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La pratique de la citation fut abondamment exploitée dans le monde des arts visuels occidentaux anciens et contemporains. Plusieurs oeuvres font état, dans la forme et le contenu, d’emprunts et de remaniements de motifs puisés dans un corpus d'artiste ou un courant artistique, antérieurs ou non, de “bris” et de “collages”, pour reprendre les termes de René Payant (1987), pour qui l’acte citationnel consiste à déplacer un motif préexistant dans une seconde oeuvre dans le but de réaliser, plus exactement de re-produire une nouvelle image.

En arts visuels, toute oeuvre citationnelle au sein de laquelle est re-créé un motif source est une création singulière possédant ses propres qualités formelles intrinsèques. Dans l’imagerie contemporaine, le médium, soit la matière, le support, autrement dit le mode d’expression employé pour la réalisation de l’oeuvre, diffère bien souvent de celui des images citées et ce, en raison de l’élargissement de la palette des moyens de création souvent en marge des catégories “médiumniques” artistiques traditionnelles (peinture, sculpture, gravure, dessin).

Considérant ceci, l’hypothèse à vérifier sera celle du changement de médium, plus spécifiquement, d’examiner en quoi le transfert médiumnique dans les oeuvres citationnelles constitue une stratégie permettant au citateur de se représenter lui-même comme “relanceur” des arts. L’objectif ne sera pas de passer en revue la totalité des recherches réalisées précédemment à propos de la citation visuelle, dont on parcourra à grands pas la définition. Il s’agira plutôt de réfléchir sur les effets consécutifs des transformations matérielles, sur la situation “paradoxale” de la citation visuelle en regard des hiérarchies et des normes artistiques conventionnelles, sur l’apport de la mémoire dans le jugement esthétique et cela, en portant une attention particulière au contexte d’émergence de l’image citante et à l’ancrage socioculturel dans la production du sens. Pour ce faire, nous prendrons à témoin l’oeuvre Le Radeau de la Méduse (100 Mile House) 1 (Fig. 1) de l’artiste Adad Hannah, réalisée en 2009 en réponse à l’invitation de la part d’un intervenant communautaire et collectionneur d’art de la région de 100 Mile House en Colombie-Britannique, laquelle est une citation à la toile déjà amplement citée, Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault (1817-1819).

Figure 1

Adad Hannah. Radeau de la Méduse (100 Mile House) 1. Épreuve chromogène. 100,5 X 135,5 cm. Galerie Pierre-François Ouellette. 2 et 3 mai 2009.

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La citation visuelle

Bien qu’héritière de la citation littéraire, l’activité citationnelle en arts visuels s’en démarque sous certains aspects. Rappelons diligemment que le primat de la citation en littérature (d’un point de vue structuraliste) est la mise en correspondance de deux systèmes sémiotiques, S1 et S2 citant, chacun étant composé de deux éléments, à savoir un sujet (A1 ou A2) et un texte (T1 ou T2). Selon Antoine Compagnon (1979), la citation est également un acte d’appropriation, d’exploitation et d’incorporation, mais où l’emprunt est généralement déclaré par la mise entre guillemets qui montre la source reprise.

Or, ce guillemetage est inexistant en arts visuels. De plus, l’artiste citant doit nécessairement refaire le motif qu’il s’approprie, le rematérialiser, de telle sorte que l’image de l’autre est toujours une image autre. Corrélativement à ce remodelage, s’ensuivent des transformations de motifs, de styles et de genres. Les multiples manipulations de forme et de contenu effectuées par le citateur exposent explicitement un éventail de possibilités de transferts et mettent en lumière les écarts plus ou moins manifestes entre l’image citante et l’image source.

Prenons par exemple deux types de citations : 1) la citation directe; 2) la citation indirecte. La citation directe (explicite) est une citation attribuée, faisant preuve de rapports mimétiques tangibles, de signaux démarcatifs (style, genre, motif) par rapport à l’image source et dont le but avoué est généralement de reconduire une tradition ou de rendre hommage à l’artiste cité. La citation indirecte (implicite) est de l’ordre de la paraphrase, de l’allusion, voire de l’opacité référentielle. Dans ce cas, il s’agit plutôt d’échos, de typification ou d’amplification stylistique (ironique ou parodique) qui sont autant d’indices des fins critiques de la part du citateur à l’égard de sa discipline et de l’artiste cité.

Tout comme la citation littéraire, la citation visuelle (implicite ou explicite) est un processus transactionnel, mais elle a ceci de particulier qu’elle exhibe la manière propre du citateur. En fait, le créateur qui s’adonne à la citation entretient une relation ambivalente avec l’artiste cité dont il rappelle les oeuvres à la mémoire, mais pour mieux les faire siennes. Certes, l’image citationnelle est le résultat d’une incorporation de l’autre (d’une image ou une portion d’image lui appartenant), mais elle présume également une distanciation de la part de l’artiste citateur face à l’artiste cité, puisque chacun possède son propre style. Elle est un moyen de mettre en relief la singularité de l’autre, en même temps qu’elle est un faire du “Je” citateur qui ne renonce aucunement à sa propre identité. Cela revient à dire que la citation visuelle est une affirmation du “soi” créateur en plein contrôle, en plein pouvoir sur l’autre. De plus, tous les écarts qui existent entre l’image source et l’image citationnelle font état du “pouvoir” du citateur qui réside dans les libertés prises vis-à-vis la source citée.

La mobilité citationnelle

Les transformations des motifs cités dans l’image citante s’effectuent selon deux principales instances de mobilité, la mobilité horizontale et la mobilité verticale, sur lesquelles repose l’ “acte” de citation, que l’on peut résumer dans ce schéma (#1) de la mobilité citationnelle.

Schéma 1

Schéma de la mobilité citationnelle

Schéma de la mobilité citationnelle

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La mobilité horizontale correspond au déménagement dans l’espace et dans le temps d’un motif source qui réapparait dans un nouveau contexte d’insertion, déplacement qui crée un intervalle spatiotemporel entre l’oeuvre source et l’oeuvre citante. C’est précisément dans cet écart spatiotemporel que réside le noeud de la mobilité horizontale à travers laquelle se manifeste de façon tangible la distanciation d’expression entre deux époques (espaces doxiques) et deux lieux (espaces géographiques) distincts, desquels émerge le potentiel de sens de l’image citante. Il faut aussi considérer anachroniquement l’intervalle existant entre le temps de la production et celui de la réception, espace-temps au sein duquel résident les différents regards posés sur les oeuvres à différents moments de l’histoire.

Ce mouvement d’aller-retour s’appuie sur des comparaisons d’ordre structurel sur l’axe de la mobilité verticale. La ré-énonciation implique des transmutations d’expression et de contenu qui mettent en relief les composantes internes de l’oeuvre qui correspondent à quatre facteurs de mobilité : sur le plan de l’expression, le médium et le style; sur le plan du contenu, le genre et le motif. Ces distanciations peuvent être évaluées selon des variations d’intensité (fortes ou faibles) formelles et iconiques entre les deux images. C’est d’ailleurs à travers ces diverses transformations que nous sommes en mesure de constater que l’oeuvre Le Radeau de la Méduse (100 Mile House) 1 (Fig. 1) d’Adad Hannah témoigne de déplacements originaux vis-à-vis la source citée et cela, tant sur le plan de la forme que du contenu (schéma 2).

Schéma 2

Oeuvre citante : Adad Hannah
Radeau de la Méduse (100 Mile House) 1
Épreuve chromogène, 100,5 X 135,5 cm.
2 et 3 mai 2009. Galerie Pierre-François Ouellette (novembre 2009)

Oeuvre citée : Théodore Géricault
Le Radeau de la Méduse, 1819
Huile sur toile, 491 X 716 cm.
Musée du Louvres, Paris

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L’oeuvre Le Radeau de la Méduse (100 Mile House) 1 d’Adad Hannah

À l’instar de Géricault qui avait fait construire un radeau de grandeur nature comme modèle de son tableau, Adad Hannah a fait reproduire le motif cité à l’échelle en faisant appel à la collaboration de nombreux bénévoles et commerçants de la région qui ont fourni les matériaux (bois, toiles, peinture, etc.) et confectionné les vêtements. Sa réplique du radeau a été érigée dans un hangar. Sur le mur du fond du bâtiment avaient été suspendues d’immenses toiles représentant un paysage marin, alors que des drapés vert émeraude recouvraient le sol en substitution à l’eau de mer – teinte nettement plus éclatante et artificielle que dans le tableau de Géricault.

L’artiste a également sollicité la participation d’une vingtaine d’étudiant(e)s qui furent mis à contribution à titre de figurant(e)s. Chacun d’eux devait reprendre une pose similaire à celle des personnages de l’oeuvre citée et la tenir durant quelques minutes pendant lesquelles l’artiste photographiait et filmait le déroulement de la mise en scène des images. Bien que leurs mouvements fussent figés, les figurant(e)s n’étaient pas complètement immobiles (clignements des yeux, faibles vacillements, respiration, etc.), oscillations qui encourageaient le récepteur à maintenir longuement son regard sur l’oeuvre.

Le Radeau de la Méduse (100 Mile House) 1 (Fig. 1) fait partie d’une série d’autres photographies et vidéos reproduisant Le Radeau de Hannah, dont chacune des images comportent des variations, non seulement par rapport au tableau cité, mais aussi entre elles, puisque chaque photo et vidéo représente, totalement ou en partie, la réplique du tableau cité sous différents points de vue (plans rapprochés ou éloignés) et divers angles de vue (en frontalité ou en plongée). À titre d’exemple, dans Le Radeau de la Méduse (100 Mile House) 5 (Fig. 2), la posture du personnage féminin central est légèrement distincte par comparaison à la photographie Le Radeau de la Méduse (100 Mile House) 1 (Fig. 1), tout comme la position allongée et non plus repliée des jambes du personnages couché sur le dos situé à l’extrémité arrière et à droite du radeau. Considérant ces variations de forme et de contenu, les images sont autant de citations à l’oeuvre citée, en ce que chacune est une re-prise partielle ou complète du motif source, mais elles sont aussi, les unes par rapport aux autres suivant l’ordre de leur réalisation, des autocitations, puisque Hannah modifie, refait, reproduit et se réapproprie sa propre création.

Figure 2

Adad Hannah. Radeau de la Méduse (100 Mile House) 1. Épreuve chromogène. 100,5 X 135,5 cm. Galerie Pierre-François Ouellette. 2 et 3 mai 2009.

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Dans sa configuration même, l’oeuvre de Hannah est “hybride”, car elle combine le tableau vivant, soit une forme de divertissement en vogue en Europe dès le Moyen Âge qui consiste à imiter de façon théâtrale, immobile et costumée une oeuvre d’art, la photographie et la vidéo. Cette combinaison inédite a donné lieu à un nouveau mode d’expression qui singularise le travail créateur de Hannah, le Still, lequel se caractérise par ces croisements originaux entre la photo et la vidéo : tantôt c’est la photographie qui s’apparente à un photogramme extrait d’une bande vidéo, gommant la temporalité interne de l’énoncé vidéographique; tantôt c’est la vidéo qui se donne à voir telle une photo en simulant l’immédiateté photographique.

Tel que mentionné précédemment, l’image de citation peut être caractérisée en vertu de l’écart dont elle témoigne par rapport à un mode d’expression conventionnel. Le Still est sans conteste inédit du point de vue des catégories traditionnelles des beaux-arts, notamment la peinture, soit le médium de l’image citée. En cela, l’oeuvre de Hannah est “paradoxale” vis-à-vis les typologies médiumniques conventionnelles. Pour rappel, la doxa, dont la stabilité repose sur des conjectures et des conditions particulières, est le fruit d’intérêts partagés et son efficacité relève de la mémoire que partagent les citoyens. Elle incarne un climat, un état ambiant civil, politique et culturel. Elle inclut également les savoir-faire traditionnels, les coutumes et leur lente et irréfutable diffusion. C’est ainsi qu’elle fait état d’intégrations, d’adaptations, d’imitations. La doxa est un mode de discours qui renvoie aux manières de faire, à leur diffusion par le partage de la connaissance et de l’expérience; elle est un outil de transmission, une sorte de contamination.

Le principe de la doxa dans le domaine artistique réfère au champ des arts visuels entendu comme lieu d’archivage du patrimoine artistique, en d’autres termes, comme lieu commun au sein duquel prend forme une histoire à la fois culturelle, sociale et philosophique. En regard de l’acte citationnel, ce lieu d'archivage est celui dans lequel l’artiste citateur puise son inspiration. En réitérant des motifs de l’art ancien, la citation s’accomplit en partie à travers le maintien des règles traditionnelles perpétuées par les institutions d’art (jusqu’au XIXe siècle) et reconduites dans les oeuvres citées.

Selon cette perspective, l’image de Hannah met en évidence son rapport avec la doxa par la voie de la réitération de certaines conventions, notamment la mimésis. Toutefois, l’oeuvre du citateur a été réalisée à partir de procédés mécaniques qui rompent avec la précellence du savoir-faire manuel propre à la peinture, ironisant par le fait même la virtuosité technique tant valorisée dans l’histoire de l’art. Par ailleurs, loin de reproduire photographiquement le tableau cité, l’oeuvre de Hannah “casse” la doxa parce qu’elle est une reconstitution du tableau de Géricault. En raison des distanciations vis-à-vis la toile du peintre français, il désamorce le concept de mimésis, tant à propos de la peinture “réaliste” que de la photographie entendue comme analogon du réel. L’artiste emprunte ainsi une position critique à l’égard de son propre médium d’expression et le pose comme médium productif et inventif témoignant de son imaginaire créateur.

Outre le changement médiumnique, Le Radeau de Hannah comporte des distinctions de contenu. À titre d’exemple, le personnage accroupi devant le mat a été ajouté et une fille a été substituée à l’homme étendu sur le dos à l’extrémité arrière gauche du radeau. La localisation et les postures de certains figurants sont aussi différentes, entre autres, celles de l’adolescente au centre de l’embarcation, qui est placée derrière et non plus à côté du personnage auquel elle s’accroche; le jeune garçon couché sur le ventre et étendu sur les jambes d’un naufragé est surélevé; les personnages ne sont plus nus, mais entièrement ou partiellement vêtus d’habits de couleurs vives (rouge et blanc). Mais pour être en mesure de percevoir les distinctions dont témoigne la composition de Hannah par rapport au tableau de Géricault, le récepteur doit faire appel à sa mémoire, laquelle participe au jugement esthétique.

La réception de l’oeuvre : mémoire et jugement esthétique

Toute oeuvre de citation peut être interprétée même si la source citée n’est pas décryptée. Par contre, lorsque la source citée est décodée, le processus évaluatif que l’image citationnelle sous-tend nécessite l’implication de la mémoire (mémoire de soi et mémoire collective). L’oeuvre de citation fait intervenir des contenus culturels antérieurs et cela, autant pour le récepteur que pour l’artiste citateur.

La mémoire permet au créateur de construire une oeuvre en fonction de ses propres réminiscences, lesquelles il réactualise à l’intérieur d’une nouvelle image ou d’un nouvel objet. En d’autres termes, l’artiste citateur remodèle les oeuvres appartenant à l’histoire de l’art pour en faire de nouvelles constructions signifiantes. De le même ordre d’idées, Jacques Fontanille (1998) soutient qu’il n’y a de sens que dans le passage d’une situation à une autre, d’un état à un autre, et dans la relation entre au moins deux contenus situés à des places différentes dans le discours. Par conséquent, la saisie du potentiel sémantique ne peut avoir lieu que dans le déplacement et la transformation.

L’acte de citation devient interprétable en fonction des relations actualisées entre deux systèmes qu’il met en branle aux yeux du regardant : l’image citante comme reprise d’un motif ou d’une image complète ou partielle; le degré de décalage qu’elle entretient avec l’image citée. Notons que la citation commande de la part du spectateur quatre opérations quasi simultanées :

  1. la perception et le décodage de l’image citante;

  2. la détection de l’image citée;

  3. le rappel de l’image citée;

  4. la reconnaissance de l’écart entre l’image citante et l’image citée.

Tous ces actes mnésiques supportent le jugement favorable ou défavorable porté sur l’image de citation.

Ainsi, le potentiel sémantique des images reposerait sur la manière dont le récepteur considère chaque signe et lui octroie un effet de sens. La signification d’une oeuvre citationnelle dépendrait, dans l’instantané, du regard posé sur elle, d’où l’importance d’aborder toute image du point de vue de la réception. Bien entendu, le jugement d’une oeuvre diffère selon chaque individu en raison de ses propres expériences. Juger signifie sélectionner certains souvenirs – qui constituent l’histoire propre d’un sujet.

Pour la définir de façon extrêmement simplifiée, la mémoire de soi est celle où se logent les expériences de vie accumulées correspondant à la mémoire à long terme. Lors de la réception d’une information (une oeuvre d’art par exemple), la mémoire à court terme et la mémoire à long terme agissent simultanément. Ainsi, les connaissances antérieures servent de support et resurgissent lors de l’acquisition de nouvelles données, alors que les nouvelles données perçues de visu modifient les acquis antérieurs, et de ces ingérences résulte un appariement. En fait, la mémoire n’est pas une banque visuelle dans laquelle des informations seraient engrammées en permanence, comme c’est le cas pour un ordinateur. La performance de la mémoire humaine repose plutôt sur sa capacité à se modifier au fur et à mesure que le sujet fait de nouvelles expériences, ce qui lui permet d’acquérir de nouveaux savoirs, de confirmer ou d’infirmer, de transformer ou de corriger ceux qu’il a déjà intégrés et, surtout, de ressentir ces activités.

La reconnaissance de la citation est donc le point de départ d’une nouvelle expérimentation, tant pour le citateur que pour le regardant, car elle motive l’artiste à créer une nouvelle oeuvre à partir d’un contenu culturel préexistant. Pour le récepteur, elle “reconstruit” ses connaissances et meuble sa mémoire d’une nouvelle image. La mémoire collective sert d’assise à la mémoire individuelle et ce, parce que la mémoire personnelle convertit ce qui est collectif en données privées. Pour le créateur, comme pour le récepteur, le jugement, quel qu’il soit, positif ou négatif, est toujours double. Il évalue à la fois la cible cognitive selon ses propres propensions et la manière dont elle est perçue par la doxa, soit un ensemble de connaissances reçues et connues par habitudes de la part des utilisateurs d’un système particulier de signes. Quant à l’artiste citateur, c’est par le biais de son oeuvre citante qu’il remodèle les savoirs partagés et les rend accessibles dans un contexte particulier.

Si le jugement intervient nécessairement en relation avec la doxa sans être toutefois noyé dans son cadre, la reconnaissance de la citation subsume des stratégies de re-formation et d’écart non seulement à l’image citée, mais aux codes qui ont prévalu à sa mise en forme et à ceux qui chapeautent son nouveau contexte. C’est en ce sens que, particulièrement dans le cas d’un changement de médium, la citation peut être comprise comme instance paradoxale. Elle dérange, oblige à de nouveaux ajustements, même dans le contexte actuel, du fait même des manipulations du modèle.

À tout bien considérer, l’effet de sens de la citation est le fruit d’un processus évaluatif toujours à se renouveler. Tout se joue dans la reconnaissance, par un récepteur, de la modélisation du rapport entre la source citée et l’image citante, dans le réglage de l’intensité et de l’étendue de l’interaction entre le cité et le citant. Il est donc essentiel de considérer les potentialités indicielles de l’image de citation qui jouent un rôle éminent dans sa vocation “communicationnelle”, tout autant que le contexte dans lequel elles émergent.

Nouveau contexte d’émergence : le lieu de la production du sens

Puisque l’oeuvre de Hannah (re)présente un matériel iconographique décontextualisé, les cadres de références socioculturelles sont essentiels à la saisie du potentiel de sens de l’image. Chaque regard porté sur un objet fait intervenir une quantité notable de possibilités référentielles, reposant sur des ancrages extrêmement variables d’une époque à une autre, voire d’un lieu à un autre à une seule époque, par lesquelles le regardant va entrer en processus d’interprétation. Ces potentialités sémantiques démontrent d’une part, que tout jugement porté sur les apparences ou le sens des choses est toujours fondé sur un ensemble d’horizons d’attentes (théoriques, idéologiques, sociologiques, etc.) et, d’autre part, que nous sommes tous habités par le besoin de faire signifier ce qui nous entoure dans des contextes de référence particuliers qui orientent nécessairement les valeurs et les concepts octroyés à un artefact.

Le Radeau de la Méduse (100 Mile House) 1 (Fig. 1) de Hannah a été présenté dans deux contextes différents. En tant que réplique grandeur nature du tableau de Géricault, l’oeuvre fut d’abord exposée dans un hangar les 2 et 3 mai 2009 où les récepteurs étaient invités à assister à cette “performance” mettant en scène les jeunes qui tenaient la pose, tableau vivant que Hannah a photographié et filmé. L’inédit du lieu de présentation découle du déplacement de l’art dans un espace en marge des institutions culturelles, mais à proximité de la réalité vécue par les quelques 2000 habitants de cette municipalité de district de la Colombie-Britannique. En opérant ce déplacement, l’artiste a étendu les territoires de l’art et a ouvert la création artistique à un public large, probablement moins familier avec les productions artistiques contemporaines que les visiteurs de la galerie d’art montréalaise (Pierre-François Ouellette) où ont été montrées ultérieurement (novembre 2009) les photographies et les vidéos donnant à voir la réplique du tableau cité.

Dans sa forme initiale, Le Radeau de Hannah était une création spatiale et relationnelle, voire “phénoménale” engageant des expériences perceptives et affectives chez les récepteurs ayant assisté à la “performance”. L’expérience vécue et éprouvée par le corps devant cette immense mise en scène était propice à déclencher des processus perceptuels et affectifs chez le regardant, lesquels se distinguent de ceux expérimentés devant les photographies et les vidéos de la réplique présentées en galerie, où les rapports entretenus avec l’oeuvre étaient alors plus distanciés – dans tous les sens du terme.

Sur le plan du contenu, Le Radeau de la Méduse (100 Mile House) 1 (Fig. 1) s’adressait a priori aux gens de la municipalité où elle fut d’abord présentée, d’autant qu’elle fut constituée par et avec les habitants du district. En fait, elle est, telle l’oeuvre de Géricault, un tableau d’histoire récente. Rappelons que le peintre français était attiré par l’aspect vivant du reportage. Il voyait en l’actualité une source d’inspiration et de sensation. Il cherchait à représenter les événements survenus récemment qui le marquaient, lesquels il peignit avec la gravité et dans des formats réservés à la grande peinture d’histoire, comme on peut le voir dans l’oeuvre Le Radeau de la Méduse représentant un groupe d’individus amassés sur un radeau de fortune ayant dérivé en mer suivant le naufrage de la frégate La Méduse, avant d’être rescapés treize jours plus tard.

L’oeuvre de Hannah conserve le caractère événementiel du tableau cité par ses dimensions considérables et l’aspect dramatique de l’événement figuré dans le tableau source que l’artiste réactualise et relocalise dans son oeuvre. Dans l’image citante, les naufragés sont substitués par les jeunes du district de 100 Miles House qui ont pris part à la mise en scène, étudiant(e)s qui sont dans l’attente d’être secouru(e)s, du moins assisté(e)s dans leur quête de réussite plus ardue dans cette région “à la dérive” suite au déclin des industries agricoles et forestières. Par l’intermédiaire de son oeuvre, Hannah se fait le relayeur des réalités locales, en ce qu’elle est un moyen pour attirer l’attention sur le contexte socioéconomique dans lequel évoluent les jeunes de cette région de Colombie-Britannique. Mais il transmet également un message d’espoir, car sa création représente, telle le tableau cité, un moment d’espérance pour les protagonistes : celui d’être bientôt sauvés.

L’image citante fait donc revivre l’oeuvre citée dans de nouvelles conditions physiques et contextuelles, prouvant par le fait même qu’il existe des conditions matérielles et mentales (toujours variables) qui servent à la compréhension du domaine esthétique. L’interprétation de l’image découle de la relation de l’image à un système culturel dans lequel il prend une signification particulière. La reconstruction citationnelle renvoie aux conditions d’emploi des signes dans telle ou telle circonstance et, ce faisant, réfère à des expectatives sociales.

Tel que le soutient Umberto Eco (1988), pour que le signe soit décodé, il faut que le destinateur et le destinataire du message aient un code commun, partagent un système de règles qui assurent l’interprétation correcte d’un signe. Selon cette perspective, il n’y a pas de sens du signe qui vaut pour toutes les cultures et, de ce fait, les facteurs de reconnaissance d’une oeuvre sont variables. En outre, toutes les conventions valables pour une société donnée à un moment précis de son histoire peuvent être modifiées. Le contexte doit être entendu en termes d’expériences actuelles conformément aux conditions de réception changeantes et la conception de l’oeuvre comme une construction interactive, puisque les croyances et les perceptions se modifient au fur et à mesure des expériences vécues.

D’un point de vue pragmatique, nonobstant les possibilités discursives de l’image de citation qui, en arts visuels, inclut non seulement la représentation mais la composition des images, il n’y a pas de sens qui puisse être formulé en dehors du contexte de son énonciation. Les ensembles signifiants sont en perpétuelle construction et le point de référence du changement sera toujours la position de l’instance du discours, puisque c’est à partir d’elle que la transformation s’organise. De ce point de vue, la citation n’est pas un postulat, mais un possible et, de ce fait, on ne parle plus du sens, mais d’un effet de sens et c’est cette approche pragmatique qui permet de mettre en lumière la mobilité du potentiel signifiant du signe visuel et de le situer dans son contexte spatio-temporel d’émergence.

Par ailleurs, l’interprétation de l’image découle de la relation de l’image à un système culturel dans lequel il prend une signification particulière. Nycole Paquin (2003) soutient que la culture est un phénomène interne à l’individu, il ne faudrait plus parler de “la” culture ou “d’une” culture, mais des manières diverses “d’entrer en culture”. Cela dit, il n’y aurait pas de rupture entre l’homme et la culture, les deux étant profondément imbriqués dans le “sujet” même. Toujours selon Paquin (2003), “l’entrée en culture” est une adaptation aux situations contextuelles en perpétuelle modification. Plus encore, elle est reliée à la propension de l’homme porté à s’associer à un groupe, en vertu de limites géographiques, de règles et de coutumes sociales particulières, cela sans nier son individualité qu’il rend d’ailleurs efficace comme ancrage identitaire.

Pour Eco, nous l'avons vu, le décodage d'un signe requiert l'utilisation d'un code commun par le destinateur et le destinataire. Or le code (canal) correspond aux règles (conventions) permettant l’octroi d’un potentiel de signifiance à un signe. De son côté, Ernst Gombrich (1983) affirme que l’interprétation “correcte” d’un artefact nécessite un apport complémentaire entre le code, la légende et le contexte. C’est dire qu’il n’y a pas de sens du signe qui vaut pour toutes les cultures et, de ce fait, les facteurs de reconnaissance d’une oeuvre sont variables.

Ce ne sont pas tant les contenus culturels qui importent, mais la façon dont ils sont perçus et adaptés par chaque individu qui juge nécessairement à la fois les codes appris et les choses perçues et les mesure entre eux. D’ailleurs, toutes les conventions valables pour une société donnée à un moment précis de son histoire peuvent être modifiées. Le contexte doit être entendu en termes d’expériences actuelles conformément aux conditions de réception changeantes et la conception de l’oeuvre comme une construction interactive, puisque les croyances et les perceptions se modifient au fur et à mesure des expériences vécues.

Conclusion

En définitive, il existe plusieurs fonctions à la citation visuelle, entre autres, servir d’argument d’autorité, appuyer une contre argumentation ou signaler une convergence avec la source citée, tel qu’il en est le cas dans l’oeuvre de Hannah. Mais le recours à la citation peut également dépasser ce cadre épistémique, notamment lorsque l’artiste s’en sert pour faire état de son savoir, pour dénoncer, prendre ses distances, désapprouver, ironiser, critiquer certains concepts propres à sa discipline.

L’acte de citation instaure un métalangage ambivalent, à la fois respectueux de l’autre cité et irrévérencieux, du moins distancié et critique du cloisonnement traditionnel des médiums d’expression. Le paradoxe fait en sorte que les images de citation dynamisent et revitalisent la pratique des arts et sollicitent un regard renouvelé sur “l’histoire de l’art” qui ne peut plus faire abstraction de l’instabilité des grands thèmes de représentation, dont le déplacement dans d’autres véhicules de présentation déconstruit les assises antérieures et instaure de nouvelles balises.

L’étude du Radeau d’Adad Hannah avait pour objectif de démontrer que c’est à travers les diverses restructurations formelles et thématiques des oeuvres sources dans les images citantes que se manifeste le créatif dans l’activité citationnelle, inventivité qui s’enracine d’ailleurs dans le dialogue que les images citantes entretiennent avec l’histoire de l’art et les artistes reconnus par la discipline. Ainsi, les oeuvres du passé et les traditions artistiques anciennes ne sont plus considérées comme étant antagonistes au principe de création, elles sont plutôt un tremplin et servent de base argumentative aux créateurs.

En choisissant un mode d’expression inédit par rapport aux médiums traditionnels comme support à la citation de motifs empruntés à un oeuvre d’art du passé, Adad Hannah transforme structurellement les motifs cités, les réactualisent et les jumellent à des attitudes actuelles ouvertes à l’hybridité des formes et des contenus. En ayant recours à une forme d’expression propre à son époque, l’artiste citateur interroge le caractère normatif et réducteur des paramètres traditionnels, axiomes qu’il bouscule pour mieux en explorer les marges et en démontrer le possible renouvellement. En cela, son oeuvre décloisonne les cadres de référence habituels, va au-delà du système des beaux-arts et des doxas ayant prévalus à l’époque de la toile citée.

Cependant, bien que le citateur prennent le contre-pied des schèmes artistiques conventionnels pour dénoncer, désapprouver ou ironiser certains préceptes de l’histoire de l’art, il ne rejette pas totalement les règles artistiques traditionnelles. Dans Le Radeau de la Méduse (100 Mile House) 1 (Fig. 1), le citateur revisite les normes conventionnelles (la reproduction en simulacre) et les renouvelle (par le Still et par la réactualisation d’un tableau d’histoire), assurant du même coup leur pérennité. Et c’est là que réside la portée critique du changement de médium, puisque chaque mode d’expression devient un vecteur permettant la réinterprétation et la rénovation de motifs anciens reproduits dans l’image de citation. En ce sens, le médium d’accueil est non seulement un lieu de médiation, il est également un lieu de méditation sur l’histoire de l’art.

Le Radeau de la Méduse (100 Mile House) 1 (Fig. 1) révèle de façon tangible le fait que l’acte citationnel repose sur deux objectifs qui se confrontent : premièrement, celui de s’identifier à l’autre cité et de reconnaître la valeur exemplaire du modèle, comblant de la sorte son double désir d’appartenance à l’histoire de l’art (par la reprise) et d’appropriation (par le remaniement du motif cité); deuxièmement, celui de s’approprier l’image source et de la recomposer par le biais d’une pratique personnelle et dans un tout autre contexte. On constate également que, malgré les écarts spatiotemporels et les écarts structurels entre les deux images, il n’y a pas de coupure entre l’art actuel et l’art du passé, mais plutôt une association historique entre les deux. Ce croisement entre le contemporain et l’ancien atteste d’un pluralisme, sur la base du temps chronologique perceptible à travers le déplacement contextuel et le médium propre à l’époque actuelle, et d’un revitalisme, par la relance et le recommencement, toutes deux marques de la postmodernité.