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On désire par exemple ramener la création du monde à un créateur alors qu’en un sens cela n’explique rien et que ce n’est qu’une façon de mettre l’accent sur le commencement (cette dernière conception rejoint celle de l’architecte Loos et elle est, sans aucun doute, influencée par lui).

Ludwig Wittgenstein (1997 : 39)

En 1910, Adolf Loos disait dans le vide : “Nous rencontrons dans la forêt un tertre de six pieds de long et de trois pieds de large, tassé avec la pelle en forme de pyramide, nous nous arrêtons et une voix grave nous dit : quelqu’un est enterré là. Voilà ce qu’est l’architecture” (Loos 1994 : 227). Wittgenstein disait qu’elle éternise, magnifie quelque chose (1990 : 88). Entendre la voix grave, c’est en quelque sorte s’étonner qu’il y ait là quelqu’un ou quelque chose que le geste architectural aura voulu montrer. L’intérêt de la remarque de Loos, souvent citée car elle nous donne une définition à la fois simple et imagée, ne consiste pas à identifier l’essence de l’architecture mais plutôt à substituer à cette préoccupation la nécessité de reconnaître l’architecture lorsque celle-ci se montre. L’architecte Aldo Rossi est de ceux qui ont perçu l’importance de cette remarque et il en tire la leçon suivante quant à l’attitude à adopter par ceux qui font l’architecture : “Observer, décrire sans accommodement et sans passion créatrice, avec une émotion glacée par le temps” (Rossi 1988 : 81). En indiquant l’importance du geste architectural, quelle qu’en soit l’échelle pourvu que ce qu’il produit puisse être perçu comme représentation d’autre chose, Loos nous invite à en voir la dimension culturelle qui lui est attachée. Dans ce texte de 1910, il a vu d’une part la nécessité de bien distinguer art et architecture en accordant au second terme un caractère public, conservateur, fonctionnel qui fait défaut au premier et d’autre part, l’aspect particulier d’une partie du travail de l’architecte qui se trouve à la limite, le tombeau et le monument. S’il sont utiles, ceux-là le sont d’une autre manière; par eux, nous sommes amenés à la reconnaissance d’un certain type de relation qui dépasse l’attachement fonctionnel, reconnaissance qui permet de considérer comment les grands maîtres savent rester en contact avec l’esprit du temps et exprimer l’état d’une culture, de ses visions et de ses traditions, autrement dit comment ils savent agir de manière continue.

Pour Loos, le geste de l’architecte n’est pas affaire d’un fantasme d’auteur; il implique retenue, patience, ajustements, et en cela il devient l’expression d’une communauté, des usages et des valeurs qui la constituent. L’oeuvre de Loos est un cas exemplaire où la contradiction entre un esprit moderne et les savoir-faire traditionnels n’est qu’apparente : Loos cherche à traduire une possible continuité entre progrès et permanence. De même, il n’y a rien d’étrange pour lui à penser qu’esthétique et éthique ne font qu’un et que les usages des mots beau et bon sont apparentés. Il associe clairement beauté pure et valeur d’usage. Un objet inutile ne saurait être beau mais il ajoute “qu’il ne suffit pas qu’un objet soit pratique pour être beau. Il lui faut quelque chose de plus (…) un objet est beau quand il atteint une perfection telle qu’on ne peut rien lui retrancher ni lui ajouter sans lui faire de tort” (1994 : 35). La beauté d’un objet n’existe que par rapport à sa finalité, il n’y a pas de beauté absolue. De la même manière, les Leçons et conversations de Wittgenstein nous donnent à penser qu’il n’y a ni beauté ni bonté absolues, que le développement du goût et de la responsabilité relève d’une forme d’artisanat qui consiste à ajuster en retirant plutôt qu’en ajoutant. En ces domaines, les savoirs sont le fruit d’un apprentissage en situation où sont transmis certains signes qui ainsi perdurent.

Lorsque Peirce définit le synéchisme, il insiste sur l’idée de continuité, de persistance, d’ajustement, l’action de la pensée étant faillible. Peirce pourrait poser la même question que Wittgenstein, isolé en Norvège, s’étonnant que l’on dise de Dieu qu’il a créé le monde, et non pas qu’il le crée continuellement. Wittgenstein se dit séduit par l’image de l’artisan :

que quelqu’un fabrique une chaussure, c’est une performance, mais une fois faite (à partir de ce qui existe, insiste-t-il), [la chaussure] dure d’elle-même un certain temps. […] Si l’on se représente Dieu comme créateur, la conservation de l’univers ne doit-elle pas être un miracle au moins aussi grand que sa création? Pourquoi faut-il que je postule un acte de création unique et non un acte durable de conservation… une création qui dure

Wittgenstein 1999 : 125

Ramener la création à un créateur n’explique rien, idée que Wittgenstein dit partager avec Loos. La continuité dont il est ici question est à la fois celle qui lie les signes entre eux dans le temps et qui leur permet de former ce que l’on reconnaît comme notre culture et celle du geste même qui produit ces signes à partir d’autres signes, le geste de l’architecte dans le cas présent.

J’aimerais considérer ici, avec Loos, Wittgenstein et Peirce, l’idée d’une création qui dure. En me référant à ces trois auteurs de taille, je propose de questionner le processus de création en architecture et en design dans l’esprit d’un souci de conservation. Après s’être édifiées contre elle au début du XXème siècle pour mieux la dépasser, ces disciplines retrouvent la figure de l’artisan et le désir de continuité entre conception, fabrication et usage. L’apprentissage par le projet propre à ces disciplines permet, sur la base de solutions apportées à des problèmes pratiques particuliers, de tirer des règles générales trop souvent perçues comme des théories plutôt que comme des critères ou des règles d’actions. On a encore trop souvent tendance à reconnaître dans les objets architecturaux les expressions d’idées élaborées autrement dans des textes, particulièrement dans des textes philosophiques qui parfois, à travers une série de citations jouxtant le projet, prétendent en servir la légitimité. Pour prendre un exemple bien connu, il est clair que Wittgenstein n’a d’aucune manière voulu montrer par la maison construite pour sa soeur quelque chose qu’il aurait dit, dans son Tractatus ou ailleurs. Là n’est pas le contraste fondamental entre ce qui est dit et ce qui est montré. Jacques Bouveresse a raison de noter que “le point délicat n’est pas tellement de savoir ce qu’un langage de ce genre peut montrer, mais plutôt de savoir quelles sortes de choses il doit dire pour ce faire” (1986 : 531), quels faits il pourrait représenter. On peut penser que les oeuvres architecturales sont rarement descriptives ou représentatives et que leur manière de signifier tiendrait bien plutôt de l’exemplification (Goodman & Elgin 1993 : 14), c’est-à-dire que, tel un échantillon d’étoffe, une maison donne l’exemple de certaines propriétés que possèdent d’autres choses auxquelles, ainsi, elle s’associe. L’architecture et le design sont des manières d’associer et de distinguer, de poser des questions et d’y répondre, d’apprendre de ses essais et de ses erreurs ; accorder cette importance à l’attitude de l’artisan est crucial si on veut comprendre à la fois la conception qu’avait Wittgenstein de la philosophie, sa vision de l’art et son propre travail en tant qu’architecte (cf. Allan 2003 : 19).

S’intéresser au processus de création n’est pas chercher à parvenir à la construction d’une méthodologie qui révélerait les étapes d’une manière de faire, bien utiles à connaître lorsque l’on enseigne le projet en architecture. Il serait tentant de trouver des réponses toutes faites dans une théorie des inférences peircéenne ou une méthode des jeux de langage wittgensteinienne. Or, il s’agit moins d’expliquer que de constater, comprendre et décrire, c’est-à-dire que les architectes jouent bel et bien des jeux, mais que, s’il s’agit d’un langage, l’architecture n’est pas un jeu de langage en tant que tel, les architectes ne jouent de toute évidence pas tous ensemble. Jacques Bouveresse voit juste en disant que nous devons nous efforcer de comprendre “comment l’usage du langage peut être, par certains côtés, aussi systématique et prédictible, et en même temps, d’une autre manière, aussi imprévisible et novateur” (Bouveresse 1987 : 14). On ne saurait formuler les règles du langage architectural tant les accords sont vagues et fragiles : nous verrons comment, dans le projet, l’hypothèse accomplit un travail de première importance. Le désir de méthode qui marque le développement du discours en architecture et en design au XX ème siècle trouve peut-être une explication dans le simple fait que l’architecte (ou le designer) doit assurer la valeur de son travail : l’architecture est un art essentiellement social, la maison doit plaire à tout le monde, disait Loos.

Jean-Pierre Cometti remarque l’importance pour l’architecture d’un des concepts clés de la pensée wittgensteinienne : la vision synoptique ou la vision du système des règles (Cometti 1996 : 144), concept qui permet de saisir la nature nécessairement continue du travail de l’artisan qui fait varier ses points de vue sur l’objet qu’il façonne. La vision d’ensemble posée sur les questions qui les occupent est un des aspects communs à l’architecture et à la philosophie, et il s’agit souvent pour avancer de savoir passer de l’ensemble au particulier. “La représentation globale favorise la compréhension qui consiste à nous faire voir les connexions. D’où l’importance de la découverte et de l’invention de signes intermédiaires. Le concept de représentation globale est pour nous d’une signification fondamentale. Il désigne notre forme de représentation, la manière dont nous voyons les choses” (Wittgenstein 1961 : 167), et la manière dont elles se montrent aussi.

Représenter, construire

À une époque où avec la complexité montait la confusion, Paul Engelman reconnaissait que Wittgenstein, Kraus et son maître Loos, ont été des séparateurs créatifs (Engelman 2010 : 179). Ils ont su séparer correctement là où d’autres s’employaient à faire des liens qui ne valaient souvent que pour eux seuls, en appelant à la liberté de l’art ou de l’architecture, ou qui vaudraient pour tous et pour l’éternité, en appelant à la vérité ou à une prétendue essence de l’art. Il s’agissait dans ces trois projets pourtant différents, d’exclure ce qui ne sert à rien ni à personne et d’en arriver à un accord sur certaines questions. Mieux séparer, extraire l’inutile, construire de nouvelles relations, un rappel de l’esprit du temps. “Loos sépare les objets d’usage de l’art et tue leur ennemi commun, l’ornement, Kraus sépare la vie du langage et tue leur ennemi commun, la phrase vide, Wittgenstein sépare la science du mysticisme et tue leur ennemi commun, la philosophie” (Wijdeveld 1994 : 51).

L’architecture et le design ont encore besoin de bons séparateurs à une époque où monte la complexité et avec elle la confusion, où avec la profusion des nouveaux moyens de conception et de production informatiques devient omniprésente ce que l’on nomme paradoxalement la réalité virtuelle, qui nous mène souvent à confondre trois manières de considérer l’architecture : la possibilité de construire, le fait de construire et le fait de bien construire. Nous ne sommes pas de ceux qui font l’éloge du chaos et nous serons d’accord pour dire que l’idée d’une maison est bien différente de sa représentation en image et de la maison elle-même. Loos se félicitait d’ailleurs de ne pas voir ses projets publiés dans les revues d’architecture : “La représentation d’une maison bien bâtie ne doit faire aucun effet.” (Loos : 221). Seule la maison bâtie a de l’effet. Encore faut-il croire qu’il est plus important de construire, et de le faire dans l’esprit d’un service rendu, que de s’exposer et d’être reconnu.

Comme Wittgenstein, Loos se consacrait à un travail de clarification fondé sur la description de nos usages des signes. Il est aussi important en architecture qu’ailleurs de s’entendre sur l’usage des mots, sur ce qu’est une maison, une chaise ou une table, de savoir faire la différence entre une urne et un pot de chambre, pour reprendre l’exemple de Kraus. Toutefois, le geste architectural a aussi pour mandat de produire de nouveaux échantillons de ce que pourrait être une maison, propositions qui elles aussi disent comment nous vivons. À chaque fois, la question Qu’est-ce qu’une maison? pourrait être posée, la réponse s’inscrivant dans la suite des maisons possibles, idéalisées et des maisons construites. La grammaire du mot maison reste vague, mais cela ne nous empêche pas de savoir ce qu’est une maison. Si notre activité relative à la maison ne se trouve pas affectée, nous ne nous posons pas cette question : il en va autrement pour l’architecte qui, ayant à produire un nouvel énoncé et, par le fait même, de nouveaux usages, devra clarifier ce qu’on entend par maison, ce qu’il fera par une série de descriptions, de dessins, plans, maquettes, c’est-à-dire une série de signes intermédiaires annonçant son énoncé final : la maison construite.

Ce processus n’a rien de caché ni de magique, il n’est pas de boîte noire ni de langage privé : construire une maison, c’est comme siffler un air connu ou réciter les lettres de l’alphabet; les idées, briques, notes ou lettres

sont attachées les unes aux autres et […] chacune d’elles semble tirer celle qui doit la suivre; comme s’il s’agissait d’un collier de perles déposé dans une boîte : en tirant une perle, la suivante vient et ainsi de suite […] nous sommes tentés de dire que ces petites boules ont auparavant été placées ensemble dans la boîte. Mais il est facile de voir qu’il ne s’agit là que d’une hypothèse

Wittgenstein 2004 [1965] : 83

Il n’est aucunement garanti que la maison telle qu’elle se présente, construite, ait été ainsi présente à l’esprit. De même, les dessins et plans qui en ont permis l’édification n’en sont qu’une représentation partielle. La maison construite met un terme à la série dans la mesure où je la vois comme un ensemble, et le signe qu’elle propose n’a de signification que dans une phrase, c’est-à-dire dans son contexte. Ces remarques deviennent pertinentes si on considère la tendance à confondre l’effet des signes intermédiaires, les représentations (un dessin, une photographie, une maquette) avec l’effet de l’énoncé final, confusion que Loos reprochait déjà à ses contemporains. Accorder à la maison construite reconnue comme solution satisfaisante un statut privilégié n’est autre chose que de reconnaître qu’elle constitue la finalité du geste de l’architecte : c’est ce que voulait dire Loos lorsqu’il soulignait que “la reproduction graphique d’une maison bien bâtie ne doit faire aucun effet” (Loos : 222). Alors, à quoi servent donc les idées et les représentations si nous acceptons avec lui qu’elles ne sauraient suffire?

La production de la série des signes est essentielle au travail de création dans la mesure où elle seule permet de comparer, d’apprendre à faire des différences; il s’agit là du travail qui participe à la fixation de la grammaire engageant les prises de décisions qui orientent le projet. Celui-ci terminé, les représentations ne servent plus, ou au mieux elles servent à en refaire le récit retraçant après coup les règles d’action qui auront été suivies. En architecture – c’est notamment le cas des langages qui sont l’objet d’un consensus moins large que dans le cas de l’usage des mots –, il n’y a pas de liaison de principe (Wittgenstein 1997 : 110) entre le langage et la réalité, dans ce sens, tout en distinguant leur statut respectif en regard de la finalité d’un projet, il n’est ni nécessaire ni utile de détacher la maison de bois, de verre ou de béton de la série des images de papiers qui lui ont servi d’images. La production d’énoncés architecturaux exige l’emploi de signes que nous mettons en relation avec d’autres signes. Appelons-les, avec Wittgenstein, des signes intermédiaires à partir desquels les ajustements sont plus faciles à faire : il est plus raisonnable de remonter un plafond de trois centimètres sur papier qu’en chantier, l’exemple que nous offre le chantier de la maison construite par Wittgenstein pour sa soeur a permis ce genre d’ajustements ultimes, mais il s’agit là d’un cas tout à fait particulier où le temps et l’argent n’avaient pas l’importance habituelle. Ainsi, le projet ne serait pas le lieu de la rencontre espérée entre théorie et pratique, et il n’y aurait là non plus de passages du langage à la réalité : le travail de création a pour mandat de lier les signes entre eux, de stimuler le passage d’un signe à un autre avec pour préoccupation d’en arriver à un développement satisfaisant par l’acquis de signification qu’il permet.

Qu’en est-il alors du cas où j’éluciderais la signification du mot ‘pomme’ [ou ‘maison’] en pointant vers une pomme? N’aurais-je pas produit une relation entre le langage et le réel? À cela on peut répondre : le geste d’indication correspond à celui de faire figurer côte à côte deux signes sur un tableau; là où je montre du doigt, il n’y a en aucune façon l’espèce ‘pomme’ [ou ‘maison’] mais à nouveau seulement un échantillon de cette espèce […] L’élucidation ostensive ne signifie donc aucunement que l’on sorte du langage […] nous restons dans le domaine du langage et mettons des mots en relation avec des échantillons

ibid. : 112

Ainsi, les mots, les représentations graphiques et tridimensionnelles de maisons sont des signes constituant le langage architectural, et ils sont mis en relation pour parvenir à une détermination satisfaisante du concept. Dans cette série, comment un échantillon devient-il un objet de comparaison, un repère? Certains types d’échantillons doivent être distingués et leur valeur reconnue, ce qui revient à privilégier une partie du langage architectural qui servira d’objet de comparaison. Loos est clair sur la finalité de l’architecture; ni l’intention ni non plus le fait qu’un objet soit fabriqué par un spécialiste, l’architecte, ne sont des aspects essentiels de la discipline; importe bien davantage la possibilité qu’ont certains objets d’exprimer l’esprit de leur temps, de servir de repère par leur capacité à fixer la signification. Mais qu’entend-on par esprit s’il ne s’agit pas d’évoquer celui de l’auteur? Et y a-t-il ceci à exprimer qui dépasse un individu et qui se présente comme un ensemble de représentations cohérent. “L’architecture éternise et magnifie quelque chose. C’est pourquoi il ne peut y avoir d’architecture là où il a rien à magnifier” (Wittgenstein 1983 : 88). La reconnaissance d’une telle cohérence est-elle aujourd’hui possible dans le domaine de la pratique et de la culture architecturales?

Ce à quoi se mesureront les différents signes de maisons diffère des autres signes par son degré de développement et par l’étendue de l’accord qu’il permet. Nous savons ce qu’est une maison et ce savoir est fondé sur l’expérience commune, multiple, réelle et représentée, que nous en avons eue, nous savons aussi faire la différence entre l’objet et l’image de cet objet. Considérant sans exclusion les différentes façons de concevoir l’objet architectural, comme possibilité, comme fait et comme signe. On en vient à considérer la création de signes comme un processus constitué de moments à valeur variable. On sait que, pour Peirce comme pour Wittgenstein, toute chose, réelle ou fictive, est affaire de signes. Peirce est clair sur la nécessité d’adopter une triple manière de concevoir tout objet pour qu’on lui attribue une signification, et c’est en cela que l’architecture acquiert le statut de langage. La production de la série de signes intermédiaires (ou d’interprétants) permet l’expression et l’évaluation des possibilités, une forme d’auto-contrôle moral, qui sert, dit Peirce, à inhiber nos folles poussées d’énergie (Peirce 1993 : 334).

Au début du XX siècle, l’architecture cherchait un acquis de connaissances et d’universalité en se distinguant des savoir-faire traditionnels : l’architecte conçoit mais ne bâtit plus. Dans ce contexte, on comprendra la mise en garde de Loos au sujet des vices de la représentation comme un rappel de la portée pratique de l’architecture : il n’y a pas de signe sans fait. Sa pensée peut être traduite en des termes pragmatistes bien connus : les faits marquent la pensée sans y échapper, nous devons considérer les effets que nous concevons qu’ont les objets de notre conception, qui pourraient concevablement avoir une portée pratique (Peirce 1993 : 333). Ainsi, bâtir et concevoir ne sont pas des compétences qui s’opposent, de même, pour qu’il y ait conception, il doit y avoir effet.

De toute évidence, un dessin de maison réussi fait de l’effet, mais cet effet est différent de celui que devrait rechercher l’architecte. L’apprentissage du dessin en architecture est venu remplacer l’apprentissage de la construction, l’architecte devenu auteur crut ainsi supplanter le maître-maçon, il devint spécialiste de la représentation qui l’éloignera de son objet et de la finalité de son geste.

Par la faute de l’architecte, l’art de bâtir s’est dégradé, est devenu un art graphique. L’architecte bien achalandé, primé dans les concours n’est pas celui qui sait le mieux bâtir, mais celui dont les projets se présentent le mieux sur le papier […] Les vieux maîtres se servaient du dessin comme d’un langage pour parler aux ouvriers

Loos : 221

Le dessin et la maquette ont la fonction d’interprétants dans le processus de projet – “une représentation médiatrice [remplissant] la fonction d’un interprète qui affirme qu’un étranger dit la même chose que lui” (Peirce 1993 : 24) mais l’interprétance se poursuit, car le dessin a, au mieux, le statut d’un interprétant dynamique qui aurait pour effet actuel de séduire, convaincre ou informer. Pour Loos, seule la maison construite aurait cet effet satisfaisant, qu’on reconnaît à l’interprétant final, autrement dit par “l’effet qui serait produit dans l’esprit par le signe après un développement suffisant de la pensée” (Peirce 1958, C.P. 8.343). Mais que signifie un développement suffisant de la pensée en architecture? L’effet produit possède ici une forme de généralité et de durée, produite par l’usage du signe qui correspond à nos manières d’habiter. Même avec beaucoup d’imagination, il est impossible d’habiter une maison sur papier. Si “nous ne sommes pas encore assez incultes pour vouloir faire un poète de tout enfant qui remporte le prix d’écriture” (Loos : 221), nous ne pouvons vouloir faire un architecte de tout bon faiseur d’images.

Loos cherchait à donner l’exemple de ce qu’il prêchait. Non sans difficultés, il publie en 1921, en France, l’ensemble de ses écrits critiques, Vienne restant hostile à son travail. Il offre ses Paroles dans le vide à Wittgenstein en 1924, en le remerciant de l’avoir inspiré. Avant de quitter Vienne pour s’installer à Paris en 1922, il ordonne que l’on détruise l’entièreté de ses archives, ce qui est un geste pour le moins radical, les architectes ayant souvent une tout autre opinion de ce qu’ils laissent derrière eux. Le Corbusier, par exemple, conserve tout et crée sa propre fondation. Pour Loos, seuls ont de la valeur les colliers que l’on peut porter.

Hypothèse et proposition

Revenons à l’image du collier qui sort de la boîte et à la question de Wittgenstein : “Ces petites boules ont-elles auparavant été placées ensemble dans la boîte?” Peu importe, disait-il, “la même image me serait apparue si les boules n’avaient réellement existé qu’à l’instant même de leur apparition hors du couvercle” (2004 : 83). Il s’agit là d’une hypothèse, rien ne prouve que les boules aient été placées là avant et qu’il faille les découvrir telles que placées. Que l’on puisse prouver qu’elles étaient là avant, que l’idée de la maison existait dans la tête de l’architecte avant qu’il la construise rassure peut-être mais ne nous apporte rien de plus : c’est le fait que les boules paraissent tenir ensemble qui nous intéresse et nous est utile.

L’apparence ne remplace ni ne reproduit le passé, non plus qu’elle ne contient les applications futures : elle est hypothétique (1997 : 164; 180). L’hypothèse n’est pas pour Wittgenstein une proposition dont la vérité serait moins fermement établie : elle est une disposition qu’a l’esprit à construire une vue d’ensemble dont la portée est bien réelle, c’est-à-dire qu’elle donne un sens à nos décisions et à nos actes. De même pour Peirce, l’hypothèse a de particulier qu’elle n’est pas validée directement par une série de faits, passés ou présents, elle construit plutôt quelque chose de nouveau et renvoie au futur (Peirce 1993 : 192-3).

La connaissance de l’architecture que Wittgenstein a pu développer de l’intérieur (pensons au chantier qu’il dirige de 1926 à 1928), l’influence reconnue de Loos sur sa pensée, ses remarques et la nature des métaphores qu’il utilise et le fait qu’il tient à ce qu’on lui reconnaisse le titre d’architecte jusqu’à la fin des années trente portent à croire qu’il reconnaît la pertinence de ce qu’il a appris de l’architecture. À la même époque, les entretiens qu’il mène avec les membres du Cercle de Vienne est une autre occasion de préciser ce qu’il entend par hypothèse et par vision synoptique ou vision d’ensemble. Sur ce point, Wittgenstein suit l’idée de synéchisme développée une cinquantaine d’années plus tôt par son homologue américain.

Au printemps 1926, avant d’aller rejoindre Engelmann pour travailler au projet de la maison de Margarete, Wittgenstein enseigne l’architecture à ses petits élèves en Basse-Autriche. L’un d’entre eux raconte : “encore et encore, nous avions à dessiner des colonnes corinthiennes. Nous effacions sans cesse, sans jamais obtenir les colonnes telles qu’il les imaginait [ce qui] le rendait furieux” (Wijdeveld 1994 : 37). Six ans plus tard, Wittgenstein reprend l’exemple de la colonne pour faire comprendre à Waismann ce qu’est une hypothèse : “Sur un site archéologique, on exhume des fragments de colonnes, de chapiteaux, de frontons, et l’on dit : il y avait là un temple. On complète les fragments, on comble en imagination les lacunes, on retrace des lignes. C’est là l’image d’une hypothèse” (Wittgenstein 1991 : 192). Loos a pour sa part recours à une image extrême comme il les aime : “si rien d’autre ne devait subsister d’un peuple disparu qu’un seul bouton, il me serait possible, à partir de la forme de ce bouton, de déduire l’habillement et les usages de ce peuple, ses moeurs et sa religion, son art et sa vie intellectuelle. Si grande est l’importance de ce bouton” (Loos : 271).

Si nous voyons des traits sur du papier, des fragments, des boutons, nous les voyons tels des faits, c’est-à-dire que nous ne mettons pas en doute leur existence, mais nous ne nous arrêtons pas là : les traits paraissent tels des colonnes, les fragments tels les restes d’un temple, mais nous pouvons aussi dire qu’il pourrait bien en être autrement. Le travail de reconstitution n’est toutefois pas à l’abri des illusions : Wittgenstein reprend ailleurs l’exemple de James qui raconte avoir vu quelqu’un et lui avoir adressé la parole alors qu’il ne s’agissait que de sa casquette et de sa veste, en précisant que si James s’était trompé, ce n’était pas sur le fait d’avoir vu ce personnage, mais sur l’apparence du personnage (Wittgenstein 1997 : 167).

Wittgenstein explique à Waissmann la distinction à faire entre l’hypothèse et la proposition : “L’hypothèse, dit-il, se distingue de la proposition par sa grammaire. C’est une autre structure grammaticale. [...] Si je devais décrire la grammaire de l’hypothèse, je dirais : elle ne résulte d’aucune proposition singulière, ni d’aucun ensemble de propositions singulières. Elle n’est – en ce sens – jamais vérifiée” (Waismann 1991 : 192-3). Il poursuit en précisant ce qu’il entend par hypothèse “non un énoncé, mais une loi de formation des énoncés. Seuls les énoncés particuliers peuvent être vrais ou faux, non l’hypothèse. L’hypothèse n’est jamais vérifiée. Elle renvoie toujours au futur. Sa justification est dans le service qu’elle rend, c’est-à-dire dans la simplification qu’elle introduit.” (ibid. : 239 [je souligne]).

En mettant plus haut l’accent sur l’importance de l’effet et de l’usage, c’est la nature des propositions en architecture (des énoncés intermédiaires et finaux) que je cherchais à pointer, pour dire enfin que seule la maison construite peut être satisfaisante ou non et, à sa manière, vraie ou fausse. Si cette réalité est vue comme seconde (en un sens peircéen), l’hypothèse est troisième (et inclut ainsi le fait réel, second). Proposition et hypothèse, deuxièmeté et troisièmeté sont bien deux manières de concevoir l’objet architectural, de là, deux manières d’être de l’objet. Comme le troisième peircéen, l’hypothèse wittgensteinnienne est une loi de formation des énoncés, qui garantit la signification. Lorsque Wittgenstein dit de l’hypothèse qu’elle renvoie toujours au futur, que sa justification est dans le service qu’elle rend et la simplification qu’elle introduit, on est frappé par la proximité avec le texte fameux de Peirce sur la nature du pragmatisme (Peirce 1993 : 312), où il est dit que “la portée rationnelle d’un mot ou d’une autre expression réside exclusivement dans sa portée concevable sur la conduite de la vie […]” (318). On reconnaît chez lui l’emploi du même type d’exemples : “On découvre des fossiles, […] des restes de poissons, mais loin à l’intérieur des terres. Pour expliquer ce phénomène, nous supposons que la terre était autrefois recouverte par la mer. Ceci est une autre hypothèse” (181).

En introduisant une image qui indique l’usage sans le garantir, l’hypothèse installe l’idée d’une action continue de la pensée, oscillant entre la conviction qu’elle produit, le doute, la production d’autres hypothèses, jusqu’à ce qu’une hypothèse satisfaisante rende le service attendu. En architecture, le service rendu par l’hypothèse dans le travail de construction sera de proposer une simplification qui saura, pour un temps, donner l’assurance nécessaire à la poursuite de l’enquête. En insistant sur la portée qu’elle a sur la conduite de la vie, l’hypothèse architecturale donne toute sa place à la question de l’usage, qui est sa condition de validité. La question est donc moins de savoir si l’hypothèse est vraie ou fausse que de savoir si la simplification qu’elle introduit nous permet d’avancer, c’est-à-dire de produire les fragments manquants pour rendre l’objet utile. Elle doit nous montrer ce dont l’objet est capable et la légitimité qu’il y a à parler d’objet réel tient moins à ce que celui-ci est fait de brique, de verre ou de bois, mais à ce qu’il agit sur nos attentes (Loos : 243-4).

Vision synoptique et continuité

Comment enfin calmer Wittgenstein en permettant à ses élèves de voir les colonnes comme il les voit? Et, s’il s’agit d’avancer, comment s’assurer que les hypothèses construites nous mènent au même endroit, au bon endroit? Qu’est-ce qui nous permet de dire qu’il y a là architecture, qu’une entente s’établit, que l’objet qui se présente est juste, correct, exact? Pour y arriver, nous devons voir le système des règles ; “nous réclamons une vision synoptique” (Wittgenstein 1997 : 116). Le langage architectural est un cas complexe où est requise une clarification de l’ensemble des règles de grammaire, tant dans l’exécution du projet, dans sa traduction en dessin ou en maquette, que dans sa compréhension générale d’une culture et d’une forme de vie. Si le travail en architecture et celui mené en philosophie ont en commun de travailler à une conception propre, à une façon de voir les choses et à ce que l’on attend d’elles (ibid. 1990 : 29), il s’agit aussi de trouver la bonne vue d’ensemble. Nous sommes inquiets à la fois par l’idée d’être privé de règle et à l’idée de tomber sur de nouvelles règles (ibid. 1997 : 61; 116). Le travail de description, comme le travail de création, reste ainsi inachevé et approximatif. La vision synoptique elle-même est soumise aux corrections. La compétence à construire une vue d’ensemble à partir des fragments est essentielle à l’architecte. L’architecte Venturi parle d’inflexion lorsque

la totalité découle de l’utilisation de la nature de chaque partie […] en s’infléchissant vers quelque chose d’autre en dehors d’elles-mêmes, les parties incluent leurs propres liaisons avec les autres parties [Il reconnaît que] l’inflexion permet de distinguer des parties différentes tout en impliquant une continuité. Elle impose l’art d’utiliser le fragment

1971 : 91-2

Inachèvement et faillibilité sont des aspects intrinsèques du processus de création. Comme c’est le cas dans la compréhension d’autres langages, il nous reste à apprendre de ceux qui en savent davantage. Loos reconnaissait le savoir des grands maîtres qui, “grâce à une culture personnelle plus profonde, étaient en contact plus étroit avec l’esprit de leur temps” (Loos : 227). Par leur compétence à se rapprocher de cette bonne vue d’ensemble, ceux-ci participent à l’élargissement des accords. Comme le dit Wittgenstein :

Un pronostic plus correct résultera généralement de jugements de ceux qui auront une meilleure connaissance des hommes. Peut-on apprendre cette connaissance? Certes; plus d’un le pourrait. Non pas en suivant des cours qui en traiteraient, mais par expérience. [par ‘observation variée’.] De temps en temps [le maître] donne quelques justes avertissements. Voilà en quoi consiste ici ‘apprendre’ et ‘enseigner’. Ce que l’on acquiert ici n’est pas une technique; on apprend de justes jugements. Il y a aussi des règles, mais elles ne constituent pas un système, et seul l’homme d’expérience sait les appliquer justement

1961 : 360

Ainsi, la vue d’ensemble propre à l’architecte, à l’artisan d’expérience n’est nullement ce que l’on pourrait qualifier de pure construction de l’esprit. Il s’agit bien plutôt d’une pure présence de l’esprit à la réalité. Trouver la juste proposition architecturale pourrait, à bien des égards, ressembler à trouver le mot juste : une série d’essais, d’erreurs, d’idées et de propositions comparées entre elles. Un travail de la pensée qui rappelle le travail de l’artisan. Tant que je ne suis pas satisfait je continue, tant et aussi longtemps que la proposition ne se montre pas et que je n’en constate l’émergence par le fait même que je suis menée à en faire usage.

Nous ne voulons pas dogmatiser mais laisser le langage être tel qu’il est et le mettre en parallèle avec une image grammaticale dont nous maîtrisons complètement les propriétés. Nous construisons pour ainsi dire un cas idéal sans la prétention qu’il s’accorde à quoi que ce soit. Mais nous le construisons seulement en vue d’obtenir un schéma synoptique avec lequel comparer le langage, quelque chose comme un aspect qui n’affirme rien encore et qui n’est pas non plus faux

Wittgenstein 1997 : 140

Tout est déjà là dans la durée, se crée continuement, et il faut y être attentif. Ne cherchez pas à découvrir ou à inventer le style de notre époque, dit Loos à ses collègues du Werkbund, “Le style de notre époque, nous l’avons déjà” (Loos : 195). Une présence au monde permet d’y voir le système des relations : “en vérité, nous avons déjà tout, nous l’avons présentement” (Wittgenstein 1997 : 163). La pensée des deux Viennois suit ainsi le mouvement engagé par Peirce lorsqu’il cherche encore et encore à faire comprendre ce qu’il considère comme l’unique contribution de valeur qu’il ait apportée à l’histoire de la philosophie : la vérité du synéchisme (Peirce 1993 : 316). “Si l’on pouvait montrer directement l’existence d’une entité telle que l’esprit d’une époque ou d’un peuple, et que la simple intelligence individuelle n’expliquerait pas tous ces phénomènes, cela constituerait une preuve suffisante […] du synéchisme” (Peirce 1993 : 305).

Peirce donne un exemple permettant de bien comprendre que l’individualité des idées et des actes n’en exclut pas la généralité : autrement dit, que le fil qui relie les perles du collier est là et nous ne le percevons que lorsqu’il est rompu :

Le synéchisme refuse d’admettre qu’il y ait d’incommensurables différences entre les phénomènes : et de la même façon, il n’y a pas de différence incommensurable entre la veille et le sommeil […] à la suite d’une fièvre, [poursuit Peirce], un de mes amis a complètement perdu l’ouïe. Il était profondément épris de musique avant ce malheur; et, ce qui est étrange à dire, même après, il aimait s’asseoir près du piano lorsqu’un bon pianiste jouait. ’Mais alors, lui ai-je dit, tu peux entendre la musique un peu’. ‘Absolument rien’, répliqua-t-il; ‘Je peux sentir la musique par tout mon corps’. ‘Pourquoi, m’exclamai-je, comment est-il possible qu’un nouveau sens se développe en quelques mois!’ ‘Ce n’est pas un nouveau sens’, répondit-il. ‘Maintenant que mon ouïe est disparue, je peux reconnaître que j’ai toujours possédé ce mode de conscience, que j’ai d’abord, avec d’autres personnes, confondu avec l’ouïe’.

1998 : 3