d’examen, de se sentir bien préparé et de pouvoir se baser sur sa banque de renseignements. Ce souvenir est souvent mis en contraste avec des examens jugés plus difficiles et stressants. Bien, un examen de français, il faut que tu te rappelles de ce que… des prétests qu’on a faits puis des livres qu’on a regardés, qu’on a étudiés. (…) tandis que là, j’avais déjà comme commencé ma réponse, si tu veux (Catherine, 45 ans). Toutefois, quelques personnes ont le souvenir d’une expérience plus difficile, de questions longues et de la nécessité de mobiliser des informations de différents niveaux en même temps : Cet examen-là ou ce travail-là m’a compliqué la vie un petit peu là. (…) Trop d’informations à retenir en même temps. (…) je n’aime pas ce qui est trop compliqué (Jeanne, 40 ans).

Du côté des intervenantes, l’évaluation pose quelques questions, certaines débattues dans l’équipe, comme celle de la correction qui parait passablement subjective ou celle du cumul, par la même personne, de l’accompagnement et de la correction. Sur les deux sites, les intervenantes responsables de l’accompagnement des Univers procèdent à l’évaluation à partir d’une clé de correction fournie par le ministère, mais dont certaines jugent les critères peu clairs. Plus d’une pense que la correction d’une collègue pourrait être assez différente, mais se juge compétente pour le faire. Moi, je me sens très à l’aise de faire les deux. (…) Ce n’est pas pire qu’un prof qui corrige un étudiant qu’il a accompagné (Roxanne, intervenante). Selon des intervenantes, l’évaluation des Univers est plus complexe que celle d’un examen dans une matière comme le français, un point déjà souligné par un des créateurs des Univers (Bélisle et al., 2010). Contrairement à ces matières ou à l’évaluation dans d’autres dispositifs de reconnaissance d’acquis, les intervenantes n’interviennent pas ici à titre de spécialistes de contenu.

Selon des intervenantes, la qualité de la banque de renseignements et les compétences des adultes ne sont pas en cause dans la moins bonne performance lors de l’évaluation de ces derniers, mais plutôt leur nervosité, leur incompréhension de certaines questions, leur difficulté de maintenir une cohérence dans le propos et de transmettre leur pensée par écrit. S’il y a un retour sur le carnet de réalisations, elles expliquent ce qui a posé problème.

Qu’est-ce qu’on peut mesurer, c’est la cohérence. (…) Je peux dire, exemple, « tu peux être une personne ponctuelle ou organisée, tu peux être une personne, on va dire, belle puis fine, tu peux mettre ça comme qualités, mais si tu es dans la composante organisée, belle puis fine, ça n’a pas de cohérence »

Elsa, intervenante

Parfois il y a un retour après le dernier examen, mais à cette étape, les adultes sont surtout préoccupés par la note obtenue.

À cette phase, les enjeux pragmatiques relèvent de l’importance du recours à l’écrit pour ce qui est annoncé comme une reconnaissance de compétences génériques, du référentiel sur lequel les intervenantes doivent fonder leur évaluation et de l’expertise requise pour évaluer les acquis expérientiels. Ces enjeux sont également politiques, puisque le dispositif semble accorder la prépondérance aux savoirs objectivés, soit à des réponses écrites à des questions longues demandant une certaine capacité d’abstraction, sur les savoirs incorporés, soit sur des manières de faire en situation qui sont souvent tacites et mobilisées sans y penser.

5.4 Sanction

Dans les Univers, la phase de la sanction est assez simple. Une fois les deux notes obtenues, l’intervenante consigne la note finale dans le document administratif prévu à cet effet en l’associant au code de cours approprié. Cette note apparaît au relevé de notes de l’élève. Aucun enjeu propre à cette phase n’a été identifié à partir des entrevues.

5.5 Accompagnement et processus global

Tous les adultes rencontrés sont très satisfaits de leur expérience des Univers et, à la question qui porte sur les améliorations à apporter, certains sont d’avis que les choses peuvent rester comme elles sont.

Les adultes témoignent de leur grande appréciation de l’accompagnement et de leur confiance en l’intervenante. Par ailleurs, nous constatons que le recours à l’accompagnement varie beaucoup d’une personne à l’autre et que certains adultes lui préfèrent le soutien de pairs ou de proches, une fois les consignes générales clarifiées. D’autres adultes indiquent avoir réalisé les Univers sans d’autres échanges avec l’intervenante que celui de la première rencontre et sans chercher conseil auprès de pairs.

Les intervenantes parlent toutes avec enthousiasme du dispositif et de son intérêt pour la connaissance de soi, le soutien à la persévérance chez plusieurs adultes ou comme un moyen de parvenir plus aisément au diplôme. Sur les deux sites, elles bénéficient d’un transfert local d’outils et d’échanges occasionnels avec des collègues expérimentés. Toutefois, les intervenantes semblent peu associées au développement de la reconnaissance des acquis dans leur commission scolaire et aux événements concernant celle-ci et elles n’avaient pas, au moment de l’entrevue, mis à l’ordre du jour collectif les irritants mentionnés plus haut. Un enjeu politique de l’accompagnement dans ce dispositif relève du partage des responsabilités entre intervenantes ayant un permis d’enseignement et d’autres qui ne l’ont pas, mais qui seraient davantage formées pour accompagner les adultes dans le volet Connaissance de soi des Univers. Cette question, abordée avec prudence par nos interlocutrices, prend en partie sa source dans le discours du ministère qui confond, dans ses guides de gestion de la sanction, le dispositif de reconnaissance des acquis avec un cours et qui, dans sa politique de 2002, n’a pas formulé d’orientation particulière sur les rôles des divers personnels dans le passage à une perspective d’apprentissage tout au long de la vie.

6. Discussion

En mettant en relation les résultats qui portent sur les enjeux politiques (changement de valeurs institutionnelles, partage des responsabilités au sein du personnel, accessibilité du dispositif versus offre de cours, rôle dans la persévérance, primauté des savoirs objectivés, inclusion de la formation générale dans la relance québécoise de la reconnaissance officielle), et ceux qui portent sur les enjeux pragmatiques (formation du personnel, conception des instruments dont le référentiel) avec les écrits scientifiques, nous proposons de discuter sommairement de trois défis posés par le dispositif au système éducatif.

6.1 Vision émancipatrice et instrumentale de l’apprentissage tout au long de la vie

Selon nos analyses, les Univers semblent jouer, en 2011, un rôle attractif pour un retour aux études chez des adultes à qui il ne manque que quelques unités pour obtenir le Diplôme d’études secondaires. Néanmoins, pour ceux à qui il manque plusieurs unités, l’information générale sur le dispositif ne peut avoir cet effet. Par ailleurs, l’information plus détaillée peut, dans certaines circonstances, soutenir la persévérance et la fierté d’apprendre. Le développement fort modeste du dispositif des Univers constaté en Estrie laisse penser que l’expérience acquise auprès des adultes et, très probablement, une plus grande diffusion de la perspective d’apprentissage tout au long de la vie dans les services d’accueil (Bourdon et al., 2011), contribue à une lente évolution entre la période de 2007 et 2008 et l’année 2011. Toutefois, la vision instrumentale de la reconnaissance officielle des acquis extrascolaires domine l’implantation du dispositif et le travail en silos des acteurs de la reconnaissance des acquis (Bélisle et al., 2010) perdure, comme par exemple, le fait que les outils de promotion de la reconnaissance des acquis, en formation professionnelle et en formation générale des adultes, ne soient pas travaillés de façon concertée dans une même commission scolaire et même au ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. Tel que mis en oeuvre, le dispositif semble parfois relever d’une technique de conversion d’expériences en unités comptabilisables, au détriment d’une volonté d’émancipation souvent associée à la formation générale (Mahieu et Moens, 2003), mais qui se distingue d’une conception plus linéaire centrée sur les savoirs homologués et la transmission de la culture par l’école (Mahieu et Moens, 2003 ; Bélisle, 2008). Pourtant, l’expérience même de certains adultes dans le dispositif relève de pratiques émancipatoires ce que le système éducatif ne met pas en valeur. On est bien ici au coeur de la tension qui se dégage des discours officiels contemporains sur l’éducation, l’enseignement et l’apprentissage tout au long de la vie (Altheit et Dausien, 2005 ; Mahieu et Moens, 2003 ; Bélisle, 2004, 2008), où le système éducatif entretient des relations plus ou moins dépendantes avec le système économique ou le système politique. Ainsi, l’implantation en cours des Univers illustre la fragilité de la mise en oeuvre du Plan d’action de 2002, dans une perspective d’apprentissage tout au long de la vie relevant d’une conception émancipatrice, caractéristique des travaux de l’UNESCO (Bélisle, 2004, 2008 ; Mahieu et Moens, 2003), et sur laquelle s’appuie la politique gouvernementale québécoise.

6.2 Mise en mots des acquis expérientiels en formation générale de base

L’étude documente des défis récurrents de mise en mots des acquis dans les systèmes de reconnaissance et validation des acquis, notamment des défis d’écriture de soi rencontrés par les adultes (Rioux, 2012). Le dispositif des Univers introduit un défi particulier pour le système éducatif, du fait que les adultes concernés ont généralement peu de reconnaissance sociale (Garon et Bélisle, 2009), que leurs expériences d’apprentissage non scolaire sont peu documentées, qu’elles ne se rapportent pas à un domaine d’activités balisé socialement (Bélisle, 2004) et qu’elles relèvent, dans certains cas, de conditions de vie très difficiles voire traumatisantes. Les différents construits notionnels du référentiel des Univers, comme les compétences génériques, l’expérience d’apprentissage et les forces et les faiblesses, laissent beaucoup de place à l’interprétation, tout comme cela est le cas dans l’évaluation des compétences clés au Portugal (Santos et Fernandes, 2014). On est loin, ici, d’un référentiel de validation d’acquis professionnels, objet d’un travail collectif préalable pour identifier des compétences génériques à inclure dans le dispositif. Ce dispositif a des parentés avec la conception socioculturelle de la formation de base promue par la Commission Jean (Jean, 1982), beaucoup plus large que celle adoptée dans la politique du Gouvernement du Québec de 2002, et inclusive des différentes sphères de vie, notamment la participation sociale et le travail non rémunéré. Pour le système éducatif, le défi est majeur, car il exige de mieux saisir les compétences que l’école ne permet pas de développer, mais qui peuvent relever d’une formation générale de base.

6.3 Formation et reconnaissance du personnel

Plusieurs enjeux identifiés plus haut concernent la formation du personnel et indiquent la nécessité d’une expertise approfondie et spécifique pour chacune des étapes de reconnaissance d’acquis expérientiels. Déjà, il est connu que la formation, tant initiale que continue, des formatrices et formateurs d’adultes ou des personnes formées en orientation est lacunaire pour répondre aux défis généraux posés par la politique québécoise de 2002 (Bélisle et al., 2010 ; Conseil de la science et de la technologie, 2009). Mais un défi encore plus important se dessine à partir de nos analyses, celui de la reconnaissance du personnel. En effet, le système éducatif, en reconnaissant davantage les apprentissages extrascolaires ou expérientiels des adultes, est appelé à reconnaître davantage, en son sein même, le rôle du personnel non enseignant dans l’apprentissage et la persévérance dans les études, celui de formatrices et formateurs d’adultes dans la réconciliation avec le monde scolaire et la force symbolique d’un dispositif comme celui des Univers, tout imparfait soit-il, dans l’apprentissage tout au long de la vie.

7. Conclusion

Cet article avait pour objectif de mieux comprendre les enjeux politiques et pragmatiques de la reconnaissance des acquis expérientiels en formation générale, à partir du dispositif Univers de compétences génériques, et de dégager les défis que ce dispositif pose au système éducatif. Il s’appuie sur une partie du corpus d’une étude menée auprès d’adultes et d’intervenantes de l’Estrie, au moment où le dispositif était encore assez peu connu et discret. Nous avons notamment constaté que l’accès à l’information sur le dispositif, ainsi que le travail d’identification et d’évaluation des acquis posent d’importants enjeux pragmatiques et politiques et que la conception émancipatrice de la perspective d’apprentissage tout au long de la vie, à laquelle se réfère la politique gouvernementale, reste assez peu présente dans sa mise en oeuvre en Estrie. Plus de 10 ans après le début de son implantation, il serait pertinent de mener une recherche évaluative du dispositif, en Estrie et dans les autres régions, pour mieux saisir les obstacles que rencontre le système éducatif dans l’intégration de la reconnaissance des acquis extrascolaires en formation générale des adultes, dans la perspective de l’apprentissage tout au long de la vie choisie en 2002. Ce travail évaluatif serait d’une grande pertinence, sur le plan national et international, puisqu’encore très peu de pays permettent que des acquis extrascolaires soient pris en compte pour l’obtention d’un diplôme de formation générale du secondaire.