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1. Introduction

Au sein de la diversité des cyanobactéries, Anabaena spp., très cosmopolite, est identifié comme l’un des genres proliférant le plus fréquemment dans les masses d’eau artificielles peu profondes (Herath, 1997; Robin, 1999). Les conditions favorisant le développement des efflorescences d’A. spiroides et A. flos-aquae ont été largement étudiées. L’établissement de ces efflorescences est principalement lié à l’évolution du rapport N/P en lien avec le développement d’hétérocystes (Berthonet al., 1996; Hilal Michard, 1994; Wilcox et De Costa, 1990), à la température (Presinget al., 1997; Reynolds, 1984) et à l’intensité lumineuse (Boumnich, 1992).

En revanche, un nombre plus limité de travaux s’intéresse aux paramètres déclenchant l’apparition d’une flaveur répulsive dans le poisson dans ces situations d’efflorescences. Des études ont démontré la relation entre la présence d’Anabaena et la production de molécules odorantes en Asie et en Amérique (Matsumoto et Tsuchiya, 1988; Van der Ploeget al.,1992), mais peu de travaux récents concernent l’Europe. Dans la majorité des cas, les défauts de goût de type « terreux-moisi » sont liés à l’apparition de géosmine. Ce composé volatil produit par plusieurs espèces de cyanobactéries et d’actinomycètes transite par les ouïes et la peau du poisson et se fixe sur la fraction lipidique des tissus (Howgate, 2004).

Des seuils de détection de la géosmine par l’homme ont été établis dans l’eau et dans la chair de poisson, en comparant des valeurs obtenues par dosage des composés odorants avec les résultats d’analyses sensorielles effectuées par des testeurs entraînés. Dans l’eau, les seuils de détection par l’odeur sont très bas, définis à 1,3 ng•L‑1 pour la géosmine par Lawtonet al. (2003), alors que Howgate (2004) les évaluent à 15 ng•L‑1. La différence résulte de la méthode choisie pour la définition du seuil de détection : Howgate préconise de valider le seuil uniquement lorsque plus de la moitié des 15 goûteurs perçoit l’odeur caractéristique liée à la présence de la molécule, alors que Lawton et al. ont travaillé directement sur les moyennes des notes données par les goûteurs. Il apparaît donc que les seuils de Lawton et al. sont sous-évalués.

Dans la chair de truite, les seuils de détection restent également bas, estimés entre 0,5 et 0,8 µg•kg‑1 (Persson, 1980; Robertson et Lawton, 2003). Nos travaux (Robinet al., 2006) corroborent la valeur seuil citée mais précisent que le seuil de détection par le goût semble plus bas que par évaluation olfactive.

La cinétique d’apparition du phénomène en conditions naturelles est quant à elle peu précisée. Seuls les récents travaux d’Howgate (2004) en laboratoire précisent le rôle de la température de l’eau et de la teneur en lipides dans la chair sur la vitesse de fixation de la géosmine dans le poisson. Pourtant, l’enjeu est important pour la valorisation d’une multitude de petites masses d’eau artificielles dévolues à la pêche de loisirs. En effet, la présence de défauts de goût significatifs dans un poisson destiné à la consommation est fortement préjudiciable pour l’image du site d’où il est issu.

L’objectif de cette étude consiste à étudier le phénomène d’apparition de défauts de flaveur de type « terreux-moisi » dans des plans d’eau dévolus à la pêche de loisirs. Dans un premier temps, il s’agit de mettre en relation l’intensité des défauts de flaveur avec les densités d’Anabaena sp., cyanobactérie cosmopolite capable de produire de la géosmine. Dans un second temps, il est prévu d’analyser la relation entre l’intensité des éventuels défauts de flaveur perçus par voie sensorielle et les concentrations en géosmine dans la chair de truite.

2. Matériel et méthodes

Deux phases distinctes ont été menées pour étudier les efflorescences d’Anabaena et leurs conséquences sur la qualité organoleptique du peuplement piscicole : un première phase de caractérisation des défauts organoleptiques observés sur des truites prélevées pendant des phases d’efflorescence d’Anabaena spp., et un second travail mené en laboratoire concernant la cinétique de fixation et d’élimination de la géosmine dans la truite.

2.1 Caractérisation et origine des défauts organoleptiques observés sur la truite

2.1.1 Sélection des sites

Dix plans d’eau ont été sélectionnés selon trois critères définis à partir d’analyses antérieures concernant l’évolution du peuplement phytoplanctonique (données acquises en 2003) :

  • les plans d’eau sont constamment maintenus en eau et régulièrement touchés par des proliférations d’Anabaena spp.;

  • les masses d’eau sont peu profondes, de l’ordre de 1,2 m de profondeur moyenne;

  • la surface en eau est inférieure à 25 ha.

2.1.2 Prélèvements

Afin de déterminer et dénombrer les espèces phytoplanctoniques, un prélèvement hebdomadaire a été effectué (tous les trois jours à partir de l’apparition d’Anabaena spp.), en prélevant 5 litres d’eau brute sur une profondeur de 60 cm à l’aide d’une bouteille de type Van Dorn. L’échantillon a été conservé sous Lugol.

Sur chaque site, dix truites, de taille comprise entre 200 et 400 g, ont été prélevées grâce à des filets maillants verticaux, dix jours après l’établissement de la dominance d’Anabaena spp. et lorsque les densités d’Anabaena spp. dépassaient 2 000 cell•mL‑1. Huit lots ont ainsi été constitués. Un lot témoin indemne de défauts de goût sur un site non concerné par la présence de cyanobactéries a été constitué. Chaque truite a été ensuite filetée. La répartition des lots dans des sacs individuels a été faite à raison d’un filet par truite destiné à l’analyse sensorielle, l’autre filet pour le dosage des composés odorants dans le muscle. L’ensemble des filets a été conservé au congélateur à -80 °C.

2.1.3 Composition du peuplement phytoplanctonique et concentrations cellulaires

Le dénombrement des cellules est effectué à l’aide d’un microscope inversé selon la technique d’Utermöhl (1958) modifiée par Legendre et Watt (1972). Chaque prélèvement a fait l’objet d’un comptage après concentration des cellules par filtration du volume prélevé, sous-échantillonnage et sédimentation pendant six heures dans une cuve spécifique.

2.1.4 Analyse sensorielle

Chaque lot de poisson a fait l’objet d’analyses sensorielles. La méthodologie retenue repose sur la technique du profil sensoriel. Cette méthodologie suit la norme NF V 09 015 (AFNOR, 1985). La démarche sensorielle choisie est basée sur la mise en place d’un jury « consommateurs » de huit à dix personnes formées pour définir l’intensité et la description des défauts de goût. Les personnes interrogées sont toutes consommatrices habituelles de poissons. Une phase préalable de l’entraînement des sujets a permis de définir une échelle d’intensité des défauts de goût, et de caractériser les défauts de goût à l’aide de huit descripteurs : terreux, moisi, eau croupie, amer, herbe, savon, pharmacie, autres (en précisant si possible).

Chaque référence étudiée était présentée dans une assiette en porcelaine codée par un nombre à trois chiffres définis au hasard. Les filets de poisson ont toujours été décongelés en froid positif (+4 °C) la veille des dégustations dans leur sac de congélation. Ils étaient cuits au four à micro-ondes pendant 20 à 30 secondes selon l’épaisseur du filet, puis servis immédiatement aux testeurs. Au cours d’une séance de caractérisation, cinq à six échantillons de poisson, dont deux échantillons témoins, étaient présentés aux dégustateurs les uns après les autres toutes les huit minutes. En matière de protocole, chaque testeur devait déstructurer quelque peu le morceau présenté afin de faciliter la libération des molécules volatiles. Il devait ensuite mettre l’échantillon en bouche assez rapidement. Il était conseillé de ne pas répéter l’opération plus de deux fois.

L’outil de notation utilisé est une échelle ouverte de 10 cm. Chaque personne interrogée devait ainsi indiquer l’éventuel niveau d’intensité de défauts après mise en bouche. Les notes finalement calculées sont donc sur un maximum de 10, en discriminant de 0 à 3 l’absence de défauts, de 3 à 5 des défauts subtils, de 5 à 7 des défauts nets, et des défauts intenses au‑dessus de 7. Les lots de truites ont été testés à au moins deux reprises par chaque personne : pour chaque lot, un tirage au sort aléatoire est effectué pour choisir les poissons à soumettre à l’analyse sensorielle (en moyenne, deux poissons pour chaque dégustation). Dans le cas de résultats peu consensuels, l’analyse a été poussée jusqu’à six échantillons par lot, de façon à valider la note obtenue par plus de la majorité des goûteurs.

2.1.5 Dosages biochimiques des composés odorants

Les deux principaux composés odorants dosés correspondent à la géosmine et au 2-méthylisobornéol, la grande majorité des défauts de goût de type « terreux-moisi » étant due à ces deux molécules ou à leurs dérivés. Trois dosages de ces deux composés ont ainsi été réalisés pour chaque site.

2.1.5.1 Préparation de l’échantillon

Afin d’obtenir un échantillon représentatif du site, trois filets de truite d’un même site sont décongelés 3 heures à température ambiante puis broyés à l’aide d’un robot ménager. Environ 20 g de chaque broyat sont prélevés et 10 µL d’une solution de Thymol à 0,5 ng•µL‑1 dans de l’éthanol absolu (étalon interne) y sont incorporés. L’ensemble est abandonné deux heures à +4 °C.

2.1.5.2 Protocole d’extraction

L’extraction assistée par micro-ondes utilisée consiste à placer un échantillon de 20 g de truite dans une cellule spécifique en Téflon balayée par un flux d’azote dans un champ de micro-ondes. L’extraction des composés volatils se déroule en exposant l’échantillon pendant 8 min (2 x 4 min avec un temps de pause de 1 min) à une puissance de 510 W. Les composés volatils extraits sont entraînés par l’azote grâce à un balayage continu de 100 mL•min‑1, puis sont condensés dans un piège à froid (réfrigérant à boules à –10 °C).

2.1.5.3 Microextraction en phase solide (SPME)

La technique d’extraction par SPME de l’espace de tête consiste à extraire par adsorption sur une fibre rétractable les composés volatils présents à l’équilibre dans la phase gazeuse d’une solution ou d’un échantillon solide. La fibre utilisée est constituée de Polydiméthylsiloxane/Diviniylbenzène (PDMS/DVB). La détermination de la teneur en géosmine et en 2-méthylisobornéol a été faite par rapport à des courbes de calibration réalisées à partir de solutions pures de ces deux composés : solution méthanolique de géosmine à 2 mg•mL‑1 (Sigma-Aldrich), et solution méthanolique de 2‑methylisobornéol à 10 mg•mL‑1 (Sigma-Aldrich). Les courbes de calibration sont réalisées avec des solutions de concentrations comprises entre 0,0625 et 1 ng•mL‑1.

2.1.5.4 Séparation

Le distillat est placé dans un flacon en verre auquel on ajoute du NaCl à une concentration de 30 % afin d’améliorer le coefficient de partage des composés volatils. Le flacon est ensuite mis sous agitation pendant 15 min à 60 °C (température obtenue à l’aide d’un anneau chauffant) afin d’amener le mélange à la température d’extraction. L’adsorption sur la fibre des composés volatils présents dans l’espace de tête a lieu ensuite pendant 30 min. Les composés volatils sont ensuite désorbés directement dans l’injecteur du chromatographe en phase gazeuse pendant 3 min en mode « splitless » (sans fuite) à la température de 260 °C.

2.1.5.5 Identification par CPG/SM

Les composés volatils sont identifiés à l’aide du couplage entre un chromatographe en phase gazeuse (modèle HP 5890 série II, Hewlett-Packard) et un spectromètre de masse (modèle HP 5971 série II, Hewlett-Packard) équipé d’une source à impact électronique. La séparation des composés est effectuée sur une colonne capillaire apolaire (DB-5MS, 30 m de longueur x 0,32mm de diamètre x 0,5 µm d’épaisseur, J&WW Scientific, Folsom, CA), avec la programmation de température suivante : 100 °C puis 5 °C•min‑1 jusqu’à 180 °C, suivie d’une augmentation de 10 °C•min‑1 jusqu’à 250 °C où la température est maintenue pendant 1 min. La température de l’injecteur est fixée à 260 °C, celle du détecteur à 280 °C et le débit d’hélium dans la colonne est de 2,2 mL•min‑1.

La détection est faite en mode SIM (Single Ion Monitoring), et les ions choisis sont pour le 2-méthylisobornéol : m/z = 95, 108, 135 et 150; pour le thymol : m/z = 135 et 150; pour la géosmine : m/z = 97, 112, 126 et 182. La teneur en géosmine et 2-MIB est obtenue par comparaison avec les courbes de calibration (Figure 1) en tenant compte des pourcentages d’extraction obtenus par la méthode d’extraction assistée par micro-ondes.

Figure 1

Courbes de calibration pour le dosage de la géosmine et du 2‑méthylisobornéol par SPME.

Calibration curves for geosmin and 2-methylisoborneol quantification by SPME.

Courbes de calibration pour le dosage de la géosmine et du 2‑méthylisobornéol par SPME.

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2.2 Suivi de la cinétique d’absorption et d’élimination de la géosmine dans la truite

La cinétique de transfert de la géosmine dans la truite a été étudiée. Trois lots de 50 truites de 220 g de masse moyenne issus du même site de production ont été introduits dans des bacs de 400 L, l’eau étant maintenue à 15 °C. L’introduction de 130 µg•L‑1 de géosmine devait permettre de fixer l’objectif de concentration dans le poisson au-dessus du seuil sensoriel 0,5 µg•kg‑1. Les truites ont été exposées 30 h à la géosmine sans renouvellement d’eau et avec une aération par bullage.

Le système a ensuite été mis en circuit ouvert pendant cinq jours pour étudier la cinétique d’élimination de la géosmine. Les filets de truites, à raison de trois par phase, ont été prélevés selon le tableau 1.

Tableau 1

Définition des 11 phases de prélèvements de truites au cours de la phase d’absorption (5 prélèvements de T0 à T4) et d’élimination (8 prélèvements de T4 à T11).

Definition of the 11 trout sampling periods during the experiments on geosmin absorption (5 samples from T0 to T4) and depuration (8 samples from T4 to T11).

 

J0

 

 

J1

 

 

J2

 

J3

J4

J5

8h30

14h30

20h30

8h30

14h30

20h30

8h30

14h30

20h30

14h30

10h30

8h30

T0

T1=T0+6

T2 = T0+12

T3=T0+24

T4=T0+30= T’0

T5=T’0+6

T6=T’0+18

T7=T’0+24

T8=T’0+30

T9 = T’0+48

T10 = T’0+68

T11 =T’0+90

PHASE D’ABSORPTION

PHASE D’ELIMINATION

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L’évolution de l’absorption et de l’élimination de la géosmine a été suivie directement par voie sensorielle et par dosages biochimiques, selon les protocoles présentés dans les paragraphes 2.1.4. et 2.1.5.

2.3 Traitements statistiques

Les résultats sont présentés sous la forme de moyenne ± esm (écart standard de la moyenne). L’étude des corrélations entre facteurs fait référence au calcul du coefficient de corrélation. Sa signification est évaluée pour un seuil de probabilité de 1 %.

3. Résultats

3.1 Caractérisation et origine des défauts organoleptiques observés sur le peuplement piscicole

Les poissons des huit lots prélevés lors des efflorescences correspondent à des densités d’Anabaena spp. comprises entre 4,5•104 et 4,5•106 cellules•mL‑1 (Figure 2). Ils sont caractérisés par des intensités de défauts de goût comprises entre 1 et 8, le maximum atteignant en moyenne 7,5 ± 0,75 (Figure 3). Pour cinq d’entre eux, les défauts sont intenses à très intenses (note moyenne > 5). Les échantillons 2, 3 et 7 présentent des défauts de flaveur moins importants, avec une notation comprise entre 1,73 ± 0,87 et 3,81 ± 0,73. Ces résultats sont à mettre en parallèle avec les échantillons du lot témoin dont les notes sont toujours inférieures à 1,2/10.

Figure 2

Concentrations cellulaires maximales d’Anabaena spp. (en nombre de cellules/mL) mesurées lors des huit efflorescences.

Maximum Anabaena spp. densities (cells/mL) observed during the eight blooms.

Concentrations cellulaires maximales d’Anabaena spp. (en nombre de cellules/mL) mesurées lors des huit efflorescences.

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Figure 3

Concentrations en géosmine (ng•kg‑1) et notes sensorielles précisant l’intensité des défauts de goût (moyenne ± esm, note/10) pour les huit lots de truites prélevées lors des efflorescences d’Anabaena spp.

Geosmin concentrations (ng•kg‑1) and taste defect intensities as determined by sensory evaluation (mean ± SD, note/10) for eight fish sampled during the Anabaena spp. blooms.

Concentrations en géosmine (ng•kg‑1) et notes sensorielles précisant l’intensité des défauts de goût (moyenne ± esm, note/10) pour les huit lots de truites prélevées lors des efflorescences d’Anabaena spp.

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Dans tous les cas, les deux descripteurs sensoriels utilisés par la majorité des goûteurs correspondent aux notions de « terreux » ou « moisi ». Le descripteur « amer » est cité également par la majorité des goûteurs sur les lots 4 et 8. Les termes « eau croupie », « herbe », « savon » et « pharmacie » ne sont employés que de façon isolée par l’un ou l’autre des goûteurs.

Les analyses biochimiques (Figure 3) révèlent la présence sur les huit lots à risque d’une concentration significative de géosmine dans le muscle des truites, comprise entre 124 ± 65 et 673 ± 112 ng•kg‑1. Le dosage de la géosmine sur le lot témoin permet de constater que les teneurs sont situées au-dessous du seuil de détection par SPME (50 ng•kg‑1). Les teneurs en méthylisobornéol retrouvées ont toujours été en-deça du seuil de détection.

3.2 Cinétique de fixation et d’élimination de la géosmine dans la chair de truite

L’apparition de défauts de goût de type « terreux-moisi » dans les truites intervient après seulement 6 h d’exposition à la géosmine (Figure 4). Les défauts sont relativement intenses (note de 6,8 ± 1,3), liés à des concentrations de géosmine modérées (458 ± 130 ng•kg‑1). L’intensité des défauts est ainsi assez proche de celle définie après 30 h d’exposition (7,2 ± 1,1). Après 30 h d’exposition, la concentration de géosmine contenue en moyenne dans les truites est de 739 ± 71 ng•kg‑1. L’activation du renouvellement en eau claire en circuit ouvert favorise, dans une première phase, l’élimination rapide de la géosmine : après 30 h de renouvellement, la note sensorielle a diminué jusqu’à 3,4 ± 1,3 et la concentration en géosmine dans les truites réduite de moitié (379 ± 130 ng•kg‑1). Une seconde phase apparaît ensuite, correspondant à une vitesse d’élimination plus lente. Après 90 h en phase de renouvellement en circuit ouvert, l’intensité des défauts de goût est évaluée à 2,1 ± 0,9 et les concentrations en géosmine à 195 ± 120 ng•kg‑1, soit a priori en dessous du seuil de détection sensorielle.

Figure 4

Évolution des concentrations en géosmine (ng•kg‑1) et des notes sensorielles précisant l’intensité des défauts de goût (moyenne ± esm, note/10)) lors des phases d’absorption (T0 à T0 + 30 h) et d’élimination (E0 à E0 + 90 h) de géosmine.

Evolution of geosmin concentrations (ng•kg‑1) and taste defect intensities as determined by sensory evaluation (mean ± SD, note/10) during geosmin absorption (T0 à T0 + 30h) and depuration (E0 à E0 + 90 h).

Évolution des concentrations en géosmine (ng•kg‑1) et des notes sensorielles précisant l’intensité des défauts de goût (moyenne ± esm, note/10)) lors des phases d’absorption (T0 à T0 + 30 h) et d’élimination (E0 à E0 + 90 h) de géosmine.

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4. Discussion

Les résultats obtenus nous permettent d’étudier l’influence des densités d’Anabaena spp. sur la production de géosmine, de préciser la cinétique de fixation et d’élimination de ce composé odorant dans la truite et de définir les seuils sensoriels de détection.

4.1 Densités d’Anabaena spp. et production de géosmine

L’apparition de géosmine dans les truites est observée pour chaque efflorescence. La fixation de géosmine dans le poisson commence lorsqu’une partie de la population d’Anabaena spp. est déjà sénescente, soit au moins dix jours après le début de l’efflorescence. Cette première constatation corrobore les résultats obtenus sur la cinétique d’apparition des défauts de goût chez certains cyprinidés qui précisent que les défauts de goût de type « terreux-moisi » en présence d’Anabaena spp. apparaissent sept à dix jours après le début de la phase de prolifération (FLAC, 2001). Même si le nombre de répétitions est peu conséquent (N = 8), il apparaît qu’Anabaena spp. possède une faculté naturelle à produire de la géosmine malgré une certaine variabilité des conditions environnementales. Saadounet al. (2001) précisent cependant qu’en conditions de luminosité contrôlées (17 µE•M2•s‑1), Anabaena spp. produit d’autant plus de géosmine que la température est proche de 20 °C et que les concentrations en phosphore sont élevées (> 0,11 mg•L‑1 de P).

La corrélation significative entre la densité de cellules d’Anabaena spp. et la concentration de géosmine dans la chair de truites observée pour nos résultats (Figure 5, r2 = 0,74, p < 0,01) contredit a priori les résultats de Saadoun et al. (2001) qui démontrent dans les mêmes gammes de densités une diminution de la production de géosmine en fonction de l’augmentation des densités d’Anabaena spp. Une hypothèse visant à faire converger ces conclusions consiste à penser que la production de géosmine intracellulaire est intense au début de l’efflorescence, mais que le transfert dans l’eau, et donc dans le poisson, intervient après un délai correspondant au début de la sénescence des cellules d’Anabaena spp.

Figure 5

Relation entre les densités d’Anabaena spp. et les concentrations en géosmine retrouvées dans les truites dix jours après le début de l’efflorescence.

Relation between Anabaena spp. densities and geosmin concentrations in trout ten days after the beginning of the bloom.

Relation entre les densités d’Anabaena spp. et les concentrations en géosmine retrouvées dans les truites dix jours après le début de l’efflorescence.

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Il convient donc d’approfondir ces résultats en s’intéressant à la cinétique d’évolution des concentrations de géosmine dans l’eau, en lien avec la production de géosmine intracellulaire.

4.2 Cinétique de fixation de la géosmine dans la truite

Dès lors que la géosmine est présente en forte concentration dans l’eau (130 µg•L‑1), sa fixation dans la chair de la truite est très rapide, et la détection sensorielle est déjà effective après 6 h d’exposition. Robertsonet al. (2005) précisent qu’une exposition durant 3 h suffit pour détecter des défauts de type « terreux-moisi ». La disponibilité de la géosmine hors des cellules d’Anabaena spp. provoque une fixation pratiquement instantanée. Cette vitesse de fixation peut expliquer certaines situations conflictuelles entre négociants de truites et gestionnaires de plans d’eau de loisirs se rejetant la faute lorsque, suite à un empoissonnage, des défauts de flaveur apparaissent. Des analyses sensorielles réalisées dans ce type de situation prouvent que le poisson, avant déversement, est sain mais que la présence de géosmine ou d’un autre composé odorant (méthylisobornéol) dans le milieu provoque très rapidement l’apparition de défauts importants, nuisibles au bon déroulement de la pêche à la truite prévue le lendemain.

Les travaux d’Howgate (2004) démontrent aussi que si la fixation de la géosmine suit un modèle exponentiel, l’élimination du composé prend davantage de temps, liée en particulier à la température, à la teneur en lipides et à la taille du poisson. Nos résultats menés pour une température de l’eau de 15 °C permettent de distinguer une première phase d’élimination assez active permettant de revenir à des concentrations pour lesquelles les défauts sont moins intenses. Après 30 h, la vitesse d’élimination de la géosmine ralentit, et la durée pour laquelle des défauts, même subtils peuvent être décelés, s’allonge. Tucker (2000) explique que pour des catfish fortement imprégnés par la géosmine, le retour à une qualité sensorielle acceptable intervenait parfois après de nombreuses semaines de mise en eau claire.

4.3 Définition des seuils sensoriels de détection de la géosmine

Les descripteurs principalement utilisés par les goûteurs correspondent aux notions de « terreux » et « moisi ». Ce type de flaveur intimement lié à la géosmine masquent donc totalement l’ensemble des autres flaveurs que peut présenter le poisson. Ces observations déjà émises par Tucker (2000) ou Howgate (2004) prouvent que l’apparition de géosmine dans le poisson est donc à redouter du fait de ses propriétés répulsives. Notons même l’apparition de la notion d’amertume pour les deux lots de truites des sites 4 et 8 exposés aux concentrations les plus importantes de géosmine.

La relation entre les concentrations de géosmine retrouvées dans les truites et l’intensité des défauts décelée par voie sensorielle ont été étudiées sur les truites capturées sur sites, et sur celles contaminées artificiellement. Les corrélations obtenues sont très significatives (Figure 6, respectivement r2 = 0,86 et 0,81, p < 0,01). L’évolution des concentrations de géosmine dans la chair des truites provoque donc une augmentation de l’intensité des défauts de goût de manière linéaire. En tenant compte qu’une note sensorielle établie à 5 permet de qualifier une présence nette de défauts de goût dans les truites, nous avons estimé la concentration en géosmine nécessaire pour atteindre ce seuil. Pour les truites prélevées in situ, cette concentration seuil est légèrement supérieure à 500 ng•kg‑1, légèrement plus élevée que celle obtenue pour les poissons exposés aux molécules artificielles (455 ng•kg‑1). Ces valeurs sont relativement faibles par rapport à des travaux récents, Robertsonet al. (2006) fixant ce seuil sensoriel sur la truite à 900 ng•kg‑1. Howgate (2004) indique qu’il n’existe cependant pas de règles bien établies pour définir ce type de seuil. Précisons que l’appréciation de ces défauts de type « terreux-moisi » par la bouche est nettement plus fine que par le nez et que la capacité du jury à distinguer les flaveurs varie énormément en fonction des aptitudes des goûteurs eux-mêmes, de la composition chimique des truites (teneurs en lipides) et de la texture de la chair.

Figure 6

Relation entre l’intensité des défauts de goût observés (note/10) et les concentrations en géosmine (ng•kg‑1), en utilisant les données de suivi in situ et de suivi cinétique en bacs.

Relation between intensity of taste defects (note/10) and geosmin concentrations (ng•kg‑1), for trout sampled in situ and during the experimental study.

Relation entre l’intensité des défauts de goût observés (note/10) et les concentrations en géosmine (ng•kg‑1), en utilisant les données de suivi in situ et de suivi cinétique en bacs.

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5. Conclusion

L’étude de la relation entre la présence d’Anabaena spp. et l’apparition de défauts de goût chez la truite permet de conclure que ce genre de cyanobactéries produit très fréquemment de la géosmine au cours des efflorescences. Un délai d’au moins une semaine après le début de l’efflorescence semble nécessaire pour que la géosmine produite soit relarguée dans l’eau et se fixe au poisson.

La cinétique de fixation est très rapide, avec l’apparition de défauts de goût significatifs après 6 h d’exposition. La cinétique d’élimination, tout d’abord rapide, ralentit progressivement. Ainsi, après 90 h de mise en eau claire renouvelée, des défauts subtils liés à la présence de géosmine persistent.

Les seuils sensoriels définis à partir de nos données sont de l’ordre de 500 ng•kg‑1.

Il convient d’étudier plus précisément les mécanismes régissant la production de géosmine, et la cinétique de production et de relargage de ce composé par Anabaena spp. en conditions naturelles.